CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Va-t-on vers des guerres de l’eau ou de la sécurité alimentaire ? Quelles seraient alors les réponses que des pays développés comme la France pourraient fournir ?

1 Il ne s’agit plus de savoir si nous allons vers des guerres de l’eau ou de la sécurité alimentaire. Ces dernières existent déjà. Il s’agit à présent de voir comment nous serons en mesure, dans un avenir proche, de répondre à l’intensification et à la diffusion de ces crises qui mettront des structures de gouvernance déjà faibles face à des défis insolubles.

2 Depuis le Proche-Orient et le Moyen-Orient en passant par l’Asie jusqu’à l’Afrique, notamment pour tous les pays qui bordent le Nil Bleu et le Nil Blanc, où des situations deviennent alarmantes, l’eau reste une source latente de conflits qu’il convient de prendre en compte avec sérieux et vigilance.

3 J’en veux pour preuve la montée des tensions entre l’Égypte et l’Éthiopie, suite à l’annonce de la construction du barrage éthiopien Grande Renaissance sur le Nil Bleu qui constitue un exemple récent des tensions qui existent aujourd’hui autour de l’eau. En outre, l’exemple de la dépendance syrienne et irakienne à l’eau turque reste, pour différents observateurs, un risque de réaction conflictuelle en chaîne. Si, en 1995, 400 millions de personnes vivaient dans des pays sous stress hydrique, 4 milliards connaîtront cette situation en 2025 et les pays riverains de l’Europe ne seront pas épargnés.

4 Il est donc aisé de comprendre que la disponibilité des ressources hydriques est un facteur de tension ancien. Les principaux facteurs de crises hydriques sont l’accroissement démographique, la dégradation de la qualité des eaux, l’augmentation de la demande, l’absence de capacité de gestion et le déficit de coopération interétatique. Si les seules tensions hydriques seront considérées comme insuffisantes pour mettre en faillite des États fragiles, la combinaison avec des problèmes de pauvreté, de dégradations environnementales et de mauvaise gouvernance contribuera à de fortes instabilités sociopolitiques aux conséquences graves.

5 En outre, du fait de la diminution des surfaces cultivables, de la durée des saisons fertiles et du rendement des terres, les risques de famine dans des zones déjà fragilisées ne feront qu’augmenter. En effet, les insuffisances des marchés agricoles sont d’ores et déjà l’objet de tensions. Les études prospectives annoncent l’impasse alimentaire à venir pour certaines zones qui cumulent des facteurs de tensions et des faiblesses de structures de gouvernement.

6 La conjonction de l’urbanisation, de l’accroissement démographique et de l’insécurité alimentaire met les gouvernants au défi de l’autosuffisance alimentaire. La FAO, dans son rapport sur l’état de la sécurité alimentaire en 2013, a rappelé que 842 millions de personnes souffrent de faim chronique. Les émeutes de la faim de 2008, dans certains pays, en constituent un exemple très actuel.

7 Ainsi, le Livre vert de la défense, publié le 14 février 2014, identifie le dérèglement climatique comme une source de tension de premier plan dans des zones déjà instables. Plus encore, au-delà du dérèglement climatique, les tensions énergétiques du fait de notre dépendance aux hydrocarbures, la course effrénée entre les États du fait de la raréfaction des ressources minérales et biologiques, l’accroissement démographique qui est, dès à présent, un catalyseur de tension ainsi que le trafic d’espèces protégées et la pêche illégale qui alimentent aujourd’hui directement le crime organisé et les organisations terroristes sont autant de vecteurs de menaces majeures pour notre sécurité.

8 La convergence de ces stress environnementaux, des tensions sociales et politiques, et de l’effondrement des structures étatiques implique, pour être contrés, une synergie accrue des politiques de défense et d’actions extérieures des États européens. En effet, avec le concept de Green Defense, le Livre vert de la défense conceptualise le lien entre dégradation socio-environnementale et conflits.

9 Face à ces crises d’un nouveau genre, les actions militaires classiques ne semblent plus suffire, et seule une approche préventive des conflits pourrait permettre de se prémunir des effets sur la stabilité et la sécurité internationale. Ainsi, six missions prioritaires se dessinent au niveau européen : la prévention des conflits, l’assistance des populations lors de catastrophe naturelle, la protection de la biodiversité, la sécurité collective à travers notamment le renforcement de l’ONU, la défense du territoire et la redéfinition des opérations extérieures afin de faire de l’Europe un pôle stabilisateur de son voisinage.

Peut-on encore gérer des flux migratoires liés aux changements climatiques ?

10 Il ne fait aucun doute, aujourd’hui, que les stress environnementaux et stratégiques constituent l’un des tout premiers facteurs de tension et de faillite des États. Les chiffres sont indiscutables : 4 milliards de personnes vivront dans un pays sous stress hydrique en 2025, 840 millions de personnes en situation de faim chronique et la population dans les pays pauvres devrait passer de 5,3 milliards à 7,8 milliards d’habitants, d’ici à 2050.

11 Les migrations environnementales et climatiques provoquées par la hausse du niveau des mers, la survenance de phénomènes climatiques extrêmes et la modification des climats poseront, en effet, la question de leur gestion. Force est de constater que nous allons faire face, dans les années à venir, à des flux migratoires de plus en plus importants du fait du dérèglement climatique. Il s’agit pour nous de savoir comment nous allons pouvoir les gérer dans la mesure où ces mouvements de populations seront inéluctables. L’ONU prévoit 250 millions de réfugiés climatiques d’ici à 2050.

12 C’est par une prévention adaptée, à grande échelle, que nous pourrons tenter d’anticiper les futurs problèmes et les phénomènes de migrations liés aux modifications environnementales et climatiques. En effet, seul le développement économique et social, et le respect de l’environnement peuvent, à long terme, limiter les conséquences sécuritaires de ses risques.

13 En outre, la reconnaissance, au sein des institutions internationales et européennes, du statut de « réfugiés climatiques » devient aujourd’hui une priorité. En effet, ce concept n’existe pas en droit international, et des milliers de personnes ne bénéficient d’aucune protection juridique.

14 Pour aller plus loin, le Livre vert de la défense recommande également la création d’un Haut conseil aux réfugiés climatiques auprès de l’Organisation des Nations unies. C’est pourquoi, la France, directement concernée par le phénomène de « réfugiés climatiques » du fait de sa position géographique, doit impulser une réflexion au sein des institutions internationales afin de promouvoir un statut juridique reconnu au niveau transnational.

Comment obliger les BRICS (en particulier Chine et Russie) à réduire leurs émissions de gaz et réduire la conflictualité actuelle comme en mer de Chine ?

15 Nous ne pourrons pas obliger les BRICS à réduire leurs émissions de gaz. Toutefois, notre rôle est de trouver des compromis intelligents. Nous devrons ainsi nous montrer ambitieux au cours des prochaines négociations internationales et notamment de la COP21. En effet, si nous ne pouvons pas les obliger, il est indispensable que nous défendions une position ferme et pragmatique afin de les convaincre et d’aboutir à un accord « gagnant-gagnant ».

16 Toutefois, je considère que le dérèglement climatique ne doit en aucun cas se réduire à une opposition Nord/Sud, pays développés/pays émergents. En effet, nous sommes tous concernés par les conséquences directes et indirectes du dérèglement climatique. Une chose est certaine, nous ne pourrons pas faire sans eux et inversement.

17 Mais force est de constater que le principal élément qui fera que les BRICS réduisent leurs émissions de gaz est leur situation intérieure. En effet, ils ne concevront une telle position qu’à partir du moment où le dérèglement climatique et les enjeux environnementaux plus largement deviendront un problème politique majeur au niveau national et un enjeu de stabilité pour le pays. En effet, à l’image des manifestations populaires du Brésil ou encore de la naissance d’une société civile de plus en plus revendicative sur les questions environnementales en Chine, les émergents sont en train de prendre conscience de l’acuité et de l’urgence de l’enjeu climatique.

18 Quant à la rivalité en mer de Chine autour des réserves d’hydrocarbures et des ressources halieutiques, nous devons encourager le dialogue. En effet, les risques environnementaux comme vecteurs de menaces relancent le postulat d’un monde de plus en plus interdépendant et dans lequel la sécurité collective et le droit international constituent une réponse déterminante au renforcement de la sécurité de toutes les nations. Nous devons impérativement éviter une diffusion et une multiplication de ces foyers de crise.

L’Europe doit-elle se doter d’unités militaires spécifiques à la protection de l’environnement ?

19 En qualité de parlementaire écologiste, je suis particulièrement attachée à l’Europe de la défense. En effet, selon moi, la Green Defense est une réelle chance pour le projet européen ! Toutefois, nous ne devons pas réduire la protection de l’environnement à une simple approche militaire.

20 L’Union européenne, de par la volonté éminemment pacifiste de sa construction, est un acteur bénéficiant d’une légitimité internationale lui permettant d’être mieux accepté pour la résolution des crises. À cela, l’Union européenne additionne la capacité de faire appel à une large palette de compétences s’échelonnant du conseil technico-institutionnel à l’intervention civilo-militaire, même si l’outil de défense européen reste encore à construire. Cette approche globale, qui traite simultanément aspect militaire, social et économique des conflits, apporte une qualité unique et reconnue, et donne un réel avantage à l’UE sur tout autre acteur étatique.

21 Si le développement d’unités militaires européennes dédiées à la protection militaire est une piste de réflexion intéressante, cette dernière doit impérativement s’intégrer dans une approche plus globale à la fois militaire et civile. Devant la multiplication des crises dans son voisinage proche et éloigné, et devant des budgets sous tension, l’échelon européen apparaît prioritaire. Il en va donc de notre responsabilité d’adapter le projet européen aux défis d’aujourd’hui parmi lesquels les risques environnementaux et climatiques.

22 En outre, il s’agit pour l’Union européenne en tant que « pourvoyeur de sécurité » de prévenir les risques sécuritaires liés à la dégradation de l’environnement. En ce sens, la composante préventive est primordiale. Dans ce domaine, l’UE dispose déjà d’outils à sa disposition. En effet, si elle a soutenu activement la conférence de l’ONU de Kobé pour la prévention des catastrophes, elle participe par ailleurs à la lutte contre les risques naturels.

23 Ainsi en 1996, le service d’aide humanitaire de l’UE a lancé un programme spécifique pour la préparation aux catastrophes nommé Dipecho, qui vient en aide à des pays pauvres, visant à réduire les conséquences liées aux risques naturels. Mettant notamment en place la formation, la sensibilisation, les systèmes d’alerte locaux, et des outils de planification et de prévision, il couvre actuellement sept régions exposées aux catastrophes naturelles et vulnérables : Caraïbes, Amérique centrale, Amérique du Sud, Asie centrale, Asie du Sud, Asie du Sud-Est et Afrique du Sud-Est, ainsi que l’océan Indien du Sud-Ouest.

24 Aussi, la Commission européenne a-t-elle lancé un processus de lutte contre les risques liés aux catastrophes naturelles dues aux changements climatiques. Cet outil demeure un processus de long terme pour la prévention des catastrophes et pour la réduction des risques dans l’Union européenne et dans les pays en développement.

25 De plus, en matière de protection de la biodiversité et suivant les recommandations du Livre bleu de la Commission européenne intitulé : Pour une stratégie maritime de 2009, il est impératif qu’une politique maritime intégrée relative à l’ensemble des zones maritimes de l’UE puisse voir le jour.

26 La stratégie pour la mer Baltique et la stratégie maritime européenne pour l’Atlantique visant la promotion de l’économie bleue et intégrant le souci de la protection, la sécurisation et la valorisation de l’environnement marin et côtier, en sont la concrétisation. Au-delà du périmètre européen, les États-membres doivent pouvoir apporter aux pays n’ayant par les mêmes capacités de protection de leur biodiversité une assistance et un soutien efficace contre le trafic de biodiversité.

27 Nous le voyons donc bien, des programmes européens existent déjà, toutefois il ne fait nul doute que ces derniers doivent être renforcés et développés. À la fois d’un point de vue stratégique, puisque sans une approche commune et concertée des principales menaces, rien ne pourra être entrepris. Mais également d’un point de vue capacitaire et opérationnel, dans la mesure où la mutualisation et la mise en œuvre de moyens militaires au niveau européen restent encore à ce jour insuffisantes.

28 Alors que le 14 octobre sera organisé à Paris un Sommet international des ministres de la Défense sur le dérèglement climatique et que nous sommes à quelques semaines de la COP21, nous devons nous montrer novateurs mais aussi pragmatiques face à un risque multidimensionnel et global afin d’assurer le devenir de notre humanité.

Français

Les enjeux climatiques appellent à une réponse s’inscrivant dans une approche préventive et dans une dimension européenne, dont la légitimité est réelle et avec de vraies capacités. Agir avec pragmatisme est aujourd’hui indispensable.

English

COP21 and defense

The climate issues call for a response takes part of a preventive approach and an European dimension, in which the legitimacy is genuine and has real capacities. It is indispensable today to react with pragmatism.

Leila Aïchi
Sénatrice de Paris, membre d’Europe Écologie Les Verts.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.783.0012
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