CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La transition réussie après la fin de la politique d’apartheid et l’accession de Nelson Mandela au pouvoir en mai 1994 ont suscité de grandes espérances dans la nation arc-en-ciel. Le pragmatisme créateur du nouveau gouvernement noir et de la minorité blanche a mis fin à une longue phase d’isolement de l’Afrique du Sud. Pourtant, deux décennies après cette révolution historique, la plupart des vœux émis par le premier Président noir sud-africain se sont brisés contre le mur de nouvelles réalités sociales et économiques qui ont plongé la République sud-africaine (RSA) dans une angoissante période de déconvenues et d’incertitudes.

L’arc-en-ciel n’est plus ce qu’il était

2 Le grand succès de Nelson Mandela, surnommé Madiba, est d’avoir donné le droit de vote, donc un formidable souffle de dignité, à la communauté noire. Son immense mérite tient à son refus de se livrer à une politique revancharde à l’encontre des Blancs après vingt-sept années passées en prison. Le sens de l’intérêt national et la personnalité exceptionnelle de cette sommité hors normes lui ont permis de passer de la posture de guérillero révolté à la stature de chef d’État tolérant. Cette mutation lui a procuré un capital de profonde déférence qui en a fait une icône planétaire. Toutefois, vingt ans après le renouveau éclatant de l’arc-en-ciel, force est de constater que la politique prônée par Madiba et ses successeurs est en train de connaître de nombreux échecs.

3 La faillite la plus affligeante se rapporte à la vague de xénophobie qui submerge le pays. Les centaines de milliers de travailleurs venus des États voisins  [1], attirés par l’eldorado sud-africain qu’on leur avait présenté, font l’objet d’une sanglante chasse à l’homme. Les incidents les plus tragiques ont eu lieu en mars-avril 2015 à Durban et à Johannesburg où l’armée a dû être déployée pour renforcer les forces de police complètement dépassées par la tournure des événements. La demande de réconciliation du président Jacob Zuma a été brouillée par les déclarations enflammées de son propre fils Edward qui affirmait notamment le 1er avril : « Nous sommes assis sur une bombe à retardement ; les étrangers risquent de prendre le contrôle du pays ! ». Dans le même contexte, le roi zoulou, Goodwill Zwelithini, une personnalité très influente au sein de sa communauté, avait solennellement invité les étrangers « à quitter le pays ». Ce climat d’hostilité aux populations allogènes s’est traduit par un durcissement des lois sur l’immigration. Certaines mesures, comme celle qui oblige désormais les créateurs d’entreprise à employer au moins 60 % d’ouvriers sud-africains, pourraient avoir des conséquences désastreuses pour l’investissement étranger. Une première séquence de violences identiques s’était déjà produite en 2008 à l’encontre des travailleurs zimbabwéens, mozambicains et congolais. Les migrants ne sont plus les bienvenus dans une société ébranlée par la crise économique et la persistance du chômage (entre 30 et 40 %) qui n’autorise plus l’accueil d’une main-d’œuvre extérieure. On est loin du message d’ouverture de Mandela aux populations noires des pays limitrophes.

4 La violence touche aussi les petits commerçants dont les échoppes sont fréquemment pillées par des jeunes qui n’hésitent pas à tuer pour s’approprier des biens. L’explosion de la criminalité depuis la fin de la ségrégation raciale a atteint une intensité préoccupante dans les townships noirs où les assassinats de responsables locaux commandités par des rivaux et les meurtres inhérents à la guerre des cartels des taxis collectifs pour le contrôle des clients sont monnaie courante. Pour maîtriser ce fléau, les habitants de ces zones troublées en sont venus à monter des milices d’autodéfense qui patrouillent pour tenter de prévenir les forfaits. Pour leur part, les propriétaires aisés sont parvenus à se prémunir des agressions en équipant leurs habitations de dispositifs de protection (systèmes vidéo, clôtures électrifiées, etc.). Cette ambiance de peur a entraîné une expansion spectaculaire des polices privées et des compagnies de vigiles.

5 La dégradation du climat social a pour toile de fond l’augmentation des inégalités. Le fossé grandissant entre une classe riche qui affiche une aisance financière insolente et une majorité de miséreux qui n’ont pas les moyens de vivre décemment est particulièrement criant à Soweto, la banlieue noire de Johannesburg, où cohabitent d’un côté les Black Diamonds (les diamants noirs) de la bourgeoisie noire, ces nouveaux milliardaires logés dans des villas luxueuses, de l’autre une masse impressionnante de crève-la-faim. Car pour une grande majorité de Noirs (près de 80 %), la situation sociale ne s’est pas améliorée depuis la fin de l’apartheid. Ces laissés-pour-compte vivent toujours dans des townships, certes mieux équipés, mais dont les conditions de salubrité et de confort restent très éloignées des normes en vigueur dans les autres agglomérations. Le seul changement positif, et il est de taille, concerne les 20 % restant : l’émergence d’une classe moyenne noire qui dispose d’un bon pouvoir d’achat a permis une relance de la consommation. Ainsi, l’apartheid racial d’antan a été remplacé par un apartheid social. Là aussi, l’échec des successeurs de Mandela est patent.

6 Cette conjoncture tourmentée a également été viciée par la crise sanitaire générée par le Sida. Quelques années seulement après l’accession au pouvoir du premier Président noir en RSA, la terrible maladie a ravagé le pays, faisant chuter de dix ans l’espérance de vie des habitants qui est tombée au début des années 2000 à 54 ans ! La faute en revient surtout à l’administration de Thabo Mbeki qui a succédé en 1999 à Nelson Mandela. Malgré les alertes lancées par les organisations médicales à la fin des années 1990 et au tournant du siècle, le premier héritier politique de Madiba n’a pas pris conscience de l’extrême gravité de l’épidémie. Ce n’est que lorsque cette calamité a touché 12 % de la population, une donnée effrayante qui a fait de l’Afrique du Sud le pays le plus atteint au monde par le VIH, que les gouvernements suivants ont mis en place une politique de santé orientée vers l’éducation et la distribution gratuite de médicaments antirétroviraux. Ces mesures ont permis d’enrayer l’endémie et de faire remonter l’espérance de vie à 56 ans.

7 Toutes ces séquences de troubles ont provoqué un discrédit de l’opinion envers l’ANC (African National Congress), le parti au pouvoir depuis 1994. Bien que toujours majoritaire, le mouvement mythique de Mandela a perdu une large part de son prestige passé. Les tensions, d’un côté entre Xhosas (le groupe ethnique de Mandela et des principaux dirigeants) et Zoulous (le groupe ethnique du président Zuma), de l’autre entre doctrinaires crypto-communistes et gestionnaires capitalistes, enveniment un climat politique déjà pollué par les affaires de corruption, en particulier le clientélisme du clan présidentiel qui favorise une caste de privilégiés pour l’obtention de postes porteurs dans l’administration et de certains marchés juteux. À ce malaise s’ajoute le conflit de générations qui oppose la vieille garde choyée par le pouvoir aux jeunes loups prônant une « révolution raciale » et la spoliation des fermiers blancs comme au Zimbabwe. Ces rebelles souvent violents se sentent exclus du système et estiment qu’ils ont été trahis par leurs aînés qui ne leur ont pas laissé un avenir prometteur. Pour ces contestataires virulents, les anciens de l’ANC se sont approprié la notoriété de Mandela pour se constituer une rente de situation et faire fructifier leurs intérêts personnels.

Les contradictions économiques

8 Le socle agricole et industriel qui a fait de la RSA une puissance économique régionale a été forgé entre les années 1960 et 1990. C’est pendant cette période que l’Afrique du Sud a été équipée d’installations modernes qui lui ont permis d’assurer plus du tiers de la production industrielle du continent africain et près de la moitié de son électricité, du trafic ferroviaire et du parc automobile. Par ailleurs, l’extraordinaire richesse du sous-sol en matières premières a représenté un atout supplémentaire. C’est aussi dans ce pays qui possède le potentiel économique d’une nation industrialisée que se trouvent les entreprises et les institutions financières les plus performantes du continent comme le démontre le palmarès 2015 sur « les 500 premières entreprises africaines » publié par Jeune Afrique.

9 Depuis le début du nouveau millénaire, l’Afrique du Sud est cependant entrée dans une phase de dépression. L’instauration de la discrimination positive ou affirmative action a considérablement affaibli de nombreux secteurs productifs en remplaçant la compétence technique par la préférence communautaire au bénéfice des groupes raciaux dits « historiquement désavantagés ». Cette déstabilisation de certains pans de l’économie a été aggravée par la fuite d’une pléthore de cerveaux de la communauté blanche, en particulier des ingénieurs et spécialistes diplômés qui ont quitté le pays en raison de l’insécurité et d’une fiscalité excessive.

10 Sur le terrain, le malaise est notamment perceptible dans la « crise interminable » qui secoue le secteur vital de la distribution d’électricité géré par l’entreprise Eskom, le géant sud-africain de la production électrique. Les dysfonctionnements se traduisent par des délestages fréquents qui irritent la population. Le slogan repris par la presse « Another Night with Candles » (encore une nuit à la bougie) et dans lequel figure l’acronyme ANC (le même que celui du parti au pouvoir) exprime parfaitement l’exaspération populaire face à l’incapacité des pouvoirs publics à remédier à ces longs moments de privation de lumière qui perturbent la vie quotidienne de nombreux foyers. La vétusté du parc électrique, essentiellement composé de centrales à charbon, impose en effet de fâcheuses coupures d’électricité en raison d’une très mauvaise maintenance, du départ de techniciens qualifiés et des grèves à répétition. Les répercussions sont préoccupantes : ainsi, les délestages intempestifs ont affaibli la production manufacturière et coûté au pays entre 0,5 et 1 point d’une croissance déjà anémique. Excessivement dépendante du charbon, l’Afrique du Sud songe au nucléaire en partenariat avec la France  [2] et la Russie, ainsi qu’à d’autres sources d’énergie. Sur ce chapitre, GDF-Suez (Engie) doit conduire la construction d’une centrale solaire thermique à Kathu (province Nord du Cap).

11 Dépassée en 2014 par le Nigeria comme première puissance économique d’Afrique, la RSA reste cependant largement en tête dans le domaine des infrastructures et certains secteurs en pleine expansion comme le tourisme où l’insécurité n’a pas atteint les parcs nationaux qui ont attiré près de 15 millions de visiteurs en 2014 (2 millions en 1994). Ce rayon de soleil dans un ciel orageux demeure toutefois insuffisant pour amorcer une reprise durable. Alors que le cancer du chômage touche une forte proportion de la population, notamment la jeunesse, l’ANC s’est engagé à créer 6 millions d’emplois. Sans une meilleure croissance (1,4 % en 2014, 2 % espéré en 2015), il sera très difficile de tenir cette promesse.

La majorité silencieuse

12 La société sud-africaine est aujourd’hui une entité écartelée par les divisions tribales et les violences internes inhérentes à la criminalité et à la xénophobie. L’antinomie qui opposait les communautés noire et blanche pendant l’apartheid a été remplacée par des antagonismes forts qui se manifestent par des affrontements au sein de la population noire. Le serment prononcé par Mandela pour la construction d’une nation arc-en-ciel fraternelle a fait long feu. Encore une promesse qui s’est perdue dans le fleuve agité des illusions. D’ailleurs, les Sud-Africains ne croient plus aux promesses des politiques. En revanche, s’il existe un sujet qui rassemble encore une masse importante de citoyens, c’est bien celui de la spiritualité. La réalité religieuse reste en effet profondément ancrée dans le marbre de la civilisation d’Afrique du Sud. Bien que la constitution sud-africaine garantisse la séparation de l’Église et de l’État, la religion sert de référence constante à la vie politique, culturelle et sociale. Qu’on en juge par les paroles de l’hymne national : « Dieu bénisse l’Afrique… (…). Que Dieu entende nos prières et nous bénisse. (…) ». La RSA demeure l’une des rares nations du globe où la plupart des croyances sont représentées et pratiquées intensément. Le phénomène confessionnel constitue toujours un trait d’union majeur entre les différentes communautés réparties dans les diverses églises. Ce lien spirituel alimente une majorité silencieuse. Les confessions chrétiennes figurent dans le calvinisme arrivé dans la province du Cap au XVIIe siècle avec les colons hollandais, l’anglicanisme, les composantes du protestantisme (méthodiste, baptiste, luthérienne…) et le catholicisme. À l’exception du calvinisme qui ne touche que les Blancs afrikaners, les autres religions concernent toutes les communautés. Dans cette liste, il faut ajouter les églises traditionnelles ou églises indépendantes qui rassemblent une majorité de Noirs. Quant aux confessions minoritaires, elles s’appliquent au judaïsme (essentiellement des Blancs anglophones), à l’islam (métis de la communauté malaise) et à l’hindouisme (Indiens du Natal).

13 Ce creuset religieux a constitué le véritable bras diplomatique de la majorité silencieuse noire qui a entretenu des échanges constructifs avec le pouvoir blanc durant l’apartheid et servi de médiateur discret mais actif dans les discussions qui ont préparé le programme des réformes politiques et la libération du légendaire prisonnier de Robben Island. Cette masse silencieuse s’est toujours opposée aux directives de l’ANC, alors en exil, qui exhortait les « camarades » des townships à s’engager dans la violence. Vingt ans après, cette force religieuse sert toujours de refuge et d’espace de réflexion aux différentes couches de la société qui s’interrogent sur l’avenir de l’Afrique du Sud. C’est peut-être dans ce vecteur de conciliation, porteur d’un message d’humanisme, que pourrait se trouver le salut de la nation qu’on appelle encore le pays du cap de Bonne-Espérance.

Notes

  • [1]
    Leur nombre oscille entre deux et cinq millions, soit entre 4 et 10 % de la population. Parmi eux, entre cinq-cent-mille et un million seraient des clandestins.
  • [2]
    Framatome (devenue Areva), Spie-Batignolles et Alsthom ont installé en 1976 la première et unique centrale nucléaire à Koeberg (30 kilomètres au nord de la ville du Cap).
Français

L’Afrique du Sud a connu de profonds changements depuis la fin de l’Apartheid et la présidence de Nelson Mandela. Toutefois, la situation actuelle est difficile et témoigne de certains blocages au plus haut niveau de l’État.

English

Failure of the successors of Mandela

South Africa has gone through profound changes since the end of the Apartheid and the presidency of Nelson Mandela. However, the current situation is difficult and shows certain blockage at the highest level of the state.

Éléments de bibliographie

  • Michel Klen : Le défi sud-africain ; France-Europe Éditions, 2004. Articles dans la Revue Défense Nationale : octobre 2014, janvier 2012, mars 2004.
  • Bernard Lugan : Histoire de l’Afrique du Sud ; Ellipses, 2010.
  • Georges Lory : L’Afrique du Sud ; Karthala, 2010.
  • Jeune Afrique, « L’Afrique en 2015 », Hors-série n° 39.
Michel Klen
Essayiste, auteur de nombreux articles et livres sur le renseignement, la désinformation et l’Afrique australe.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.783.0115
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