CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Dans quelques semaines, les chefs d’État et de gouvernements se retrouveront à Paris pour la grande conférence environnementale et devront y prendre les engagements contraignants nécessaires à la limitation de l’élévation de la température globale à 2 °C. L’obtention d’un accord relève d’une importance historique car elle doit rendre possible l’adaptation et la résilience des populations aux changements climatiques.

2 Depuis les années 1960, les États du Sahel  [1] – dont la caractéristique première est d’avoir un climat chaud et sec ponctué, une fois par an, de précipitations violentes entre juin et septembre – ont connu des phénomènes climatiques extrêmes à répétition. L’enchaînement de catastrophes climatiques dans la seconde moitié du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle a eu pour effet d’accroître un phénomène mal connu par la communauté stratégique mais qui porte en germe des effets sécuritaires considérables : la désertification.

3 La désertification se définit schématiquement comme la dégradation des terres arables, donc cultivables, sous l’effet de phénomènes naturels ou anthropiques rendant celles-ci progressivement stériles. Engendrant un effondrement des modes de subsistance traditionnels, crises alimentaires, migrations, crises sociales, insécurité et instabilité politique, la désertification est l’un des maux les plus sous-estimés de l’espace sahélien. La compréhension des mécanismes de la désertification et la capacité de la communauté internationale à mettre en œuvre des réponses adaptées représentent un enjeu stratégique pour la France. De notre capacité de réponse dépendront la fréquence et l’intensité des crises politiques et militaires au Sahel dans les prochaines décennies.

Activités humaines et changement climatique

4 Historiquement, les principaux systèmes de production traditionnels au Sahel s’articulent autour de deux grands types de production : l’agriculture et le pastoralisme. L’agriculture, qui ne couvre qu’une portion réduite des territoires des États du Sahel, repose sur deux méthodes de subsistance : l’agriculture pluviale qui dépend de la pluviométrie annuelle et de la répartition spatio-temporelle de celle-ci et l’agriculture de décrue qui repose sur la périodicité des crues des cours d’eau. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), seulement 5 % des terres cultivables du Sahel font l’objet d’une irrigation permanente et donne, de fait, aux modes de productions traditionnels, dépendant des précipitations annuelles, une importance fondamentale dans l’alimentation des populations. À l’inverse, le pastoralisme, qui implique des migrations au gré des saisons, se pratique dans les zones semi-arides où l’agriculture est rendue impossible mais implique de vastes mouvements migratoires : les transhumances.

5 Les aires productives sont délimitées par le seuil de 350 mm/an de précipitations en dessous de laquelle l’agriculture est rendue impossible faute de ressources en eau suffisante. Toutefois, la limite pluviométrique n’est pas fixe et oscille historiquement entre 14 et 17 degrés de latitude Nord. Cette évolution de la pluviométrie a conduit à des confrontations souvent violentes entre les agriculteurs sédentarisés et les éleveurs nomades ou semi-nomades. Les migrations intra-annuelles, liées aux mouvements saisonniers des bétails engendrent des frictions intercommunautaires. En effet, les transhumances impliquant le mouvement de millions d’animaux et de dizaines de milliers d’éleveurs conduisent à l’immobilisation de milliers d’hectares de terres cultivables. Cette compétition pour l’accès aux points d’eau et aux terres entre agriculteurs et éleveurs, la pression démographique, l’absence d’un État central régulateur des conflits fonciers, laissant libre cours à l’apparition de groupes d’autodéfense communautaires, rendent les incidents sécuritaires réguliers.

6 Si les déficits pluviométriques sont régulièrement pointés du doigt comme motif aux tensions intercommunautaires, celles-ci résultent avant tout du stress exercé sur la sécurité alimentaire des populations ; or, la désertification est l’un des premiers vecteurs de l’insécurité alimentaire au Sahel. La pression démographique, l’accroissement considérable des superficies de terres mises en culture (selon des procédés rarement adaptés à la fragilité des sols), l’exploitation non raisonnée des ressources en eau et la déforestation ont eu pour effet de faire disparaître la biodiversité existante, d’accélérer l’érosion des sols liée au vent et à l’eau et d’accroître la vitesse du phénomène de désertification.

7 Afin de répondre à la problématique née de la hausse rapide des besoins alimentaires et de la réduction des rendements agricoles, chaque année de nouvelles terres sont mises en culture, renforçant les phénomènes de déforestation et de destruction de la biodiversité. Toutefois, la surexploitation agricole et le surpâturage sont de puissants accélérateurs de la dégradation des sols. Aujourd’hui, plus de 30 % des terres cultivables sont l’objet d’une dégradation avancée ; selon la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (CNULCD), à court terme, les États du Sahel pourraient voir leurs rendements agricoles s’effondrer de près de 30 %, notamment au Mali, du fait de la dégradation très avancée des sols. La baisse de la fertilité des sols est la première étape d’un cycle bien connu et générateur de crises : productions alimentaires insuffisantes, insécurités alimentaires et concurrence pour l’accès aux ressources, tensions, migrations.

8 Aux effets dits anthropiques sur la dégradation des sols et la désertification s’ajoutent les effets du changement climatique. Si les recherches scientifiques attestent toutes d’un réchauffement de 3 à 4 °C dans les régions sahéliennes à la fin du siècle, les nombreux modèles prédictifs concernant l’évolution de la pluviométrie restent largement perfectibles et sont incapables d’établir des prévisions fiables à moyen et long termes.

9 Le climat des États du Sahel se caractérise par une extrême variabilité du volume et de la répartition spatio-temporelle des précipitations. Il est avéré qu’une hausse de la température de la surface des océans générerait des précipitations plus abondantes lors de la mousson sur les côtes du golfe de Guinée, les États du Sahel ne bénéficiant que marginalement de ces pluies importantes et localisées. Dans un sinistre cumul de facteurs, de fortes pluies sur des sols dégradés et incapables d’absorber l’eau ont engendré des catastrophes environnementales et humaines à l’image des inondations de Niamey et de N’Djamena.

10 Dans une région du monde déjà très sensible aux variations climatiques et qui a déjà vu les températures locales croître de 2 °C depuis quarante ans, la multiplication des phénomènes climatologiques extrêmes devrait encore s’intensifier. De ce fait, les mouvements migratoires internes, intra-africain et internationaux, s’accéléreront considérablement. Si rien n’est fait, les tensions interethniques et intercommunautaires engendrées par les mouvements migratoires pourraient rapidement se multiplier en Afrique de l’Ouest au risque de dépasser largement les capacités d’action des États de la région.

Migrations, urbanisation, crises socio-économiques et menaces sécuritaires

11 Pourtant, l’Afrique de l’Ouest s’est caractérisée, depuis les temps préhistoriques, par des migrations de grande ampleur alliant des migrations cycliques en lien avec les moyens de subsistances (mouvement des cheptels, travail saisonnier, etc.) et des migrations permanentes résultant de la recherche de nouvelles opportunités économiques ou d’un nouvel environnement plus propice à l’installation. Toutefois, la désertification et le changement climatique ont un effet sensible sur les dynamiques migratoires des populations exposées : la propension à émigrer d’une population rurale sera plus forte si sa dépendance à la pluviométrie ou à la production agricole est trop forte et si les ressources alternatives à l’agriculture sont rares. Le choix d’émigrer est donc le résultat d’une conjonction de facteurs climatiques, économiques et humains qui explique pourquoi certaines zones bien qu’arides ne sont pas totalement dépeuplées. Toutefois, les Nations unies ont établi que près de 100 % des migrants économiques et des réfugiés climatiques entrant en Europe proviennent de zones arides et touchées par la désertification. Selon Monique Barbut, la secrétaire exécutive de la CNULCD, à l’horizon 2020, si le phénomène de désertification en Afrique subsaharienne n’est pas enrayé, près de 60 millions de réfugiés climatiques prendront la route de l’Afrique du Nord et de l’Europe.

12 Les migrations des populations du Sahel sont, dans leur très grande majorité, orientées Nord-Sud : des zones arides et peu développées vers les zones plus humides et plus développées. Cela s’illustre par des mouvements migratoires intra-sahéliens et intra-africains vers la Côte d’Ivoire, le Sénégal, la Mauritanie, le Nigeria, le Ghana ou le Togo et vers les capitales telles que Dakar, Abuja ou Abidjan au gré de la prospérité économique et de la stabilité des États. Seule exception à la règle, les migrations vers la Libye. Au début des années 1980, le régime libyen oriente ses investissements vers les pays du Sahel et ouvre son marché du travail aux ressortissants des États d’Afrique de l’Ouest engendrant un afflux de main-d’œuvre peu qualifié très important. La politique africaine de la Libye a ainsi eu pour effet de revitaliser l’intérêt des populations subsahariennes pour les pistes transsahariennes.

13 Sous l’effet cumulé de la croissance démographique et de l’exode rural, l’ensemble des aires urbaines sont en croissance accélérée. Attirant travailleurs saisonniers et migrants, les villes du Sahel et tout particulièrement les capitales connaissent un développement rapide et bien souvent anarchique. Le manque d’infrastructures et de services de base est au cœur de la problématique de l’urbanisation au Sahel. Le sous-investissement chronique n’a pas permis de faire face au rythme accéléré de l’urbanisation et de la démographie.

14 Selon la Banque mondiale, les habitants sous le seuil de pauvreté représenteraient environ le tiers de la population urbaine au Mali notamment à cause des difficultés d’accès à l’alimentation, à l’eau et aux services de base (santé, éducation, assainissement) qui sont très insuffisants. À ces difficultés d’aménagement s’ajoutent des problématiques d’intégration dans des villes multiethniques, où les réseaux de solidarité traditionnelle ont disparu, et souvent travaillées par des conflits sociopolitiques récents. Toutefois, malgré les contraintes évoquées, l’exode rural constitue souvent une solution de moindre mal dans les zones dont les terres sont dégradées ou exposées à des déficits pluviométriques et où les ressources agricoles et pastorales ont disparu.

15 La problématique de la désertification et le changement climatique sont des moteurs de l’urbanisation dont l’impact sécuritaire à moyen terme est indéterminé. Densité urbaine, chômage, précarité (ou pauvreté), concurrence pour l’accès à l’eau et à l’alimentation, accroissement démographique rapide, scolarisation très insuffisante constituent les éléments d’une bombe à retardement politique et sécuritaire pour l’ensemble des pays du Sahel et pour les pays du golfe de Guinée qui accueillent déjà de manière permanente des millions de migrants économiques et de réfugiés climatiques.

16 En stimulant l’exode rural vers des aires urbaines ne pouvant pas faire face à l’afflux de populations, le phénomène de désertification facilite indirectement la diffusion du discours religieux fondamentaliste. À ce titre, l’analyse des racines de la conflictualité au Nigeria est porteuse d’enseignements. Dans une région du Sahel touchée de longue date par les effets de la désertification, où la population urbaine est nombreuse, où le taux de scolarisation est faible et où l’islam radical est implanté de manière séculaire, le groupe jihadiste Boko Haram recrute facilement, sans distinction ethnique, parmi une population très jeune et souvent sans éducation et lui permet de conduire des opérations terroristes de très haute létalité.

17 * * *

18 La lutte contre le changement climatique et plus spécifiquement contre la désertification est une guerre silencieuse, une guerre mondiale qui nécessite dès aujourd’hui l’attention des ministères régaliens, car de la bonne gestion de cette problématique pourrait dépendre l’émergence de problèmes politico-sécuritaires sans commune mesure avec ceux que nous connaissons aujourd’hui. De ce fait, la France ne peut pas se permettre de baisser la garde.

19 Conscient de l’enjeu que revêt la sauvegarde des sols dans la zone sahélo-saharienne, la France porte des projets ambitieux en matière de lutte contre la désertification. L’initiative dite des « Quatre pour mille » est exemplaire car elle vise à augmenter les stocks mondiaux de matière organique des sols. Ce projet laisse espérer une meilleure résilience des sols permettant de stopper la désertification, de renforcer la sécurité alimentaire en rendant des terres dégradées à nouveau exploitables et de faire des pays du Sahel des acteurs de la séquestration des gaz à effet de serre, principaux responsables du réchauffement climatique.

20 En 2015, 40 % des terres émergées sont menacées de dégradation ; sans une action résolue dès aujourd’hui, notre planète ne sera pas en mesure de nourrir les 9 à 10 milliards d’êtres humains qui la peupleront demain en 2050. Une initiative forte contre la désertification est une nécessité si nous souhaitons que les grandes émeutes de la faim que nous avons connues dans près de quarante pays en 2008 appartiennent définitivement au passé. Œuvrer contre la désertification permettra d’éviter des conflits au Sahel et, au-delà, dans l’ensemble des régions du monde où la sécurité alimentaire pourrait être mise en danger et où un exode rural, massif, porte en germe des vecteurs de crises socio-économiques, de pauvreté, de migrations, de discriminations, de contestations politiques et de radicalisation politique ou religieuse.

21 En juillet, lors du Sommet des Consciences pour le climat, le président de la République synthétisait tout l’enjeu de la conférence environnementale : « Vivre dignement là où on est né, ne pas avoir à quitter son pays pour chercher une subsistance, c’est l’un des droits fondamentaux de l’être humain, mais c’est aussi la garantie d’un monde plus sûr ».

Notes

  • [1]
    Dans un souci de clarté, les pays considérés ici sont les États du G5 Sahel où la force Barkhane est déployée, le Sénégal en tant que point d’appui de nos forces au Sahel et la Gambie du fait de sa géographie enclavée.
Français

La désertification qui touche le Sahel depuis plusieurs décennies accroît les risques de déstabilisation de la région, notamment à cause des flux de population quittant les zones rurales vers les villes pour échapper à la misère. Lutter contre la désertification devient un impératif stratégique.

English

La desertification: a time bomb at the heart of Sahel

The desertification that affects Sahel since several decades raises the risks of destabilization of the region, notably because the population flows left the rural areas for cities to run away from the misery. The struggle against the desertification becomes a strategic imperative.

Jérôme Piodi
Expert associé Orion/Observatoire de la Défense de la Fondation Jean Jaurès.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.783.0028
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Comité d’études de Défense Nationale © Comité d’études de Défense Nationale. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...