CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les soulèvements populaires arabes, hâtivement baptisés « printemps », mais qui ont majoritairement tourné en « hivers », sont aujourd’hui diversement perçus par les Égyptiens. Il y a d’abord le régime au pouvoir qui les observe avec beaucoup d’appréhension. En Égypte même, les autorités veulent en finir avec le désordre, l’instabilité sécuritaire, politique et économique que ce soulèvement a produit depuis le 25 janvier 2011. Elles cherchent à éradiquer la confrérie des Frères musulmans, qui avait accédé au pouvoir à la faveur du soulèvement. Les conflits meurtriers qui ont suivi les révoltes populaires dans les autres pays arabes, en Libye, en Syrie et au Yémen, sont, pour le régime égyptien, source de désordre et d’instabilité dans le monde arabe, de déstabilisation et de menace sécuritaire pour l’Égypte. La reprise en main par l’« État profond » ou l’État autoritaire, après la destitution du président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, en juillet 2013, explique cette vision des choses. Finie la vision idéologique d’inspiration islamiste, moteur de la politique égyptienne sous les Frères musulmans. Et retour aux raisons d’État qui ont guidé la politique du Caire, depuis le renversement de la monarchie par les Officiers libres, en 1952. Avec toutefois, l’intermède de la présidence d’Anouar Sadate qui, dans les années 1970, a autorisé et encouragé le retour en Égypte des Frères musulmans pour combattre les effets de l’héritage socialiste et panarabe de Gamal Abdel Nasser. Son assassinat en octobre 1981, par des islamistes, a mis fin à cet épisode.

2 Autant dire qu’aujourd’hui la vision et l’action du Caire vis-à-vis des conflits qui secouent les pays dits du « Printemps arabe » sont guidées par un facteur majeur : combattre l’islamisme qui semble gagner du terrain à la faveur des soulèvements populaires dans plusieurs pays arabes, notamment la mouvance que représentent les Frères musulmans. Depuis le renversement du président Morsi, ces derniers sont dans le collimateur du régime égyptien, qui mène une guerre existentielle contre la confrérie et, au-delà, contre les forces islamistes dans la région. La recrudescence des attentats terroristes contre l’armée et la police, à la suite de la chute de la confrérie, a donné un sens autrement aigu et urgent à ce combat.

Priorité au conflit libyen

3 La perception du Caire des menaces de déstabilisation en provenance des pays du « Printemps arabe » varie en fonction de la proximité géographique. Un pays voisin, la Libye, en proie à un conflit armé entre islamistes et anti-islamistes présente, aux yeux du Caire, un danger bien plus grave que ceux de la guerre civile en Syrie ou du conflit au Yémen. Preuve de ces soucis : la visite impromptue effectuée par le président Abdel-Fattah Al-Sissi en Algérie, le 25 juin 2014, la première à l’étranger depuis son investiture, en début du même mois. Premier objectif du déplacement : chercher l’appui d’Alger, qui partage de longues frontières avec la Libye, contre les risques d’extension du terrorisme islamiste en provenance de ce pays. Le dossier majeur de la visite était ainsi celui du « contre-terrorisme ».

4 Traduisant ces inquiétudes, le régime égyptien a mis en place une politique bien définie en direction de la Libye, fondée sur la lutte contre les islamistes. Cette politique s’appuie sur deux piliers. Le premier, de loin le plus important, est le soutien militaire et diplomatique au gouvernement, reconnu internationalement, du Premier ministre Abdallah Al-Thinni. Lors d’une visite de ce dernier au Caire, les 8 et 9 octobre 2014, l’Égypte s’est notamment engagée à aider à la formation de l’armée et de la police libyennes aux méthodes de la lutte antiterroriste et à apporter au gouvernement un soutien militaire face aux milices islamistes qui contrôlent de larges portions du territoire libyen. Joignant l’acte à la parole, Le Caire a bombardé les positions des islamistes dans le chef-lieu de l’est libyen, Benghazi, en octobre dernier, dans le cadre d’une vaste opération menée par l’armée libyenne pour déloger les milices islamistes qui se sont emparées de larges parties de la deuxième ville du pays (cf. M. Michael et O. Almosmari). En août, des chasseurs émiratis ont frappé, à partir de bases militaires égyptiennes, des positions d’islamistes à Tripoli pour les empêcher de s’emparer de l’aéroport de la capitale, en vain (cf. P. Kingsley, C. Stephen et D. Roberts).

5 L’Égypte et le gouvernement d’Al-Thinni se sont également entendus sur le renforcement de leur coopération sécuritaire en matière de contrôle de la frontière commune qui s’étend sur 1 115 kilomètres. Depuis le meurtre de l’ex-dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, fin octobre 2011, et la conséquente intensification du conflit entre factions rivales, cette frontière est devenue poreuse, permettant la circulation de militants islamistes dans les deux sens et le commerce illicite de tous types de marchandises, notamment la contrebande d’armes provenant de l’arsenal de l’armée libyenne à destination des groupes terroristes égyptiens basés au Sinaï, mais aussi des factions palestiniennes dans la bande de Gaza et des différents groupes de l’opposition armée syrienne. Le 25 janvier 2014, un hélicoptère de l’armée égyptienne a été abattu au Sinaï, une première, par un missile russe Strela-2, censé avoir appartenu à l’arsenal de l’armée de Kadhafi. Le groupe terroriste Ansar Beit Al-Maqdes, basé dans cette péninsule, fief du djihadisme islamiste, a revendiqué l’attentat.

6 Par son soutien militaire et politique au gouvernement d’Al-Thinni, l’Égypte pense pouvoir endiguer la vague terroriste sur son propre territoire et l’expansion des islamistes chez son voisin libyen. Le Caire cherche en effet à aider Al-Thinni à étendre son contrôle sur l’ensemble du territoire libyen. Une tâche difficile, vu la faiblesse de son gouvernement, établi désormais dans la petite ville portuaire de Tobrouk, à l’Est. Les milices islamistes, qui avaient joué un rôle majeur dans la chute du régime de Kadhafi, se sont emparées depuis août 2014 de la capitale Tripoli et de larges parties de la deuxième ville du pays, Benghazi, obligeant le Parlement élu en juin et le gouvernement qui en est issu, celui d’Al-Thinni, à fuir vers Tobrouk, proche de la frontière avec l’Égypte. Ces islamistes, qui appartiennent à plusieurs groupes, dont l’Aube de la Libye (Tripoli) et Ansar Al-Charia (Benghazi), contestent la légitimité du Parlement et du gouvernement. Elles ont ainsi rétabli l’ancien Parlement et formé un nouveau gouvernement, tous deux dominés par les islamistes. La faiblesse du gouvernement libyen, qui peine à imposer son autorité, soulève de sérieux doutes sur ses capacités à combattre efficacement les milices islamistes et les groupes terroristes que l’Égypte perçoit comme des menaces pour sa sécurité.

7 Le Caire agit parallèlement au niveau régional, auprès des pays voisins de la Libye, et a sollicité une mobilisation internationale pour un désarmement des milices et l’embargo sur les armes à leur destination. Mais le peu d’empressement, voire l’inaction, de la communauté internationale à intervenir dans ce sens dans le bourbier libyen pose de sérieuses limites à tout progrès dans ce domaine.

Les dangers du conflit syrien

8 Au même titre que le « printemps libyen », le « printemps syrien » est source d’appréhensions et d’inquiétudes pour le régime égyptien, quoique les dangers ici soient considérés comme moins graves et moins immédiats, vu l’éloignement géographique. Le premier danger est celui du djihadisme islamiste. Alors que le président Morsi avait encouragé les jeunes égyptiens à aller combattre aux côtés de l’opposition armée syrienne, au grand dam de l’armée et de la diplomatie égyptiennes qui y voyaient une politique imprudente aux conséquences incalculables, Le Caire aujourd’hui, conscient des dangers terroristes, impose depuis décembre 2014 des restrictions aux jeunes égyptiens âgés de dix-huit à quarante ans désireux de voyager en Syrie, en Libye, en Irak et en Turquie, de peur qu’ils ne rejoignent des groupes djihadistes.

9 L’Égypte avait déjà souffert dans les années 1990 d’une vague d’attentats terroristes commis, entre autres, par ceux que l’on avait appelés les « Afghans égyptiens », ces Égyptiens qui avaient été autorisés et encouragés par le président Sadate à partir combattre les troupes soviétiques en Afghanistan. Aujourd’hui, on parle des « revenants de la Syrie », ces Égyptiens qui rentrent au pays alimenter la vague terroriste, après avoir combattu aux côtés des djihadistes syriens.

10 Alors qu’elle avait, sous Morsi, rompu ses relations diplomatiques avec Damas, l’Égypte sous Al-Sissi a repris langue avec le régime de Bachar Al-Assad pour explorer sa disposition à trouver un terrain d’entente avec l’opposition syrienne. Elle estime qu’il n’est plus possible de parvenir à une solution politique sans la participation d’Assad (cf. D. Ezzat). De même, Le Caire a reçu fin décembre une délégation de la « Coalition syrienne », regroupant les différentes factions de l’opposition modérée, pour l’encourager à unifier sa position en vue d’éventuelles négociations avec Damas (cf. H. Kortam). Tout est fait pour barrer la route du pouvoir aux islamistes radicaux.

11 Le Caire est toutefois conscient des limites de son action. Il comprend que le conflit en Syrie est devenu au fil du temps une guerre par procuration, où s’affrontent puissances régionales et mondiales, notamment l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie, l’Iran, la Russie, les États-Unis et l’Union européenne, et que, par conséquent, un règlement ne peut intervenir qu’à travers un marché qui serait conclu entre ces puissances étrangères. Ce qui nécessite des concessions réciproques et de laborieux compromis, difficiles à trouver.

12 Le Caire s’inquiète également de la poursuite de ce conflit armé et de ses répercussions négatives et déstabilisatrices sur la Syrie, les pays voisins et l’ensemble de la région, dont l’Égypte. À commencer par le problème des réfugiés dont le nombre, selon le Haut-commissariat de l’ONU pour les réfugiés, a dépassé les 3,2 millions en 2014. Avec 137 000 enregistrés en Égypte, et des estimations non officielles qui les placent à quelque 300 000, les autorités égyptiennes perçoivent la présence massive et incontrôlée de réfugiés syriens comme un facteur déstabilisateur, à un moment où l’Égypte fait face à de graves problèmes de sécurité et de terrorisme. L’imposition, juste après la destitution de Morsi, le 8 juillet 2013, de restrictions sur l’octroi de visas aux réfugiés syriens s’explique par ces craintes.

13 L’Égypte se soucie enfin des effets de la prolongation du conflit sur une possible désintégration de l’État syrien suivant des critères confessionnels (sunnites versus alaouites, qui sont une branche du chiisme) et de ses prévisibles conséquences déstabilisatrices sur l’ensemble de la région, en particulier les pays du Golfe. Ceux-ci, précisément l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït, où se trouvent d’importantes minorités chiites, sont les principaux soutiens financiers et pourvoyeurs de fonds à l’Égypte. La poursuite de leur assistance financière est capitale pour la relance de l’économie, saignée à blanc depuis le soulèvement populaire du 25 janvier 2011.

Les jeunes activistes désorientés

14 Si le régime s’efforce d’en finir avec l’héritage des quatre années qui ont suivi la chute de Hosni Moubarak, les jeunes activistes, fer de lance du soulèvement du 25 janvier, sont en revanche abattus, découragés et désorientés. Ils comprennent que les « printemps arabes », après avoir soulevé de grands espoirs, ont finalement tourné, à l’exception de la Tunisie, au cauchemar pour les populations concernées. Les conflits qui ont suivi, avec leur cortège de destructions, de morts, de blessés, de déplacés et de réfugiés, ont éloigné leur rêve de démocratie, de liberté et de respect des droits de l’homme, et renforcé l’aspiration d’une majorité de ces populations au retour d’un État solide, un régime autoritaire, un dirigeant à poigne, qui restaureraient l’ordre, le calme, la sécurité et la stabilité, conditions sine qua non pour une relance de l’économie, même au prix de la démocratie, de la liberté d’expression et du respect des droits de l’homme. Cette analyse s’applique aussi à la grande majorité de l’opinion publique en Égypte. Lasse des troubles et de l’instabilité en tous genres provoqués par la chute de Moubarak et massivement déçue par l’expérience catastrophique des Frères musulmans au pouvoir, elle affiche naturellement sa préférence pour la restauration d’un État fort, quoiqu’autoritaire, en vue d’un retour à une situation plus normale.

15 Alors que les jeunes activistes pensaient initialement que la chute des régimes autoritaires se ferait sans coup férir, avec un effet de domino, ils se sont finalement rendu compte que, quatre ans plus tard, ceux-ci ont encore du ressort, que le départ ou la disparition des têtes des anciens régimes ne les feront pas forcément disparaître et que l’établissement de la démocratie est un combat de longue haleine, qui ne se gagne pas du jour au lendemain.

Français

L’Égypte, après avoir désenchanté avec un régime conduit par les Frères musulmans, aspire au retour d'un État fort privilégiant la sécurité, seule garantie pour permettre le développement économique largement remis en cause depuis janvier 2011.

English

Egypt: Hunting Islamists

Egypt, after having been disappointed with a regime led by the Muslim Brotherhood, hopes to return to a strong security state, if only to guarantee economic development that has been largely in question since January 2011.

Éléments de bibliographie

  • Maggie Michael et Omar Almosmari : « Egypt’s foray into Libya underlines its concerns”, AP, 16 octobre 2014 ; “Egyptian jets attack Islamist positions in Benghazi », The National, 15 octobre 2014 ; « Egyptian jets ‘fight terrorism’ in Libya, officials say », Al-Araby Al-Jadeed, 16 octobre 2014.
  • Patrick Kingsley, Chris Stephen et Dan Roberts : « UAE and Egypt behind bombing raids against Libyan militias, say US officials », The Guardian, 26 août 2014 ; « UAE aircraft bombed Islamists in Libya: US », SBS, 26 août 2014.
  • Dina Ezzat : « Egypt cautiously steps into Syria and Libya morass », Ahram online, 31 décembre 2014.
  • Hend Kortam : « No written initiatives for a political solution to Syrian crisis: Opposition official », Daily news Egypt, 28 décembre 2014 ; « Syria opposition leader denies Egypt initiative », World bulletin, 27 décembre 2014.
Hicham Mourad
Professeur de science politique à l’université du Caire. Rédacteur en chef du journal égyptien Al-Ahram Hebdo.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.777.0033
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