CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il est temps, aujourd’hui, d’interroger le message proprement philosophique du structuralisme. Cela non par ce goût commémoratif qui est un des grands maux de notre époque, mais parce que le structuralisme n’a toujours pas reçu l’écho philosophique qu’il mérite, plus de quarante ans après ce qui fut son temps fort. Or, aujourd’hui, me semble-t-il, il peut irriguer la pensée philosophique et contribuer à la renouveler, en la faisant sortir d’alternatives qu’on commence à pressentir dépassées (comme celle, par exemple, entre phénoménologie et philosophie analytique).

2Le structuralisme fut un des mouvements culturels les plus variés et les plus transversaux du XXe siècle : il a traversé et fécondé, dans la deuxième moitié de ce XXe siècle, l’ensemble de ce qu’il est convenu de placer sous le nom de sciences humaines. Mais il s’est aussi illustré sur le terrain des sciences dites dures, tout au moins, massivement, de la mathématique, avec le bourbakisme, qui a quelque droit (au moins autant que lesdites sciences humaines) à revendiquer la paternité de la notion moderne de structure.

3En revanche, on peut douter que le structuralisme ait précisément trouvé sa philosophie. Des grands noms qui y sont associés, la plupart ne sont pas des noms de philosophes (Lévi-Strauss, Lacan), et ceux qui le sont ont entretenu un rapport ambigu avec lui, ne l’invoquant que pour s’en distancier (Foucault), ou ne l’appliquant que dans un champ extrêmement déterminé, sans prétendre en faire la philosophie en général (Althusser). Si on cherche un philosophe qui ait réellement essayé d’esquisser quelque chose comme une telle philosophie, je ne trouverais, pour ma part, guère d’autre nom que celui de Gilles-Gaston Granger. Mais sa fama n’a jamais atteint celle des noms précédents, et le caractère apparemment « seulement » épistémologique de son propos en a malheureusement trop souvent limité la réception à des cercles spécialisés. Je voudrais ici lui rendre hommage.

4Cette absence, ou quasi-absence, d’une philosophie « générale » du structuralisme n’est certainement pas due à la seule contingence historique. Un des intérêts de la période structuraliste est sans aucun doute d’avoir mis la philosophie (en tout cas celle des philosophes qui le voulaient bien) au contact d’autres discours, qui sont toujours des discours spécialisés et locaux : d’où, indiscutablement, un effet de morcellement et de technicisation. Mais cette porosité du discours philosophique constituera aussi bien à nos yeux un acquis, faisant sortir la philosophie d’elle-même et la mettant à l’épreuve de cette fondamentale diversité des discours dont elle devrait toujours partir. Il n’est pas sûr, du reste, qu’il y ait sens à tenir un discours sur la « structure » en général comme objet abstrait, sauf à sombrer dans une assez mauvaise métaphysique – ce risque de chute ou de rechute métaphysique constituera un des axes de notre propos.

5Pour autant, la philosophie doit-elle renoncer à toute prétention théorique à dire la structure, à faire du fait qu’il y ait, en différents domaines, des structures, un objet ? Ce serait, nous semble-t-il, renoncer à sa tâche, qui est d’élucider ce que les autres discours, qui en font usage, laissent dans l’ombre.

6Un tel objectif nous paraît aujourd’hui accessible à la mesure de la reprise du débat sur ces questions (avec d’autres termes et sous d’autres formes, encore que certaines figures comme celle de Vincent Descombes les rapprochent explicitement) dans la tradition dite analytique. Certaines tendances récentes de cette philosophie ont rouvert une interrogation de type tout à la fois ontologique et gnoséologique sur la notion de structure [1], dont on pourrait dire qu’en un sens, le structuralisme en tant que phénomène historique étant loin de nous, elle devient enfin possible.

7Nous essaierons donc ici de cerner la notion de structure, avec les moyens que peuvent nous offrir aujourd’hui des pensées qui ont pour particularité de se situer au confluent des traditions analytique et phénoménologique – parce qu’elles reviennent au point où l’une et l’autre, à l’origine, se confondaient dans un style de réflexion et d’argumentation commun.

8Mais, par là, nous serons inévitablement conduit à nous interroger sur le statut desdites structures, le moindre intérêt de l’existence (discrète, et pour ainsi dire dissimulée à elle-même) d’un certain type de néo-structuralisme analytique n’étant pas d’en avoir, dans la confrontation alors inévitable avec d’autres tendances de la philosophie analytique, relancé la question. Il ne suffit pas de définir approximativement les structures – il faut être conscient de ce qu’elles signifient, de leur niveau propre de fonctionnement, ontologique ou non.

9De ce point de vue, l’angle d’attaque qui consiste à poser la question des structures dans leur rapport à des normes, ou leur éventuel statut de normes même, nous paraît tout à fait opportun. Il nous installe au cœur du débat contemporain.

10L’invasion de la philosophie contemporaine, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, par des problématiques de type normativiste n’a rien, pour notre part, qui puisse nous ravir : elle nous paraît au contraire constituer un des traits constitutifs du caractère profondément idéologique du paysage philosophique de notre temps, et un obstacle au développement des recherches qui aujourd’hui s’imposeraient, qui sont des recherches purement théoriques.

11Mais précisément, le caractère normatif ou non de la structure, n’est-ce pas une question qui mérite qu’on s’y arrête ? Elle constitue à vrai dire, compte tenu du poids des problématiques normativistes dans la pensée contemporaine, un enjeu décisif pour qui veut interroger le rôle et le statut de la structure aujourd’hui. Et on ne s’étonnera pas, par là même, qu’elle soit aussi au centre du débat qui peut renaître quant à cette notion de structure dans un contexte anglophone particulièrement marqué par un certain type de normativisme, qui commence à trouver ses relais aujourd’hui dans l’espace francophone. Dans le contexte d’ensemble de ces débats contemporains, la question du caractère normatif ou non de la structure apparaît bien comme une voie obligée pour poser la question non seulement de son contenu, mais de sa nature exacte.

12Toute structure est-elle ou non réductible à des normes ? Notre interrogation, après une analyse préalable de la notion de structure, convergera vers ce problème.

13Une figure moderne de la notion de structure nous paraît être constituée par l’usage que fait aujourd’hui une certaine philosophie analytique du thème husserlien du synthétique a priori[2]. Contre les dogmes classiques du cercle de Vienne, elle rétablit une forme d’a priori matériel, qu’elle aborde au titre d’une logique du tout et des parties – ce qu’on nomme une méréologie. Une telle logique a pour objectif de formaliser des liens qui unissent a priori des objets.

14Qu’a-t-elle de structural ? Ce qui nous paraît structural en elle, c’est précisément l’idée d’un lien a priori, en dehors duquel l’objet n’est pas.

15Plus précisément – dans les termes mêmes qui seraient communs certainement à la plupart des auteurs concernés par cette idée d’une ontologie analytique structurale, sous laquelle nous regrouperions des plumes aussi différentes que celles de Peter Simons et de Vincent Descombes – il s’agit de rétablir, contre les dogmes (russelliens) de la philosophie analytique naissante, les relations internes. La philosophie analytique récente est marquée par un tel mouvement de restauration, qui a contribué à produire pour elle des objets théoriques nouveaux – et, dans certains cas, comme celui de Descombes, à la mettre en phase avec les sciences humaines modernes, celles de la période structurale précisément.

16Par relation interne, il faut entendre une relation qui traverse de part en part l’objet, le met constitutivement – et non seulement accidentellement – en rapport avec tel autre, et contribue de façon décisive à le faire être ce qu’il est – en dehors de cette relation, cet objet n’est même pas pensable.

17Ce qu’il y a là de structural, c’est précisément l’idée de la priorité du relationnel, et de la détermination de part en part relationnelle de l’objet, de l’effet « ontologique » (ou quasi ontologique) de la relation.

18Néanmoins, cette idée d’ontologie relationnelle ne va pas sans une certaine équivoque. S’il s’agit de restaurer quelque chose comme des totalités organiques, totalités marquées par la fusion de leurs moments (pour employer un terme husserlien) dans une sorte de continuum, il est douteux qu’il y ait là quoi que ce soit de structural. La structure semble supposer une certaine forme d’organisation discontinue et digitale pour faire sens : c’est de ses écarts qu’elle détermine et aménage l’accès à l’objet, en tant qu’écarts constituants. De ce point de vue, tout système de relations internes n’est pas structural – dès qu’il tend vers le fusionnel, il ne l’est pas. L’idée de tout elle-même est tout à fait insuffisante : elle peut renvoyer à une espèce d’indistinction et d’indétermination qui est le contraire même de l’idée de structure (et sert même, dans certains dispositifs théoriques, essentiellement à l’éviter). Un holisme conduit jusqu’au bout – donc qui n’envisage plus le monnayage de sa totalité en articulations distinctes – cesse eo ipso d’être structural.

19On peut s’aider des distinctions husserliennes, au centre de telles réélaborations contemporaines (au moins du côté des méréologistes britanniques), pour clarifier le débat.

20Husserl distingue deux types d’articulations : l’analytique-formelle et la synthétiquematérielle. L’une et l’autre sont d’abord présentées, dans le texte de la IIIe « Recherche logique », comme des scansions de la signification elle-même. Là où j’ai affaire à une proposition qui demeure vraie quelles que soient les valeurs que j’attribue aux éléments non logiques de la chaîne de significations qu’elle représente, je suis dans le registre de l’analyticité-formelle. Là où de telles substitutions ne sont possibles que dans les limites de tel ou tel domaine de signification (dessinant un genre matériel de la signification), mais autorisent la conservation de la valeur de vérité de la proposition pour ce domaine précisément, je suis dans le registre du synthétique a priori.

21Qu’y a-t-il de structural là-dedans ? – Le sens de la variation qui est mobilisée, certainement, en tant que variation constituante, qui fait apparaître quelque chose, dans un cas ou dans l’autre, à savoir respectivement l’analyticité-formelle et le synthétique a priori – ce qui, dans un cas et dans l’autre, a, pour Husserl, son correspondant ontologique. Ce qui est rencontré, dans un cas ou dans l’autre, n’existe pour ainsi dire pas en dehors de la possibilité – ou de l’impossibilité – de la variation.

22Il y a toutefois, suivant Husserl lui-même, une différence forte à faire entre les deux cas considérés. Il est clair qu’au § 11 de la IIIe « Recherche logique », dans une « Recherche » par ailleurs plutôt consacrée au synthétique matériel, le but essentiel de Husserl est pourtant de mettre en relief la spécificité du formel, comme constituant un domaine propre (propre par son universalité même). Dans ces lignes, un véritable fossé semble se creuser entre l’a priori analytique-formel et l’a priori synthétique-matériel.

23Mais en fait, plutôt que d’opposer ce qui serait structurel et ce qui ne le serait pas, cette distinction met en regard deux types de structures – qui d’ailleurs, de fait, ont joué l’une et l’autre leur rôle dans l’histoire du structuralisme.

24D’un côté, une structure caractérisée par son caractère absolument formel, à savoir l’ouverture sans limite de sa forme à tout objet qu’on voudrait y faire entrer. Les relations nouées alors laissent les contenus dans ce que Husserl nomme une « complète indétermination formelle ».

25Ce type de structure a ceci de conducteur par rapport à l’idée de structure en général qu’elle laisse l’objet absolument en blanc – ce qui n’est qu’une façon de pousser jusqu’au bout le réductionnisme (ce qu’on nomme : structuralisme) qui le détermine comme pur effet de relation. En tant qu’objet indéterminé = X, l’objet des énoncés analytiques-formels est bien un tel effet.

26En un sens, il reste toujours quelque chose d’un tel idéal de formalisation dans toute détermination structurale d’un objet, qui, idéalement, ne devrait précisément saisir l’objet qu’en tant que formel.

27Mais alors le problème est de répertorier le type de liens envisagés au titre des différentes formes de synthétique a priori matériel – et qui sont le plus souvent considérés aujourd’hui prioritairement au titre de la problématique des relations internes. Une structure fondée sur le seul principe de contradiction (donc qui laisse hors jeu toute détermination matérielle de l’objet et les incompatibilités de contenu qui en résultent) est une structure pauvre. Depuis le théorème d’incomplétude de Gödel (1931), on a dû renoncer à l’analyticité des mathématiques dans ce sens. Mais, d’un autre côté, si c’est en elle et en elle seule que peut être assigné un statut purement relationnel pour l’objet, déterminé par son seul rapport à d’autres objets, qui eux-mêmes n’ont pas d’autre détermination que celle de ce rapport, pourra-t-on vraiment reconnaître ces liens qui relèvent du synthétique a priori (et qui font aujourd’hui la richesse de ce que nous apellerions néo-structuralisme analytique, de Granger à Descombes en passant par Simons) pour des concepts de structures ?

28Ici s’impose la question de la nature du lien synthétique a priori considéré, dans lequel nous espérerions trouver un concept de structure. Notre hypothèse personnelle serait que le type de liaison visée par Husserl au titre dudit synthétique a priori ne devient vraiment structurelle que là où elle est conceptuelle, et même conceptuelle pure.

29En effet, des objets peuvent être dans une relation nécessaire, synthétique a priori, sans que cette relation couvre et détermine l’ensemble de leur être, d’une façon telle que ces objets, tout nécessairement en relation soient-ils, soient aussi en dehors de cette relation – aient, pour ainsi dire, un « corps » indépendant de cette relation.

30Ce serait le cas notamment si on devait conserver la lecture aristotélisante du synthétique a priori que suggère la première édition des Recherches logiques de Husserl. L’idée de synthétique a priori semble alors simplement recouvrir l’appartenance de fait de l’objet à tel ou tel « genre », appartenance qui certes le caractérise (d’où le caractère non formel des déterminations synthétiques a priori), mais le laisse subsister pour ce qu’il est dans son individualité.

31Cette solution aristotélisante n’est pas fondamentalement structurale. Elle fait un usage des relations internes qui n’est pas structural jusqu’au bout, puisque, d’un point de vue aristotélicien, les relatifs supposent nécessairement des termes non relatifs (les substances), qui les supportent – même si ceux-ci ne peuvent gagner certains niveaux de qualification, précisément, que d’entrer dans la relation qu’ils entretiennent avec tel autre terme.

32Un usage réellement structural de la notion de relations internes se marquera au contraire au fait que de telles relations soient présentées comme absolument déterminantes, c’est-à-dire captant sans reste l’identité de l’objet.

33Mais est-ce possible en dehors de la considération d’objets d’un type très particulier (qui, en réalité, n’auraient même pas la richesse et la diversité des objets mathématiques), à savoir lesdits objets formels ?

34Nous pensons que oui, mais cela à la seule condition que l’objet soit déterminable purement conceptuellement, c’est-à-dire sans qu’il soit nécessaire de faire recours à l’intuition. Dès que l’intuition intervient, comme donation de ce qu’on ne peut déterminer seulement a priori, elle introduit un élément d’indétermination qui renvoie l’objet en dehors de la relation qui le capte. Mais si l’objet peut être défini purement par concepts, a priori, alors les relations qui entrent dans la description qu’on en donne, pour autant qu’elle est elle-même purement conceptuelle, et dans la mesure où elle présente une forme de nécessité – qui s’atteste précisément dans la seule résistance à la variation, manifestée dans et par la variation même –, dessinent bien quelque chose comme une structure au sens le plus rigoureux du terme.

35L’effet de structure réside alors dans le fait que l’être de l’objet tient dans le seul rapport entre plusieurs concepts, qui permettent de l’assigner et de le déterminer pleinement – ceux-ci constituant eux-mêmes des entités sémantiques discrètes, dont la discontinuité est fondamentale pour produire l’effet de structuration, dans le rapport a priori qui est établi entre eux. L’articulation réciproque des concepts vient capturer l’objet comme ce qui se tient à l’intersection de leurs champs, dans le rapport réglé qu’il y a entre eux, et que ce rapport suffit à définir.

36En ce sens, une certaine relecture de l’a priori matériel phénoménologique [3], qui consisterait à le réinterpréter à la lumière de la thèse bolzanienne selon laquelle il y a du synthétique a priori purement conceptuel (c’est même le seul type de synthétique purement a priori qu’on puisse envisager), irait dans le sens d’un concept de structure qu’on pourrait qualifier de régional (et non plus formel), mais qui est, de loin, le plus usité. Il s’agit des structures qui, comme telles, structurent tel ou tel domaine – celles de la linguistique, comme, déjà, celles des mathématiques. De telles structures ne formatent et ne déterminent pas l’objet en général, mais tel ou tel type d’objets particuliers, dans leur particularité même.

37Un tel emploi suppose évidemment quelque réforme par rapport à l’a priori matériel de la phénoménologie. Dans son application la plus obvie – et, peut-être, la plus « phénoménologique » – l’a priori matériel phénoménologique n’est pas structural au sens où nous l’avons défini. En effet, son caractère conceptuel pur fait question. En fait, certaines de ses lois – comme, par exemple, celle du lien a priori entre couleur et extension, ou celles de la grammaire pure logique – peuvent, comme le montrerait une relecture bolzanienne, être reconduites à des déterminations conceptuelles pures, donc de structure, y compris là où elles se rapportent à l’intuition, mais elles la déterminent a priori purement conceptuellement. D’autres, plus directement enfoncées dans la « matière » du donné – comme tout ce qui concerne les « moments figuraux » introduits dans la Philosophie de l’arithmétique[4] –, ne peuvent être tenues pour structurales stricto sensu : elles sont indissociables de l’intervention, dans la détermination de l’objet lui-même, de notions proprement intuitives qui ne peuvent être exactement fixées conceptuellement et conservent toujours un horizon d’indétermination, renvoient à l’expérience de l’objet comme ce qui n’est pas seulement structuré, mais apporte toujours aussi autre chose et plus que la structure (éventuellement en régression par rapport à elle dans la spécularité de l’image). Il faut maintenir un écart fort entre ce qui est de l’ordre de la Gestalt, de l’image, et ce qui est à proprement parler de l’ordre de la structure – c’est-à-dire qui peut être et est circonscrit purement a priori, sans image. De ce point de vue, on pourrait dire que le mot « structure », en français, est un peu trop polysémique – il renvoie y compris à des niveaux d’organisations, ceux de la totalité indiscernable et immédiatement projetée, imaginaire, qui n’ont rien de structural. Pour notre part, le caractère purement conceptuel des déterminations nous paraîtra la seule garantie en ce qui concerne une installation dans un régime de pensée réellement structural, qui entende l’objet comme pur effet de relations, et non comme coagulation d’une image. Ce serait un principe de lecture possible de l’a priori matériel phénoménologique en vue de le structuraliser – ce qui, aussi bien, correspond à certains aspects de son histoire, et à la façon qu’il a eu de jouer un rôle dans la genèse (en linguistique notamment) du paradigme structuraliste. Son devenir-conceptuel était le prix à payer, nous semble-t-il, pour en faire un véritable concept de structure [5].

38Mais, après avoir essayé de déblayer ainsi le sens que le mot « structure » peut prendre aujourd’hui, au croisement de différentes traditions, et l’avoir caractérisé en termes de relations internes, là où celles-ci deviennent absolument déterminantes et, dans le même mouvement, parfaitement maîtrisables par ces unités de sens discrètes que sont les concepts, reste assurément le problème le plus difficile, à savoir celui du statut de ce qu’on obtient par là : les structures. C’est là sans doute que, aujourd’hui, se font jour les fractures les plus fortes, et que le débat sur la structure s’est le plus renouvelé, à la faveur de la diversité d’usages qui en est apparue dans la tradition analytique.

39On voit bien le risque qu’il y a dans tout structuralisme : le retour à une forme de platonisme métaphysique qui essentialise les structures, et en fait des formes d’en-soi. Les objets n’existent pas pour eux-mêmes, mais ce qui existe, ce sont les relations entre eux, qui les déterminent de part en part. Mais dans quel Ciel des Idées ces relations existent-elles ? En d’autres termes : où est la structure ?

40Une certaine forme de structuralisme français, d’inspiration mathématique (ou tout au moins fétichisant et hypostasiant la structure sur un mode qui se voulait mathématique), nous a habitués en la matière à un absolutisme néo-platonisant qui, tel quel, est inacceptable. Il a, de ce point de vue, plus qu’ouvert la voie à des critiques analytiques de type nominaliste, dont la mode grandissante a largement soutenu, en France, la déroute du même structuralisme.

41Pourtant, l’intérêt du structuralisme bien compris, nous semble-t-il, est précisément de ne pas séparer la structure de ses effectuations, et de ne lui donner aucune consistance séparée, ce qui reviendrait à la traiter elle-même sur ce mode substantialiste dont elle a pour principal intérêt de ratifier l’inanité en ce qui concerne les objets auxquels elle s’applique. On aurait alors progressé dans l’ordre des réalités considérées, mais ne serait pas réellement sorti de cet ordre. Or, le grand apport du point de vue structural est de nous faire prendre la mesure de la péremption ou de la limitation de cet ordre.

42Le point de vue structural rebat les cartes de l’ontologie parce qu’il nous conduit à envisager des processualités plus que des êtres, le rapport réglé d’objets qui ne se manifeste que dans les changements et substitutions de ces objets – c’est en cela que la logique husserlienne, qui est une logique de la variation, en capte quelque chose d’extrêmement profond. De ce point de vue aussi, l’analyse bolzanienne des propositions était déjà proto-structuraliste. L’important alors, c’est la place vide de l’objet – y compris saisie dans la généricité de la substitution possible seulement par des objets d’un certain type – plus que le « plein » d’aucun objet, ou même de ladite « structure ». Si celle-ci est « pleine », ce n’est de rien d’autre que du vide de l’objet, et, en ce sens, elle n’est certainement pas un objet comme un autre, ou qui serait à la place des objets (contrairement à une Gestalt, pour revenir à l’exemple de tout à l’heure). En d’autres termes, une structure est plus affaire de frontières qui ne peuvent être franchies et dont on éprouve l’infranchissabilité par l’essai, que de « donné » en-soi. Et, comme telle, elle a toujours à voir avec une certaine forme d’opérativité (avec la possibilité de substituer et de combiner dans ses limites, qui en fait la définit seulement), plutôt qu’avec le statu quo de ce qui serait de toute façon déjà donné dans ses limites. Ses limites sont essentiellement la marque d’un faire. On rejoindrait ici le thème d’une ontologie de l’opération cher à Gilles-Gaston Granger.

43Reste qu’on peut apprécier de diverses façons cette espèce d’ontologie négative (puisque elle-même sans « objet ») à laquelle nous convie le recours à la notion de structure pour penser le réel.

44Soit on admet qu’un tel recours ne nous fait pas sortir des limites de l’ontologie, même s’il en modifie la nature, et même nous donne accès à ce qu’on pourrait appeler la véritable ontologie, contre l’ontologie traditionnelle substantialiste.

45Soit on se croit obligé, par peur du platonisme de la structure, de se réfugier dans un point de vue sur elle absolument non ontologique.

46Il y va de la possibilité ou non de conserver une perspective théorique sur la structure.

47C’est exactement là que nous paraît se situer le grand débat contemporain possible sur la structure, après le structuralisme, et tout compte fait de l’espèce de scepticisme que ne peut manquer de faire naître aujourd’hui toute tentative de le ressusciter.

48Le débat est un débat entre ce que nous appellerons descriptivisme et normativisme.

49D’un côté, on maintiendra la possibilité de donner un sens théorique aux structures, ce sens reposât-il purement dans l’usage de la variation afin de mettre en évidence des invariances qui ne font pas sens précisément au-delà et en dehors de principes d’organisation de ces variations mêmes – c’est là, à notre sens, le seul emploi correct de la structure, pertinent ontologiquement sans être dispendieux. Ce que mesurent alors les structures, c’est le jeu même du réel dans les écarts et les concordances qui se creusent en lui et lui donnent tel ou tel sens – celui-ci étant incapable de porter un sens en dehors de ceux-là mêmes, cela nous paraît une leçon à tirer de l’épistémologie contemporaine, que cela soit sur le terrain des sciences humaines ou des sciences dures.

50Un tel point de vue n’est pas nécessairement aussi onéreux qu’il en a l’air. Ontologiquement, il se passe très bien de tout « être » autonome de la structure. Il passe plutôt par un reformatage général « relationnel » de l’être. D’autre part, même s’il s’exprime au mieux dans l’institution d’une certaine forme d’a priori (de synthétique a priori, pour peu qu’on veuille rendre la structure féconde et considérer tel ou tel domaine d’objets dans sa particularité), il ne faut pas se méprendre sur les exigences afférentes à cette forme d’a priorité. Elle n’est précisément qu’ontologique si l’on peut dire. Cela veut dire notamment que l’ordre structural de détermination a priori des objets dans leur rapport mutuel n’a nullement besoin d’être atteint sous les espèces de ce qu’on nomme traditionnellement l’a priorité pour être vérifié comme tel. En d’autres termes, des vérités synthétiques a priori conceptuelles pures peuvent très bien être connues empiriquement, a posteriori. Il faut, comme nous l’a réappris Kripke aujourd’hui, et l’avait déjà fait Bolzano dans la première moitié du XIXe siècle, délester la notion d’a priori de sa charge kantienne, qui la marque épistémiquement, comme si ce qui était en question dans l’a priorité de la relation (donc son caractère purement structural, conceptuel), c’était la voie d’accès que nous avons à elle. De fait, certaines structures – pensons par exemple à celles d’une société donnée – ne se découvrent qu’empiriquement. Ce n’en sont pas moins des structures. Il y a eu, dans cette découverte : le caractère indifférent épistémiquement de cet a priori qu’est la structure, et sa compatibilité avec une épistémologie résolument a posterioriste, avant même que la philosophie n’en soit faite ni ait pu en être faite, faute d’outils théoriques appropriés – la référence à Bolzano, de ce point de vue, peut apporter une aide décisive, mais les conditions n’étaient pas alors réunies, sur le terrain de l’histoire de la philosophie, pour qu’elle soit encore possible – une des conditions historiques majeures du structuralisme en tant que phénomène épistémologique conquérant dans les années d’après-guerre des disciplines entières qui constituaient autant de lieux d’épreuves de la structure, généralement empiriques. Empirisme et structuralisme, de fait, font bon ménage, et nous pouvons aujourd’hui, dans la dissociation des deux sens (épistémique et ontologique) de l’a priori, en voir les raisons.

51Un structuralisme déplatonisé (fonctionnalisé, si l’on peut dire, en pensant ici au sens de la fonction mathématique, qui est de mettre en relation des objets, et en renvoyant à la source cassirérienne d’une certaine lecture philosophique du structuralisme), et compatible avec une épistémologie empiriste, devrait déjà lever un certain nombre de réserves que la notion de structure, dans son abstraction trop massive, est toujours appelée à rencontrer là où elle n’est pas passée à l’épreuve préalable d’une critique. Ce structuralisme se caractérise par sa capacité à prendre en compte dans la structure si ce n’est un objet (cela, on peut en douter), en tout cas un quasi-objet, au sens d’un régime de fonctionnement des objets.

52Mais, par là même, il demeure bien théorique, en ce qu’il continue d’accorder à ce qu’il tient être ses descriptions (c’est là le problème) une portée (quasi) ontologique.

53À cela s’oppose le point de vue que je qualifierai de normativiste fort répandu aujourd’hui. Celui-ci est celui suivant lequel il n’y a pas de synthétique a priori, pas de relations internes, ou plutôt, s’il y en a, celles-ci se réduisent à des règles.

54On peut penser ici à une certaine lecture de Wittgenstein ou au présent succès des écrits de Robert Brandom.

55Pour un tel point de vue, les énoncés synthétiques a priori (ou exprimant des relations internes) ne peuvent avoir de contenu descriptif. Ils expriment tout au plus des règles, qui, comme telles, ne peuvent être ni vraies ni fausses – et donc ne fournissent en elles-mêmes aucune connaissance.

56La preuve serait à en trouver dans le fameux « test de la négation », introduit par Wittgenstein. Si je nie un énoncé synthétique a priori, je n’obtiens pas un énoncé faux, mais un énoncé qui se présente – ou en tout cas qu’on présente généralement – comme dépourvu de sens. On aurait donc affaire là à un vrai qui ne serait plus le contraire du faux – ce qui, du point de vue wittgensteinien, ne peut plus être tenu pour du vrai à proprement parler.

57La véritable nature de ces énoncés, ce serait alors d’exprimer des règles de langage, qui certes structurent notre accès au réel et la façon que nous avons de l’exprimer, mais n’ont pas en elles-mêmes de portée descriptive. D’autres règles seraient toujours concevables : elles ne seraient ni plus ni moins « vraies » que celles-là. Une règle en elle-même n’a pas à être vraie. Elle fixe extérieurement certaines conditions de la description – ou de tout autre rapport que nous pouvons avoir aux objets. Ce n’est d’ailleurs pas pour cela qu’elle est arbitraire (willkürlich), au sens précis où les conditions de sa fixation ne relèvent, en règle générale, pas de notre libre arbitre individuel, mais de la tradition, de l’histoire, de la société, et de ses conditions de langage, auxquelles nous contribuons, mais que nous n’avons pas créées. De ce point de vue, suivant un paradoxe bien mis en avant par Jacques Bouveresse, la pensée de Wittgenstein nous met devant la perspective fascinante d’une nécessité qui se fait, et n’en est pas moins nécessaire – une nécessité fruit de la contingence même, et sans a priori, mais qui a sens de nécessité en vertu même de son caractère général qui est celui de la règle.

58L’espèce de naturalisation de la structure qu’il y a là, celle-ci se voyant reversée à ses aléas practico-historiques, ne dérangera pas vraiment. Elle va à la rencontre d’un besoin de réincorporation de la structure. Que les structures se dessinent à fleur même d’une certaine contingence, voilà qui est phénoménologiquement tout à fait séduisant.

59En revanche, ce qui nous gêne, c’est le caractère purement normatif – et par là même non justiciable comme tel d’une théorie – que prend alors la structure. La thèse du caractère fondamentalement et universellement normatif de toute structure ne saurait nous convenir.

60Qu’il y ait des structures à caractère normatif, c’est ce dont, certainement, on ne saurait douter. Il suffit de considérer ce qu’est une structure juridique par exemple.

61Mais 1º ) il faut alors s’interroger sur ce qu’il y a de structurel dans de telles structures (en d’autres termes : sont-elles structurelles dans ce qu’elles ont de normatif, ou indépendamment de cela ?) 2º ) il n’est pas sûr du tout que toute structure soit normative.

62À la première question, nous serions tenté de répondre que précisément, même dans le cas de structures à caractère normatif (éthiques, juridiques), ce qu’il y a de structurel en elles constitue bien un contenu théorique autonome, un objet de connaissance, dans lequel leur normativité est elle-même transformée en rapport synthétique a priori entre des contenus conceptuels. Si je considère par exemple un concept comme celui de promesse, qui est clairement un concept normatif – il ne fait sens que pour autant qu’un « tu dois » est compris en lui –, ce qu’il y a de structurel en lui, c’est le lien créé entre celui qui promet et celui à qui il est promis, en tant que lien a priori, relativement indépendant de ce qu’ils sont et des aléas de leur rapport : comme un morceau de nécessité – conceptuelle : comprise dans le concept même de promesse – se détachant dans la contingence même, et issu d’ailleurs éminemment de la contingence, puisqu’un acte (par définition contingent) est nécessaire à son institution. Or, si on s’interroge sur la provenance de cette nécessité, on ne trouvera probablement rien d’autre qu’une certaine forme de décision et-ou de rapport de forces. Pour qu’il y ait des promesses, il faut, si on peut dire, qu’on ait fait de l’homme un animal capable de faire – et de tenir, puisque ce faire ne s’entend que sous l’horizon normalisateur d’un tenir – des promesses, et qu’on l’ait éduqué ainsi. L’existence de promesses n’est certes pas dissociable de l’éducation, source de toute normativité. Mais cela n’ôte rien au fait qu’une fois la promesse instituée, il y a bien une certaine forme de vérité de la promesse. Il y a un concept de la promesse, et ce concept, tout formé historiquement et décisoirement soit-il, suppose, une fois formé, certains liens, une certaine équation, qui, comme telle, a un effet de structure, formalise un certain type de rapport qui naît entre les hommes à certains moments – et a effectivement une importance fondamentale dans la vie sociale. Cette structure de la promesse – le fait qu’il y ait un qui promette, un à qui il est promis, que le premier doive au second, mais sur un mode où il est essentiel qu’il ait voulu le devoir, même s’il ne le veut plus forcément à l’heure actuelle, etc. –, tout ce dispositif qui est essentiellement un dispositif conceptuel constitue bien un contenu théorique, qui permet comme tel de penser et de connaître certains rapports sociaux. En produisant des structures, d’une certaine façon, la norme se charge d’un contenu théorique – qui demeure bien sûr marqué alors par sa provenance normative, c’est-à-dire par la problématique de l’obligation – comme l’avaient bien vu au début du XXe siècle les théoriciens du synthétique a priori[6].

63Mais au fond, la véritable question n’est pas là. Nous pensons que cela, presque tout le monde (en dehors des excès de certains wittgensteiniens fondés sur cette mauvaise métaphysique selon laquelle la volonté serait absolument transcendante au monde) serait prêt à l’admettre, en tout cas tous ceux pour qui la notion de structure n’est pas une simple clause de style – on ne voit pas un structuralisme pour lequel la structure serait absolument exempte de contenu théorique, et, en ce sens, celui qui raisonne purement en termes de règles, jusqu’au bout, comme certains post-wittgensteiniens, n’est certainement pas structuraliste. Aussi n’ont-ils jamais prétendu l’être. Mais le cas plus intéressant à nos yeux est celui d’un wittgensteinisme relesté de certaines ambitions théoriques, et par là même en un sens restructuralisé, comme pourrait l’être celui de Vincent Descombes.

64La question que nous aurions à poser à cette forme de « structuralisme wittgensteinien » est de savoir si, pour lui, toute structure est précisément liée à cette dimension d’obligation qui caractérise au contraire à nos yeux les seules structures normatives. En d’autres termes, la nature de la nécessité qu’on prête aux structures elles-mêmes est-elle forcément, au fond, de l’ordre de la règle ?

65Il nous semble logique qu’une pensée de l’institution, comme celle de Vincent Descombes, aille dans ce sens. Et certainement, notre intention n’est pas de nier que la plupart des structures qui intéressent Descombes, qui sont les structures sociales, soient liées à des effets d’institutions, qui seuls leur donnent la valeur qui est la leur, à savoir de structures. Mais nous ne sommes, pour notre part, pas convaincu que, même dans l’ordre du social, toutes les structures s’expliquent ainsi. Nous pensons même que l’intérêt du point de vue structural est de désarmer relativement cette question, en considérant y compris les rapports qui ont été institués, c’est-à-dire sont l’effet de quelque chose comme une règle, de façon relativement indépendante de cette institution normative, en tant que purs rapports. Nous croyons que, si la notion de structure renvoie bien à celle de rapport réglé – a priori, et purement conceptuellement –, il ne faut pas se hâter d’entendre trop vite l’idée de règle au sens prescriptif, normatif du terme, dans ce syntagme qui, ici, dans la plus grande généralité de la notion de structure, ne renvoie à guère plus qu’à celle de réglage, de corrélation conceptuellement ordonnée. Le point de vue normativiste, qui rapporte toujours la structure à de la règle au sens fort du terme, risque d’ignorer ce qui nous paraît constituer la fondamentale neutralité de la structure, qui fonctionne y compris là où elle n’est pas vécue comme une obligation et n’opère pas plus en elle-même comme une telle obligation, mais purement comme rapport producteur du sens. En ce sens-là, nous ne sommes pas sûr que, y compris dans la société, tout sens soit lié à une « institution » au sens fort du terme, donc à la détermination normative d’une obligation. Rendons son innocence à la structure !

66De ce point de vue, plutôt que de partir du cas, très particulier, desdites structures juridiques, il pourrait être intéressant de revenir à ce qui fut le terrain d’expérimentation originaire du structuralisme, à savoir les phénomènes de structuration linguistique. Et pour les penser, revenons, comme il est toujours bon de le faire, à Hume – penseur toujours bon à mobiliser contre nos tentations de retour à quelque métaphysique que ce soit, fût-elle sociale. À propos du langage d’une communauté et de son extraordinaire capacité à s’auto-organiser, à être partagé, contre toute attente, à peu près harmonieusement (en tout cas d’une façon telle que cela marche) entre tous les membres de la communauté, il parle, dans une formule fameuse, de « convention sans promesse ». Il y a là quelque chose d’extrêmement intéressant pour nous, parce qu’une sorte de contre-modèle esquissé à la théorie que nous qualifierions de normativiste de la structure. Les rapports de langage dans une communauté sont, de fait, des rapports réglés, et ce fait, comme tel, peut faire l’objet d’une description – ce que les linguistes nomment structure. Mais la norme est ici à l’arrivée plus qu’au départ, plus normalisatrice que normative (même si, bien sûr, il ne faut pas exclure les phénomènes d’institution et de normativité proprement linguistique : voir le travail de mise en forme – c’est-à-dire en code – sociale de la préciosité, ou, dans un tout autre genre, la réforme de l’alphabet russe par les bolcheviks). Surtout, on ne trouve nulle part ici la dimension d’obligation qui est constitutive de l’ordre normatif au sens fort du terme. Il n’y a pas, comme telle, d’« obligation linguistique ». D’où le déni humien, ici, du concept de promesse. Il marque bien sûr d’abord le caractère souterrain de la règle qui n’a pas à être explicitée, stipulée – mais ce serait le cas de nombreuses institutions, qui sont au fond des institutions implicites. Plus profondément, il marque aussi le fait qu’ici nous n’avons pas tout à fait affaire à une règle au sens de quelque chose qui engagerait : nous n’avons rien promis, et ne devons rien proprement dit; mais parler, c’est tout simplement entrer dans la structure, la faire jouer dans sa neutralité fondamentale. Ici, ce n’est pas dans l’obligation de ce qu’il y a à faire (concept normatif), mais dans l’ordre de ce qui se fait même qu’il faut trouver le structurel, qui est le, de fait, structuré.

67Cette neutralité axiologique – relative, et que démentiraient bien sûr de nombreux usages du discours, mais ce serait une autre question – des rapports linguistiques (c’est-à-dire de ceux inscrits dans la langue elle-même) nous paraît encore riche d’enseignement quant au type d’usage qu’on peut faire aujourd’hui du concept de structure. Transportée sur le terrain d’un examen de la réalité sociale elle-même, qui paraît aujourd’hui constituer le champ électif des analyses néo-structurales, elle semble – comme elle l’avait d’ailleurs fait, historiquement, dans les années 60 – pouvoir conditionner un regard autre (à défaut d’être neuf) sur cette réalité, approchée en dehors de toute problématique normative. Qu’y a-t-il, par exemple, d’axiologique – de lié à telle ou telle norme instituante – dans les rapports de classes dans une société – qui ne sont pas des rapports de caste ? Les premiers, nous semble-t-il, ne peuvent être lus d’un point de vue normativiste (pour lequel les liens structurels sont forcément l’effet de normes); les seconds si. Mais ce second type de rapports a-t-il jamais suffi à déterminer l’ensemble de la réalité – « structurelle » – d’une société ? Une société a certes toujours un « Bien ». Mais apprendre à considérer cette société toujours aussi en dehors de son Bien – ou en tout cas relativement indifféremment à lui –, n’est-ce pas ce que le structuralisme de la grande époque, celui d’un Lévi-Strauss ou de certaines formes de marxisme, nous a légué de plus positif ? Cela sans même parler des structures plus réfractaires encore à l’obligation, parce qu’au social même, comme les structures mathématiques ou physiques, auxquelles, pour notre part, nous ne sommes pas prêts à renoncer. La structure représente encore, décidément, un champ d’investigation théorique.

Notes

  • [1]
    Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire, en contexte français, sur la reconversion d’un certain nombre des enfants du structuralisme (la génération des années 70) à la philosophie analytique pure et dure. Quelle que soit la polémique très dure menée par les hérauts de la philosophie analytique francophone contre un certain structuralisme (bien en peine de leur répondre, puisque les principaux protagonistes sont morts), de fait des pans entiers de cette philosophie analytique (Sperber, Récanati) ont joué, en France, le rôle de canot de sauvetage des ambitions théoriques du structuralisme.
  • [2]
    Qui, du reste, dans son versant grammatical (théorie de la grammaire pure logique, exposée dans la IVe « Recherche logique »), a joué un rôle majeur dans le développement historique du structuralisme, à travers l’influence exercée par Husserl sur Jakobson. Voir les études d’Elmar HOLENSTEIN, Jakobson ou le structuralisme phénoménologique, Paris, Seghers, 1974, et « Jakobson and Husserl. A Contribution to the Genealogy of Structuralism », Human Context, 7,1975, p. 61-83.
  • [3]
    Voir L’A priori conceptuel, Paris, Vrin, 1999.
  • [4]
    Voir notre article « Struttura e Gestalt : una difficoltà della Filosofia dell’aritmetica », Iride, 2002, p. 641-646.
  • [5]
    On prendra en compte aussi, de ce point de vue, le structuralisme phénoménologique du Carnap de l’Aufbau, qui n’est structuraliste qu’en vertu du caractère purement « conceptuel » de la problématique constitutionnelle même.
  • [6]
    Voir les réflexions de Husserl dans les Prolégomènes sur le caractère au fond toujours aussi descriptif des jugements normatifs, eux-mêmes chargés d’un certain type de contenu théorique (normatif).
Français

L’auteur cherche d’abord à éclairer le concept de structure en mettant en évidence son origine – origine double du reste – dans le concept phénoménologique de l’a priori (analytique et synthétique), tel qu’il est repris par certaines ontologies analytiques contemporaines. Puis, il discute la nature de cette a prioricité de la structure : est-elle normative ou ontologique ? Il tient pour nécessaire une approche purement ontologique et théorique des structures.

Jocelyn Benoist
Université de Paris I
Jocelyn.benoist@ens.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/rmm.051.0041
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...