CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le porte-avions Charles-de-Gaulle est une des composantes de la stratégie de dissuasion nucléaire française. Le bâtiment amiral de la flotte française vient ainsi consolider une manœuvre de dissuasion qui mobilise la force océanique stratégique (Fost) et les forces aériennes stratégiques (FAS). Unique en Europe, l’aéronavale française sur le porte-avions forme un vecteur de dissuasion projetable et versatile. Telle est l’impression qui ressort d’une visite à bord du Charles-de-Gaulle durant un « exercice de montée en puissance nucléaire » conduit en novembre 2014 au large de Toulon. Assister à un tel exercice est l’occasion unique d’observer l’apport de la force aéronavale nucléaire à la stratégie française de dissuasion. Le sens de cette vocation est précisé par l’amiral Philippe Coindreau, commandant de la force d’action navale (Alfan) et commandant de la force aéronavale nucléaire (Fanu), présent durant toute la manœuvre [1].

La force aéronavale nucléaire : une capacité unique en Europe

2 Le Charles-de-Gaulle est le seul bâtiment de surface en Europe, et plus largement de l’Otan, à embarquer des armes nucléaires. Les Britanniques ont abandonné cette option en 1998 en opérant le retrait de leurs bombes WE177. Développées conjointement avec les États-Unis, ces armes auraient été délivrées par des Harrier depuis les porte-aéronefs HMS Invincible. L’US Navy a retiré ses armes nucléaires embarquées dès 1992, comme signe d’apaisement post-guerre froide. Il est vrai que la triade nucléaire américaine (missiles sol-sol, sous-marins, bombardiers) autorise l’arrêt de cette sujétion imposée à la Navy, sans pour autant fragiliser la posture stratégique de Washington. Depuis le Charles-de-Gaulle à la mer, la Fanu se présente comme un système autonome combinant une force aérienne cohérente, le groupe aéronaval centré sur le porte-avions et les navires de son escorte. Mettant en œuvre une flottille de Rafale, la Fanu porte également le message de la pertinence de la composante aérienne dans la stratégie de dissuasion.

3 L’amiral Coindreau précise que « les atouts du porte-avions résident dans la liberté d’évolution en mer, une vitesse de transit élevée, soit 1 000 km par jour et l’aptitude à durer que lui confère sa propulsion nucléaire. Le porte-avions apporte aussi sa capacité de dilution dans les espaces maritimes. Masqué par l’horizon, il ne peut être détecté par les radars à terre. Il nous donne une capacité militaire autonome et souveraine, avec en plus l’allonge et l’effet de surprise ». Vecteur de la force aéronavale nucléaire, le Charles-de-Gaulle, unique porte-avions de la Marine, s’intègre à la composante aéroportée de la dissuasion. En mer, il assume cette posture aux côtés des FAS de l’Armée de l’air qui opèrent depuis l’Hexagone. Les 300 charges nucléaires de la France équipent une composante aérienne, et une autre, des engins intercontinentaux M51 sur SNLE.

4 La crédibilité de la dissuasion repose sur un très haut niveau technologique. Deux composantes : cela permet de délivrer un message de dissuasion qui occupe tous les espaces stratégiques, notamment celui entre l’inaction et la frappe massive, celle attribuée au SNLE. Face à l’incertitude du monde, la composante aérienne sera privilégiée pour la modularité de ses effets, une capacité d’avertissement, et la conduite de manœuvres démonstratives. Elle donne la possibilité de rappel en vol des appareils. Par sa souplesse stratégique, l’aviation nucléaire étend donc le champ d’action de la dissuasion en direction des incertitudes du monde, avec comme objectif premier la paix, incitant au dialogue et à la négociation. Une stratégie partagée totalement avec les FAS.

5 Pour sa part, la France a fait le choix de moderniser sa force nucléaire sur porte-avions. Selon les propres termes de l’amiral Coindreau, « le porte-avions est un outil militaire puissant dans trois domaines : la maîtrise des espaces maritimes, la projection de puissance, l’appui d’une opération à terre ». Le CDG ajoute une signification politique : s’intégrer au concept français de dissuasion en exploitant son caractère dual, ce que renforcent les capacités multi-rôles du Rafale. L’aptitude de l’ensemble à délivrer le feu nucléaire depuis la mer est devenue un égalisateur de puissance pour une marine qui se situe au 7e rang mondial. La Fanu remonte à 1974, lorsqu’il est décidé de modifier le Clemenceau et le Foch pour l’embarquement d’armes nucléaires, à l’époque des AN52. Ces armes sont identiques à celles de la force aérienne tactique. Elles étaient mises en œuvre par le Super-Étendard. L’ensemble est opérationnel en 1978. En 1989, les AN52 sont remplacées par le missile air-sol moyenne portée (ASMP). Tiré à distance de sécurité, précis, il donne une nouvelle crédibilité à la Fanu. En 2010, la Marine perçoit le missile air-sol moyenne portée amélioré (ASMP-A) pour ses Rafale Marine, l’allonge donnée par les nouveaux vecteurs profitant de la propulsion nucléaire du porte-avions. Dès lors, la dernière flottille de Super-Étendard se consacre aux missions classiques. Désormais, la Fanu s’aligne sur les FAS à la suite de l’arrivée du Rafale et de son arme stratégique, l’ASMP-A. Les versions Air et Marine du Rafale sont identiques, incluant l’armement et le soutien. Les Rafale M sont monoplaces, les FAS ayant préféré des biplaces. Le Rafale Marine dispose aussi d’une crosse d’appontage et d’un train renforcé pour les catapultages et les appontages.

La stratégie de dissuasion : le paradoxe du non-emploi

6 Pour la France, maintenir une dissuasion impose de s’interroger sur son apport à la défense. L’approche réaliste nous présente un monde qui compte huit puissances nucléaires, outre la France. Toutes modernisent leurs arsenaux. Depuis la crise en Ukraine, les logiques de rapports de force sont de nouveau aux portes de l’Europe. La dissuasion repose toujours sur ce paradoxe : être apte en toute circonstance à lancer des missiles nucléaires, pour justement, ne jamais, ne jamais avoir à le faire. La notion de non-emploi de l’arme nucléaire, mise en avant dans le discours de la dissuasion, est ici consolidée, voire englobée, par ce paradoxe. Le « non-emploi » repose donc sur la crédibilité des matériels et du personnel de la dissuasion. En permanence à la mer, le SNLE donne au président de la République seize engins à têtes multiples prêts au tir. Pour les forces aériennes nucléaires, il convient de maîtriser un ensemble de procédures et de gestes spécifiques à la préparation des armes, pour justement ne jamais être en situation de le faire « en vrai ». L’entraînement des forces nucléaires participe pleinement à la manœuvre de la dissuasion, l’exercice de préparation nucléaire du CDG s’inscrivant dans cette logique.

7 La posture de dissuasion exige une chaîne qui ne peut souffrir d’aucune fragilité. C’est le message de tout exercice de préparation nucléaire. Systèmes de transmissions et de commandement, aptitude des vecteurs à traverser les défenses adverses, compétences des équipages : tous les maillons sont critiques. Sur le Charles-de-Gaulle, à Istres ou à Saint-Dizier avec les FAS, dès réception de l’ordre authentifié du président de la République, la crédibilité de la composante aérienne, c’est pour le personnel savoir réaliser à la perfection tous les gestes d’une mission complexe, de la soute à armements jusqu’au lancement du (des) missile(s). Une erreur, et la mission serait compromise. En amont, la Direction des applications militaires du CEA garantit la fiabilité des charges. Le nombre d’engins à bord est un secret absolu, forcément. Le porte-avions complique plus encore le calcul de l’adversaire. L’ensemble apporte la souplesse nécessaire à la manœuvre de dissuasion en multipliant les scénarios virtuels. Le paradoxe de la dissuasion est là : dans le geste des mécanos qui fixent le missile nucléaire sous le Rafale, dans la compétence des pilotes, et, pour la Fanu, l’aptitude du porte-avions à catapulter l’ensemble de la pontée. Entre la théorie et la pratique, il y a l’entraînement.

8 Par ses modes d’action diversifiés, la composante aérienne a pour effet immédiat de mettre sous pression les velléités d’une puissance régionale incitant à la négociation ou au partenariat. La composante aérienne, qu’elle soit FAS ou Fanu, complique la mise en œuvre des moyens de défense. « La capacité de dilution du porte-avions dans les espaces océaniques s’avère à ce titre un atout déterminant » explique Alfan. Le politique dispose avec cet outil d’une large palette de scénarios virtuels de l’engagement nucléaire : coup de semonce, frappe d’avertissement, frappe ponctuelle, jusqu’aux frappes massives par l’emploi de plusieurs appareils. La composante aérienne a donc pour elle, d’enrichir le concept français de dissuasion en épargnant le SNLE en patrouille, et au final d’autoriser l’adaptation de notre stratégie de défense face à un avenir incertain.

Le porte-avions français : de l’action conventionnelle à l’engagement nucléaire

9 Le porte-avions est un système multi-mission qui s’inscrit dans un continuum entre manœuvres démonstratives en appui de la diplomatie, engagement conventionnel, et un stade ultime, la dissuasion. L’emploi des armes classiques portent en soit déjà un signal. L’action de la France commence par l’appareillage du bâtiment. En mer, il pourra accueillir d’autres appareils, la montée en puissance délivrant un message plus affirmé. Les vols d’entraînement et de reconnaissance participent de la manœuvre. L’entrée sur le théâtre de crise peut se traduire par des frappes préventives classiques contre des centres de commandement, des sites militaires et industriels, des défenses sol-air.

10 Les seuls moyens de combat du CDG, démontrent, s’il en est besoin, que la dissuasion n’a pas eu d’effet d’éviction au détriment des forces conventionnelles. Tout au contraire. Lorsque la France déploie ses forces aériennes et navales, elle montre qu’elle dispose des instruments ultimes de gestion de crise. La mission de dissuasion motive les programmes structurants d’une Marine océanique en hissant son niveau de performances : sous-marins Barracuda, frégates Aquitaine, avions de patrouille maritime Atlantique 2, force de guerre des mines. Cette stratégie invite à l’excellence technologique dans les domaines critiques : commandement, transmissions, renseignement, sonars, navigation, autoprotection, action vers la terre. L’armée française n’aurait pas été plus efficace si les forces classiques avaient reçu le budget « dissuasion » dans l’espoir d’un meilleur équipement. En 2011, les avions du Charles-de-Gaulle ont effectué la moitié des raids français de l’opération Harmattan en Libye, incluant des missions Rafale, et certaines avec Scalp. Pour sa part, l’Armée de l’air a délivré dix Scalp depuis des avions basés à Solenzara en Corse. Au bilan, Fanu et FAS consolident la crédibilité des modes d’action stratégique. L’amiral Coindreau insiste sur ce point : « Il existe une dynamique entre la Marine et l’Armée de l’air. Il y a des exercices communs FAS-Fanu. Nous échangeons sur nos retours d’expériences et nous partageons des équipements pour l’entraînement. Il y a aussi des échanges de pilotes. Tout cela est facilité par un vecteur commun, le Rafale et son missile nucléaire, l’ASMP-A ».

La crédibilité du système Rafale – ASMP-A

11 Sur le CDG, les Rafale affichent 90 % de disponibilité. Pour cet objectif, un principe : la modularité. C’est le cas pour ses moteurs M88. Les réparations s’effectuent par modules interchangeables standardisés, ce qui permet de limiter à bord le stock de moteurs de rechange : on gagne de la place, on limite les coûts. Le Rafale prend l’avantage sur les autres avions embarqués, y compris le F-35 ! La cohérence du vecteur stratégique repose également sur un système de navigation et d’attaque (radar, centrales inertielles) et de protection entièrement autonome. L’avion peut effectuer des pénétrations en territoire adverse à très basse altitude (100 m) et à grande vitesse (1 000 km/h). Son concept multi-capteur donne à l’équipage une situation tactique tout en conservant sa discrétion électromagnétique. Cette possibilité repose sur l’optronique secteur frontal, la réception de la situation tactique via la Liaison 16, et le système de guerre électronique Spectra. Il dispose de missiles d’interception, de combat et d’autodéfense (Mica) air-air et de contre-mesures (brouilleur et lance-leurres du Spectra) et en dernier recours d’un canon de 30 mm. La puissance de la charge de l’ASMP-A de la tête nucléaire aéroportée (TNA) n’est pas communiquée par le ministère de la Défense. Selon les données publiées, elle serait de 300 kt. La portée après le tir apporterait une allonge de 500 kilomètres à un avion qui tient l’air trois heures avec réservoirs externes. Les Rafale ont effectué, avec ravitaillement en vol, des missions de plus de 6 h 30 en Afghanistan ! La vitesse du missile (Mach 3) rend le missile excessivement difficile, voire impossible à stopper, même après détection.

12 Dans un scénario de frappe nucléaire, le Charles-de-Gaulle peut tout aussi bien mettre en vol un seul Rafale armé, que toute une formation en configuration stratégique. Dotés de réservoirs supplémentaires, ravitaillables en vol, les Rafale Marine sont conçus pour les pénétrations lointaines en territoire hostile. Assurant eux-mêmes leur protection, ils emporteraient jusqu’à six missiles air-air Mica pour leur autodéfense. S’ajouterait une escorte de Rafale en configuration air-air. Très manœuvrant, le Mica autorise la neutralisation d’hostiles au-delà de 50 km. D’autres Rafale en configuration ravitaillement en vol via une nacelle spéciale, renforcent eux aussi l’escorte avec leurs missiles air-air. L’avion radar embarqué E-2C Hawkeye aura une multiple mission : l’alerte sur les défenses adverses et le guidage au-delà de l’horizon des formations d’attaque. Le Charles-de-Gaulle a quitté Toulon le 14 janvier 2015 pour une nouvelle mission dans le golfe Arabo-Persique. Pour ce déploiement, le parc aérien du Charles-de-Gaulle comprend un avion radar Hawkeye, trois hélicoptères, et une force de frappe composée de 12 Rafale et de 9 Super-Étendard. Cette projection de force a été mise à profit début mai pour un exercice Vanuna avec la marine indienne qui a mobilisé pour l’occasion le porte-avions Viraat.

13 Le soutien de la population est essentiel à la force du concept français de dissuasion. Le consensus politique sur la dissuasion souligne, selon les derniers sondages, un appui de plus de 80 % d’opinions favorables. Une défense fondée sur la dissuasion nucléaire impose une politique d’information. Le Parlement, par ses rapports publics, joue à ce stade un rôle très important. Par l’effet psychologique escompté, la dissuasion est une arme de communication massive. L’année 2014 a été celle de la célébration des cinquante ans de la dissuasion nucléaire française, une mission initialement confiée aux Forces aériennes stratégiques, à l’époque sur Mirage IV. À travers la conduite d’un exercice nucléaire sur son unique porte-avions, la Force d’action navale a donc rappelé sa contribution spécifique et fondamentale à cette stratégie, au large, depuis les océans.

Notes

  • [1]
    NB : toutes les données chiffrées de cet article proviennent de sources publiques : rapports du Parlement, et Flottes de Combat – Bernard Prézelin – Marines Éditions, 2012. Remerciements : l’auteur, invité à bord du Charles-de-Gaulle pour assister à cet exercice, tient à remercier l’amiral Philippe Coindreau, commandant de la force d’action navale, l’état-major particulier de la présidence de la République, le capitaine de vaisseau Pierre Vandier, commandant du Charles-de-Gaulle et son équipage pour son accueil, les équipages des Panther (36 F) et Dauphin (35 F) de la Marine, les aviateurs du Casa-235 de l’Armée de l’air qui a assuré la liaison entre Villacoublay et la BAN de Hyères.
Français

Le porte-avions Charles-de-Gaulle participe à la dissuasion nucléaire avec la mise en œuvre de la Force aéronavale nucléaire autour du binôme Rafale-ASMP-A, permettant une capacité d’action importante grâce aux qualités intrinsèques du porte-avions.

English

Charles-de-Gaulle: the Cry of Deterrence from the Sea

The aircraft carrier Charles-de-Gaulle contributes to nuclear deterrence by operating the naval airborne nuclear force, based on the Rafale aircraft and the ASMP-A missile. The very qualities and flexibility of an aircraft carrier afford a considerably enhanced capability for action.

Philippe Wodka-Gallien
Institut français d’analyse stratégique. Auteur du récent Essai nucléaire – La force de frappe française au XXIe siècle ; Lavauzelle, 2014.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.782.0051
Pour citer cet article
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