CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Plaidoyer pour une approche stratégique de la donnée

1 La production de données, par des machines omniprésentes, est progressivement devenue, plus qu’un phénomène de mode, un enjeu majeur qui modifie les modèles d’organisation antérieurs. Les conséquences politiques, économiques ou sociales ne sont pas toujours immédiates, ni même comprises, mais le rythme actuel de croissance dans le domaine des données de masse (big data) ne nous permet plus de le considérer comme marginal. Le terme « big data » désigne classiquement des volumes de données très importants générés ou agrégés par les systèmes d’information et qui dépassent les capacités de traitement des systèmes courants. Une étude d’IBM estime ainsi qu’en 2014, 2,5 trillions d’octets de données ont été générés dans le monde, 90 % des données existantes aujourd’hui ont ainsi été créées durant les deux dernières années… L’enjeu des « big data » est donc à la fois lié au volume, mais également à la vitesse de création de nouvelles données et donc à terme, aux besoins associés à leur stockage.

2 Ainsi, les données de masse sont déjà au cœur de notre système de défense, à l’image des autres administrations, de l’industrie et de l’économie, les Armées génèrent des données sans toujours les exploiter de façon optimale. Dans ce contexte, dont on peut prévoir qu’il ne va cesser de croître avec l’arrivée des objets connectés (y compris dans les systèmes d’armes), on peut s’interroger sur la nécessité, pour la défense, de développer une véritable stratégie dans le domaine des données de masse tout en ébauchant les limites de celle-ci dans le cadre tout à fait spécifique de l’engagement militaire.

3 Initialement perçues comme un phénomène marginal, ces questions sont aujourd’hui au cœur du développement de nouveaux modèles économiques. Le machine learning[1], et autre cloud computing[2], bouleversent les métiers et font émerger de nouvelles spécialités, tant dans la recherche fondamentale qu’appliquée. Le data scientist n’est plus un statisticien, il donne du sens et de la valeur à la donnée et a un impact sur la prise de décision. Les Armées peuvent-elles alors tirer profit des technologies émergentes du big data pour améliorer leur fonctionnement tant dans la gestion du quotidien que dans l’aide à la décision ?

Les données de masse, déjà au cœur de notre outil de défense

4 Pour mesurer l’impact des technologies de l’information et de la communication dans le fonctionnement des Armées, il suffit de constater l’évolution des pratiques dans notre quotidien de citoyen comme de soldat. En moins d’une génération, la défense est passée « du papier au clavier », voire à l’écran tactile et pas un seul segment de l’activité militaire n’échappe à la numérisation.

5 Des systèmes de géolocalisation en passant par la logistique et la gestion du trafic aérien ou maritime, les Armées génèrent et utilisent une importante quantité de données. Le combattant individuel n’échappe pas à cette tendance, puisqu’il est aujourd’hui considéré comme un « système d’arme », et Félin (Fantassin à équipements et liaisons intégrés), permet la collecte de données à agréger. Pour autant, le ratio entre données créées et utilisées demeure faible. Les données sont là, mais elles restent bien souvent sous-exploitées en l’absence d’une stratégie de traitement et d’outils associés. À l’image des entreprises, les Armées n’ont pas encore totalement intégré les gains potentiels, ni les risques que celles-ci représentent. Car les changements actuels ne se résument pas à une simple augmentation de volume d’informations à traiter, c’est un changement de nature que l’on observe. C’est de l’étude de ce dernier point que pourront naître des approches novatrices pour le milieu de la défense qui, à terme, permettront de dépasser les triviales approches statistiques.

6 Ces évolutions rapides imposent le développement d’outils et de techniques adaptées à la fois pour le stockage et l’exploitation des « gisements de données ». Les technologies de traitement liées aux big data commencent à voir le jour dans le monde de l’entreprise ou du renseignement, mais en la matière le problème est moins technique que conceptuel. Pour l’évolution de notre outil de défense, l’équation ne se résout pas à l’adaptation d’une technologie, mais bien plus à une capacité renouvelée à interroger les données déjà générées.

7 Pour les applications commerciales du big data, les entreprises ont conscience de cette évolution, mais les questions posées demeurent encore trop souvent marquées par des approches liées aux domaines de compétences ou au métier (on interroge le chiffre d’affaires par équipe, le taux de progression de tel ou tel produit, etc.). Or, la valeur ajoutée des données repose sur leur croisement intelligent afin de produire un effet ou de faciliter une prise de décision.

Du big data pourquoi ? Vers une stratégie de la donnée

8 À l’image de l’industrie ou des administrations, les Armées peuvent s’interroger sur la nature des données qu’elles génèrent et leur exploitation potentielle dans un cadre opérationnel ou non. Par ailleurs, l’action militaire « consomme » également de la donnée. L’action de renseignement, en premier lieu, cherche à recueillir et analyser les informations les plus pertinentes pour caractériser un environnement opérationnel. La chaîne de commandement doit également être alimentée par un ensemble complexe de données exogènes (en provenance de l’échelon politique, par exemple, mais également issues de l’ensemble des parties prenantes au conflit). À la fois productrices et consommatrices de données, les Armées ont donc un double effort conceptuel à réaliser afin d’élaborer une véritable stratégie dans ce domaine, qui seule peut garantir l’obtention de bénéfices substantiels.

9 Engagée par le concept de numérisation de l’espace de bataille (NEB), la réflexion s’est cristallisée, un temps, sur la nécessité de mieux gérer l’information à caractère opérationnel pour accélérer le tempo du cycle décisionnel. Cette vision repose sur l’idée que la victoire appartient au plus rapide des deux belligérants, celui dont la boucle OODA (Orient, Observe, Decide, Act) est la plus courte. Pour autant, si les effets tactiques de cette approche semblent indéniables, elle ne considère pas l’ensemble des potentialités offertes par les données de masse, actuelles et futures, et masque le changement de nature que nous observons.

10 Il ne s’agit plus ici de traiter du « management de l’information », qui regroupe la gestion des flux, la curation [3], le traitement et la présentation synthétique, mais bien plus de s’interroger sur l’ensemble des données potentiellement disponibles au sein de nos systèmes, dans notre environnement et de leur valorisation. En définitive, la victoire ne s’obtiendra peut-être pas exclusivement par une accélération du cycle décisionnel, mais plutôt par une meilleure interprétation des données générées. Décider moins vite peut-être, mais décider mieux.

11 En outre, ce n’est pas le seul champ de la décision (C2) et de la conduite des opérations qui peut être impacté par le big data, de nombreuses applications concrètes peuvent voir le jour dans les domaines plus larges tels que le recrutement, la formation, l’entraînement, la simulation, la logistique ou le renseignement. L’arrivée prévisible de ce que l’on qualifie « d’Internet des objets », IoT (Internet of Things) doit être anticipée pour améliorer certains segments de l’activité des Armées. Selon Rand Hindi [4], les objets connectés représentent le hardware qui permet la collecte de données sur l’environnement des individus ou des objets ainsi que sur leurs interactions.

12 Dans le domaine médical, l’apparition de ce phénomène a des implications immédiates qui permettent des prédiagnostics automatisés. Un chef de section par exemple pourrait avoir une vision exhaustive de l’état de forme de ses hommes, détecter les individus dont les performances diminuent et donc réaffecter les missions au sein de l’unité en tenant compte de paramètres objectifs. L’amélioration de la performance individuelle et collective fait naturellement partie des objectifs d’un commandeur, l’utilisation contrôlée de nouvelles données pourrait alors y contribuer. En outre, l’analyse permettrait également de former des unités élémentaires plus homogènes en termes de capacités physiques, d’aptitudes au tir, d’endurance à l’effort, etc. L’armée américaine a d’ailleurs développé un programme d’évaluation du risque de blessures chez les soldats afin de limiter le coût des consultations et des traitements dans les unités.

13 Sur le plan opérationnel, le big data peut faire émerger une nouvelle vision des engagements, beaucoup moins statistique et plus orientée vers la compréhension des phénomènes et des acteurs (adversaires, parties en conflit, environnement opérationnel). Ainsi, le choix d’un lieu de stationnement pour une unité, au-delà de son intérêt tactique, pourrait également se nourrir d’une telle approche en croisant et interrogeant des bases jusqu’alors segmentées (le taux d’indisponibilité de certains matériels en fonctions des données météorologiques, les périodes optimales pour certaines activités, etc.).

14 Le croisement de données de masse présente un intérêt majeur qui est de faire émerger de nouvelles informations (ou renseignements) sur un adversaire, son comportement prévisible, ses faiblesses. Cet aspect est sans doute l’élément moteur de la réflexion sur l’utilisation des données de masse dans un contexte militaire. Les engagements étant de plus en plus intégrés, la nécessité de disposer, au plus bas échelon tactique, d’informations contextualisées devient impérieuse. Au-delà des aspects techniques, liés à l’intégration et au traitement d’informations de natures très différentes (images satellites, données biométriques, cartographie augmentée, logistique, etc.), des choix devront être faits. Faut-il garantir l’accès à des données brutes au plus grand nombre et donc favoriser un traitement local par des équipes dédiées au niveau tactique ? Faut-il, a contrario, privilégier la diffusion vers les unités tactiques de produits déjà élaborés répondant à leurs besoins ?

15 Le défi est ici bien moins technique qu’humain et repose sur la pertinence des choix qui seront effectués.

Les limites d’une approche big data

16 En dépit des opportunités qu’elle présente, l’apport du big data dans le contexte de l’engagement militaire ne doit pas être surévalué. Il ne s’agit pas de succomber à un énième effet de mode, mais de prendre conscience de la quantité de données déjà générées (et sous-employées) ainsi que de l’arrivée prévisible de nouveaux usages et de nouvelles technologies liées aux objets connectés. Ces dernières ne répondent pas nécessairement à des besoins militaires, mais leur immixtion profonde dans la société en fait un paramètre essentiel de l’environnement des Armées.

17 La première étape consiste donc à porter un autre regard sur la donnée avant de mettre en place des solutions techniques. Pour autant, plusieurs limites vont rapidement apparaître dans un usage militaire. La première étant liée au nombre de capteurs, à leur autonomie énergétique et aux systèmes d’information nécessaires au traitement d’un flux continu. La donnée ne naît pas spontanément, elle doit être collectée sur un individu, sur un équipement, dans l’environnement ou générée par un processus. La nature des capteurs utiles (c’est-à-dire ceux qui généreront des données dont le croisement aura un effet opérationnel) doit alors être étudiée finement. Dans le contexte actuel, s’il est hors de propos d’envisager d’alourdir le combattant individuel, il n’en est pas de même pour les systèmes d’armes et les plate-formes (aéronefs, bâtiments de la Marine, etc.) qui peuvent accepter la mise en place de nouveaux capteurs à moindre coût. Cet aspect souligne d’emblée les limites de l’approche big data, car cette dernière n’aura probablement pas le même impact sur les différentes fonctions opérationnelles.

18 Mais au-delà des aspects matériels, c’est en matière de sécurité que les défis semblent les plus explicites. Il est courant de considérer les propriétés de confidentialité, d’intégrité et de disponibilité des données. Or, ces aspects vont générer de nouvelles contraintes, car une partie de l’exploitation repose justement sur le croisement de bases qui n’ont pas vocation à l’être. Par ailleurs, en raison de la sensibilité des informations manipulées, l’utilisation de ressources mutualisées et non maîtrisées pour le calcul, ou le stockage, semble inenvisageable. Ainsi, l’analyse big data ne pourra reposer sur du cloud computing ni sur un réseau de transmission et de stockage distant non maîtrisé.

Conclusion

19 À l’image des autres segments d’activité, les Armées doivent investir le champ du big data, non pour succomber à un effet de mode, mais bien pour en évaluer les potentialités. Valoriser les données déjà collectées et développer une stratégie d’interrogation renouvelée sont des étapes essentielles afin de ne pas subir ce qui pourrait bien être une nouvelle révolution des techniques de l’information. Pour autant, de nombreuses fragilités apparaissent lorsqu’il s’agit d’intégrer cette réflexion dans le champ spécifique de l’engagement militaire. La collecte et l’exploitation des données de masse reposent sur de nombreuses interconnexions, et des capacités de traitement mutualisées. Cet aspect, qui par nature fragilise la sécurité d’ensemble d’une organisation, semble être le facteur le plus contraignant de la réflexion. Les gains potentiels devraient toutefois aisément pouvoir voir le jour en matière d’optimisation des ressources comme en termes de compréhension des environnements opérationnels et de processus décisionnel.

Notes

  • [1]
    L’expression peut être traduite par apprentissage automatique et désigne un domaine d’étude qui vise à développer l’intelligence artificielle afin de dépasser les limites de fonctionnement des machines actuelles.
  • [2]
    Le cloud computing ou infonuagique, désigne l’utilisation de ressources informatiques mutualisées. C’est selon la définition officielle, un mode de traitement des données d’un client, dont l’exploitation s’effectue par l’Internet, sous la forme de services fournis par un prestataire.
  • [3]
    Anglicisme utilisé pour décrire les activités et les logiciels qui visent à mieux appréhender les phénomènes d’infobésité. La curation consiste à présenter sous forme pertinente des contenus issus de différentes sources.
  • [4]
    Rand Hindi est docteur en bio-informatique et lauréat 2013 du prix dataconnexions organisé par Etalab.
Français

Le big data devient aujourd’hui incontournable, y compris dans le domaine de la défense. Les données et leur gestion constituent un nouveau champ d’activités permettant d’accroître et d’améliorer le fonctionnement des armées, ainsi que pour la conduite des opérations.

English

“Big Data”: An Advantage for the Armed Forces?

Today, Big Data has become unavoidable, including in the domain of the defense. Data and its management comprises a new field of activity allowing an increase and improvement of the functioning of the armed forces, as well as for the direction of operations.

Bertrand Boyer
Officier supérieur de l’Armée de terre, breveté de l’École de Guerre et de Télécom-Paristech, auteur de Cybertactique, l’Art de la guerre numérique (Nuvis, 2014), prix du livre 2014 du Forum international de la cybersécurité.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.784.0027
Pour citer cet article
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