1 La création de l’État Islamique en Irak et en Syrie (EIIS ou EI) [1] a été vue comme une « occasion favorable » par des pays souhaitant la chute de Bachar el-Assad, et comme émergence d’un acteur important au Moyen-Orient par l’Otan. Non seulement ce groupe est récemment devenu une menace pour les pays voisins de l’Irak ou de la Syrie, dont certains sous-entendent qu’ils l’ont soutenu, mais il a également commencé à recruter dans ces pays ou en Europe et aux États-Unis. L’Inde, bien qu’éloignée de la crise, a commencé à ressentir la menace causée par des événements chez ses voisins et le relatif intérêt porté par sa forte population musulmane à la propagande de l’EI, en particulier chez les musulmans extrémistes locaux. Le nouveau gouvernement indien, dirigé par Narendra Modi, a pour l’instant réussi à gérer les risques liés à l’EI grâce à son cadre démocratique et inclusif des différents groupes religieux. L’enjeu est de mettre en place une approche proactive vis-à-vis des menaces de l’EI avant qu’elles ne se matérialisent de façon insurmontable pour l’Inde.
2 Jusqu’à l’année dernière, l’insurrection en Syrie a été présentée comme une simple extension des « printemps arabes » vécus en Tunisie, en Libye et en Égypte, et comme une conséquence de troubles et divisions au sein de la population syrienne. Les dirigeants des sultanats sunnites du golfe Persique, principalement l’Arabie saoudite et le Qatar, ont vu dans cette insurrection une opportunité de renverser un Bachar el-Assad, alaouite, proche de la Russie et de l’Iran, en soutenant financièrement le développement de l’Armée syrienne libre (cf. R. Abouzeid). Al-Qaïda, « fragmentée et affaiblie » après la mort d’Oussama Ben Laden, et maintenant dirigée par l’Égyptien Ayman al-Zawahiri, qui a créé Jabbat al-Nusra, ou front a-Nusra, pour mener le militantisme salafiste en Syrie, profitant initialement de l’absence d’organisation wahhabite. Puis en septembre 2014, Ayman al-Zawahiri a annoncé dans une vidéo la création d’Al-Qaïda dans le sous-continent indien, en mentionnant spécifiquement le Cachemire, l’Assam et le Gujarat, États à forte population musulmane, et les pays voisins de l’Inde. C’était la première fois que la plus grande démocratie d’Asie du Sud était visée comme terre de djihad.
La montée de l’État Islamique
3 Pendant qu’Al-Qaïda continuait d’étendre sa zone d’opération de l’Afrique du Nord au Sud-Est asiatique, un ancien étudiant en droit islamique, Abu Bakr Al-Baghdadi (cf. J. Di Giovanni), qui a été prisonnier des troupes américaines, a créé un mouvement salafiste radical, dont la « cruauté » a poussé Al-Qaïda à prendre ses distances avec lui (cf. A. Baker), à partir de la doctrine du groupe Jamaat al-Tawhid Wa’al Jihad. L’État Islamique en Irak et en Syrie, que certains voient né dans l’insurrection syrienne, a gagné du terrain aussi bien contre les forces armées syriennes, que contre les mouvements soutenus par l’Otan et ses alliés, avec une grande facilité. Au lieu de chercher à appliquer un programme global, ce mouvement s’est concentré sur la Syrie et a progressivement capturé une part importante du territoire irakien. Il s’est rebaptisé lui-même Al-Dawah al-Islmaiyah fi’al-Iraq wa-al Sham (Daech) que l’on traduit par État Islamique en Irak et au Levant/Syrie (EIIL/S). L’expertise opérationnelle du mouvement, dans ses actions conventionnelles, non conventionnelles et psychologiques, peut également être jugée à l’aune de sa capacité à recruter non seulement dans les pays musulmans du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord – sans oublier le récent ralliement de Boko Haram (cf. L. Caramel et J. Tilouine) – et d’Asie centrale, mais également dans les nations occidentales comme les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Italie ou l’Espagne (cf. S. Mantoux). Le djihadiste d’origine britannique connu sous le nom de « Jihadi John » a établi un nouveau « standard » en utilisant les exécutions filmées comme outil de guerre psychologique. La Chine a sa part de problèmes internes depuis qu’un nombre non négligeable de jeunes Ouïgours de la région du Xinjiang ont rejoint la Syrie pour combattre avec l’EI. Des combattants originaires du Pakistan ont également rejoint la Syrie, certains au sein du Tehrik-i-Taliban Pakistan, TTP (cf. S. Mantoux), d’autres l’EI.
Contexte régional et indien
4 Le régime syrien entretient de fortes relations avec l’Inde, concrétisées par de multiples coopérations dans différents domaines, comme les technologies, l’éducation ou la santé. Les gouvernements indiens successifs ont considéré ce lien avec la Syrie comme excellent. Le président Hafez El Hassad avait soutenu la position de l’Inde au sujet de la zone contestée du Cachemire quand la plupart des pays arabes soutenaient le Pakistan, et ce malgré la position propalestinienne de l’Inde (cf. T. Ratna). Cette relation existant depuis 1957 et la visite du Premier ministre Nehru ont été renforcées par des visites en Syrie, entre autres celles de l’ancien Premier ministre Vajpayee et de l’ancienne présidente Pratibha Patil (cf. K. Taneja). L’Inde a même été directement touchée par le conflit en Irak quand une quarantaine d’infirmières furent enlevées par l’EI. Elle a déployé d’importants moyens diplomatiques, et a envoyé une mission « search & rescue » à la frontière syro-irakienne [2]. Le gouvernement de Modi, tout juste élu, a réussi à négocier leur libération, ce qui peut être vu comme un « miracle » quand on voit le nombre de ressortissants étrangers exécutés à la même période. L’importante population chiite indienne a exprimé son soutien au gouvernement et sa volonté de combattre le mouvement sunnite-wahhabite, et ses différentes factions, après qu’ils aient attaqué le mausolée de Sayeda Zeinab en 2013 et des lieux saints chiites en Irak (cf. A. Abdallah). Des organisations musulmanes indiennes ont condamné les actions de l’EI et les ont déclarées « non islamiques ». Les relations de l’Inde avec l’Iran jouent un rôle dans cette situation. Alors que les États-Unis et Israël considèrent le Hezbollah comme une organisation terroriste, l’Inde ne suit pas ces positions et va même jusqu’à coopérer avec le mouvement soutenu par l’Iran dans le cadre de la mission de maintien de la paix des Nations unies à la frontière israélo-libanaise (cf. S. Ramachandran). Il faut mettre sa politique en perspective au regard de l’offensive menée contre l’EI avec l’appui de troupes soutenues par l’Iran (cf. P. Memheld).
Un danger identifié
5 Une photo de jeunes musulmans du sud de l’Inde arborant des t-shirts blancs et noirs de l’EI a commencé à apparaître dans les médias sociaux indiens à la mi-2014 (cf. J. S. D. Stalin). Les services de sécurité indiens ont commencé à réagir quand des drapeaux de l’EI ont été vus à la sortie de la prière du vendredi dans le Cachemire. Ce fait est d’autant plus marquant que, jusqu’à présent, l’insurrection du Cachemire était surtout le fait de militants soutenus par le Pakistan. Finalement, une première recrue de l’EI a été identifiée, mise sous surveillance et arrêtée puis rapatriée par les services de renseignement indiens (cf. K. Taneja). L’étudiant ingénieur, originaire de Kaylan près de Mumbai, était parti pour l’Irak au prétexte d’un pèlerinage et une fois sur place avait averti sa famille qu’il rejoignait l’EI. Celle-ci prévint le ministère de l’Intérieur indien, ce qui a abouti à son arrestation et à sa détention. La seconde « prise » intéressante pour les Services indiens (National Intelligence Agency et Intelligence Bureau) est Shami Witness, qui coordonnait des actions sur les réseaux sociaux pour le compte de l’EI dans la région de Bangalore. Son rôle a été jugé important dans le recrutement de jeunes apprentis djihadistes non seulement en Inde, mais dans le monde entier, opération faite à partir de la capitale indienne des technologies de l’information. Ces deux arrestations ont été une prise de conscience pour les autorités indiennes : l’EI est encore loin, mais son idéologie est déjà présente. La menace effective a dès lors été perçue comme bien plus importante qu’elle ne l’avait été jusque-là. La nécessité de prendre des mesures rapidement est alors apparue.
« L’ennemi à nos portes »
6 Les autorités indiennes ne pensent pas que la stratégie dite du « no boots on the ground » puisse suffire à faire reculer l’EI et les récents succès des troupes appuyées par une coalition occasionnelle et les Iraniens y poussent (cf. C. Weiss). La campagne aérienne comporte ses propres risques de médiatisation, dont par exemple l’exécution du pilote jordanien, et le rôle ambigu de la Turquie reste un facteur obérant certains succès tactiques. L’Inde ne compte pas se montrer complaisante vis-à-vis de l’EI et le Premier ministre Modi a réaffirmé que les musulmans indiens contreraient les plans de l’EI et AQ dans le sous-continent, d’autant que pour l’instant la « fascination » de jeunes indiens pour l’EI est « négligeable » (cf. Ians). Au demeurant, l’Inde accueille la 2e (ou 3e selon les sources) population musulmane au monde avec l’Indonésie et le Pakistan, dont une grande majorité de jeunes, cible privilégiée du recrutement pour le djihad. Les services de sécurité indiens prennent la menace au sérieux, et des contacts réguliers sont entretenus avec leurs homologues syriens (cf. PTI) et iraniens (cf. A. Aneja). Le général Qassem Suleimani, commandant la force Al-Qods des Gardiens de la révolution, et le Hezbollah, sont crédités de victoires contre l’EI ; même si des pertes d’officiers supérieurs ont eu lieu (cf. M. Chulov). Les liens existants entre l’Inde, la Russie et l’Iran seraient également à revoir à la lumière de leurs propres actions contre les taliban en Afghanistan. L’Inde et ces pays auraient soutenu militairement l’Alliance du Nord. La situation des communautés chiites, chrétiennes ou yazidis, en Syrie et en Irak, préoccupe les populations indiennes concernées. Une aide non létale a été fournie par l’Inde à l’Irak et des échanges de renseignements ont également été mis en place avec les pays occidentaux. L’Inde a des liens anciens avec l’Irak et la Syrie, des chrétiens syriaques ayant atteint ses rivages (cf. B. Lepetit). Au-delà de ces facteurs, l’Inde voit son intérêt à ne pas laisser cette région tomber dans un chaos qui pourrait s’étendre. Ses intérêts sont énergétiques, de par ses approvisionnements en pétrole, et économiques de par le soutien qu’elle a apporté à la Syrie jusqu’au début du conflit. Et compte tenu de ses propres enjeux internes et limitrophes, l’Inde ne peut pas laisser l’EI s’étendre.
7 * * *
8 Outre sa forte population musulmane, terreau de recrutement potentiel, l’Inde voit la problématique de l’EI à l’aune de ses propres enjeux régionaux, et finalement elle est en train de repenser son action diplomatique au cœur de plusieurs enjeux internationaux et ses capacités grandissantes de puissance militaire régionale. L’Inde développe des partenariats, dont des accords de défense avec de nombreux pays musulmans : Iran, Indonésie, Malaisie, Oman. Si la priorité reste de contrer, selon sa propre perspective, l’influence de la Chine dans l’océan Indien, le facteur « EI » devrait prendre une place importante dans le jeu des appareils militaires et sécuritaires indiens.