CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La politique constamment poursuivie par la Russie a consisté, d’abord à atteindre les mers depuis Moscou, puis à s’assurer des débouchés vers les mers libres de glace durant toute l’année. Cela s’est traduit par une expansion vers le sud et vers l’est, selon quatre axes : Finlande, mer Noire, Asie centrale et Extrême-Orient. L’histoire russe s’apparente à celle d’une colonisation continue.

2 Le « messianisme russe », grâce auquel un empire va se développer progressivement depuis la petite principauté moscovite, voit le jour après la victoire d’Alexandre Nevski sur les teutoniques en 1242. C’est seulement sous le règne d’Ivan le Terrible, sacré tsar  [1] en 1547 que l’État russe débouche sur la mer Caspienne et entre pour la première fois en contact avec la puissance ottomane. Mais, c’est avec Pierre le Grand, à compter de 1682, que la Russie entre dans le système des puissances : les premiers ports sont conquis sur la Baltique, la Russie prend pied dans les régions baltes, en Poméranie et en Finlande. Surtout, par la victoire de Poltava, remportée sur les Suédois en 1709, ceux-ci sont contraints à quitter l’Europe continentale et la Russie s’installe dans la place de grande puissance du Nord européen. Pierre crée alors Saint-Pétersbourg, comme un défi aux Suédois. En Asie, la Russie s’étend jusqu’au Pacifique, colonise la Sibérie et, vers le sud, annexe les côtes occidentales et méridionales de la Caspienne.

3 Catherine II va poursuivre le même programme impérialiste : elle démembre la Pologne, s’attaque à la Turquie et se fait reconnaître « protectrice des chrétiens orthodoxes de l’Empire ottoman ». Ayant obtenu un droit de libre navigation en mer Noire, elle crée le port d’Odessa. En 1809, la Finlande est placée sous tutelle. Lors du congrès de Vienne, Alexandre ne se rallie pas à l’idée d’équilibre des puissances européennes, cher à Metternich, et confirme sa mainmise sur la Pologne. À partir de la guerre d’Indépendance de la Grèce, la Russie se fait le champion de l’émancipation des pays balkaniques contre le joug ottoman. En fait, la Russie cherche à s’assurer un accès en Méditerranée par le contrôle des Dardanelles. Revers grave en 1856, à l’issue de la guerre de Crimée, la Russie perd l’accès aux Détroits. L’Angleterre triomphe.

4 Auparavant, la Russie avait soutenu le monde germanique : lors des événements de 1848, la Russie avait sauvé l’Autriche en envoyant des moyens militaires pour contribuer à écraser la révolution hongroise ; entre 1863 et 1870, cette ligne politique perdure, la Russie laissant Bismarck réaliser l’unité allemande autour de la Prusse. Puis, en dépit du traité de réassurance signé avec Berlin, un renversement des alliances s’opère : en 1875, la Russie retient l’Allemagne d’attaquer la France avant de signer un accord en bonne et due forme avec Paris en 1893. En 1877, lors d’une nouvelle guerre avec l’Empire ottoman, Moscou s’empare de la Bessarabie et d’une partie de l’Arménie, avant d’intervenir en 1879 au Tadjikistan et de s’emparer de la passe de Zulficar, lieu de passage naturel entre la Perse, l’Afghanistan et la Russie. Londres riposte, dans le cadre du « grand jeu » afghan en plaçant un de leurs hommes sur le trône à Kaboul : la progression russe vers l’océan Indien se trouve stoppée et un État « tampon » protège les Indes de la menace russe.

5 Maniant le balancier avec un art consommé, la Russie se tourne alors vers l’Extrême-Orient : après avoir fondé le port de Vladivostok en 1860 et s’être emparé de la moitié Nord de l’île de Sakhaline, la Russie s’empare de Port Arthur en 1898, puis, deux ans plus tard, commence sa pénétration en Mandchourie. La confrontation avec le Japon est inévitable et c’est le désastre de Tsushima : la Russie abandonne Port Arthur et Sakhaline et surtout elle se trouve éliminée du partage de la Chine et mise hors-jeu en Corée, face au Japon. Il s’agit d’une énorme humiliation et, de façon naturelle, le balancier russe se retourne vers les Balkans, en Europe. En 1912, l’Alliance balkanique est patronnée par la Russie et après les avatars des guerres balkaniques – la Russie étant ’alliée naturelle de la Serbie et de la Bulgarie, en concurrence en Macédoine – la Sublime Porte se trouve éliminée d’Europe. En 1914, l’étincelle de la guerre part des Balkans, et la Russie se fait reconnaître par la France la légitimité de ses visées sur les Détroits  [2].

6 Le traité de Brest Litowsk, signé avec l’Allemagne à l’issue de la Révolution d’octobre, est une catastrophe pour Moscou : la Russie perd les pays baltes, la Pologne et une part non négligeable de la Biélorussie, la Finlande et l’Ukraine accédant pour leur part à l’indépendance. Au bilan, à sa naissance, la Russie soviétique se trouve plus réduite que la Moscovie du temps d’Ivan le Terrible : elle se retrouve coupée de la Baltique, isolée de l’Europe centrale par la Pologne et refoulée à l’intérieur du continent. Dans l’euphorie des lendemains de la Révolution, en 1918, le gouvernement des Soviets déclare renoncer à toute politique annexionniste, et proclame, selon le droit des peuples, à disposer d’eux-mêmes, la possibilité pour les peuples de l’Empire de s’émanciper : la Géorgie devient indépendante, les Britanniques et les Américains débarquent à Arkhangelsk et à Mourmansk, et les Français à Odessa. Le Japon occupe Vladivostok. Dès l’année suivante, le Kremlin fait volte-face et, en 1921, l’indépendance de la Géorgie est écrasée dans le sang et, fort de cet exemple, l’Ukraine retourne, à son corps défendant, dans le giron moscovite. Simultanément, la Russie soviétique reprend pied en Afghanistan. Le succès de la guerre civile entraîne le départ de l’ensemble des contingents alliés occidentaux.

7 Avant de se retourner vers l’Extrême-Orient, afin de garantir ses « arrières » européens, menacés par la Pologne, Moscou signe le 16 avril 1922 un accord avec l’Allemagne de Weimar à Rapallo. La même année, Vladivostok est réoccupé et les Japonais chassés de Sibérie. Pour permettre à sa flotte de basculer de l’océan Arctique au Pacifique, un très large canal est percé depuis la mer Blanche. Le port de Mourmansk qui ouvre à Moscou un accès direct sur la mer de Barents prend une importance considérable  [3].

8 Ayant réussi un « sans-faute stratégique » en signant un traité de non-agression avec Berlin en août 1939, Staline sait qu’il ne fait que retarder l’heure de la confrontation armée avec le Reich. Ayant récupéré la partie biélorusse de la Pologne, l’isthme de Carélie sur la Finlande, puis s’étant emparé des pays baltes et de la Bessarabie, en 1940, Staline avait effacé les funestes conditions de Brest-Litovsk  [4].

9 En 1945, l’Union soviétique se partage la victoire avec les États-Unis. En Extrême-Orient, elle récupère l’intégralité des territoires perdus en 1945 ; en Europe, elle annexe la partie orientale de la Pologne (conformément au traité germano-soviétique de 1939), le nord de la Prusse orientale, les pays baltes, l’Ukraine subcarpatique, la Bessarabie (la Moldavie) et la Bucovine du Nord. Ses armées occupent un immense glacis protecteur incluant le reste de la Pologne, l’Allemagne entre Elbe et Oder, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, une partie de l’Autriche et l’ensemble des Balkans, à l’exception de la Grèce. En 1948, le schisme de Tito marque l’arrêt de la poussée soviétique vers l’ouest. Stabilisée en Europe, l’Union soviétique, reprenant la tradition de la vieille Russie, reporte alors ses efforts vers l’Extrême-Orient : elle apporte son soutien aux communistes chinois et coréens, ainsi qu’au Vietminh.

10 Les successeurs de Staline, Khrouchtchev et Brejnev, ont poursuivi cette politique traditionnelle russe : un schisme s’étant produit avec la Chine de Mao, Moscou s’est employé à briser l’axe naissant entre Pékin-Tokyo et Washington, tout en disposant de solides appuis dans la région, à Hanoi et Phnom Penh. Simultanément, sous couvert de soutien aux pays arabes en lutte contre Israël, l’Union soviétique bénéficiait de bases en Méditerranée orientale.

11 Et aujourd’hui ? Poutine se situe exactement dans la même ligne politique que ses prédécesseurs : au même titre que Staline était parvenu à effacer la honte de Brest-Litovsk, il s’efforce de restaurer la puissance de l’ancienne Union soviétique, mise à mal par la dislocation de l’Empire. D’où les actions en Tchétchénie, en Ossétie du Sud hier, et en Ukraine aujourd’hui. Hors de la sphère de l’ancien Empire, sa politique poursuit encore celle de ses prédécesseurs : son alliance avec le régime de Damas ne vaut que par la libre disposition du port de Tartous. C’est ainsi, quel que soit le régime, les tsars depuis Pierre le Grand jusqu’à Nicolas II, les dirigeants soviétiques, ou, aujourd’hui, les actuels dirigeants russes, agissent avec une constante étonnante.

Notes

  • [1]
    Transcription russe du latin « caesar ».
  • [2]
    Mais, pas par Londres, qui y demeure farouchement opposée et qui prône leur internationalisation.
  • [3]
    Avec Mourmansk, Sébastopol et Vladivostok, la marine soviétique acquiert une capacité d’action mondiale.
  • [4]
    Au même titre qu’Hitler avait effacé celles de Versailles.
Claude Franc
Saint-cyrien de la promotion Maréchal de Turenne et breveté de la 102e promotion de l’École supérieure de Guerre, colonel en retraite, auteur de plusieurs ouvrages sur la Grande Guerre et d'articles dans la presse militaire et civile spécialisée.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.779.0125
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