CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le présent article a pour ambition d’éclairer en quoi la Direction générale de l’armement (DGA) contribue et se nourrit de la réflexion stratégique. Bien que la notion de « recherche stratégique » fasse débat, nous définirons cette recherche, comme « la recherche non technologique, dont les résultats ont pour ambition d’éclairer le décideur de haut niveau (le stratège) sur la stratégie à définir et mettre en œuvre dans le domaine de la défense ».

2 Après avoir analysé le lien entre technologie et pensée stratégique, nous montrerons comment la DGA est un acteur central de la préparation de l’avenir, et comment s’articulent au sein de la DGA recherche stratégique et préparation de l’avenir. Nous conclurons en montrant par deux exemples que les réformes en cours à la DGA devraient lui permettre de renforcer sa capacité à être au sein du ministère un acteur structurant de la réflexion stratégique.

Y a-t-il un lien entre pensée stratégique et analyse de la technologie ?

3 On remarquera tout d’abord que les ruptures dans la pensée stratégique n’ont pas toujours été directement liées à des ruptures technologiques. L’introduction par la Révolution française de la notion de guerre des peuples, avec son corollaire en termes de conscription de masse, en est un exemple historique.

4 Néanmoins, une pensée stratégique moderne ne peut pas faire abstraction d’une analyse technologique.

5 En effet, la technologie est au cœur de nos sociétés. Ses progrès permanents ouvrent des champs d’application toujours nouveaux que la pensée stratégique doit prendre en compte sous peine d’être obsolète.

6 L’histoire des deux dernières guerres mondiales démontre l’importance stratégique de la capacité à utiliser à des fins militaires et à industrialiser les progrès technologiques. La capacité à asseoir la pensée stratégique sur une vision technologique prospective pertinente et innovante apparaît ainsi comme un élément clef dans la construction de la victoire.

7 La mise au point de l’arme nucléaire à la fin de la Seconde Guerre mondiale établit un lien nouveau entre pensée stratégique et technologie. Cette arme, technologique s’il en est, a soudainement à elle seule fait basculer le monde dans un nouveau paradigme, auquel la pensée stratégique a dû s’adapter. Ce n’est plus la pensée stratégique qui s’appuie sur la technologie, c’est la technologie qui s’impose à la pensée stratégique.

8 En ce qui concerne la France, l’accès au statut de pays disposant de cette arme a été accompagné d’un rayonnement particulier de la pensée stratégique nationale. Les travaux de généraux, comme André Beaufre, Charles Ailleret ou Lucien Poirier ont bénéficié d’une audience qui a largement dépassé nos frontières. En effet, le caractère d’arme absolue du feu nucléaire le place naturellement au centre du débat stratégique ; de plus, la France était alors la première nation à accéder à ce statut particulier de nation disposant du feu nucléaire, sans être pour autant une hyperpuissance. Elle a donc dû développer une pensée stratégique autonome pour définir, justifier et crédibiliser l’emploi de l’arme nucléaire (dialectique du faible au fort…).

9 Cet exemple historique, lié à la création par le général de Gaulle de l’ancêtre de la DGA, illustre la place centrale qui est revenue à celle-ci en termes de stratégie de défense. En effet, la crédibilité de la dissuasion repose à la fois sur la crédibilité d’une doctrine stratégique (préparée par les études stratégiques mais aussi par une analyse technologique et opérationnelle) ; sur une crédibilité technologique et industrielle (mission de la DGA) ; et sur une crédibilité opérationnelle (mission des forces).

10 L’apparition de l’informatique et des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) marque encore une nouvelle étape dans le lien entre technologie et renouvellement de la pensée stratégique. Ces technologies sont en effet, en raison de leur développement structurant pour la société civile, à l’origine de changements géopolitiques profonds que la pensée stratégique ne peut pas ignorer.

11 Les observateurs s’accordent également pour reconnaître que ce que l’on a appelé le Printemps arabe n’aurait pas été possible sans NTIC.

12 Les nouvelles formes de guerre, de nature terroriste, reposent sur une stratégie cherchant à capter à leur profit ces nouveaux modes de communications pourtant destinés à un usage civil. Il ne s’agit plus ici d’adapter une technologie civile à un usage militaire. Il s’agit de se glisser dans une infrastructure technologique civile préexistante pour l’utiliser à des fins guerrières.

13 D’une manière générale, les stratégies de type asymétrique cherchent à se glisser dans les failles de notre suprématie technologique par des innovations d’usage qui sortent de nos cadres normatifs.

14 L’analyse stratégique est donc sous-tendue par des analyses techniques. Ces analyses sont au sein du ministère de la Défense réalisées en grande partie par la DGA. L’accélération des cycles technologiques qui caractérise les dernières décennies rend cette analyse encore plus déterminante pour la pertinence d’une pensée stratégique.

La DGA acteur central de la préparation de l’avenir

15 Les missions de la DGA qui concernent l’équipement des forces et le soutien à l’exportation ne peuvent se concevoir sans le troisième pilier qui est la préparation de l’avenir, dont les différents volets sont décrits ci-dessous.

Le financement de la recherche académique

16 Les travaux de préparation de l’avenir s’appuient avant tout sur une base technique avec une démarche très amont reposant sur le financement de la recherche académique. En partenariat avec les grandes universités françaises et étrangères, la DGA par l’intermédiaire de l’agence nationale pour la recherche tente de détecter les évolutions susceptibles de remettre en cause notre système de défense actuel.

17 Cette démarche permet également d’évaluer les progrès qui seront réalisés par le secteur civil et leur application potentielle au domaine militaire.

Les études amont

18 À ce premier étage, s’accroche une deuxième démarche plus institutionnelle qui se matérialise par des études amont. Ces études ont pour vocation de faire parvenir à maturation les nouvelles technologies pour donner corps aux pures innovations techniques et aux innovations d’usage.

19 Ces travaux permettent de disposer d’un ensemble de technologies aidant l’ingénieur à imaginer le champ des possibles afin de faire face aux défis de l’évolution des menaces qui pèseront sur notre système de défense dans les années à venir. Ils trouvent en général une application avant une dizaine d’années.

La politique industrielle

20 Il convient également, pour préparer l’avenir, de s’assurer que le tissu industriel existe pour développer des systèmes novateurs utilisant pleinement ces nouvelles technologies. La DGA conduit donc les analyses permettant de s’assurer de l’adéquation de l’outil industriel avec les besoins futurs à un horizon de dix-quinze ans. Il convient alors de construire avec l’industrie une vision de long terme, qui dépasse l’horizon habituel de réflexion stratégique de l’industrie.

L’analyse de la menace

21 Une fois ces outils en place, il est possible de confronter la technologie au besoin opérationnel exprimé sous forme d’effet à produire en identifiant les menaces qui existeront dans vingt ou trente ans. Les travaux prospectifs sur les menaces futures sont alimentés par les réflexions technologiques conduites dans le cadre de la recherche académique et des études amont.

Les programmes d’armement

22 On rentre alors dans le champ de la réalisation d’un programme d’armement qui restera en service dans les forces plusieurs dizaines d’années. Il est certes nécessaire qu’il soit à même d’intégrer la technologie d’aujourd’hui, mais il devra également disposer des aptitudes à absorber la technologie de demain voire d’après-demain. Ce caractère évolutif est indispensable pour s’adapter à l’évolution des menaces sur tout son cycle de vie, et ainsi satisfaire les besoins de pays clients avec lesquels la DGA entretient un dialogue stratégique permanent.

23 La démarche de préparation de l’avenir conduit la DGA à élaborer une vision stratégique pour concilier à des horizons temporels différents, la maturation des technologies pour imaginer le champ des possibles, et la capacité de l’industrie à développer et mettre en œuvre les technologies nécessaires à la préservation de notre souveraineté. Elle a dans ce cadre pour ambition d’être en mesure, grâce à un dialogue permanent avec ses partenaires étatiques et industriels, d’apporter aux forces les équipements qui leur permettront de faire face aux défis stratégiques de demain.

Comment s’articulent la préparation de l’avenir et la recherche stratégique ?

24 Compte tenu de cette mission de préparation de l’avenir, la DGA est à la fois un acteur et un client de la recherche stratégique.

25 Tout d’abord, la DGA est acteur en raison des relations étroites qu’elle entretient avec les centres de réflexion stratégique sur les sujets relevant de son cœur de métier. À ce titre, elle fait réaliser des études par des think tanks. De plus, elle intervient directement dans de nombreux cercles de réflexions prospectifs et stratégiques. À titre d’exemple, une quinzaine d’auditeurs de la DGA participent aux travaux de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) tous les ans, alimentant la réflexion stratégique de celui-ci.

26 En outre, par sa capacité d’analyse des trajectoires technologiques, et par sa connaissance des réalités industrielles, la DGA a un rôle structurant dans le cadre du dialogue qui doit avoir lieu au plus haut niveau de l’État pour définir notre doctrine stratégique. La DGA a pour ambition d’apporter à ce débat la vision de ce qui est possible-nécessaire avec une analyse des conséquences des options envisagées, prenant en compte le temps long, notamment sur l’outil industriel.

27 La DGA est également un client de la recherche stratégique. L’ingénieur se doit d’ouvrir son champ d’horizon. La recherche stratégique y contribue, notamment par sa réflexion sur les évolutions du monde qui nous entoure. Certaines études stratégiques ont pour objectif de lui permettre de disposer d’éléments étayés et rationnels permettant d’éclairer certaines orientations.

28 En outre, la recherche stratégique dote cette direction de leviers puissants pour soutenir le dialogue avec nos partenaires étrangers.

29 Enfin, dernier volet souvent négligé, la recherche stratégique est un outil d’influence. Une recherche stratégique bien orientée est également un vecteur de diffusion de nos idées. L’exemple américain est remarquable. On peut par exemple citer la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) qui est à la fois acteur de la recherche « pour se prémunir de la rupture stratégique » et agent d’influence, ses travaux étant souvent repris par les autres puissances.

Améliorations en cours à la DGA

Le projet DGA appliqué à la préparation de l’avenir

30 Le niveau d’expertise technique de la DGA est sans doute unique au sein de l’État. Il est nécessaire pour faire des choix technologiques pertinents et dialoguer avec l’industrie dans de bonnes conditions. Plus que jamais, la DGA a besoin d’innover en réponse aux évolutions de l’environnement technologique et économique, ainsi qu’aux défis de l’environnement stratégique et militaire.

31 Ces aspects ont été pris en compte dans les récentes évolutions des méthodes de préparation du futur par le projet de maîtrise de l’architecture du système de défense. Celui-ci a pour objet de contribuer à l’amélioration de la démarche capacitaire, mise en place au sein du ministère depuis une vingtaine d’années, en intégrant une approche par l’ingénierie des systèmes complexes.

32 Il s’agit ainsi de mieux maîtriser la complexité d’un système de défense où les effets militaires sont souvent obtenus grâce à des chaînes de systèmes interconnectées, qui mettent en œuvre des composantes de différentes natures et évoluant suivant des cycles propres à chacune.

La valorisation des travaux de recherche stratégique

33 Nous n’aborderons dans le cadre limité de cet article, le thème de la performance intrinsèque de la recherche stratégique française. Nous ferons simplement remarquer qu’il ne sert à rien de produire des travaux de qualité si personne ne les utilise.

34 Cependant, l’abondance des productions de recherche stratégique française et étrangère peut rebuter les plus courageux. De plus, les problématiques traitées par les études stratégiques les destinent à des cadres de haut niveau, occupant des postes de responsabilité. Or, ce sont ces cadres qui sont, en règle générale, déjà les plus sollicités par ailleurs.

35 Une diffusion écrite, large ou même plus ciblée, ne nous semble donc pas suffisante.

36 C’est pourquoi, la DGA a engagé une réflexion pour faire en sorte que les travaux de recherche stratégique qu’elle dirige aient une véritable plus-value « opérationnelle » pour les décideurs.

37 Cette réflexion s’articule autour de la notion de filtres successifs, qui ont pour ambition d’identifier les études dont la thématique et la valeur intrinsèque présentent un intérêt particulier pour la DGA, et ainsi décider du niveau de valorisation approprié pour chacune de ces études. Ces filtres successifs devraient prendre la forme d’« assessment pannels », composés de cadres d’un niveau de plus en plus élevé.

Français

La Direction générale de l'armement (DGA), comme acteur principal de la préparation de l’avenir est un acteur de la recherche stratégique, notamment à travers ses besoins en technologies et les réponses en termes de programmes d’armement face aux menaces actuelles et futures.

English

The strategic research and the DGA

The Directorate General of Armaments (DGA–Direction générale de l'armement), as a principal actor of future preparation, is also an actor of strategic research, particularly across its technological needs and its responses of current and future threats in terms of armament programs.

Laurent Collet-Billon
Ingénieur général de l’armement de classe exceptionnelle, délégué général pour l’armement.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.785.0011
Pour citer cet article
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