CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Avec le concept de nation-cadre, présenté au sein de l’Otan en 2013 et adopté par l’Alliance au Sommet de Newport en 2014, l’Allemagne veut amener le thème de la coopération de défense entre les pays européens de l’Otan au premier plan. La mise en place de groupes multinationaux devrait permettre d’augmenter la capacité à faire durer et maintenir les moyens militaires clés des pays européens. L’idée est d’ajouter le peu de capacités qui restent aux petites armées à celles d’une grande nation-cadre, qui constituerait la clé de voûte organisatrice.

2 Politiquement, le concept contribue au partage des charges transatlantiques. En tant qu’initiatrice, l’Allemagne doit maintenant non seulement montrer que ce plan peut surmonter les problèmes de la coopération de défense, mais elle doit surtout dissiper le scepticisme des partenaires qui doutent de la fiabilité de Berlin en tant que partenaire militaire.

Les prémices

3 Le concept allemand de nation-cadre, Framework Nations Concept (FNC), est une contribution clé au débat européen sur la coopération de défense : ce dispositif doit permettre de renforcer les capacités européennes grâce à une coopération durable entre les États, et d’assurer ainsi la capacité opérationnelle des armées européennes.

4 Le FNC se base sur trois postulats : dans l’avenir, les États-Unis vont se contenter de fournir 50 % de chaque capacité de l’Otan – le reste devant être dispensé par les pays européens ; aucun État européen n’est plus en mesure de mener seul une opération militaire substantielle ; la plupart des forces armées en Europe vont continuer à décroître, les conséquences de la crise financière sur les finances publiques se faisant encore sentir plusieurs années ; même si la crise autour de l’Ukraine pourrait amener quelques pays à augmenter leurs budgets.

5 La différence entre petites et grandes armées va donc encore s’accentuer : les petites armées se spécialisent dans le peu de domaines où elles peuvent encore apporter une contribution pertinente à l’international, tels que la défense NBC (nucléaire, biologique, chimique), néanmoins sans coordonner ces spécialisations. Les États de grande taille, quant à eux, ont tellement réduit leurs forces armées que s’ils disposent même encore de toutes les capacités militaires, ils ne les possèdent pas en quantité suffisante pour mener longtemps une opération individuellement. De plus, la pression sur les coûts empêche l’acquisition d’équipements comme les avions ravitailleurs et de transport qui rendent les armées plus rapides, plus mobiles, performantes et durables. Par ailleurs, même la capacité d’accomplir une opération militaire se perd peu à peu, car les moyens de communication, de logistique et de renseignement manquent de plus en plus. Il en va de même pour les capacités dites de « niche » telles que la défense aérienne ou le soutien médical. Les Européens ne peuvent les mobiliser que collectivement.

6 Aussi, les États européens devraient se coordonner et se spécialiser dans tel ou tel type d’armement afin que chacun n’ait plus à avoir tout, mais qu’en cas de besoin, le dispositif militaire adéquat nécessaire soit disponible. La nécessité de coordination en temps de budgets serrés, connue sous les noms de Pooling & Sharing (UE) et Smart Defense (Otan), est reconnue par tous les pays européens – du moins en théorie. Sa réalisation pratique laisse néanmoins à désirer.

Ce que propose le concept de nation-cadre

7 Le concept de nation-cadre cherche à porter remède à cette situation. Selon son concept, les pays européens devraient former des clusters, ou groupes de petits et grands États qui coordonneraient plus étroitement l’acquisition et l’emploi de matériels et la disponibilité des troupes à long terme. Le commandement de chaque cluster serait assuré par une « nation-cadre », qui fournirait le dispositif militaire de base : la logistique, les centres de commandement, etc. Les petites armées ajouteraient à ce pilier leurs contributions nationales spécifiques, telles que la défense aérienne. Ainsi, le groupe serait plus performant et pourrait mener une opération plus longtemps. De plus, chaque État n’aurait plus à tout maintenir et financer, laissant ainsi plus de fonds disponibles pour procurer au groupe ce dont il a besoin. L’ensemble des clusters fournirait ainsi un paquet de capacités cohérent.

8 La réalisation du concept vise à ce que les États européens s’organisent militairement autour des pays de grande taille qui ont jusqu’à présent gardé un large éventail de capacités : l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, et peut-être également l’Italie et la Turquie.

Les objectifs de l’Allemagne

9 Avec l’initiative du FNC, l’Allemagne poursuit trois objectifs.

10 Premièrement, elle cherche à légitimer la préservation de son éventail de structures et capacités militaires nationales – en phase avec le principe de « l’étendue avant la profondeur », leitmotiv de l’actuelle réforme de la Bundeswehr. Cette dernière veut regagner par les contributions des autres la profondeur, ou la capacité à durer, perdue à cause des réductions de moyens prévues et en partie déjà effectuées. Si l’Allemagne trouve des partenaires prêts à se lier militairement à elle sur le long terme, alors Berlin ne pourra plus unilatéralement modifier ces structures internationalisées sans encourir de dommages politiques.

11 Deuxièmement, le FNC donnerait une nouvelle dimension à la planification de la défense au niveau international : elle serait alors plus coordonnée, plus détaillée et plus fiable. En outre, les États pourraient durablement faire valoir leurs expériences de coopération dans le cadre des missions de l’Otan ou de l’UE. Certes, les États européens travaillent déjà ensemble depuis vingt ans (par exemple le Kosovo et l’Afghanistan), néanmoins, les procédés qui ont fait leurs preuves n’ont que rarement été repris dans la préparation à long terme des opérations suivantes. En effet, ni les forces armées ni leurs responsables politiques n’étaient prêts à rendre public leur réel degré de dépendance vis-à-vis de leurs partenaires.

12 Troisièmement, le gouvernement allemand a vu dans le FNC la possibilité de donner plus de visibilité à une initiative allemande pour le Sommet de l’Otan 2014, et contrebalancer ainsi sa réputation de frein ou « status quo ally » dans la coopération militaire.

FNC : anciens défis sous un nouveau jour

13 Après le grand succès rencontré par le FNC lors du Sommet de l’Otan 2014, le défi consiste désormais à le mettre en pratique. Sa mise en œuvre remettra sur le tapis les questions fondamentales auxquelles les États ont jusqu’ici refusé de répondre.

Dépendance

14 Quel degré de dépendance durable sont-ils prêts à accepter pour garantir l’interopérabilité et maintenir les capacités clés ? La réponse interfère dans la mise en œuvre des capacités. C’est une décision que les États aujourd’hui ne peuvent plus prendre seuls, car elle dépend aussi des partenaires. Le FNC met explicitement les dépendances au fondement de la planification : il crée des unités multinationales, dont les parties nationales sont difficiles à extraire.

Équilibre entre les intérêts

15 En outre, l’échange doit être efficace entre les États de grande et de petite taille ; autrement dit entre ceux qui pourraient être des nations-cadres, et ceux qui s’intégreraient dans le cadre en question. Les grands doivent pouvoir mettre le fonctionnement du cadre en perspective sur le long terme, à la fois politiquement, militairement et financièrement. En contrepartie, ils assurent le commandement politique. Les petits cherchent comment politiquement tirer profit de leurs armées en net recul. Ainsi, ils sont à la recherche de partenaires leur permettant de contribuer à la politique de sécurité malgré la réduction des forces armées.

Échéances

16 Coopérer en matière de défense aujourd’hui ou dans dix ans n’est pas la même chose. Précisément parce qu’aucune percée n’a été faite sur cette question jusqu’à présent, le temps presse : les partenaires potentiels perdent de plus en plus de capacités, qu’il s’agisse de chars de combat ou de défense aérienne. Un jour ou l’autre, une coopération sur le modèle du FNC deviendrait de toute façon une réalité, car les États ne sont plus opérationnels indépendamment. Cependant, d’ici là, de nombreuses capacités précieuses seront encore perdues – et contrairement au cas d’une coopération anticipée, organisée et ciblée – de manière non planifiée.

Profondeur de la coopération

17 L’intensité de la coopération est déterminante. Primo, plus il y a de troupes impliquées, plus les gains de la coopération sont élevés. Secondo, l’intégration dans des structures internationales tend à prévenir le démantèlement des structures nationales. À l’inverse, lorsqu’un pays n’intègre qu’une petite partie de ses troupes dans le partenariat, les forces armées restantes risquent des coupes budgétaires, leur réduction n’étant pas un problème à l’international. Afin que de petites contributions jouent malgré tout un rôle politique et militaire pertinent, les États devraient rapidement les intégrer à l’international.

Réserves et critiques à l’égard de l’Allemagne

18 La mise en œuvre du FNC nécessite que l’Allemagne trouve des partenaires prêts à coopérer dans le cadre proposé par Berlin. Des premiers pas ont déjà été effectués : la brigade aéromobile néerlandaise a été intégrée dans une structure de commandement allemande. De plus, lors du Sommet de l’Otan à Newport en 2014, dix États ont manifesté leur intérêt pour une coopération avec l’Allemagne.

19 Cependant, les pays traditionnellement interventionnistes, comme les Pays-Bas ou la Pologne, se demandent si leurs capacités seront réellement mises en valeur s’ils se lient à l’Allemagne. En effet, ils deviendraient alors de facto dépendants de la politique de sécurité de Berlin. La réticence de l’Allemagne à utiliser les moyens militaires (comme en Libye en 2011) et le processus de participation du Parlement, considéré comme compliqué, entretiennent ces doutes. De plus, les mandats de l’Allemagne ont souvent réduit la capacité d’agir des interventions multinationales (par exemple pour EUFor RD Congo 2006).

20 La nette préférence du gouvernement allemand pour des missions de formation (Training and Advisory Missions), ancrée conceptuellement dans l’Enable and Enhance Initiative (E2I) et visible en pratique dans les interventions comme le Mali (2013), semble confirmer cette inquiétude. En effet, l’Allemagne n’est pas prête à établir les conditions pour ce genre de missions de formation, à savoir combattre au côté de ses partenaires européens pour créer d’abord un environnement stable.

21 En outre, des préoccupations ont été exprimées quant à l’idée que l’Allemagne cherche à soutenir sa propre industrie de défense grâce au FNC. Les éléments fournis par les partenaires plus petits et les capacités conservées vont aussi s’orienter sur ce qui est compatible avec les intérêts de l’industrie de défense de la nation-cadre.

Conclusion : ce que l’Allemagne doit faire maintenant

22 Le FNC peut devenir un instrument d’organisation central des structures de défense de l’Europe. En tant qu’initiatrice, l’Allemagne a le devoir de promouvoir sa mise en œuvre en montrant l’exemple. Sinon, le FNC risque le même destin que d’autres initiatives comme le Pooling & Sharing : une symbolique politique à bout de souffle sans aucun effet sur les structures de défense.

23 Politiquement, Berlin doit se montrer prêt à assumer les conséquences d’une coopération étroite comme celle exigée par le FNC. Si l’Allemagne veut prouver sa fiabilité en tant que partenaire de manière crédible, alors elle doit justifier sa décision pour ou contre les interventions de manière compréhensible en termes de politique de sécurité. Les crises actuelles en Ukraine et en Irak, ainsi que le débat national sur le rôle du Parlement, représentent des opportunités pour définir les priorités de la politique de sécurité allemande, et montrer sous quelles conditions et par quels moyens un engagement de l’Allemagne est possible et imaginable.

24 Dans le même temps, l’Allemagne doit créer le cadre politique et légal rendant possible une coopération si étroite. Légalement, il doit être clarifié si le choix d’une dépendance mutuelle irréversible est compatible avec la décision de la Cour constitutionnelle allemande sur le Traité de Lisbonne – ou si cela est même imposé par la clause de préservation de la souveraineté, car c’est la seule manière pour l’Allemagne de préserver sa capacité d’action militaire. Concernant ses partenaires, Berlin doit créer et maintenir les conditions adéquates pour une coopération intensive avec l’Allemagne, et pour le partage de souveraineté qui en résulte. Pour cela, des dialogues réguliers sont nécessaires, pour régler les problèmes grâce au soutien de l’action politique.

25 Militairement, il faut maintenir les ambitions initiales du FNC. Avec le Sommet de l’Otan de 2014, la visibilité politique de l’initiative a été atteinte. Dans la mise en œuvre à venir, Berlin a cependant déjà fortement réduit les ambitions : ainsi, le FNC a été déclaré comme un projet à long terme qui ne présentera de résultats que dans un futur lointain. Par ailleurs, Berlin ne mise que sur quelques petits projets dans des domaines particuliers, au lieu de s’atteler au « paquet cohérent de capacités » qu’il a lui-même suggéré. Les étapes concrètes de la réalisation se limitent pour l’instant à des processus bilatéraux isolés. Compte tenu des difficultés, on peut voir aujourd’hui que même la réalisation complète de ces objectifs isolés ne provoquerait pas de changements structurels ni n’augmenterait l’efficacité militaire.

26 Pour atteindre l’objectif fondamental du FNC, à savoir maintenir les capacités grâce à la coopération, l’Allemagne devrait augmenter nettement ses contributions. Elle pourrait s’engager à commander en tant que nation-cadre quatre brigades FNC en trois ans, sans apporter plus de 60 % des capacités. Le reste devrait être fourni par les partenaires. Ainsi, Berlin étendrait l’utilisation des mécanismes du FNC et augmenterait l’acceptation du concept par de multiples exemples.

27 Enfin, Berlin devrait également apporter le FNC dans l’UE. La concentration actuelle sur l’Otan signifie à laisser la possibilité de définir les capacités militaires au sein de l’UE inutilisée, dans le contexte d’instruments civils et de capacités industrielles. Enfin, les États de l’Europe doivent être prêts à s’organiser de manière plus réaliste pour être économiquement plus efficaces.

Français

L’approche du concept de nation-cadre par l’Allemagne constituera un enjeu majeur illustrant la réalité de la volonté de Berlin à s’engager dans une opération, avec l’appui de ses partenaires de l’Otan ou de l’Union européenne.

English

The German Concept of Framework-Nation for a Cooperation of Defense in Europe

Approaching the concept of Framework-Nation by Germany constitutes a major issue illustrating the reality of Berlin’s desire to engage in an operation, with the support of its partners, the OTAN and the European Union.

Claudia Majorn
Docteur en science politique, chercheurs à l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité (SWP), Berlin.
Christian Mölling
Docteur en science politique, chercheurs à l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité (SWP), Berlin.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.779.0090
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