CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 On représente souvent la mer comme le dernier espace vierge de la planète, un espace de rêves et d’espérances inavouées à préserver absolument quitte à l’enfermer dans des interdits divers. La difficulté est que le milieu est à la fois mal connu et très différent du milieu terrestre, ce qui implique d’aborder la question fondamentale du développement durable en mer avec une logique beaucoup plus globale. Espérons que la conférence de Paris COP21 sera une occasion de consacrer l’importance fondamentale des océans pour l’avenir de notre planète.

Mer et mondialisation  [1]

2 Les scientifiques se penchent sur la genèse du monde, pour comprendre son évolution. Si la matière inanimée trouve une explication possible avec le Big Bang, la mer s’impose comme le milieu originel de la vie. L’histoire humaine commence donc dans l’océan et sa connaissance conditionne ainsi largement notre futur. Mais nous connaissons à peine 10 % des espèces vivantes si l’on en croit les plus optimistes et seulement quelques pour cent de la surface des fonds marins. C’est dire s’il est urgent de lancer de vastes campagnes d’exploration marine ; un défi historique qui pourrait faire écho à l’épopée des grandes découvertes.

3 Sous bien des aspects la mer est en effet au cœur de la mondialisation et ce sera à l’avenir tous les jours un peu plus vrai. Compte tenu des prévisions démographiques, de l’augmentation du niveau de vie et de l’épuisement des ressources terrestres, la mer se présente en effet comme la seule voie possible pour répondre aux besoins grandissants de la population humaine.

4 Un tiers seulement de la surface de la planète est soumis à la loi des États. La majorité est placée sous le régime juridique de la haute mer (Res nullius). L’exploitation croissante de ressources maritimes encore bien mal connues risque cependant d’accentuer une tendance fâcheuse qui tend à reporter en mer le concept de frontière terrestre. C’est ainsi que la délimitation des zones économiques exclusives (ZEE) a commencé à marquer la territorialisation des mers, avec tout ce que cela comporte de sources de conflits.

5 Mode de gestion actuel des activités humaines, on peut se demander si le principe de segmentation de l’espace est bien adapté aux espaces communs hétérogènes, fluides, continus et probabilistes ? Aucune bactérie, aucun poisson, aucun courant, aucun vent ne s’arrête à la frontière entre deux ZEE. Il faudra probablement trouver le moyen de passer d’une gestion sectorielle à une gestion intégrée globale qui puisse prendre en compte la diversité et les interactions. Le véritable enjeu est en réalité de trouver le moyen de partager ce bien commun entre usagers et non pas de le distribuer a priori entre hypothétiques propriétaires. Pour gérer de façon responsable ces espaces Res communes, il faudra inventer de nouveaux modes de cogestion, défi majeur pour la communauté internationale.

Le monde maritime à l’avant-garde du progrès technologique

6 Le milieu marin a toujours été considéré comme difficile et chaque avancée significative dans la conquête des océans a nécessité une maîtrise des sciences et techniques les plus sophistiquées. La science de la navigation en particulier se trouve en quelque sorte à la conjugaison de plusieurs disciplines qui ont largement suscité les progrès scientifiques et techniques les plus significatifs de leur temps. Les développements récents autour du GPS et de Galileo renforcent encore son importance capitale dans la plupart des activités humaines.

7 Qu’il s’agisse de navigation, de construction navale, de plates-formes offshore, de recherche sismique ou océanographique, de météorologie marine, de navigation, de surveillance et de recherche scientifique par satellites, de géologie des grands fonds, d’acoustique sous-marine, de biologie et de biotechnologie marine, d’exploitations minières sous-marines, de fibres optiques sous-marines ou encore d’énergies marines renouvelables, on ne peut espérer progresser dans aucun de ces domaines sans maîtriser les techniques les plus pointues et les plus innovantes. Il y a une corrélation étroite entre la capacité d’innovation et la maîtrise des océans dont la complexité et la richesse sont un défi permanent pour l’homme.

Des activités humaines mieux maîtrisées en mer

8 De nombreux observateurs ou acteurs craignent que le développement des activités en mer ne génère de nouvelles pollutions car chacun a en mémoire les plus spectaculaires d’entre elles. Mais entre une vision idéalisée et la réalité objective, il y a parfois un vaste fossé d’ignorances à combler.

9 En premier lieu, il faut avoir conscience que l’essentiel de la pollution constatée en mer vient en réalité de la terre. Les océans sont bien à tort considérés comme la plus grande station d’épuration de la planète. Il suffit d’évoquer les énormes gyres de matières plastiques plus ou moins pulvérisées qui tourbillonnent lentement dans tous les océans. Par conséquent, le souci légitime de préservation du milieu marin ne doit pas conduire à limiter strictement voire interdire a priori toute activité en mer, mais surtout à prendre des mesures vigoureuses pour limiter les rejets de produits pollués de la terre vers la mer.

10 Deuxième facteur essentiel : beaucoup d’activités exercées en mer sont en réalité moins nocives qu’à terre. Citons tout d’abord le transport maritime. Exprimée en tonnes de CO2 produit par tonne transportée et par kilomètre, l’empreinte carbone d’un navire de charge est de l’ordre de 500 fois inférieure à celle d’un avion et encore 100 fois moindre que celle d’un camion. Le transport maritime est le moyen le moins polluant et sa performance en la matière ne cesse de progresser.

11 Un autre exemple est celui de la production des protéines nécessaires à la nourriture humaine : un seul kilo de bœuf nécessite 2 600 litres d’eau douce alors qu’un kilo de protéines issues de la mer ne coûte tout simplement rien en termes d’eau douce. Produire des protéines à partir de la mer apporte donc une solution directe aux problèmes récurrents de la nourriture et de l’eau douce, notamment dans les pays les plus pauvres.

12 S’agissant des normes liées à l’activité humaine en mer, elles sont en réalité beaucoup plus contraignantes qu’à terre. Les navires sont en effet conçus pour répondre à la règle du zéro rejet, et font l’objet de contrôles externes réguliers. C’est loin d’être le cas général à terre, où les installations industrielles répondent simplement à des règlements locaux, souvent sans contrôle externe. En outre, lorsque les intempéries sont là (crues, orages, gel ou submersion) aucune installation de protection ou d’épuration à terre ne fonctionne plus correctement, laissant alors la pollution aboutir en mer.

13 Les perspectives de développement à partir de la biomasse marine sont considérables. Médicaments, plastiques, engrais, matériaux divers sont aujourd’hui encore largement tirés des combinaisons artificielles de la chimie. Demain, ils seront produits à partir de la biomasse marine naturelle et, à ce titre, directement compatibles avec toute forme de vie  [2]. Du point de vue du développement durable, ce sera un énorme progrès et une grande économie par rapport aux pratiques actuelles.

14 S’agissant enfin des futures exploitations minières sous-marines, il faut prendre en considération le bien-fondé de cette orientation inéluctable à terme, qui tient essentiellement à l’épuisement des réserves à terre : faut-il en effet continuer à exploiter des gisements à très faible teneur sur le continent, au prix d’énormes bouleversements dus à la quantité de matière à traiter ? Ou choisir d’exploiter à terme des minerais sous-marins à très forte teneur, réduisant la quantité de matière à traiter par un facteur de l’ordre de 100 ? Considérons en outre que le transport par mer est beaucoup plus écologique ; et enfin que les dorsales sous-marines actives où se trouvent ces minerais se régénèrent beaucoup plus rapidement que la surface morte de la terre émergée.

15 En troisième lieu, si l’on veut bien prendre un sage recul par rapport aux dramatiques accidents de pollution marine, on observera qu’à moyen terme ils n’ont pas eu l’effet irrémédiablement destructeur que l’on redoutait. La mer a fini par laver ses plaies et son immense pouvoir régénérateur a largement restauré, voire développé, la vie là où on la croyait définitivement perdue.

16 Au risque de choquer certaines sensibilités parfois insuffisamment informées, il apparaît donc souvent plus raisonnable de choisir d’exercer une activité en mer plutôt qu’à terre, dans la mesure où ces activités et leurs éventuelles conséquences en termes de pollution sont mieux maîtrisées. Ainsi, ceux qui veulent à juste titre préserver l’environnement marin devraient-ils paradoxalement prêcher dans certains cas le développement d’activités mieux contrôlées en mer, plutôt que de laisser les installations terrestres polluer gravement in fine la mer.

17 S’agissant de réchauffement climatique enfin, il faut rappeler qu’à la fin des dernières glaciations le niveau moyen des océans était monté de 120 mètres, sans aucune corrélation avec l’activité humaine bien entendu. Cela étant, depuis cette époque, les écarts de température les plus marqués par rapport à la moyenne ont presque toujours engendré des mouvements importants de populations fuyant les zones devenues inhabitables ou au contraire profitant de nouvelles opportunités ouvertes sur des espaces dégelés.

18 Nous anticipons aujourd’hui une élévation régulière du niveau des mers. Le préavis qui nous est donné devrait nous permettre de prendre concrètement les mesures nécessaires. Quelque part, ce qui va être perdu en termes de surfaces émergées devra être compensé par une utilisation plus intelligente du milieu maritime en général. Cela pourrait être en particulier l’occasion de développer des cultures novatrices en milieu salé sur de nouveaux espaces plus ou moins immergés, en lien avec les algues dont on sait tout le potentiel qu’elles recèlent.

Défendre la planète bleue  [3]

19 La puissance maritime reste au cœur de ces débats, présents et à venir. Sans moyens de surveillance et de contrôle des espaces maritimes, sans bâtiments de guerre et navires de surveillance de l’État, pas de liberté de circulation, pas d’exploitation contrôlée et responsable des ressources de la mer, pas d’activité de loisirs ou de recherche scientifique. L’exemple de la piraterie, endémique, montre bien les limites du concept de Res nullius lorsque les moyens de contrôle sont réduits. Mais les océans sont immenses et on ne peut imaginer contrôler de tels espaces uniquement à distance. Les radars et les caméras de surveillance n’ont jamais rendu inutiles les gendarmes et les policiers.

20 Les pays émergents ont tous bien compris l’importance d’une marine puissante pour défendre leurs intérêts. À l’heure où les Européens réduisent la toile, ces pays engagent d’importants programmes d’extension ou de renouvellement de leurs moyens maritimes. Conscients des ressources que recèle l’océan qui borde leurs rivages, certains pratiquent des stratégies d’intimidation voire de déni d’accès afin de se tailler la part du lion dans la répartition de richesses dont la propriété est encore incertaine.

La clé d’un futur inexorable

21 Que l’on se place du point de vue géopolitique, géoéconomique, scientifique, sociologique, stratégique ou écologique, l’enjeu maritime est considérable au niveau mondial. Comprendre la mer, c’est en quelque sorte comprendre un monde de plus en plus global et interconnecté, monde de flux et d’interdépendances, monde probabiliste, mouvant et reconfigurable. La mer est non seulement le nouvel espace de développement mais aussi la clé d’un futur commun. Du fait de leurs ressources incommensurables et largement inconnues, l’avenir du monde va largement se jouer sur les océans mais aussi sur le modèle maritime, élément-clé de l’intelligibilité de notre histoire et véritable fil directeur du futur.

22 L’Union européenne est la première puissance maritime mondiale ; ses nations détiennent encore les clés du monde maritime actuel. On se plaît à répéter que la France dispose de la deuxième zone maritime mondiale. Pour l’instant, cet espace de respiration paraît peu attractif économiquement ; on ne sait pas encore le caractériser ni a fortiori le valoriser. Demain, cependant, on se rendra compte de l’importance première de cet immense réservoir de ressources vierges, notamment dans le Pacifique Sud et l’océan Indien.

23 La France dispose par ailleurs dans le domaine maritime d’atouts très significatifs : une recherche scientifique parmi les plus pointues, des ingénieurs très prisés, des industriels aux premiers rangs mondiaux, des armateurs de taille internationale, une marine renommée, des sociétés de services maritimes de grande qualité ; mais aussi des diplomates, juristes et philosophes de la mer, qui font de la France un très grand pays maritime… qui s’ignore.

24 La mer peut nous offrir un nouvel horizon pour répondre à la fois à notre besoin de croissance et à notre volonté d’affirmer le destin singulier de la France et ses idéaux universels. Elle nous donne l’opportunité unique de préparer au mieux l’avenir de nos enfants tout en sortant de la crise actuelle par le haut, avec une vision novatrice, ouverte et dynamique que beaucoup appellent de leurs vœux.

Une vision plus globale

25 Après des siècles de découpage de plus en plus fin des réalités physiques, nous commençons à percevoir les limites de la dissection systématique pour prétendre expliquer le monde. S’agissant de la mer et de ce qu’elle contient, cette démarche trop analytique se révélerait néfaste si elle n’était pas guidée par une connaissance beaucoup plus globale de notre environnement.

26 La mer pourrait bien faire franchir à l’humanité une étape nouvelle avec l’apprentissage d’une gestion commune de ses immenses ressources. N’avons-nous pas besoin en l’occurrence de remettre en évidence des synthèses et des visions transverses chargées de sens historique et culturel, dans lesquelles les relations entre les hommes sont au cœur d’une vision partagée du monde ?

27 C’est sans doute dans cette direction qu’il faudrait chercher les principes d’une nouvelle gouvernance des océans. En tout état de cause, compte tenu notamment de ses énormes potentialités et des besoins à venir, la mer devrait faire l’objet d’une approche beaucoup plus globale si l’on ne veut pas reproduire les erreurs ou impasses dans lesquelles le développement « à terre » a pu conduire insidieusement nos civilisations dites « avancées ».

28 Le siècle qui s’ouvre est celui de l’océan, bien commun de l’humanité, avenir de notre planète bleue. Espérons que les États, au sein de l’ONU, trouveront les voies originales et pertinentes pour définir les principes de gestion et de préservation de ce patrimoine immense, dont l’exploration puis la maîtrise raisonnée sont les défis majeurs de notre temps.

Notes

  • [1]
    Emmanuel Desclèves : « La mer au cœur de la mondialisation », Esprit, juin 2013.
  • [2]
    Toute forme de vie vient à l’origine de la mer, ce qui explique cette compatibilité a priori.
  • [3]
    « Défendre la planète bleue », RDN n° 741, juin 2011.
Français

Les océans seront au cœur des enjeux du développement demain, tant leurs atouts sont nombreux, malgré des menaces réelles. La puissance maritime est donc un atout majeur y compris pour permettre une meilleure prise en compte des exigences environnementales.

English

Sea and durable development

The oceans will be at the heart of the development issues tomorrow. In spite of the real threats, their assets are numerous. The maritime power is therefore a major advantage that better consideration of the environmental needs.

Emmanuel Desclèves
Vice-amiral, conseiller Défense du Président de DCNS. Membre de l’Académie de marine et de l’Académie des Sciences d’Outre-mer.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.783.0045
Pour citer cet article
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