CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le paysage infernal, décrit par d’innombrables écrivains, illustré par au moins autant de peintres et parfois de sculpteurs, conceptualisé ou élaboré par les rédacteurs de textes sacrés ou les théologiens, dévoile ses beautés sombres, selon les lois concrètes de ce que nous pourrions appeler « une esthétique négative » ou « une esthétique de l’inversion ». Avant d’étudier les caractéristiques d’une poétique du paysage infernal, arrêtons-nous à une définition, délimitons la signification du terme « infernal ». Nous entendons ici principalement par ce mot ce qui est relatif au monde des morts, à l’au-delà tel qu’imaginé par les Grecs anciens et les Romains, et non pas l’enfer chrétien qui, plus qu’un lieu, représente un état, celui de l’homme damné. Toutefois, il est parfois difficile de dissocier des éléments qui se sont confondus et complétés au cours des siècles dans la littérature occidentale, notamment sous la plume d’auteurs de premier plan tels Dante ou John Milton qui représentent l’enfer comme un lieu de perdition largement inspiré par la géographie souterraine des Enfers de l’antiquité et peuplé de figures mythiques, telles que les Érinyes ou la gorgone Méduse.

2 Jacques Collin de Plancy (1793/4-1881), auteur de nombreux ouvrages sur l’occulte qui ont marqué la France du XIXe siècle, faisant la synthèse de divers textes de référence, propose en 1818, dans son ouvrage Dictionnaire infernal, une description très saisissante du pays des morts :

3

Au-delà de ce fleuve s’étend une zone déserte, obscure et glacée, perpétuellement battue des tempêtes et d’un déluge de grêle énorme qui, loin de se fondre en tombant, s’élève en monceaux, semblable aux ruines d’une antique pyramide. Tout autour sont des gouffres horribles, des abîmes de neige et de glace. Le froid y produit les effets du feu, et l’air gelé brûle et déchire [1].

4 Cette description nous aide à dégager quelques caractéristiques récurrentes dans la représentation du paysage infernal. Celui-ci est décrit comme un univers, nous dirions aujourd’hui « extrême », hostile à la vie, qui n’est pas sans rappeler la surface de certaines planètes gelées ou le paysage du désert, brûlant pendant le jour, glacial pendant la nuit, où les tempêtes les plus violentes s’abattent. Cette dernière impression est renforcée par l’emploi de l’épithète « déserte » et l’évocation de l’« antique pyramide » qui, en tant que comparant, nous permet d’imaginer les monceaux de neige. Nous remarquons aussi que l’écriture reflète, par son style, le caractère contrasté du paysage grâce à l’utilisation de l’antithèse : en tombant/s’élève, monceaux/abîmes, froid/feu, gelé/brûle. Il y a donc opposition entre le haut et le bas, le chaud et le froid. En vérité, les deux couples de binômes servent à évoquer le seul mouvement vertical ; n’oublions pas que la température monte et baisse aussi. La dimension verticale est celle de la transcendance, de la spiritualité et de la connaissance. Dans l’extrait étudié, le thème de la descente domine : la neige tombe, les gouffres sont horribles, alors que les monceaux de neige ne sont précédés d’aucune épithète, l’air et la terre sont réellement glacés, le feu n’est qu’une illusion. Nous relevons dans cet extrait plusieurs épithètes significatives qualifiant la « zone infernale » de sens négatif ou qui figurent l’absence d’une qualité, comme : « déserte » (sans vie), « obscure » (sans lumière), « glacée » (sans chaleur). Le paysage infernal est un paysage négatif, l’opposé d’un beau paysage terrestre et en même temps un lieu de privation. Les morts sont privés de vie, de chair et de biens matériels, privés même d’espoir, selon Dante : « Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate » [2].

5 À partir de ces premiers constats, nous allons étudier la représentation du paysage infernal dans deux contextes littéraires bien différents : celui de la littérature fantastique et celui du roman traitant de la guerre. Dans les deux cas, le thème de la mort constitue le pivot du récit, et le paysage ne fait que refléter l’angoisse et la terreur de l’homme soumis à la fatalité. Figures ou êtres mythiques, motifs et thèmes infernaux sont évoqués, pour animer cet univers de la souffrance, apportant le relief nécessaire et les repères inévitables qui conditionnent le lecteur et rehaussent la qualité poétique du texte.

6 L’incipit de la nouvelle fantastique de Howard Phillips Lovecraft (1890- 1937), « The Nameless City » (« La Cité sans nom »), écrite en 1921 et publiée pour la première fois en 1936, servira de point d’appui à de premières réflexions. Il y a tout d’abord, entre ce passage et celui de Jacques Collin de Plancy que nous venons d’étudier, des ressemblances très frappantes :

7

When I drew nigh the nameless city I knew it was accursed. I was travelling in a parched and terrible valley under the moon, and afar I saw it protruding uncannily above the sands as parts of a corpse may protrude from an ill-made grave. Fear spoke from the age-worn stones of this hoary survivor of the deluge, this great-grandmother of the eldest pyramid; and a viewless aura repelled me and bade me retreat from antique and sinister secrets that no man should see, and no man else had ever dared to see.
Remote in the desert of Araby lies the nameless city, crumbling and inarticulate, its low walls nearly hidden by the sands of uncounted ages.[3]

8

Dès que j’approchai de la cité sans nom, je compris qu’elle était maudite. Traversant au clair de lune une affreuse vallée desséchée, je la voyais de loin, dressée au milieu des sables, comme un cadavre émergeant d’une fosse mal faite. La peur suintait des pierres, usées par le temps, de cette véritable survivante du déluge, cette aïeule de la grande Pyramide ; une aura invisible me repoussait et m’engageait à fuir les antiques et sinistres secrets que nul ne devrait connaître, que nul devant moi n’avait osé pénétrer.
Au fin fond de l’Arabie gît la cité sans nom, délabrée et défigurée, ses remparts peu élevés enfouis sous le sable accumulé par les siècles [4].

9 Dans la nouvelle de Lovecraft comme précédemment dans le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy, l’enfer est assimilé à un vaste paysage, désolé, un paysage de désert. Nous relevons l’allusion dans les deux extraits à la pyramide, « image de convergence ascensionnelle […] la pyramide est aussi lieu de rencontre entre deux mondes : un monde magique, lié aux rites funéraires de retenue infinie de la vie ou de passage à une vie supra-temporelle ; un monde rationnel qu’évoquent la géométrie et les modes de construction [5] ». De ce point de vue, la forme de la pyramide illustre parfaitement le caractère du discours fantastique qui évolue de la dimension rationnelle et rassurante vers une dimension irrationnelle, inquiétante et parfois menaçante. Il s’agit dans l’un et l’autre cas d’évoquer un paysage nocturne, nous n’osons pas dire : « agrémenté » par quelques ruines, le fantôme d’une ville. Les mots de sens négatif ou privatif sont également présents, comme : « desséchée », « invisible », « nul », « délabrée », « défigurée ». Même le titre de la nouvelle cache un sens privatif, The Nameless City, La Cité sans nom. Cette cité n’a plus de nom, parce qu’elle est très ancienne, bien plus ancienne que la première pyramide, elle est sans nom, parce qu’elle est inhabitée, donc morte et oubliée, surtout elle n’a aucun nom, parce qu’elle est innommable. L’horreur qu’elle abrite dépasse la puissance des mots, de la même façon que son caractère antique antédiluvien dépasse toute notion humaine du temps. L’auteur a recours à l’hyperbole et il n’hésite pas à élaborer un champ lexical de la mort très violent, nous dirions même agressif, et cela dès les premières lignes. Les substantifs : « cadavre » et « fosse », les adjectifs : « affreuse » et « sinistres », la prosopopée : « la peur suintait des pierres » (« fear spoke from the age-worn stones ») plongent immédiatement et sans aucune transition le lecteur dans le cœur des ténèbres.

10 L’intrigue de la nouvelle est simple : un voyageur égaré traversant le désert de nuit, aperçoit une ville-fantôme, une sorte de mirage nocturne. Un thème traditionnel du merveilleux arabe, la ville fantôme, visible pour un seul élu, aurait inspiré à l’auteur un rêve qui serait à l’origine de ce texte. Écrite à la première personne, La Cité sans nom ressemble à une étrange confession, dans le sens chrétien du terme : la confession de quelqu’un qui veut sauver son âme du mal et son esprit de la folie. Cette cité maudite n’est que la porte ouvrant le chemin qui mène, après une très longue descente, au cœur d’un labyrinthe souterrain. Le narrateur observe, dans cet univers éclairé par une lueur phosphorescente, une foule de créatures diaboliques, mi-hommes, mi-reptiles, immobilisés dans une sorte d’hibernation, attendant le moment de se réveiller à la vie. Au début fasciné, puis terrorisé et désorienté, perdu dans le labyrinthe mortuaire, le héros retrouve très difficilement le chemin vers la surface. Il est sauvé à la fin, mais il sera toujours habité par la peur panique et par la conscience d’un mal ancestral.

11 L’exploration de ce lieu infernal commence par une très longue descente, qui n’est pas sans rappeler celle, effectuée dans le livre VI de l’Enéide ou dans l’Enfer de Dante :

12

It is only in the terrible phantasms of drugs or delirium that any other man can have had such a descent as mine. The narrow passage led infinitely down like some hideous haunted well, and the torch I held above my head could not light the unknown depths toward which I was crawling. I lost track of the hours and forgot to consult my watch, though I was frightened when I thought of the distance I must be traversing.[6]

13

On ne descend ainsi que dans les hallucinations ou le délire. Cet escalier n’en finissait pas. On se serait cru dans un puits hideux et la torche que je tenais au-dessus de ma tête ne pouvait éclairer les profondeurs insondables où je m’enfonçais. J’avais perdu la notion du temps et ne pensais pas à consulter ma montre, mais j’étais saisi d’effroi à la pensée de la distance que je devais parcourir. [7]

14 Ce chemin catabatique interminable permet au narrateur d’atteindre les profondeurs de la terre, là où, le principe chthonien et le principe nocturne, distingués par Eschyle et expliqués par Clémence Ramnoux dans son ouvrage remarquable, La Nuit et les enfants de la nuit dans la tradition grecque [8], se confondent. La descente, selon l’interprétation qu’en donne Gilbert Durand est le mouvement qui renvoie essentiellement au régime nocturne de l’image, celui qui nous rapproche de l’élément chthonien ou aquatique, féminin, sombre et froid. Il s’agit symboliquement d’une descente dans les profondeurs de l’inconscient ou du rêve, et l’auteur du livre Les Structures anthropologiques de l’imaginaire compare d’ailleurs cette expérience aux sensations provoquées par la drogue ou le délire et à l’état extatique. Il est intéressant de souligner que le temps perd son emprise dans cet univers ténébreux, et la montre devient inutile. Dans le pays des morts ou dans l’univers des songes, le temps n’existe pas, et l’être évolue dans une dimension intemporelle. Enfin nous relevons avec intérêt l’emploi du verbe « to traverse », dans le texte original, que Lovecraft emploie à propos de ce passage étroit, verbe d’une richesse sémantique autre que celui proposé par le traducteur français : « parcourir ». Il ne s’agit pas seulement de s’éloigner d’un point de départ ou de couvrir une distance, mais surtout d’un passage à un autre monde, une nouvelle naissance en une autre condition. Souvenons-nous de la traversée que les morts, selon la croyance grecque ancienne, devaient effectuer sur la barque de Charon, pour atteindre le rivage sombre.

15 La terreur ressentie par le héros est surtout intérieure et psychologique. Il n’est pas directement menacé par les créatures endormies mais sa raison est ébranlée à l’idée de cette antiquité très reculée où se situent les origines de la vie, de cette violence et cette monstruosité, inscrites dans nos gènes et imprimées dans les profondeurs de l’âme de tout être vivant ; il s’agit, dit le narrateur de « l’angoisse mortelle qui s’emparait de [lui] à la pensée de l’antiquité insondable de ce lieu et de [son] âme » (« the lethal dread I felt at the abysmal antiquity of the scene and of its soul[9] »). Le paysage infernal, dans cette nouvelle de H.P. Lovecraft, est autant extérieur qu’intérieur, matériel que psychologique. Les thèmes infernaux extérieurs sont l’obscurité, l’absence de vie, le paysage désert et l’antiquité des lieux, la descente interminable à travers ce puits sombre puis la découverte des créatures monstrueuses dormant dans le labyrinthe souterrain. D’un point de vue psychologique, la porte et le passage aux enfers sont figurés par la curiosité et la détermination ; le lieu infernal est, lui, habité par l’angoisse sans nom, la peur panique et la conscience de la nature maléfique de la vie sur terre.

16 L’intériorité est aussi la qualité essentielle du texte que nous allons étudier par la suite qui appartient, lui, à une catégorie de romans radicalement différente, celle du roman traitant de la guerre : La Route des Flandres (1960) de Claude Simon. L’auteur adapte avec précision la forme de l’œuvre, qui se présente comme un monologue parfois fébrile ou incohérent, à la dimension intérieure, au point de supprimer, ou presque, la ponctuation, afin de rendre le flux ininterrompu des pensées d’un héros fatigué et obsessionnel. Ce héros évolue dans un pays ravagé par la guerre, à la recherche de la vérité sur la mort du capitaine de Reixach, son cousin. La mort est donc le sujet et le thème principal de ce roman, autant que celui de la guerre.

17 Le caractère infernal du paysage s’annonce explicitement dès la première page du roman :

18

Les chiens ont mangé la boue, je n’avais jamais entendu l’expression, il me semblait voir les chiens, des sortes de créatures infernales mythiques, leurs gueules bordées de rose, leurs dents froides et blanches de loups mâchant la boue noire dans les ténèbres de la nuit ; peut-être un souvenir, les chiens dévorant, nettoyant, faisant place nette […]. [10]

19 Les épithètes « infernales » et « mythiques », grâce au principe de l’irradiation, expliqué par Pierre Brunel dans son ouvrage de référence, Mythocritique — Théorie et parcours, sont « essentiellement signifiant[s] » [11]. Ils orientent la lecture de tout le roman et révèlent sa richesse en thèmes et motifs mythiques. Le chien, animal infernal par excellence, évoque le terrible gardien des Enfers, Cerbère, le chien à trois têtes. Il rappelle la déesse infernale Hécate, dont l’animal sacré était le chien noir, ou le dieu égyptien Anubis qui veillait à l’embaumement et à l’accompagnement des morts vers le royaume éternel. L’expression « les ténèbres de la nuit » est hautement significative : associée au motif chthonien de la « boue noire », elle réussit la jonction du principe nocturne et du principe chthonien, dont nous avons parlé plus haut. L’expression familière : « manger la boue » signifie d’abord : être pris dans la boue, en être souillé. En même temps, « manger la boue » ou « manger la terre » veut dire : être affamé, désespéré ou mort. Soulignons aussi que la boue, en tant que terme mystique, désigne, selon le dictionnaire d’Émile Littré : « le corps humain ». Ce dictionnaire traduit la phrase « nous sommes tous sortis de la même boue » par « nous avons tous la même origine » [12]. Si pétrir la boue de ses mains est un acte de création réalisé par Dieu pour former l’homme, « manger », « dévorer » ou même « nettoyer » la boue est un acte de destruction, voire d’anéantissement de l’être humain. Il s’agit de l’ouvrage de la Mort, grand ennemi de l’humanité. Le chien, animal nécrophage, accomplit cet ouvrage, non pas pour profaner les restes humains mais pour faire « place nette » aux générations futures, pour effacer le souvenir de la souffrance et de la violence. Remarquons l’antithèse entre la boue noire non solide (« on enfonçait dedans jusqu’aux chevilles » [13]) et les dents blanches des loups qui la dévoraient. Il y a une opposition entre une consistance molle et les dents dures, entre une masse noire et des éléments blancs. La boue noire représente le caractère périssable de la vie humaine, alors que les dents froides et blanches évoquent les forces qui lui sont supérieures, impartiales et implacables. Cette vision étrange serait, peut-être, un souvenir, pense le héros. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’avait jamais auparavant entendu l’expression qui la lui a inspirée. Cette phrase inattendue n’aurait été que le prétexte, pour que l’inconscient du héros se manifeste, faisant resurgir une image archétypale.

20 Le paysage infernal décrit par Claude Simon n’est pas un désert sans vie ; il est au contraire surpeuplé d’une multitude de corps humains, tous ces soldats épuisés, négligés et souffrants sont comparés aux damnés :

21

[…] dans la nuit on n’entendait rien d’autre que le bruit des respirations les poumons s’emplissant désespérément de cette épaisse moiteur cette puanteur s’exhalant des corps emmêlés comme si nous étions déjà plus morts que des morts puisque nous étions capables de nous en rendre compte comme si l’obscurité les ténèbres… Et je pouvais les sentir les deviner grouillant rampant lentement les uns sur les autres comme des reptiles […]. [14]

22 Le seul élément de ponctuation présent dans cet extrait est la série de points de suspension qui précède la phrase « Et je pouvais les sentir […] ». Le style de l’écriture reproduit l’essoufflement et la confusion du héros dans un lieu sombre et inspirant la claustrophobie, il reflète aussi l’entassement des corps par la juxtaposition des pronoms et des noms : « cette moiteur » — « cette puanteur » et des adverbes : « grouillant » — « rampant ». Le paysage infernal se traduit ici par l’enfermement, l’obscurité, le manque d’air frais, illustrant avec efficacité les expériences traumatisantes de l’auteur et d’une partie de ses contemporains pendant la Seconde Guerre Mondiale. Le XXe siècle ayant inauguré l’ère de la massivité, il est normal que le paysage infernal se caractérise par l’effacement de l’individu dans la masse informe. Après les images terribles de la Seconde Guerre Mondiale et des camps de concentration, il serait difficile d’imaginer l’enfer autrement.

23 Ce passage est plein de sensations tactiles, sonores et olfactives, mais la vue en est absente. Le pays des morts est le royaume de l’invisible, souvenons-nous, Hadès signifie le lieu où on ne voit pas, le lieu qu’on n’ose pas regarder. Parallèlement, l’exaltation des sensations « moins nobles » contribue à animaliser davantage les malheureux qui rampent et grouillent comme des reptiles. Animal froid et chtonien, le reptile nous mène aussi vers les profondeurs de la terre tout en symbolisant le péché, selon la conception chrétienne. Nous relevons ici une étonnante convergence avec la nouvelle de H.P. Lovecraft où la violence et la bestialité étaient aussi incarnées par des reptiles. Selon Gilbert Durand, cette multitude des corps qui grouillent constitue une représentation du chaos :

24

Ne conservons du fourmillement que le schéma de l’agitation, du grouillement. […] C’est ce mouvement anarchique qui, d’emblée, révèle l’animalité à l’imagination et cerne d’une aura péjorative la multiplicité qui s’agite […] Cette répugnance primitive devant l’agitation se rationalise dans la variante du schème de l’animation que constitue l’archétype du chaos. [15]

25 Le chaos est l’état qui précède la création du monde, il est donc synonyme de recommencement, de nouveau départ. La vie et l’énergie se recyclent, nous l’avons déjà vu, avec les chiens qui « dévoraient la boue, pour faire place nette ». L’auteur revient souvent sur cette idée de la transformation, qui n’est qu’un autre aspect de la mort :

26

[…] un cheval, ou plutôt ce qui avait été un cheval (hennissant, s’ébrouant dans les vertes prairies) et retournait maintenant, ou était déjà retourné à la terre originelle sans apparemment avoir eu besoin de passer par le stade intermédiaire de la putréfaction, c’est-à-dire par une sorte de transsubstantiation accélérée, comme si la marge de temps normalement nécessaire au passage d’un règne à l’autre (de l’animal au minéral) avait été cette fois franchie d’un coup. « Mais, pensa-t-il, peut-être est-ce déjà demain, peut-être même y a-t-il des jours et des jours que nous sommes passés là sans que je m’en aperçoive. Et lui encore moins. Parce que comment peut-on dire depuis combien de temps un homme est mort puisque pour lui hier tout à l’heure et demain ont définitivement cessé d’exister c’est-à-dire de le préoccuper c’est-à-dire de l’embêter… » […]. [16]

27 Nous soulignons l’opposition entre l’état précédent où le cheval vivant s’ébrouait dans un paysage vivant, « les vertes prairies » — signalons que l’auteur met cette réalité révolue entre parenthèses — et l’état actuel où le paysage est noir et sans vie et le cheval est mort. Par la force de l’inversion exercée par la mort, le cheval fait maintenant partie de la terre, cette terre originelle qui l’a fait naître et qui l’a nourri. Le caractère cyclique de l’existence est renforcé par l’emploi du terme « transsubstantiation » plus puissant et mystérieux que le mot « transformation ». Nous retrouvons dans cet extrait la notion du « passage » d’une condition à une autre, d’un univers à un autre. Claude Simon oppose aussi l’élément animal à l’élément minéral, tout en les associant. Un paysage minéral est un paysage sans vie et le règne minéral se situe aux profondeurs de la terre.

28 Le narrateur semble, en tant qu’observateur extérieur, apparemment impassible. Cette impassibilité est expliquée par la suite, par l’irruption du discours direct, exprimant la réflexion spontanée : Comment savoir si nous ne sommes pas déjà morts hier ou le serons demain ? Il est donc évident que le narrateur appartient lui-même à ce monde minéral et qu’il fait partie du paysage infernal. Le cheval vivant et hennissant, les vertes prairies, sont pour lui des images reconstituées par son imagination alors que l’animal mort et la terre minérale sont la réalité. La confusion du temps ou l’intemporalité est une autre caractéristique du monde infernal, nous l’avons aussi observé dans les extraits précédents. Les morts, nous dit l’auteur, ne connaissent plus le temps, ils n’en sont plus embêtés.

29 Pour conclure, nous constatons dans des textes d’inspiration et de genres pourtant très différents des correspondances dans la façon de dépeindre l’enfer tant en projection qu’en perception. Ainsi, le paysage infernal dans La Route de Flandres de Claude Simon est également appréhendé et décrit de façon très intériorisée. Plus que l’angoisse, la terreur ou la souffrance, il évoque la confusion et l’épuisement. Proche des archétypes mythiques, il est aussi, empreint des inquiétudes du XXe siècle. Les grands points de convergence, entre deux textes aussi éloignés que ceux de Lovecraft et Simon, sont la descente dans les profondeurs psychiques, la notion de l’intemporalité et la présence constante de la conscience humaine qui s’oppose à la monstruosité ou à l’absurdité environnante, représentée, elle, par des thèmes et des motifs mythiques souvent voisins voire identiques.

Notes

  • [1]
    Jacques Collin de Plancy, Dictionnaire infernal, Paris, Éditions 10/18, « Havas Poche », 1999, p. 165.
  • [2]
    « Vous qui entrez, laissez toute espérance ». Dante, La Divine comédie – L’Enfer, Chant III, v. 9, traduction de Jacqueline Risset, édition bilingue, Paris, GF-Flammarion, 1985, p. 41-42.
  • [3]
    H.P. Lovecraft, The Dreams in the Witch House and Other Weird Stories, edited with an introduction and notes by S.T. Joshi, Londres, Penguin Books, 2005, p. 30.
  • [4]
    H.P. Lovecraft, Je suis d’ailleurs (The Outsider), traduit de l’américain par Yves Rivière, Paris, Denoël, 1961, réédition Paris, Folio Science-fiction n° 84, 2001, p. 183.
  • [5]
    « Pyramides », dans Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1969, p. 791.
  • [6]
    éd. cit., p. 34.
  • [7]
    éd. cit., p. 190.
  • [8]
    Clémence Ramnoux, La Nuit et les enfants de la nuit dans la tradition grecque, Paris, Flammarion, 1986. Voir le chapitre : « Le Chtonien et le Nocturne », p. 40 – 43.
  • [9]
    éd. cit., p. 39.
  • [10]
    Claude Simon, La Route des Flandres suivi de Le Tissu de mémoire par Lucien Dällenbach, Paris, Les Éditions de Minuit, 1960, rééd. 1998, p. 9.
  • [11]
    Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 82.
  • [12]
    Dictionnaire de la Langue Française par Emile Littré [1863-1877], version électronique sur Reverso.net, http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/definition/boue, consultée le 6 mai 2014.
  • [13]
    Voir note n° 11.
  • [14]
    éd. cit., p. 19.
  • [15]
    Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire — Introduction à l’archétypologie générale, Paris, Presses Universitaires de France, 1961, rééd. Dunod, 1992, p. 76-77.
  • [16]
    éd. cit., p. 99.
Français

Le paysage infernal, celui du pays des morts tel que l’imaginaient les Grecs anciens et les Romains est un élément très important de la littérature fantastique et du roman de guerre. Le thème de la mort constitue le pivot du récit dans ces deux contextes littéraires, si différents. La lecture des extraits des textes étudiés nous révèle l’importance de l’utilisation de l’antithèse et de la négation d’un point de vue stylistique. L’univers chthonien et nocturne, évoqués par H.P. Lovecraft et Claude Simon, les auteurs étudiés, symbolisent aussi les profondeurs psychiques. La notion d’intemporalité nous rapproche du rêve ou de la condition chaotique. L’écriture à la première personne dans les œuvres choisies exprime, par ailleurs, la présence constante de le conscience humaine s’opposant à la monstruosité ou à l’absurdité environnante.

Dimitrios Karakostas
Docteur de l’Université de Paris IV (2000) Maître de conférences à l’Université d’Athènes (2009-2012)
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/09/2014
https://doi.org/10.3917/rlc.350.0199
Pour citer cet article
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