CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le développement des armes nucléaires relève d’un niveau jusque-là inégalé en matière de recherche fondamentale, cette ambition intervenant au cœur même de la matière. Notre histoire commence dans un XXe siècle naissant, en Europe, en France, au Royaume-Uni, puis se déplace vers les États-Unis. Avant de rejoindre le militaire et l’industriel, le nucléaire est d’abord une mobilisation des savants. Au temps des pionniers de l’atome, dans les années 1930, la prolifération des savoirs se diffuse entre l’Europe, l’Amérique, de manière légale et naturelle, à travers des publications scientifiques ou des échanges universitaires ! Intimement lié à la Seconde Guerre mondiale, ce phénomène de prolifération des savoirs est à l’origine des programmes nucléaires des cinq grands, et au-delà.

Compétition scientifique

2 Le premier mouvement de prolifération est un mouvement qui part d’Europe pour rejoindre les États-Unis, les scientifiques faisant le choix de la liberté, en s’exilant de l’autre côté de l’Atlantique, comme l’a fait précédemment Einstein. Pour certains, la première étape de l’exode passe par la France. En 1938, l’équipe de Frédéric Joliot-Curie est très en avance. Elle profite de l’apport de deux immigrés, Lew Kowarski, d’origine russe, et Hans Halban, d’origine autrichienne. C’est donc en Allemagne que la saignée est la plus importante. Lise Meitner quitte l’équipe d’Otto Hahn à l’occasion de l’Anschluss. Edward Teller quitte l’Allemagne en 1933. Il est ntégré à l’équipe de physique théorique de Los Alamos, c’est le futur concepteur de la bombe H américaine. Hans Bethe en prend la même direction. En 1938, Enrico Fermi est en Suède pour recevoir son prix Nobel. De là, il rejoint directement les États-Unis. Réfugié aux États-Unis, Leo Szillard, Hongrois lui aussi, invite le 2 février 1939, Frédéric Joliot-Curie et son équipe à cesser toute publication. Il s’agit là du premier geste connu de lutte contre la prolifération. L’impératif du secret des recherches s’impose très vite par l’interdiction de publication sur les travaux scientifiques.

3 Faute d’avoir consolidé sa masse critique de matière grise, la bombe échappe à l’Allemagne, mais les alliés peinent à évaluer le niveau de maturité de son programme nucléaire. Les équipes restées sur place ignorent la découverte du Plutonium, un métal indispensable pour fabriquer une bombe à implosoir, plus simple à produire et plus puissante que la bombe à uranium 235.

La prolifération nucléaire depuis Los Alamos : une réaction en chaîne

4 La Seconde Guerre mondiale est aussi la première guerre nucléaire. Sous la direction scientifique de Robert Oppenheimer, Los Alamos devient le foyer des premières proliférations, malgré les obligations de secret. Situé à 50 km de Santa Fe (le site avait été choisi pour son isolement, loin de toute concentration urbaine). Sous la direction de Robert Oppenheimer, savants et ingénieurs passent vite de la théorie à la pratique et définissent les volumes de matière fissile nécessaire ainsi que les méthodes pour obtenir les deux types de bombes, la bombe à rapprochement à l’uranium 235 (c’est Little Boy, la bombe d’Hiroshima) et la bombe au plutonium (ce sera Fat Man, celle qui est larguée sur Nagasaki). Parmi eux, il y a de nombreux prix Nobel, tandis que d’autres se destinent à le devenir.

5 Si le citoyen américain ignore tout de ce programme, y compris Harry Truman, le vice-président, il n’en est pas de même pour Staline. Il a chargé les scientifiques soviétiques de développer une bombe dès 1942. Le projet américain va profiter directement aux Britanniques via la coopération, aux Soviétiques par l’espionnage, mais aussi, incidemment aux Français qui comprennent très vite la traduction technologique des avancées théoriques qu’ils ont élaborées juste avant la débâcle de juin 1940. Suite à l’Accord de Québec d’août 1943 signé entre Churchill et Roosevelt, dix-neuf Britanniques rejoignent Los Alamos, dans le sillage de James Chadwick, le découvreur du neutron et prix Nobel 1935. Parmi eux, il y a Klaus Fuchs. Ce scientifique allemand, réfugié d’abord en Angleterre après avoir fui le nazisme, est un admirateur de l’Union soviétique. Communiste fervent, il travaille directement pour les Soviétiques et transmet les données qu’il peut recueillir. Coup de chance pour Staline, il est dans le groupe prévu pour Los Alamos. Arrivé avec ses confrères britanniques, il poursuit depuis le Nouveau-Mexique son travail clandestin pour les Soviétiques. Les documents parviennent via le NKVD à l’équipe d’Igor Kourtchatov. Ils permettent de valider les résultats des équipes de recherche à qui l’on dissimule volontairement les documents américains. La démarche permet également de s’assurer de leur pertinence et d’écarter les risques de désinformation. L’autre espion est Théodore Hall. Depuis Los Alamos, il transmet des éléments sur la bombe au plutonium.

6 Aux vues de la mobilisation de la période, et du résultat magistral du programme Manhattan, les cinq vainqueurs ont tous l’ambition de devenir puissance nucléaire. En décembre 1945, Robert Nahmias, de l’équipe de Frédéric Joliot-Curie, prévient : « Le secret de la bombe atomique ou plutôt ses innombrables secrets de fabrication ne pourront être gardés longtemps. […] À cette nouvelle course aux armements scientifiques, un seul remède : la fin des guerres par la terreur totale ». L’histoire lui a donné raison.

7 Au sortir de la guerre, le problème pour les Américains est de conserver le monopole nucléaire, surtout à l’égard des alliés. La loi McMahon (ou Atomic Energy Act) votée par le Congrès le 1er août 1946 fixe un contrôle exclusivement national sur l’énergie nucléaire. Les Britanniques espéraient pourtant un partage des connaissances au titre de leur contribution au programme Manhattan. Il n’en fut rien. De retour en Angleterre, William George Penney réussira en 1952 à produire la première bombe atomique britannique. La science nucléaire échappe à l’ONU dès 1946. La vingtaine de scientifiques français travaillant au Canada, profitant d’un passeport « France libre », rentre à Paris dès la fin de la guerre. Autour de Frédéric Joliot-Curie, ils se remettent au travail dans le cadre ambitieux fixé par le CEA. Parmi eux, il y a le chimiste Bertrand Goldschmidt. Au Canada, il avait élaboré une technique d’extraction du plutonium depuis des barres usagées d’uranium. Dès les années 1950, la maîtrise par la France de cette étape-clé permettra de concevoir rapidement une première bombe à partir de la centrale de Marcoule.

8 Cette épopée appartient à l’histoire, à l’histoire de la science nucléaire. Elle fixe la nouvelle hiérarchie des nations autour de l’atome.

La méthode chinoise

9 Le processus mis en place par la Chine de Mao est édifiant. Le schéma est au fond classique. Il nous interroge. Comment un pays rural, très en retard au plan industriel parvient à maîtriser la technologie nécessaire à la fabrication d’une bombe A ? Le 19 mai 1950 marque la création de l’Académie des sciences de Chine. En janvier 1955, un accord est signé avec l’URSS prévoyant des échanges de technologies soviétiques contre de l’uranium chinois. Le processus est ainsi accéléré par la coopération avec les Soviétiques, la proximité permettant d’en apprendre davantage. Le rapprochement sino-soviétique est exploité à plein rendement pour en savoir un peu plus. Des centaines d’étudiants chinois partent se former dans les universités de Russie. Dès leur retour, ils sont affectés sur les programmes militaires.

10 Au cœur du nucléaire chinois, il y a ces destins hors du commun. Diplôme en poche de l’université Tsingua de Pékin, Qian Sanqiang rencontre Frédéric et Irène Joliot-Curie en mars 1949 à Paris, avant même la proclamation de la République populaire de Chine. Qian Sanqiang deviendra le premier directeur de l’Institut de physique moderne de l’Académie des sciences de Chine. Son épouse, He Zehui, docteur de l’université de Berlin, avait travaillé chez Siemens, au Kaiser Wilhem Institute, puis au Collège de France avec les Joliot-Curie. Il y a aussi Wang Gangchang, collaborateur de Lise Meitner à Berlin. Sans oublier Peng Huanwu, docteur de l’université d’Édimbourg, qui a pu côtoyer Niels Bohr, avant que celui-ci ne parte pour Los Alamos. Peng Huanwu est l’un des fondateurs de l’Institut de physique théorique de l’Académie des sciences de Chine.

Les mécanismes de non-prolifération, pour aller au-delà du TNP

11 Au XXIe siècle, le principal enjeu de l’atome militaire est bien l’arrêt du processus de prolifération. Désormais, le Traité de non-prolifération est la clé de voûte depuis 1967 de l’organisation de la planète nucléaire, avec l’Agence internationale de l’énergie atomique, instrument de contrôle du respect du traité. Le TNP donne la liste des États dotés ayant seuls le droit de disposer de la bombe (États-Unis, Chine, France, Royaume-Uni et Russie) ou EDAN, et, il y a les autres. Ils s’excluent volontairement de ce club au titre de leur adhésion au traité. Le TNP ne s’impose donc pas a priori à l’Inde et au Pakistan qui ne l’ont pas rejoint ni à Israël.

12 La Corée du Nord s’est retirée unilatéralement du traité en 2003, puis a développé un dispositif nucléaire testé en 2012. C’est le plus gros échec du TNP. La communauté internationale ne compte pas revivre cette expérience avec l’Iran. Si la Corée du Nord est en quelque sorte dans une posture d’insularité stratégique, coincée entre la Chine, la Russie et les forces américaines, il n’en est pas de même de l’Iran. Et un échec du TNP sur ce dossier porterait le germe d’une crise du processus de non-prolifération.

13 Constatant les lacunes du TNP, l’ONU a anticipé en prenant des résolutions susceptibles de s’imposer à tous, y compris aux pays hors TNP, dès lors qu’ils sont aussi membres de l’organisation. On relève trois décisions.

14 Le 31 janvier 1992, la déclaration de la présidence du Conseil de sécurité qualifie la prolifération des armes de destruction massive de menace pour la paix et la sécurité internationale, au sens de l’article 39 de la Charte, une situation qui autoriserait des actions militaires préventives.

15 La Résolution 984 du 11 avril 1995 apporte des garanties de sécurité des États dotés d’armes nucléaires au profit de ceux non dotés en cas d’agression, renforçant ainsi le régime du Traité de non-prolifération.

16 La Résolution 1540, adoptée le 28 avril 2004, au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies cherche à prévenir la diffusion d’armes de destruction massive à des organisations terroristes. Elle stipule que « les États doivent s’abstenir d’apporter un appui, quelle qu’en soit la forme, à des acteurs non étatiques qui tenteraient de mettre au point, de se procurer, de fabriquer, de posséder, de transporter, de transférer ou d’utiliser des armes nucléaires, chimiques ou biologiques ou leurs vecteurs ». Cette résolution s’accompagne de la création d’un Comité 1540 qui veille à son application.

17 Ces positions et résolutions de l’ONU sont renforcées sur les arrangements du MTCR (Missile Technology Control Regime) pour les missiles et l’action du Comité Zangger sur le contrôle des exportations de technologies sensibles.

Le risque d’une crise du régime de non-prolifération

18 L’Iran, adhérent du TNP, a accès à l’énergie nucléaire civile, mais son programme nucléaire militaire clandestin porte le risque d’un mouvement de prolifération dans la région, avec à l’arrivée la consolidation d’un « arc nucléaire » qui irait de la Turquie à la Corée du Nord. Il se confond pour une partie avec l’actuel arc de crises. Calculer les effets d’une crise du TNP relève de la spéculation, d’autant qu’une mobilisation des grands du nucléaire ne serait pas sans effet sur les candidats au statut de puissance nucléaire militaire.

19 Nos regards se tournent également vers le Japon qui pourrait lui aussi réagir à la course aux armements de son environnement proche en nucléarisant sa défense. Si la bombe japonaise reste encore de l’ordre du prospectif, le vecteur existe déjà. Il s’agirait de l’Epsilon. Lanceur spatial, l’Epsilon est curieusement un engin à propulsion solide, comme pour les missiles stratégiques. Dans son arsenal, le Japon est aussi sur le point de mettre en service un nouveau missile antinavire, l’XASM-3. C’est un engin conventionnel, mais sa silhouette, publiée récemment dans la presse de défense, est proche étrangement d’un engin stratégique air-sol.

20 Lutter contre la prolifération, c’est donc aussi sanctuariser la connaissance. Dès lors, la contre-prolifération ne doit pas non plus alimenter… la prolifération. Lors des inspections opérées par l’AIEA dans l’Irak de Saddam Hussein, le suédois Hans Blix raconte dans son livre Les armes introuvables que les documents récupérés n’ont pu être visés que par les cinq EDAN du TNP. Il eut été paradoxal que les travaux irakiens aient pu servir aux États non dotés, dès lors que l’on ignorait l’avancement des Irakiens ! À la source des programmes nucléaires, les scientifiques peuvent devenir un enjeu, donc une cible des actions de contre-prolifération. L’effet dissuasif est indiscutable. En l’espace de deux ans, quatre ingénieurs iraniens de haut niveau disparaissent dans de mystérieux attentats, cela dans des circonstances que nous évoque Les Patriotes, le film d’espionnage d’Éric Rochan.

Le TNP : un nouvel espace d’influence pour la France

21 Le Traité de non-prolifération affiche au moins cette vertu de bloquer la hiérarchie des nations en matière de défense en interdisant toute velléité de la part d’un pays non doté, membre du traité, de se lancer clandestinement dans un programme nucléaire militaire, quand bien même le pouvoir en place, qu’il soit démocratique ou totalitaire, disposerait des scientifiques, des ingénieurs et des techniciens, qualifiés pour y parvenir.

22 Avec le TNP, la France dispose d’un nouvel espace pour valoriser son action diplomatique et son image dans les médias internationaux, ou encore des innovations technologiques que cet objectif peut apporter. La France est en pointe au plan technologique, grâce au CEA, dans le domaine de la prévention des risques liés au terrorisme par emploi d’arme de destruction massive. De même, face aux menaces étatiques, le commissariat a mis en place un réseau de surveillance de l’application du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires. À partir de ce savoir-faire, sa direction des applications militaires a conçu des instruments de détection et d’alerte aux tsunamis, consécutifs à un tremblement de terre sous-marin. Notre nucléaire national a également cette ambition d’opérer dans le registre de la protection de l’environnement.

Français

L’arme nucléaire est issue de la Seconde Guerre mondiale avec une course des scientifiques pour maîtriser l'atome, quitte à s'affranchir des règles de protection du secret, souvent pour des considérations idéologiques, permettant ainsi à des pays comme l'URSS, la Chine, mais aussi la France, de rattraper leur retard.

English

The Heritage and History of Nuclear Proliferation

Nuclear arms originated in World War II with a scientific race to split the atom, abolishing the rules and security protections which surrounded the process (generally for ideological reasons), thus permitting countries such as Russia, China, and even France the opportunity to catch up.

ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

  • World Defence Almanach ; Military Technology ; Mönch Publising Group, 2014.
  • Thomas C.Reed and Danny B. Stillman : The nuclear express. A political history of the bomb and its proliferation ; Éditions Zenith Press, 2009.
  • Denis Lambert : Géopolitique de la Chine. Du bronze antique au plutonium; Éditions Ellipses, 2009.
  • Philippe Wodka-Gallien : Dictionnaire de la dissuasion ; Marines Éditions, 2011.
  • Bruno Tertrais : L’Atlas mondial du nucléaire, civil et militaire ; Autrement, 2011.
  • Thérèse Delpech : La dissuasion nucléaire au XXIesiècle. Comment aborder une nouvelle ère de piraterie stratégique ; Odile Jacob, 2013.
Philippe Wodka-Gallien
Institut Français d’Analyse Stratégique. Auteur du récent Essai nucléaire – La force de frappe française au XXIe siècle ; Lavauzelle, 2014.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.776.0011
Pour citer cet article
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