CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 De nos jours, les entreprises de défense font face à de fortes contraintes car elles subissent l’incertitude liée aux budgets de défense, une concurrence accrue et des besoins technologiques élevés. À ce titre, K. Hartley indique que « les entreprises de défense d’aujourd’hui doivent faire face à la fois à des budgets limités et des technologies coûteuses qui requièrent d’importantes ressources de recherche et développement (R&D) ».

2 En France, le ministère de la Défense doit opérer des choix stratégiques délicats entre la multiplication des interventions des forces armées et la contribution de la défense à la politique de consolidation budgétaire de l’État. Selon J. Droff et J. Malizard, les budgets de défense en France sont davantage soumis aux contraintes budgétaires que les budgets civils et dans ce contexte, les équipements de défense apparaissent comme la principale variable d’ajustement. En outre, l’incertitude est grande quant aux enjeux budgétaires à venir (cf. D. Gallois), en particulier les recettes exceptionnelles et le financement des postes sauvegardés (cf. N. Guibert) suite aux attentats de janvier 2015. Les choix effectués dans la Loi de programmation militaire actuelle consistent à maintenir constant le budget de la défense, donc à le réduire en valeur réelle.

3 Cependant, ces choix ont des conséquences microéconomiques car c’est toute la chaîne industrielle, des maîtres d’œuvre aux PME, qui se trouve affectée par les restrictions budgétaires. Les maîtres d’œuvre font face au dilemme suivant : d’une part, l’innovation est un levier indispensable au maintien de leurs compétences technologiques et industrielles, et donc à la croissance à moyen et long terme, et d’autre part, les contraintes économiques ont des conséquences significatives sur les ressources disponibles. Pour surmonter ce dilemme, les grands groupes de défense développent des stratégies industrielles spécifiques que cet article vise à présenter.

4 Pour l’illustrer, on s’intéressera alors aux politiques d’innovation de trois industriels de défense : Safran, Thales et MBDA. Les deux premiers se situent à l’intersection de marchés de défense et civil [2] alors que MBDA est un pure-player défense. Ainsi, il est possible de couvrir un large éventail de politique différente en fonction du périmètre d’activité.

5 Dans la première partie, on mettra en évidence le rôle majeur de la politique d’innovation dans la stratégie industrielle. Dans un deuxième temps, les moyens accordés à l’innovation seront évoqués et enfin, dans un troisième temps, les relations existantes entre les entreprises et leur environnement scientifique seront illustrées.

L’importance de l’innovation dans la stratégie industrielle

6 Dans un cadre microéconomique, comme toute autre entreprise, les entreprises de défense cherchent à maximiser leurs recettes nettes [3] sous contraintes. Celles-ci sont diverses : il peut s’agir de contraintes budgétaires et financières puisque les ressources du principal demandeur (l’État) sont limitées et avec des anticipations peu optimistes, en France et dans la majorité des autres pays européens ; les contraintes sont également technologiques : les armées ont besoin d’équipements militaires à la pointe de la technologie [4], de sorte qu’on les considère comme des biens complexes (cf. C. Serfati) ; enfin les contraintes sont organisationnelles, le secteur de la défense étant spécifique par rapport au secteur civil, tant dans sa structure de marché que dans sa régulation.

7 L’innovation est ainsi un élément déterminant de l’efficacité et de la capacité de l’équipement militaire et de l’attractivité de ses produits pour une entreprise. Elle nécessite des investissements importants en R&D. Plusieurs stratégies sont alors mises en place par les entreprises pour réduire (partager) ces coûts ou pour profiter d’un effet d’économie d’échelle en augmentant les applications des résultats d’innovation et le volume de production.

8 Le développement de technologies duales permet de s’insérer sur d’autres marchés (notamment de la sécurité, l’aéronautique et l’espace), de favoriser les synergies industrielles sur des produits connexes comme dans les secteurs de l’aéronautique et du spatial et in fine d’accroître les débouchés envisageables.

9 Un autre vecteur de croissance se trouve dans le développement de nouveaux marchés à l’exportation, dans la mesure où, en dehors des pays développés, les dépenses militaires y sont généralement en croissance. Plus d’un tiers du chiffre d’affaires de l’industrie de défense est ainsi lié à la demande extérieure. L’innovation permet aux entreprises de défense d’augmenter leurs débouchés extérieurs (cf. J. Belin). En termes d’avantages comparatifs, le positionnement sur des produits complexes permet d’éviter la concurrence des nouveaux pays producteurs où les coûts de la main-d’œuvre sont largement inférieurs à ceux observés en France. La R&D permet aussi de proposer des produits plus innovants conformes aux attentes des clients à l’export et de se démarquer ainsi des concurrents potentiels par un accroissement de la compétitivité hors coût.

10 Dans ces conditions, la politique d’innovation est au centre des politiques industrielles des entreprises de défense. En premier lieu, elle permet de satisfaire les besoins de son client principal qui requiert le plus souvent des technologies de pointe. Ensuite, via le développement des technologies à double usage, elle permet d’adresser les marchés civils, d’accroître les débouchés envisageables et de partager le coût des recherches. Enfin, l’innovation ouvre les perspectives à l’exportation.

Les moyens de l’innovation

11 Dans la mesure où l’innovation est un vecteur indispensable à la croissance de l’industrie de défense, il est nécessaire de s’intéresser aux moyens financiers et humains qui lui sont attribués. D’un point de vue macroéconomique, la défense occupe une place majeure dans le système national d’innovation. Comme le note C. Serfati, « la défense devient centrale dans le domaine technologique (…) puisque les groupes liés à l’armement-nucléaire-aéronautique représentent environ un quart du potentiel national » d’innovation. Cela correspond au besoin de maîtrise de technologies associées à la souveraineté nationale, pour lesquelles le ministère de la Défense joue un rôle dans l’identification, le suivi et les mesures de sauvegarde. En plus du degré d’incertitude, intrinsèque au processus d’innovation, il s’agit d’une raison majeure de l’intervention publique.

12 Compte tenu des besoins élevés en innovation, les entreprises déploient des moyens humains conséquents. Par exemple, Thales emploie 25 000 personnes pour la R&D dont une majeure partie en France et 3 000 personnes pour la R&T (recherche et technologie) sur un effectif total de 65 000 personnes. Par ailleurs, Thales est impliqué dans la recherche doctorale avec 220 thèses Cifre (conventions industrielles de formation par la recherche). Chez Safran, 12 000 emplois sont consacrés à la R&D auxquels se rajoutent 3 000 emplois pour la R&T à comparer avec 69 000 salariés pour l’ensemble du groupe. Enfin chez MBDA, plus de 4 000 personnes, sur un effectif total de 10 000 personnes, exercent des fonctions de R&T et R&D. Les moyens financiers alloués sont également importants puisque la R&D représente 13 % du CA chez Safran, 20 % chez Thales et près de 25 % chez MBDA.

13 La politique publique offre des outils pour accroître les moyens alloués à la R&D. À ce titre, le crédit impôt recherche (CIR) est un outil efficace (cf. B. Mulkay et J. Mairesse) pour orienter la politique d’innovation en France et les entreprises de défense en bénéficient largement. Ainsi, Safran a vu augmenter son nombre de brevets de 15 % par an depuis 2009 suite à la réforme du CIR.

14 Par ailleurs, d’autres moyens financiers sont orientés vers le secteur de la défense. C’est notamment le cas du financement direct de la R&D par le ministère de la Défense : la défense concentre plus de 20 % des financements publics de R&D. Pourtant, les financements publics de R&D sont en baisse (cf. S. Moura), ce qui implique que les entreprises doivent trouver d’autres modes de financement. Ainsi, l’autofinancement prend alors une part croissante. Par exemple, le système AASM (armement air-sol modulaire) a été significativement autofinancé par Safran. De même, MBDA a consenti un effort d’autofinancement très significatif pour le développement du missile moyenne portée (MMP) compte tenu des perspectives envisagées de ce produit à l’exportation.

15 Le développement de la coopération entre différents partenaires est également une autre stratégie envisageable car elle permet de réduire les coûts de développement des programmes d’armement (cf. K. Hartley). Toutes les entreprises de défense recherchent la mise en place de telles coopérations multinationales. À titre d’illustration, citons le satellite Sicral 2, destiné au ministère italien de la Défense et à la DGA, qui a été développé par Thales Alenia Space, via un programme en coopération mené par les ministères italiens et français dans le cadre d’un accord entre les deux pays. Plus globalement, C. Serfati indique que 30 % des programmes d’armement sont menés en coopération.

Les pratiques de l’innovation

16 L’apparition des innovations est liée à un environnement scientifique, organisationnel et technologique spécifique. On parle de système national d’innovation qui associe les différents partenaires dans le processus d’innovation. Dans le cas de la défense, le potentiel d’innovation est principalement lié à trois entités (cf. C. Serfati) : la DGA, la BITD et les agences technologiques (Onera, CEA, Cnes, CNRS).

17 L’organisation de l’innovation est une question primordiale car elle impacte directement sa performance. Le paradigme a pendant longtemps été de favoriser l’innovation de manière autocentrée en fonction des besoins du ministère. Depuis plusieurs décennies, on assiste au développement de l’innovation ouverte qui consiste à élargir le potentiel d’innovation à diverses entités en décentralisant le processus de décision et ainsi faire émerger des solutions innovantes.

18 Ainsi, outre leurs propres centres de recherche (Thales Research and Technology ou Safran Tech), les groupes de la défense sont partenaires de nombreux laboratoires et chaires de recherche. Safran et Thales sont membres de l’IRT – Institut de recherche technologique – « Antoine de Saint-Exupéry », spécialisé sur les problématiques d’aéronautique, espace et systèmes embarqués.

19 Des modes innovants de management de l’innovation sont également mis en place. Ainsi, MBDA développe un innovation college dans le but d’améliorer l’efficacité du processus d’innovation et le programme de collaboration IDEA, disponible sur l’Intranet de l’entreprise, qui vise à multiplier les interactions et idées entre le personnel. De son côté, Thales applique le modèle du Design Thinking dont l’objectif est de mieux définir les problèmes posés par le processus d’innovation au lieu de s’intéresser aux solutions car un problème mal défini conduit à des solutions erronées.

20 MBDA pratique l’innovation ouverte en organisant des rencontres avec des PME innovantes, des laboratoires universitaires et d’autres industriels. Ainsi, MBDA pilote avec les ministères de la Défense français et britannique le projet britannique MCM ITP (Materials and Components for Missiles, Innovation Technology Partnership) pour des travaux de R&T dans le domaine des missiles de TRL 1 à 3, en association, notamment, avec Safran et Thales. Chez Safran, une démarche d’innovation structurée et systématique à l’échelle du groupe permet de faire émerger des projets d’ampleur, à l’image du « système de taxiage électrique » pour avions commerciaux, en cours de développement en coopération avec Honeywell. Enfin, un groupe d’intérêt économique (GIE) a vu le jour entre Thales, le CEA et Alcatel-Lucent pour la mise au point de technologies portant sur les composants de semi-conducteurs.

21 Les changements de paradigme dans le processus d’innovation posent la question de la causalité entre R&D civile et militaire. V.W. Ruttan montre que la R&D militaire est à l’origine de nombreuses applications civiles dans le nucléaire, l’aéronautique ou l’électronique. Désormais, le degré de spécialisation des activités militaires est tel que le sens de la causalité n’est plus clairement établi, les entreprises innovantes de défense puisant également dans le secteur civil pour nourrir leur propre innovation. Ces liens sont difficilement identifiables au sein des entreprises. Pour Safran, la technologie FADEC (Full Authority Digital Engine Control) sur les moteurs d’avion est un exemple d’adaptation d’une technologie civile vers des applications militaires. À l’inverse, le moteur civil CFM56 n’aurait pas pu être développé sans les compétences liées à la défense de Snecma.

22 ***

23 Cet article visait à illustrer la politique d’innovation de quelques entreprises du secteur de la défense. Le postulat est que maintenir un effort d’innovation conséquent est indispensable pour garantir les performances économiques de ces entreprises dans un contexte d’incertitude. Cet effort d’innovation est d’abord soutenu par d’importants moyens humains et financiers. Au-delà des financements publics directs, ces entreprises ont recours à différentes options de financement notamment l’autofinancement soutenu par des dispositifs de type CIR ou la coopération. Ensuite, la politique d’innovation s’inscrit dans un processus de collaboration en matière de recherche entre plusieurs pays ou entreprises, avec des laboratoires de recherche externes ou consiste à développer l’open innovation.

24 Les entreprises duales bénéficient des opportunités offertes par les éventuelles synergies entre les secteurs civil et militaire. Pour les pure-players, les stratégies d’innovation n’apparaissent pas fondamentalement différentes de celles des firmes duales, même si elles sont soumises à des contraintes supplémentaires compte tenu de la nature des produits. Les dynamiques d’innovation sont par ailleurs clairement orientées à la hausse, ce qui permet aux groupes français de maintenir une position d’envergure européenne et mondiale : d’après le classement SIPRI du Top 100 des entreprises de défense, en 2013, Thales est au 10e rang mondial, Safran au 18e rang (alors que la défense ne représente qu’un peu plus de 20 % de son CA) et MBDA au 28e rang, se positionnant comme des leaders mondiaux dans leurs domaines respectifs. Par ailleurs, même si les brevets sont un indicateur imparfait du potentiel d’innovation, surtout pour les entreprises de défense qui ont d’autres stratégies de valorisation de l’innovation, on constate qu’en 2013, Safran et Thales sont respectivement 2e et 10e dans le classement fourni par l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) sur le dépôt de brevets.

25 Plus globalement, l’industrie de défense dans son ensemble concourt à 25 % du potentiel d’innovation en France alors qu’elle représente moins de 10 % du potentiel manufacturier. J. Belin insiste sur les meilleures performances des entreprises du secteur de la défense, en termes de valeur ajoutée ou d’exportation, par rapport aux entreprises civiles, performances d’autant meilleures qu’elles sont considérées comme innovantes.

Notes

  • [1]
    Cet article bénéficie des informations communiquées par Olivier Martin (MBDA), Éric Bachelet et Hervé Bouaziz (Safran), et Emmanuel Bloch (Thales).
  • [2]
    Dans le cas de Safran, il s’agit d’un acteur dual à prédominance civile.
  • [3]
    Les recettes nettes sont les recettes totales auxquelles l’on retranche les coûts totaux.
  • [4]
    Notre souveraineté « dépend aussi de notre aptitude à développer les compétences scientifiques, les technologies adéquates et les systèmes d’armes complexes qui permettent à la France de faire face à ses adversaires potentiels » ; cf. Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.
Français

L’industrie de défense en France est confrontée à une exigence permanente d’innovation pour conserver une capacité stratégique face à une concurrence croissante. Les grands groupes industriels se sont engagés avec conviction dans cette perspective.

English

Innovation as a factor of increase

The defense industry in France is confronted by a permanent demand of innovation to preserve a strategical capacity in facing an increasing competition. The big industrial groups are engaged with a conviction of this perspective.

Éléments de bibliographie

  • En ligne Jean Belin : « Les entreprises françaises de défense : caractéristiques économiques et financières », Revue Défense Nationale, n° 780, mai 2015.
  • En ligne Jean Belin et Marianne Guille : « R&D et innovation en France : quel financement pour les entreprises de défense ? », Innovations, n° 28, 2008.
  • Robin Cowan et Dominique Foray : « Quandaries in the economics of dual technologies and spill-overs from military to civilian research and development », Research Policy, vol. 6, n° 6, 1995.
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  • Keith Hartley : « The Arms Industry, Procurement and Industrial Policies », Handbook of defense economics, chapitre 33, vol. 2, T. Sandler et K. Hartley (ed.), 2007.
  • En ligne Keith Hartley et Todd Sandler : « The future of the defence firm », Kyklos, n° 56, 2003.
  • Sylvain Moura : « L’État dans le financement de la R&D militaire des entreprises », Ecodef, n° 54, 2011.
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  • En ligne Claude Serfati : « Le rôle de l’innovation de défense dans le système national d’innovation de la France », Innovations, n° 28, 2008.
  • Claude Serfati : L’industrie française de défense ; La Documentation française, 2014.
  • Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ; La Documentation française, ministère de la Défense, 2013.
  • Dominique Gallois : « Comment le ministère de la Défense innove pour boucler son budget », Le Monde, 30 décembre 2014.
  • Nathalie Guibert : « Face au terrorisme, des moyens promis à l’armée », Le Monde, 13 mars 2015.
Julien Malizard
Chercheur. Chaire Économie de Défense.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.780.0034
Pour citer cet article
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