CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En préambule du rapport remis fin 2008 au président de la République et au Premier ministre dans la perspective de la création d’un Conseil de défense et de sécurité nationale, l’auteur écrivait : « Dans un monde effervescent et peu prévisible, la reconstruction d’une pensée stratégique appuyée sur un outil souple de décèlement précoce est désormais cruciale… Désormais irriguée par le concept de “sécurité globale”, une nouvelle pensée stratégique se doit d’intégrer défense nationale, sécurité publique, protection des entreprises ou sécurité environnementale ».

2 La France ne disposait en effet plus d’une pensée stratégique structurée, victime de la défaite de 1940 et de la doctrine nucléaire de la décennie 1960. Par la suite, les Livres blancs sur la défense ont peu contribué à éclairer les débats stratégiques émergents. Certes, les dernières éditions ont permis de globalement progresser, mais ont subi les contraintes de rédaction usuelles d’un tel exercice, en France en tout cas.

3 La génération spontanée n’existe pas plus en stratégie qu’en biologie : en matière stratégique, les gestations et préalables sont aussi perceptibles et décelables que dans le champ du vivant. Or nul État, superpuissance incluse, n’a réellement su détecter des grands ébranlements du millénaire débutant : Janjaweed, 11 septembre, Madoff, Subprimes, Boko Haram, État Islamique, alors qu’abondaient des signes avant-coureurs.

4 Cette incapacité à prévoir a pour nom aveuglement, et son antidote, décèlement précoce. Une démarche de perception des signaux faibles et « ruptures d’ambiance » dans l’immense et problématique domaine du peu visible, du souterrain, du clandestin. Outil détectant la mise en articulation de phénomènes préoccupants, dispositif de prévention ciblée, le décèlement précoce peut notamment entreprendre de briser le cycle infernal attentats-répression aveugle pour le domaine criminel ou terroriste ; comme le cycle surprise-réaction improvisée dans d’autres domaines (crises financières ou environnementales).

5 En créant le Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques, sous l’autorité de la présidence de la République et de Matignon, en lui permettant de survivre à l’alternance politique, nous pensions résoudre une partie de la problématique développée et d’essayer d’éviter les surprises stratégiques (qui sont pour l’essentiel de l’aveuglement). Mais le processus, depuis 2010, reste lent et complexe. L’émergence de nouveaux talents, la capacité à sortir du moule des pensées récurrentes, ouvre des voies prometteuses mais peu de ruptures conceptuelles. Et la France n’est pas seule concernée. La crise touche tout l’Occident.

6 Pourtant, des drames, l’actualité n’a pas été avare. Affrontements interconfessionnels, dérives sectaires, régressions obscurantistes, actions terroristes menées par des individus se revendiquant d’une cause sacrée… Les États modernes sont aujourd’hui confrontés à des violences, et notamment des violences à connotations religieuses qui, sur le plan international, créent autant de fractures d’un monde en déséquilibre permanent. Et dont les effets internes et externes, sur les frontières comme en matière de flux, déséquilibrent la planète.

7 En matière criminelle ou terroriste ce qui semble nouveau est le plus souvent ce que l’on a oublié. Cela vaut aussi pour la question stratégique.

8 Les frontières tirées au double décimètre, les angles droits de la colonisation, n’ont pas fait disparaître les identités, les tribus, les obédiences, la foi. Elles n’ont fait que les masquer provisoirement. Et dans ce bouillonnement des mondes qu’on croyait renvoyés dans les livres d’histoire avant tablettes, nous voici brutalement, sauvagement parfois, exposés à nos fautes ou à nos actions.

9 Il s’agit désormais d’essayer de comprendre pourquoi et comment, la mondialisation modifie profondément les interactions pluriséculaires entre le politique et le religieux, induisant des bouleversements stratégiques dans la plupart des pays du globe. Tel est l’enjeu de nos travaux d’aujourd’hui.

10 La mondialisation, c’est bien sûr, d’abord une ouverture des frontières et une facilité de circulation sans commune mesure avec ce que les générations précédentes avaient connu. Pour le meilleur et pour le pire.

11 Des individus de plus en plus nombreux se retrouvent livrés à leur propre liberté et se regroupent en de nouvelles « tribus » aux allégeances multiples, soumis à des injonctions contradictoires dans un monde aux incessantes mutations. En quête de « solutions » tant individuelles que collectives, ils subissent une concurrence à laquelle se livrent le politique et le religieux pour les mobiliser et parfois les contrôler – a minima autour de symboles et de repères moraux mais aussi, de façon plus ambitieuse, autour de conceptions, différenciées pour être acceptables, de l’identité collective comme de la transcendance.

12 De plus, les États occidentaux affaiblis par les mutations globales tentent souvent de garder une part de leur autorité en disqualifiant le discours théologique dans le champ de la vie pratique et publique, alors que, dans le même temps, les églises ne se privent pas de critiquer un relativisme des valeurs qu’elles considèrent comme inhérent à la modernité de nos sociétés ouvertes.

13 Régis Debray, toujours plus fécond et plus précis, est allé plus loin dans l’analyse de ce qui fait aujourd’hui crise et chaos autour de la dilution des appartenances dans un grand tout qui ne peut, par l’échange des marchandises, répondre aux besoins humains d’identité et d’appartenance : « Il n’était pas prévu par nos maîtres-penseurs que le supposé “village global” du XXIe siècle pût voir tant de villageois s’entre-tuer, tant de quartiers en venir aux mains. La diffusion du savoir, des bibliothèques, du télégraphe et des machines à vapeur était supposée mettre fin à la tour de Babel. C’était le credo de base des Lumières, ce que nous avaient annoncé Voltaire et Victor Hugo, et dans la foulée les prophètes du management et du désenchantement du monde (Karl Marx ou Marx Weber, Jean Monnet ou Jean-Jacques Servan-Schreiber). Où est la surprise ? Dans le fait qu’à la mondialisation techno-économique correspond une balkanisation politico-culturelle, porteuse d’insurrections identitaires où la sacralité a changé de signe. Le défoulement, le déferlement des arriérés historiques peut s’entendre comme les conséquences même de l’uniformisation technique de la planète. Le surinvestissement des singularités locales compensant le nivellement des outillages, la carte bleue fait ressortir la carte d’identité et l’appétence de racines. Comme si le déficit d’appartenance appelait une surenchère compensatoire ».

14 Comme Robert Muray le rappelait dans son formidable XIXe siècle à travers les âges, nous avons toujours l’impression que la science remplace la superstition. Et que le progrès va de pair avec la restriction de l’espace religieux. En fait, il semble bien que les deux processus d’expansion soient concomitants et contradictoires. L’accélération de l’uniformisation globalisante génère mécaniquement un retour aux sources de la tradition et de la coutume (quitte parfois à en inventer qui n’existaient pas, pour compenser la perte des repères subie). Ce double mouvement se révèle donc à la fois symétrique et contraire, créant une tension que le message rabâché du lendemain qui chante ne peut plus réduire.

15 Le symbolique est donc naturellement de retour. Et sa dimension ne permet pas la seule normalité anaphorique dans la réponse à la désillusion, au désespoir, au mépris ou à la colère qui monte partout, et pas seulement en Occident.

16 Le message gaullien ou churchillien n’était pas seulement construit dans la résistance ou la volonté. Il s’appuyait aussi sur une mise en forme, une mise en scène, qui en renforçait le contenu et en permettait la crédibilité. Distance, rareté de l’apparition publique, incarnation souveraine constituaient le cœur d’un rituel accepté par le plus grand nombre au nom de l’indispensable gestion politique de la transcendance d’État.

17 Le temps et l’espace se sont rétractés et trop souvent les sphères médiatiques et politiques se soumettent au mode twitter, oubliant la perspective et le temps long, mettant en cause la stature même du politique comme le rappelait récemment le Premier ministre Manuel Valls.

18 L’histoire et la géographie se vengent. En Yougoslavie ou en Ukraine. Mais aussi en Écosse ou Catalogne. Plus ou moins clairement. Plus ou moins fortement. Mais comme la poursuite inéluctable d’une réduction des espaces de l’Europe alors que les grands empires se réveillent (Russie, Chine, Perse, Ottoman…).

19 La crise de la pensée stratégique n’est pas résolue. Le diagnostic a pourtant été enfin clairement exposé. Le pronostic est incertain. Les choix thérapeutiques encore difficiles à déterminer. Notre histoire frappe à la porte et nous offre le choix entre la nostalgie du passé et le risque d’un futur qui ne construit pas sans les peuples et les nations qui les ont façonnés.

20 À nous de ne jamais l’oublier.

Français

Face aux surprises stratégiques trop déstabilisatrices, une nouvelle pensée stratégique plus globale est indispensable en s’appuyant sur une capacité de décèlement précoce et une approche plus dynamique, hors des sentiers battus.

English

The strategic coma

Facing strategic surprises that are too destabilizing, a new and more comprehensive strategic idea is indispensable while emphasizing a capacity for early detection and a more dynamic approach that is off the beaten track.

Alain Bauer
Professeur de criminologie au Conservatoire national des Arts et Métiers. Président du Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques (CSFRS).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.785.0023
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