CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Que fait l’innovation aux relations et aux identités professionnelles ? C’est la question à laquelle répond l’auteure, qui analyse, sur la base d’une enquête de terrain au sein du Monde Interactif, l’introduction d’un nouvel outil éditorial et les conséquences de ce changement sur le collectif de travail. Elle constate à la fois un renforcement de ce collectif autour de logiques de projet et un relatif effacement des frontières, auparavant plus nettes, entre journalistes et non-journalistes.

2Les 37 000 journalistes professionnels français se répartissent parmi différents « supports » (papier, vidéo, radio, agence, Internet) dont les dynamiques divergent. La presse écrite papier rencontre d’importantes difficultés, dont témoigne par exemple le recensement des « évènements concernant l’emploi des médias » de Charon dénombrant 461 pertes d’emploi chez les journalistes de ce secteur en 2012 [2]. Face aux restructurations de cette forme de presse, et venant les aggraver, s’est développée une presse écrite en ligne. Celle-ci se constitue comme « un authentique média d’information » dès la seconde moitié des années 1990 aux États-Unis (Charon, Le Floch, 2011:4). Côté français, les premiers sites d’information naissent en 1995 à Libération et au Monde. La presse en ligne s’institutionnalise par l’inscription dans la loi en 2009 des « services de presse en ligne », qui de fait reconnaît le statut d’éditeur de presse en ligne [3]. Loin d’être la retranscription pure et simple du journalisme papier sur un nouveau support, la presse Web est analysée par certains comme une nouvelle forme de journalisme qui renouvelle les frontières et les codes de la profession. En 2011, 3,2 % des titulaires de la carte de presse [4] travaillent pour un support numérique tandis que 8,3 % sont « multi-supports » (en général, papier et Internet) [5]. Les recherches sur la presse en ligne se sont développées autour de plusieurs thèmes (Dagiral, Parasie, 2010a). On propose de lier deux d’entre eux : l’étude de l’introduction d’un nouvel outil au Monde Interactif (MIA) permet d’interroger conjointement l’innovation technique dans la presse et la recomposition des identités professionnelles.

3Les premiers travaux sur le processus d’informatisation de la presse remontent à la fin des années 1990 et interrogent l’émergence de nouvelles figures professionnelles en parallèle des évolutions techniques (Ruellan, Thierry, 1998). L’« internatisation du journalisme » (Dagiral, Parasie, 2010a:17) a réactivé ces questionnements sur l’évolution des identités professionnelles de journaliste et des relations entre journalistes et non-journalistes. Les progrès techniques ont été rapides dans cette forme de presse. Les évolutions ont eu lieu à la fois sur la production et la diffusion de l’information (Smyrnaisos, 2008), dans le but d’adapter la production aux évolutions du support.

4Les modifications technologiques ont des effets sur l’organisation de la production et du travail. À ce titre, on les considère comme une innovation, qu’on peut étudier comme une forme de restructuration puisqu’elle a des conséquences, quantitatives ou au moins qualitatives, sur l’emploi (Didry, Jobert, 2010). Une innovation est « une invention qui s’est répandue » (Gaglio, 2011:4), « un mouvement permanent qui mobilise l’ensemble des acteurs » (Alter, 2010:2). Les recompositions professionnelles en jeu dans l’innovation sont interrogées à partir de l’étude d’un cas spécifique d’innovation : l’introduction d’une nouvelle technologie de production de l’information : le système éditorial de production et de trafic (SEPT) au Monde Interactif (MIA) en 2011 (encadré). Le Monde Interactif est une filiale du groupe Le Monde et bénéficie d’une rédaction dédiée depuis la fin des années 1990 qui produit un contenu indépendant de celui du journal papier.

5Ce processus d’innovation est un moment méthodologique qui permet de saisir les dynamiques et les recompositions des identités et « groupes professionnels » (Demazière, Gadéa, 2009) au sein du collectif de travail qui regroupe l’ensemble des salariés. L’innovation à la fois témoigne et suscite une intégration de l’ensemble des salariés dans un groupe commun de « travailleurs du Web » qui s’oppose au repli traditionnel des journalistes sur leur profession [6]. On interroge les mobilisations des journalistes salariés dans le processus d’innovation et la recomposition des identités professionnelles. Après avoir étudié la place des journalistes dans l’innovation (I), on verra comment leur contribution s’inscrit dans une dynamique collective qui remet en cause l’organisation classique des relations professionnelles (II) et suscite des recompositions des identités professionnelles (III).

Encadré. Méthodologie et corpus de l’enquête

Pour étudier le processus d’innovation au sein du Monde Interactif (MIA), j’ai conduit une dizaine d’entretiens semi-directifs au cours de l’année 2011 avec des travailleurs impliqués dans ce processus dans tous les services : l’informatique, le développement produit et la rédaction, ainsi que la direction (rédactionnelle et administrative) et les représentants du personnel (élus au comité d’entreprise, délégué syndical, représentant de la société des journalistes). Les enquêtés sont âgés de 37 ans en moyenne (âge supérieur à la moyenne de l’entreprise à cause de la présence de membres de la direction dans l’échantillon). L’échantillon surreprésente les femmes : elles sont 50 % des enquêtés mais seulement 36 % des salariés du MIA. En revanche, il respecte la proportion entre journalistes (60 %) et non-journalistes (40 %). Ces entretiens se sont déroulés dans les locaux ou à proximité du Monde Interactif (hébergé dans les locaux du Monde à Paris). Il a été demandé aux enquêtés de raconter la manière dont le SEPT a été mis en place puis développé. L’ancienneté moyenne des enquêtés étant de 7,5 ans, ils ont assisté et participé à ce processus sur le temps long. Pour respecter l’anonymat des enquêtés, l’entreprise ne pouvant être anonymisée, les extraits d’entretien mentionnent uniquement le corps professionnel de l’enquêté (« journaliste », « développeur », etc.) sans préciser d’autres caractéristiques qui permettraient de le reconnaître.
Pour compléter ces entretiens, j’ai pu observer des journalistes utilisant l’outil (le logiciel SEPT). Par ailleurs, j’ai eu accès aux rapports économiques et sociaux présentés dans le cadre du comité d’entreprise.
Des enquêtes portant sur une innovation technologique similaire ont été menées par Jean-Louis Renoux (2011) notamment à Hachette Filipacchi Media. Un programme de recherche commun a permis que nous puissions confronter nos cas [1]. Ses résultats viennent enrichir le cas singulier du Monde Inter-actif.

I – De l’invention managériale au processus collectif : les travailleurs dans l’innovation

6L’innovation technique que constitue le SEPT est une production originale créée au sein du Monde Interactif. Elle répond à une impulsion de la direction et confirme le rôle important joué par l’entrepreneur dans le processus de l’innovation (I.1). À partir des impulsions de la direction, les travailleurs produisent l’innovation technologique de leur entreprise, qui se fait à certains moments clés (2005 et 2008), mais aussi en continu (I.2).

I.1 – La place de la direction dans l’innovation

7Un service multimédia est créé au Monde dès 1994. Le site compagnon du Monde, lemonde.fr, est par la suite créé en avril 1995. Au départ, il a pour unique mission de reproduire sur Internet une partie du contenu du journal papier. Son effectif se réduit à quatre journalistes (Charon, Le Floch, 2011:12). Les effectifs augmentent très rapidement pour atteindre environ 60 journalistes à la fin de la décennie 1990, parallèlement à la constitution d’une véritable rédaction Web indépendante (op. cit., 2011:15). En 1998, Le Monde Interactif (MIA) devient une filiale de la société éditrice du Monde. Le quotidien conserve 66 % des parts de la société et vend les 34 % restants au groupe Lagardère jusqu’en novembre 2010 où la filiale est réintégrée à 100 %. Les deux entités (Monde papier et Monde numérique) sont liées. Sur le plan rédactionnel, le MIA dispose de sa propre équipe de journalistes qui produit une information originale. Cette production est complétée par la reprise de certains articles du journal papier. Sur le plan financier, ces transferts d’articles sont rémunérés par le MIA. Par ailleurs, les bénéfices du Monde Interactif (comme ceux des autres filiales du Monde : Dupuy, 2013) participent pour partie au financement du quotidien qui est déficitaire de manière récurrente. Sur le plan juridique, le directeur général du MIA est nommé par le conseil d’administration de la filiale, et est donc distinct de celui du Monde papier. Ce modèle est original par rapport aux rédactions indépendantes (« pure players ») : ici, l’entreprise est une structure autonome mais entretient de forts liens avec la « maison mère ». Les salariés s’inscrivent dans l’héritage de la culture « Monde » tout en remettant en cause certains de ses principes (la domination des journalistes notamment).

8Pour produire leurs articles, les rédacteurs du MIA ne disposent d’aucun outil éditorial jusqu’en 2001. Ils achètent alors à un prestataire externe le logiciel d’édition « Vignette ». Le système éditorial de production et de trafic (SEPT : schéma 1) lui succède en 2005, suivi d’une seconde version en 2008. C’est un logiciel créé en interne qui propose plusieurs nouveautés. Tout d’abord, il permet une prévisualisation instantanée de la manière dont apparaîtrait l’article en ligne, où l’espace est découpé selon un « chemin de fer électronique » (pré-maquette permettant de visualiser l’emplacement des contenus éditoriaux et commerciaux). Ensuite, il intègre les circuits de relecture dans un « circuit copy » (infra).

Schéma 1

Le SEPT*

Schéma 1

Le SEPT*

* Les dirigeants du MIA se sont opposés à la reproduction d’une « capture d’écran » prise lors de l’observation de journalistes utilisant le logiciel SEPT 2 en 2011.

9La théorisation économique de l’innovation fait de l’entrepreneur, ce « héros singulier » (Zalio, 2009:574), son principal moteur (Schumpeter, 1990:93). Il a été difficile pour les enquêtés de reconstituer a posteriori le processus qui a conduit au changement et d’identifier la place qu’y tiennent les dirigeants : « Ce n’est pas très clair pourquoi on passe d’un logiciel à un autre. On est arrivé à un moment où c’était bien de changer » (entretien, journaliste). En croisant les différents entretiens, il apparaît un enchevêtrement de causes qui expliquent la mise en place d’un nouveau logiciel d’édition. Les argumentations reposent sur des éléments à la fois éditoriaux et techniques, les deux étant enchevêtrés. Depuis la constitution du site, la rédaction Web prend en charge un nombre croissant de fonctions. Suite aux restructurations postérieures à l’éclatement de la bulle Internet au début des années 2000, le site se porte de nouveau mieux en 2003-2004. En 2005, sous l’impulsion de la direction du MIA [7], son positionnement évolue. Les attributions de la rédaction Web s’élargissent et ne consistent plus seulement en l’illustration des articles issus du journal papier. Les journalistes du MIA produisent leur propre contenu, en continu. Le passage en 2005 à une rédaction Web qui produit des contenus indépendamment du journal papier oblige les travailleurs à repenser leur activité dans les différents services afin de s’adapter à cette évolution. Ainsi, à partir des orientations stratégiques de la direction, les travailleurs vont réfléchir à la manière de s’adapter. Il émerge l’idée de créer un outil éditorial indépendant, qui aboutit à la création du SEPT en 2005 et à sa refonte en 2008. Il se met ainsi en place un système horizontal non déterministe de « traduction » (Akrich et al., 2006) des orientations de la direction. Ce processus se fait en plusieurs étapes (non linéaires).

I.2 – Les travailleurs dans l’innovation

10L’appropriation par les acteurs de l’invention, quand bien même elle a été impulsée par la direction, est essentielle pour qu’elle devienne innovation. En effet, les travailleurs font remonter leurs besoins, qui sont traduits en pratique, puis des ajustements de l’outil ont lieu : l’innovation s’inscrit donc aussi dans le temps.

L’innovation : un processus de traduction non linéaire

11Les salariés du MIA sont répartis entre plusieurs pôles : rédaction, informatique, développement produit [8], marketing, direction (tableau 1).

Tableau 1

Vision fonctionnelle de l’effectif

Tableau 1
Direction 2 Administration, finance, ressources humaines 3 Développement produit 5 Rédaction 31 (+ 17 CDD) Informatique 8 (+ 17 extérieurs) Marketing, communication 4

Vision fonctionnelle de l’effectif

Note : Rapport sur la situation de l’entreprise pour l’exercice clos le 31 décembre 2009.

12Le premier outil éditorial mis en place au Monde Interactif est le logiciel Vignette. Ce logiciel est bloquant pour la rédaction. Alors que les possibilités offertes par Internet se multiplient, Vignette n’évolue pas en parallèle de ces mutations. En effet, il est géré en externe et demeure très coûteux. Le décalage est croissant entre les techniques offertes par Vignette et les techniques dont veulent disposer la rédaction. Cela crée un besoin d’un nouvel outil. Pour répondre à l’évolution des pratiques, l’idée de développer un logiciel en interne qui soit propre au site et facile d’utilisation se diffuse. L’expression de ce nouveau besoin aboutit au lancement du SEPT 1 en 2005. Des groupes de travail sont créés pour répondre aux orientations de la direction (voir infra). L’invention organisationnelle de la direction va être traduite pour devenir une innovation acceptée par tous. Ce processus n’est pas une diffusion simple mais s’inscrit dans un « schéma tourbillonnaire » (Gaglio, 2011:86) complexe. Suite à la première étape, la deuxième consiste en une traduction par les travailleurs-utilisateurs [9] des besoins nécessaires pour produire un outil adéquat. Dans un troisième temps, les travailleurs du pôle développement compilent l’ensemble des besoins des services. Pour concevoir le logiciel, les développeurs doivent comprendre ce dont la rédaction a besoin : « J’ai fait toute l’expression de besoins de la rédaction avant de me lancer dans la conception, à faire métier par métier : quel est votre métier ? De quoi vous avez besoin ? Comment aujourd’hui ça se traduit et comment idéalement ça se traduirait ? » (entretien, conceptrice du SEPT). Leur rôle est d’améliorer le logiciel afin qu’il réponde aux nouveaux besoins. Enfin, dans une dernière étape, le pôle informatique traduit techniquement les idées des développeurs : « Le pôle informatique fournit la spécification qui est consommée par la technique », explique un informaticien.

13On peut illustrer ce processus de mise en place d’une innovation par l’exemple de la création du « lock » dans le SEPT 2 (schéma 2). La direction souhaite que l’information soit traitée de manière instantanée puis qu’elle soit enrichie. Pour cela, une partie des rédacteurs est amenée à retravailler les articles de ceux qui ont traité l’information « à chaud », c’est-à-dire « dans des délais très courts, parfois quasi instantanés » (Charon, Le Floch, 2011:36). Pour éviter les confusions et les blocages, il faut alors instaurer un système de verrouillage qui ne permette de modifier le contenu qu’à un rédacteur à la fois. Les informaticiens ont élaboré ce système baptisé « lock ».

Schéma 2

Un exemple de traduction des orientations de la direction : le « lock » dans le SEPT 2

Schéma 2

Un exemple de traduction des orientations de la direction : le « lock » dans le SEPT 2

14Ces étapes ne sont pas linéaires, il existe des rétroactions et des discussions. Par exemple, les informaticiens peuvent être techniquement limités et demander une modification de projet, ce qui, en retour, peut interférer à la marge sur les usages de la rédaction. Le résultat de l’innovation est donc contingent (mais pas hasardeux : Gaglio, 2011:44).

15La technologie du SEPT 1 atteint rapidement ses limites et suscite des blocages. Par exemple, la généralisation de l’utilisation de la vidéo dans la presse en ligne a fait évoluer le cadre technique dans lequel est produit le contenu (Dagiral, Parasie, 2010b:125). Une seconde version du logiciel (SEPT 2) est développée en 2008 et permet de lever ces blocages. Si le SEPT 1 est une innovation nouvelle, le SEPT 2 correspond plutôt à un processus d’« extension », c’est-à-dire que « le dispositif est conservé dans sa forme et ses usages de départ mais qu’on lui adjoint un ou plusieurs éléments qui permettent d’enrichir la liste des fonctions » (Akrich, 2006:259). À côté de ce processus formel, l’innovation ordinaire passe par des ajustements informels.

Le changement permanent

16Le processus d’innovation s’inscrit dans la durée, dans des routines, des contextes historiques et sociaux et des réglementations (Hatchuel et al., 2009). Alter (2010) parle ainsi d’ « innovation ordinaire ». Au MIA, l’innovation ne se réduit pas à ce moment de rupture qu’est le remplacement de Vignette par le SEPT 1, puis d’extension que constitue le remplacement de la première version du SEPT par la seconde. Il s’opère également un processus de changement incrémental. Les salariés du MIA se réclament d’une dynamique propre au site. Dans son enquête sur les nouveaux médias aux États-Unis, Stark (2009) montre que la particularité de ces entreprises est qu’elles sont en perpétuelle évolution. Nos observations confirment ses conclusions. L’importance d’un outil sur mesure qui puisse s’adapter aux besoins éditoriaux et aux évolutions techniques est maintes fois soulignée. Les enquêtés insistent sur la force des évolutions continues des logiciels : les « petites évolutions ». Dans les entretiens, les acceptions « liberté », « autonomie », « souplesse », « sur mesure » sont maintes fois répétées et montrent l’importance pour les salariés que le logiciel soit produit en interne pour pouvoir l’ajuster au quotidien.

17Ces évolutions techniques suivent un processus plus informel que celui décrit précédemment. En court-circuitant les étapes formelles de la traduction, les besoins de la rédaction sont satisfaits plus rapidement. Au moment de l’enquête, le pôle informatique est scindé en trois parties : le pôle projet (en lien avec le développement pour les « grosses évolutions »), le pôle production (qui s’occupe des « petites évolutions » au quotidien) et le pôle exploitation (maintenance). Cela permet un traitement rapide des demandes de petits changements. Dans ces cas, on assiste à un processus d’« adaptation », c’est-à-dire à l’introduction de « modifications dans le dispositif qui permettent de l’ajuster aux caractéristiques de l’utilisateur ou de son environnement, sans toucher à sa fonction première » (Akrich, 2006:258). Par exemple, les correcteurs qui sont plus âgés et passent plus de temps à lire sur l’écran, ont demandé la possibilité d’augmenter la taille des caractères dans l’outil.

18L’outil créé in fine par l’informatique aurait pu être différent puisqu’il est tributaire des interprétations à différents niveaux et de contraintes techniques. L’innovation constitue ainsi la réponse à « un dilemme particulier entre logique stratégique et logique de conception » (Hatchuel et al., 2009:170) dont la résolution ne peut s’effectuer qu’en interne. Les travailleurs y gagnent en autonomie avec un logiciel qui ne les contraint pas et qui est directement adapté à leurs besoins. Il s’agit d’analyser à présent la manière dont les différentes catégories professionnelles participent concrètement à l’innovation et les modalités de coordination en jeu.

II – Une mobilisation collective de tous les salariés

19L’innovation technologique a des effets sur l’organisation des emplois et du travail. La consultation formelle des salariés par l’intermédiaire de leurs institutions représentatives n’est paradoxalement pas envisagée (II.1). Les salariés sont en revanche amenés à s’exprimer par l’intermédiaire de groupes ad hoc, constitués et chargés par la direction de créer un outil satisfaisant ses orientations (II.2).

II.1 – Un effacement des institutions représentatives du personnel

20Si les instances formelles de représentation du personnel sont bien présentes au sein du Monde Interactif, elles ne sont pas consultées lors des modifications technologiques.

Représentations du personnel au Monde Interactif

21Plusieurs institutions représentatives cohabitent au Monde Inter-actif (MIA). Tout d’abord, l’effectif salarial dépassant la barre des 50 salariés depuis 2006 [10], l’entreprise dispose d’un comité d’entreprise et d’un comité d’hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT) élus pour deux ans. En 2011 (au moment de l’enquête), le comité d’entreprise est composé de huit élus dans un collège unique : six élus sur une liste non syndicale (deux titulaires et quatre suppléants) et deux élus sur une liste syndicale (deux titulaires CFDT). Ces deux listes ne se présentent pas en concurrence : « Chez nous, les clivages ne sont pas très forts. […] En pratique, il n’y a pas beaucoup de distinctions qui sont faites [entre syndiqués et non- syndiqués] », explique le secrétaire général du comité d’entreprise, lui-même non syndiqué. Parmi les huit membres, on compte quatre journalistes, un correcteur, un informaticien, un commercial et un développeur. Parallèlement au comité d’entreprise, une section syndicale d’entreprise CFDT s’est reconstituée en 2010, afin qu’un délégué syndical soit nommé dans l’entreprise pour engager des négociations avec l’employeur. Cette section syndicale ne témoigne pas d’un attachement particulier à la centrale (voire au syndicalisme) mais plutôt de nécessités pragmatiques : « L’idée c’était d’avoir un interlocuteur plus identifié […] dans une période particulièrement troublée dans laquelle il se passe beaucoup de choses [notamment le rachat du Groupe Le Monde] », explique son responsable (entretien).

22Par ailleurs, il existe deux sociétés de salariés au Monde Interactif. La société des rédacteurs du Monde Interactif (SRMIA) a été créée en 2004, sur le modèle de celle du journal papier, suite à la cession d’une part du groupe Le Monde par le directeur à la rédaction du MIA à ses journalistes. Les sociétés de journalistes rassemblent l’ensemble des membres d’une rédaction (Dupuy, 2012). Si certains enjeux sont spécifiques aux journalistes, il a par ailleurs été créé une société de personnels (c’est-à-dire toutes les catégories) afin de donner une voix à l’ensemble des travailleurs, au moment de l’éventualité d’un déménagement de la rédaction du Monde Interactif dans les locaux du quotidien. Cette seconde société remet en cause la dynamique « corporative » de la société des journalistes : « On marche vraiment main dans la main avec la société des personnels. On a vraiment le sentiment qu’on est sur le même combat, et quand ça s’y prête, autant faire des actions conjointes », explique la responsable de la SRMIA (entretien). Les quatre instances (comité d’entreprise, syndicat et sociétés de salariés) travaillent collectivement. Les salariés du Monde Interactif se rassemblent donc dans un ensemble de structures bien instituées.

Un effacement paradoxal des instances

23L’introduction de nouvelles technologies doit faire l’objet d’une information et d’une consultation des élus du personnel. La mise en place du SEPT 1 et du SEPT 2 aurait dû passer par une procédure d’information et de consultation devant le CHSCT puisque le logiciel modifie les conditions de production. Il aurait également pu bénéficier d’une procédure d’information-consultation en comité d’entreprise puisqu’il modifie l’organisation du travail. Pourtant, si le projet (orientations stratégiques) est présenté en comité d’entreprise, sa mise en œuvre (le logiciel) n’y est pas débattue et il ne fait pas l’objet d’une information en CHSCT. Par exemple, le passage à deux desks en 2008 a été discuté en comité d’entreprise puisqu’il modifie notamment les horaires, mais les dimensions techniques liées à cette transformation n’ont pas été abordées. Selon Renoux (2011), le recours à des procédures d’information-consultation pour les nouvelles technologies se développent depuis le début des années 2000 (op. cit., 2011:269). Par exemple, l’introduction d’un logiciel équivalent au SEPT dans les rédactions du groupe Hachette Filipacchi Media en 2007 a fait l’objet d’une consultation nouvelle technologie qui permet aux salariés de suspendre la procédure et d’obtenir une négociation avec la rédaction (op. cit., 2011:274). Dans ces consultations, l’enjeu est d’évaluer les conséquences de la nouvelle technologie sur l’emploi. Cependant les questions techniques y sont rarement abordées. L’auteur inscrit ce constat dans un ensemble de travaux qui montrent que « le système de relations professionnelles ne traite pas directement des technologies mais seulement de leurs conséquences » (op. cit., 2011:285). Le cas du MIA corrobore ces conclusions : les discussions ne portent pas sur les alternatives techniques possibles mais seulement sur les conséquences sur l’organisation de l’entreprise.

24Cette absence de consultation des instances formelles de représentation du personnel n’est pas le signe d’un contournement du droit du travail par la direction. Les salariés eux-mêmes n’ont pas demandé à ce que ces questions soient négociées de manière formelle. D’ailleurs, plusieurs instances représentatives du personnel sont actives au moment de cette enquête, autour de revendications liées aux pigistes. Mais, dans le cas de l’innovation technique, la direction consulte directement les salariés par l’intermédiaire de groupes de travail ad hoc, et les institutions représentatives du personnel s’effacent au profit de ces groupes, auxquels l’ensemble des personnels sont amenés à participer.

II.2 – Les « groupes projet »

Schéma 3

Mode d’organisation actuel des groupes de réflexion

Schéma 3

Mode d’organisation actuel des groupes de réflexion

25Les travailleurs du MIA se réunissent dans des « groupes » de réflexion qui mêlent des salariés de l’ensemble des services, puis ces réflexions collectives se déploient dans un ensemble de comités, notamment les « pasukans[11] » (schéma 3). On retrouve une organisation similaire lors de l’introduction d’une nouvelle technologie à Canal Plus. L’accord « talents + » conclu en 2008 stipule que la réflexion autour des changements technologiques se fait en dehors des instances représentatives du personnel, dans des « observatoires » et « ateliers » qui réunissent tous les personnels (Renoux, 2011:295). Au MIA, une réelle expertise se développe dans chacun des services, qui proposent des améliorations : les projets s’inscrivent dans des réflexions collaboratives au sein de différents groupes.

26Ces « logiques de projet » se multiplient depuis le début des années 1980 dans les entreprises, et notamment pour les innovations de produit ou de procédé (Segrestin, 2004:232). Dans cette logique, des groupes « transverses, temporaires et peu nombreux, qui mettent tout le monde à égalité » sont constitués (op. cit., 2004:234). Les relations souples entre travailleurs et direction au sein du MIA facilitent ce mode de gestion managérial. L’autonomie des travailleurs des rédactions Web a été mise au jour dans de nombreux travaux : « Quel que soit le mode d’organisation, la taille de la rédaction est modeste et l’encadrement limité à peu de niveaux », conclut Charon de sa recension de travaux sur la presse en ligne (2010:269). Ces relations sont également le fait de la taille réduite des entreprises (Regnault, 2011), le MIA correspondant à ces caractéristiques. Les relations entre la direction et les travailleurs dans ces entreprises peuvent ainsi être caractérisées par un concept forgé par Stark (2009) : l’« organisation hétérarchique », une forme d’organisation flexible dans laquelle les rapports hiérarchiques sont ténus et qui favorise l’innovation, toujours dans une logique de projet : « Un projet [n’est] pas une construction pérenne mais un ensemble temporaire dont les acteurs [ont] travaillé sur d’autres projets dans le passé, et [travailleront] sur d’autres projets une fois celui-ci terminé [12] » (op. cit., 2009:95).

27Par ailleurs, l’existence de ces groupes de travail permet de solder ou d’éviter les conflits et de contrecarrer les éventuelles oppositions : « En travaillant en étroite collaboration, les gens comprennent vite ce qui n’est pas possible ! », explique un membre de la direction (entretien). Cela crée le « consentement » nécessaire à la bonne marche de l’entreprise (Burawoy, 1985). La constitution de groupes de projets portés directement par les salariés permet de sortir des logiques d’affrontement entre patrons et salariés et d’« organiser les dissonances » afin de susciter le consentement collectif. Cette forme d’organisation (« management participatif ») a cependant été critiquée. Rot (2000) rend compte d’un double mouvement à la fois libérateur et contraignant que porte ce processus. Le mouvement de coparticipation crée de nouveaux espaces institutionnalisés qui « offrent des moments d’expression » et en même temps « rend moins légitime la critique [des travailleurs] à l’encontre d’une rationalisation à laquelle ils ont pu participer » (op. cit., 2000:19). Par ailleurs, ces groupes délibératifs directs viennent suppléer à la négociation collective conduite par les instances représentatives du personnel mandatées.

28Les conditions organisationnelles spécifiques à cette entreprise permettent donc d’intégrer les travailleurs au c œur du processus de décision et de favoriser leur consentement. La composition des groupes de réflexion n’étant pas faite selon les catégories professionnelles, les journalistes ne disposent pas d’une place à part. Alors que le groupe professionnel des journalistes dans son ensemble s’est constitué autour de la mise à distance des questions techniques de la production de l’information, on assiste ici à un brouillage des frontières entre journalisme et technique qui se cristallise dans la réflexion collective autour de l’innovation.

III – Les frontières professionnelles en tension dans l’innovation

29Le SEPT met à l’épreuve la communauté de travail en interrogeant les frontières professionnelles (III.1). La mise en place de cette innovation spécifique modifie en effet le travail quotidien des salariés et remet en cause les lignes de fracture entre les différents types de journalisme et entre les différentes catégories professionnelles (III.2).

III.1 – Les frontières professionnelles en jeu

30Les groupes de travail fonctionnent car leurs membres font partie du même collectif de travail entendu comme « un collectif mobilisé sur un objectif bien défini, échangeant des informations et des connaissances en vue de la réalisation d’un projet commun » (Boisard, 2011) et qui regroupe l’ensemble des logiques professionnelles.

Un monde du travail commun

31L’une des conditions de l’innovation est l’existence d’un collectif qui se soude sur la base d’une identité commune permettant le partage et la circulation de la connaissance nécessaire à la réalisation d’une innovation et répondant aux situations problématiques (Minguet, Osty, 2010). Au Monde Interactif, les membres du groupe présentent les mêmes caractéristiques sociales. Mis à part les trois correcteurs (anciens ouvriers du Livre), le salarié type est : « Trentenaire, […] parisien ou de région parisienne, Bac+5 (avec quelques exceptions) » (élu du comité d’entreprise, entretien). Par ailleurs, ces salariés partagent une même « culture d’entreprise » : « Globalement, on est une boîte qui est assez jeune, on a grandi un peu ensemble professionnellement, donc on a des repères qui sont assez communs » (entretien, membre de la rédaction). Cet attachement fait du MIA une entreprise singulière en incluant journalistes et non-journalistes dans la même communauté de travail.

32La structuration des organisations de salariés témoigne d’une proximité entre l’ensemble des catégories de personnels qui dépasse les identités liées au métier. Par exemple, lors de la création de la section syndicale CFDT, l’importance n’a pas été donnée au choix de l’étiquette syndicale (voir supra) mais au fait que le syndicat puisse représenter l’ensemble des catégories de salariés : « Le choix de la CFDT s’est fait un peu par défaut. [… La] raison principale est que c’est le seul […] qui permettait de mettre dans un même syndicat tous les salariés (journalistes, informaticiens, marketing, etc.) » (entretien, délégué syndical). Cette évolution interroge l’avenir du syndicalisme journaliste, actuellement dominé par un syndicat catégoriel de journalistes (le Syndicat national des journalistes), qui pourrait être à terme remplacé par un syndicalisme « d’industrie » et non plus de « métier » réunissant toutes les catégories professionnelles du secteur (presse ou média), comme c’est le cas au sein de la CFDT [13]. L’alliance entre les différentes catégories au MIA se retrouve également dans la création, en parallèle, d’une société des rédacteurs, d’une société des personnels (supra), qui a également vocation à représenter l’ensemble des personnels : « Nous, on a quand même davantage l’impression de faire partie de la même entité, et du coup on ne va pas forcément se distinguer en tant que rédacteurs », explique une journaliste (entretien). Les travailleurs du MIA constituent un collectif de travail uni au-delà des différences de métier qui peuvent innover ensemble.

Le déplacement des frontières professionnelles

33Cette union n’empêche pas l’existence d’identités professionnelles différentes selon les catégories, qui sont mises à l’épreuve par l’innovation. Les processus d’informatisation posent la question des changements de la répartition d’emploi entre les différentes professions (Gollac, 2003:185). À partir d’observations au sein de la rédaction d’Ouest France, de Saint Laurent (2000) a par exemple étudié l’évolution des métiers liée aux réorganisations menées à l’occasion de l’informatisation. Elle montre que « l’introduction de nouveaux outils informatiques tend à dissoudre les frontières » (op. cit., 2000:56). Les résistances des salariés à ces tentatives de brouillage des frontières suscitent une question lancinante : « Qui fait quoi ? ». L’innovation est en fait l’occasion de redéfinir la spécificité de chacun des métiers. À Ouest France, les journalistes mettent à distance les éléments liés à la technique de l’information : « Non seulement ils refusent d’acquérir des savoir-faire liés à l’usage de l’informatique, mais ils revendiquent leur incompétence dans ce domaine » (op. cit., 2000:59). Ainsi, l’informatisation puis la numérisation de l’information n’ont pas conduit de manière automatique à une remise en cause des professionnalités dans la mesure où les professionnels résistent aux conséquences éventuelles du changement. La transformation éventuelle des professions n’est pas « passive » mais « active » (Gollac, 2003:194).

34Ce débat sur le déplacement des frontières professionnelles entre technique et journalisme repose sur une hypothèse normative implicite, qui consiste à considérer que la technique ne doit pas faire partie du travail du journaliste. Le développement de la presse numérique est venu renouveler le débat en soulignant la possibilité d’un consentement des journalistes à la prise en charge de ces fonctions techniques, comme c’est le cas au Monde Interactif. Il s’agit alors d’interroger les frontières entre les professions dans les deux sens : comment les journalistes « se saisissent » du Web et comment les informaticiens comprennent-ils les besoins des journalistes (Dagiral, Parasie, 2011) ?

35Dans une entreprise de presse Web, le service informatique est au cœur de l’entreprise. Traditionnellement, la direction d’une publication d’information revient aux journalistes (ou à un gestionnaire). Au MIA, une partie de la direction est assurée par des informaticiens. Le directeur général adjoint en poste au moment de l’enquête est l’ancien directeur du service informatique. Il explique : « Le service informatique du MIA n’est pas une entité à part. C’est quelque chose qui est fondamentalement dans le cœur de l’entreprise. […] On se définit souvent aussi pas seulement comme une boîte qui fait du journalisme, mais aussi comme une boîte technologique, puisqu’on produit la plupart de nos applicatifs » (entretien). Les équipes techniques sont importantes dans cette entreprise : 25 personnes travaillent au service informatique du MIA, soit près de 30 % des effectifs en temps plein. On découvre ainsi la porosité des frontières entre les compétences techniques et éditoriales. Les personnels techniques doivent comprendre les attentes des journalistes pour les traduire en réalisations techniques : « Le service informatique est capable de juger quelles sont nos priorités éditoriales », explique un membre de la rédaction du MIA (entretien). En retour, les rédacteurs doivent avoir des notions d’informatique pour mesurer la faisabilité de leurs demandes. Aucune formation n’est en théorie obligatoire pour exercer le journalisme (accès libre à la profession). Sur Internet, certaines compétences sont cependant attendues. L’affinité avec l’univers du Web et les nouvelles pratiques (utilisation des réseaux sociaux par exemple) est notamment primordiale. Par ailleurs, les connaissances en informatique sont un outil stratégique dans la négociation avec le service informatique : « On ne peut pas faire ce métier, à mon niveau, si on ne comprend pas comment est faite la machine derrière », explique une rédactrice en chef (entretien). L’élargissement des compétences des journalistes est lié à une « injonction à la polyvalence », due au fait que les journalistes Web doivent combiner différents formats (texte, photo et vidéo) (Dagiral, Parasie, 2010b:119). Les journalistes investissent donc la technique pour développer leur activité rédactionnelle. Cela remet en cause le clivage classique entre les journalistes et les non-journalistes. Les salariés du MIA font souvent référence au modèle du Monde, dont ils sont issus, pour insister sur ce qu’ils ont de spécifique, à savoir la double compétence technique et éditoriale : « Il y a peut-être moins ce sentiment de césure entre journalistes et non-journalistes [qu’au journal papier] » (entretien, membre de la rédaction).

36Cette porosité des frontières entre technique et journalisme permet une meilleure compréhension mutuelle qui favorise la réussite de l’innovation. En effet, un processus de traduction réussi suppose que l’ensemble des acteurs adopte le même langage (Callon, 1986) : « On peut parler le même langage. […] Quand vous allez au journal Le Monde, le journaliste de base, il ne sait pas comment marche une imprimerie offset. Ici, ce n’est pas du tout le cas, les gens comprennent ce que c’est le PHP, le JavaScript » (entretien, journaliste du MIA). L’organisation de l’espace à la fois stimule et traduit les interrelations entre journalisme et technique puisque les services sont au même endroit (contrairement à la rédaction et à l’imprimerie du quotidien qui ne sont pas sur le même site). Malgré cette relative hybridation, les deux mondes professionnels restent distincts. Les salariés du MIA ne sont pas arrivés au modèle extrême des « journalistes hackers » (Dagiral, Parasie, 2011).

III.2 – Une hybridation favorisée par l’innovation

37Si l’outil intègre toutes les fonctions rédactionnelles, qui se diversifient, et éditoriales dans une seule et même chaîne, il intègre également des fonctions qui ne l’étaient pas par le passé, comme le marketing.

L’intégration de l’ensemble des métiers journalistiques

38Le SEPT est un logiciel qui permet d’intégrer la production du contenu dans un logiciel unique. Avec sa mise en place, il est défini un « circuit copy » (schéma 4), c’est-à-dire une série d’étapes que doit suivre chaque article, qui commence à la rédaction du papier par un journaliste-rédacteur et finit par sa publication sur le site. La rédaction a été divisée en deux desks en 2008 : le desk 1 traite l’actualité chaude et le desk 2 enrichit cette actualité. Les desks étant pris dans des contraintes temporelles différentes, le circuit copy est plus court pour les articles issus du desk 1.

Schéma 4

Le « circuit copy »

Schéma 4

Le « circuit copy »

Note : Les initiales V, R, C renvoient aux boutons de validation présents dans le SEPT.

39L’outil matérialise la pluralité des fonctions au sein de la rédaction. Suite à l’écriture d’un article par le journaliste rédacteur, le chef d’édition est le premier filtre avant la publication : « Il joue le rôle de validation et de relecture sur l’angle, sur la ligne […], vérifie que l’article est bien conforme à la commande qui a été passée. » Ensuite, le secrétaire de rédaction fait une première série de corrections sur le texte au niveau du fond : « Il a une première vision du texte […], va plutôt se focaliser sur le contenu, sur les incohérences de fond […], va avoir son mot à dire sur une titraille qui ne lui plaît pas, sur un chapeau qui ne lui plaît pas. » Enfin, le correcteur relit l’article sur la forme : « Ce n’est pas seulement sur les coquilles, l’orthographe et la grammaire ; il y a la syntaxe […], les erreurs de dates, la cohérence des faits […], les répétitions, les doublons » (extraits d’entretiens, journalistes du MIA). Dans le cas d’un circuit copy raccourci, lorsque l’information doit être publiée rapidement, les étapes de validation du chef d’édition et de correction du secrétaire de rédaction sautent. L’article est alors seulement relu par un correcteur. Ce circuit copy est spécifique au Monde.fr. Dans les autres rédactions Web, les « filets de sécurité » sont beaucoup plus minces. Ce site est le seul qui dispose de correcteurs, issus du journal papier. Il permet d’intégrer l’ensemble des fonctions journalistiques et ainsi de les décloisonner.

Un journalisme multi-compétences

40La production de l’information est insérée dans un « cadre de fonctionnement », entendu comme « l’ensemble des techniques et des savoir-faire qui sont mobilisés ou mobilisables dans l’activité technique » (Rieffel, 2005:124). Le « cadre » du SEPT influence les formats de production, eux-mêmes fortement déterminés par le média, et par ses évolutions. En effet, il met à la disposition des journalistes de nouveaux formats qui diversifient les manières de présenter l’information : « On est passé d’un outil qui permettait uniquement de publier des articles à un outil qui donnait accès à la production multimédia à l’ensemble de la rédaction. C’est à dire qu’auparavant, pour faire ce que nous on appelle un portfolio [14] […], il fallait passer par un flasher, donc quelqu’un qui utilise un logiciel particulier qui s’appelle flash, pour qu’il monte une à une les photos, donc inutile de dire que c’était un format extrêmement rare, et qu’on faisait peut-être une fois par semaine sur le site. Tout à coup, on a eu un outil qui, pour les portfolios, ou pour d’autres éléments, les sons, la vidéo, permettait en deux temps trois mouvements d’avoir un langage beaucoup plus riche » (entretien, rédactrice en chef).

41On voit dans cette situation un brouillage des frontières entre les différentes formes de journalisme. De Saint Laurent parle ainsi d’un « chevauchement interprofessionnel » (2000:57). Dans la convention collective des journalistes [15], une distinction est notamment faite entre les journalistes rédacteurs et les journalistes photographes. Or le SEPT permet au journaliste rédacteur d’illustrer son article, avec un accès simple à une base d’images (le « moulin à images ») : « Moi j’aime bien savoir quelle photo je vais choisir pour mon papier, parce que ça a du sens éditorial, ce n’est pas un boulot de seconde zone où il y aurait une caste de gens qui feraient ça, qui seraient en-dessous des journalistes. Non, je pense que c’est à nous aussi de savoir faire ce genre de choses » (entretien, journaliste rédacteur). On retrouve ici l’injonction à la polyvalence qui favorise un brouillage des frontières entre les différentes formes de journalisme et un usage croissant par eux de la technique. Si l’outil permet au rédacteur de manier une pluralité de formats, il est également contraignant. En effet, il y a une « inscription socio-technique des formats », c’est-à-dire que l’architecture du site oriente les formats de production (Dagiral, Parasie, 2010b:125). Le travail du journaliste s’inscrit dans des routines préétablies par l’outil qui, tout en offrant de nouvelles possibilités, oriente les choix comme dans cet exemple : « Par exemple, si on veut faire un tableau dans un article, ce n’est pas vraiment prévu pour. Soit il faut savoir bidouiller un peu pour pouvoir insérer son tableau, soit on laisse tomber et on fait autre chose. […] Et puis on prend des habitudes dans l’outil. Indirectement, je pense que l’outil ça influe pas mal sur le format des articles ou la taille des paragraphes. […] Les articles, c’est deux paragraphes, un inter, deux paragraphes, avec une photo en haut. Mécaniquement, on a tendance à reproduire ce modèle » (entretien, journaliste).

42Si le SEPT brouille les frontières entre les différents types de journalisme, il redistribue aussi le rôle des autres métiers, en intégrant le travail de tous.

La coordination des travailleurs

43L’outil permet de coordonner l’ensemble des travailleurs. Le circuit copy, intégré au SEPT, impose aux journalistes des procédures à suivre avant la mise en ligne de l’information. Il permet ainsi la coordination des différents acteurs impliqués dans le processus de production. Comme le montre Cabrolié (2010:84) dans son étude sur le Content Management System (système d’édition du Parisien.fr, équivalent du SEPT), « la technique se situe au cœur de la coordination des activités professionnelles ». L’outil permet d’intégrer les différents intervenants de la chaîne éditoriale (rédacteur, chef d’édition, secrétaire de rédaction, correcteur), et permet une production collective de l’information puisque les articles peuvent être repris en permanence par les autres journalistes : « On a un processus de rédaction qui est un processus collectif. […] LeMonde.fr est une signature collective de production interne » (entretien, journaliste). Par ailleurs, l’outil permet de coordonner la rédaction et les autres services. Par exemple, l’insertion des publicités par le service marketing se fait directement dans le SEPT. Il favorise donc l’émergence d’une communauté de travail au-delà de l’équipe rédactionnelle en coordonnant l’ensemble des travailleurs de l’entreprise.

44L’adoption de cet outil pose également la question du transfert éventuel des tâches des emplois techniques vers les journalistes, comme cela a été le cas à Hachette Filippachi Médias (Renoux, 2011:272). En effet, l’innovation a des conséquences concrètes sur les créations d’emplois : on assiste entre 2005 et 2009 à un quadruplement des personnels informatiques tandis que le nombre de journalistes a augmenté d’un tiers. Cependant, cette forte domination des informaticiens sur les créations de postes peut être nuancée par la qualification des postes. En effet, pour s’assurer d’une expertise pointue, la direction a recours à des informaticiens indépendants (mais qui travaillent à plein temps pour le MIA) tandis que les journalistes sont salariés.

Conclusion

45L’étude d’une innovation au Monde Interactif permet de repenser les identités professionnelles dans la presse en ligne. Les journalistes s’inscrivent dans une collectivité plus large qui accompagne le processus d’innovation pour accéder à une autonomie technique (outil sur mesure). L’innovation n’est pas un processus linéaire mais un processus social de traduction complexe qui met en relation une pluralité d’acteurs. La constitution de groupes dédiés à la réflexion sur l’innovation permet de contourner les instances classiques de représentation des salariés et ainsi, d’éviter les affrontements dont ils peuvent être le lieu. Les travailleurs sont directement consultés et collectivement, ce qui remet en cause l’intérêt d’instances propres aux journalistes. En brouillant les frontières, c’est aussi l’idée d’un syndicalisme catégoriel (ouvrier du Livre, journaliste, cadres, etc.) qui pourrait être remis en cause.

46La mise en place et le développement du SEPT renforcent en retour le collectif de travailleurs en reconfigurant les modes de coordination au travail, le produit qui en résulte et le contenu même des fonctions et des métiers (et donc de l’autonomie d’exercice du journaliste). Les travailleurs du Monde Interactif s’unissent autour d’une identité de « travailleur du Web » qui nuance les clivages classiques entre journalistes et non-journalistes. Ce cas permet d’envisager les effets de la numérisation et de la presse Internet sur les groupes professionnels. Les journalistes deviennent de plus en plus techniques et de plus en plus polyvalents. Tout en étant dominants dans les effectifs, les journalistes tendent ici à effacer les frontières entres les groupes, en collaborant dans la conduite de l’innovation mais aussi dans le travail quotidien avec l’ensemble des catégories.

Notes

  • [1]
    Doctorante à l’IDHE-ENS Cachan et Ater au Cnam (camille.dupuy@ens-cachan.fr). L’auteure remercie Pierre Boisard, Claude Didry, Jean-Louis Renoux, ainsi que Catherine Vincent et l’équipe de l’IRES pour leurs remarques et critiques sur des versions antérieures de ce texte.
  • [2]
    Emploi des journalistes, bilan 2012. Synthèse menée pour la 6e édition des Assises internationales du journalisme, 3 octobre 2012.
  • [3]
    Décret n° 2009-1340 du 29 octobre 2009 pris pour application de l’article 1er de la loi n° 86-897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse suite à l’article 27 de la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet.
  • [4]
    La carte de presse est délivrée par une commission paritaire, la Commission de la carte d’identité de journaliste professionnel, aux journalistes qui en font la demande et correspondent aux critères définis par la loi (statut du journaliste professionnel dans le Code du travail).
  • [5]
    Observatoire des métiers de la presse, 2012, Les journalistes encartés en 2011 : http://www.metiers-presse.org/pdf/1340615122.pdf, consulté le 21 août 2013.
  • [6]
    Cette réflexion s’inscrit dans un travail plus général autour des dynamiques professionnelles et salariales des journalistes dans le cadre du travail de thèse en cours à l’IDHE-ENS Cachan.
  • [7]
    Bruno Patino, journaliste, et sa directrice adjointe, informaticienne.
  • [8]
    Le pôle « développement produit » était intégré au pôle « informatique » lors de la mise en place du SEPT 1. Il est devenu autonome par la suite. Par souci de lisibilité, on entendra par « pôle informatique » la fonction technique qu’il a aujourd’hui dont on exclut la dimension projet.
  • [9]
    Ici, les « utilisateurs » ne se confondent pas avec les acheteurs du logiciel puisqu’il n’est pas vendu à l’extérieur. Ce sont les travailleurs (les usagers) qui traduisent les orientations de la direction en besoins concrets.
  • [10]
    Les personnels informatiques ne sont pas comptés dans l’effectif car ils sont indépendants.
  • [11]
    Qui signifie « équipe » en indonésien, selon un enquêté.
  • [12]
    « A project was not a permanent construct but a temporary ensemble whose players had been working on other projects before and would move to other projects after its conclusion. »
  • [13]
    Les journalistes sont scindés entre le syndicat de l’écrit et le syndicat des médias (qui regroupent toutes les professions des secteurs), et se réunissent dans une « Union » plus lâche. La remise en cause de la fédération des journalistes CGT va dans le même sens d’une déspécialisation syndicale.
  • [14]
    Diaporama d’images.
  • [15]
    Convention collective nationale des journalistes du 1er novembre 1976, refondue le 27 octobre 1987. Étendue par arrêté du 2 février 1988 (JO du 13 février 1988).
Français

Les journalistes constituent un groupe professionnel dont les contours fluctuent. L’étude de la mise en place d’une innovation technique dans une entreprise de presse en ligne, Le Monde Interactif, permet d’interroger conjointement les dynamiques de l’innovation et la recomposition des identités professionnelles. L’innovation est portée par les salariés qui sont réunis dans des groupes de travail. Elle met à l’épreuve et renforce l’unité du collectif de travail qui dépasse les frontières de métier et les redessine.

English

Web Workers: Innovation and Occupational Categories in Online Journalism

Web Workers: Innovation and Occupational Categories in Online Journalism

Journalists are an occupational group whose boundaries are constantly changing. Analysis of the introduction of technical innovation in a company involved in online publishing, namely Le Monde Interactif, makes it possible to examine both the dynamics of innovation and changes in occupational identities. Innovation is carried out by employees, who meet in working groups. It tests and consolidates the unity of the work collective, which goes beyond the boundaries of the occupation and reshapes them.

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Camille Dupuy [1]
  • [1]
    Doctorante à l’IDHE-ENS Cachan et Ater au Cnam (camille.dupuy@ens-cachan.fr). L’auteure remercie Pierre Boisard, Claude Didry, Jean-Louis Renoux, ainsi que Catherine Vincent et l’équipe de l’IRES pour leurs remarques et critiques sur des versions antérieures de ce texte.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/02/2014
https://doi.org/10.3917/rdli.077.0107
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