CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les attentats terroristes de l’année 2015 qui ont secoué la France ont conduit à la propagation du terme de radicalisation. Si le terme en lui-même n’est pas nouveau, son utilisation et sa récurrence dans le débat social ont considérablement augmenté. Ainsi a émergé une volonté politique de « déradicalisation », conduisant à la création de plusieurs structures à cet effet. Nous nous proposons de faire un point sur le phénomène actuel de chasse à la radicalisation.

2 Il est en ce sens fondamental de différencier d’une part la clinique de la radicalisation violente de nos concitoyens, d’autre part l’effet de nomination du malaise social que le terme de radicalisation revêt actuellement. Car les prises en charge des jeunes embrigadés dans le djihadisme violent concernent tout au plus deux mille personnes. Cependant, nous pouvons remarquer que la notion de radicalisation est actuellement récupérée dans la sphère publique, au point qu’elle semble servir de nomination du malaise social. Si cette reprise publique du terme de radicalisation a pu dans un premier temps permettre de sortir de l’effet de sidération provoqué par les attentats terroristes, il semble progressivement prendre une ampleur plus grande, comme une voie d’entrée pour réfléchir aux nouveaux enjeux de notre société contemporaine.

3 Il est important de mener une recherche rigoureuse tant sur le phénomène de radicalisation que sur le nouveau « malaise dans la civilisation » qui agite notre société. L’un et l’autre sont interreliés mais cela implique à mon sens de considérer chacun avec ses spécificités. Ainsi, je me propose de mener ici une réflexion sur les défis et enjeux des prises en charge de la déradicalisation des adolescents et jeunes adultes. Je me concentrerai plus spécifiquement sur les adolescents qui se sont fait embrigader à partir de réseaux de proximité, en opposition à ceux qui se sont radicalisés en prison [1].

4 Nous pouvons en effet émettre l’hypothèse que les passages à l’acte violent commis par ces individus au passé délictueux sont d’une autre nature que celle d’adolescents recrutés, notamment, à partir des réseaux sociaux. L’étude de ces jeunes gens séduits par le discours du djihadisme violent est donc un premier pas dans la réflexion sur les enjeux et défis de la prise en charge des individus en radicalisation. Pour ce faire, je prendrai appui sur la recherche existant en psychanalyse et dans le champ des sciences sociales. Je m’appuierai aussi sur mon travail de psychologue clinicienne auprès d’adolescents, ainsi que sur des entretiens de recherche menés auprès de professionnels de terrain, que ce soit dans le domaine médico-social aussi bien que dans la lutte anti-terrorisme. Enfin, je ne détaillerai pas ici les dispositifs de prise en charge de radicalisation qui existent. Des données sont disponibles [2], mais nous n’avons que peu de recul pour le moment. Je proposerai plutôt ici une réflexion sur la prise en compte de la dimension de la psychopathologie clinique dans ces prises en charge, qui me semble être un enjeu fondamental pour que ces dispositifs ne s’apparentent pas à des programmes de réadaptation cognitive, sans considération de la dimension humaine subjective.

Psychopathologie de la radicalisation ?

5 Premièrement, mener une analyse en psychopathologie clinique des prises en charge d’adolescents radicalisés peut paraître quelque peu à contre-courant. En effet, les prises en charge de personnes embrigadées dans cette cause violente ne sont pas directement des prises en charge thérapeutiques. Et considérer le profil psychopathologique de ces personnes peut paraître une entreprise complexe tant ce phénomène semble transnosographique, touchant des adolescents et jeunes adultes aux organisations psychiques très diverses.

6 En effet, la complexité à dresser un profil d’individus sujets à la radicalisation, et plus spécifiquement au djihadisme violent, a beaucoup questionné les auteurs, au point d’en conclure qu’ils étaient des personnes cliniquement normales. Ce raisonnement sur la symptomatologie de surface ne dit cependant rien du fonctionnement psychique de ces sujets. Ainsi, d’un point de vue psychodynamique, il n’est pas tenable de penser que ceux qui sont embrigadés dans la radicalisation n’ont pas de problématiques psychopathologiques saillantes.

7 La radicalisation des adolescents et des jeunes adultes n’est en rien une psychopathologie à part entière, qui touche une certaine organisation psychique dite « psychopathologique ». Pour autant, la radicalisation touche des personnes qui sont plus fragiles et qui, de par une fragilité psychique qui peut être protéiforme et multifactorielle, trouve dans ces convictions et conduites une issue à leur problématique interne. Les rapports nationaux et internationaux sur la radicalisation de ces dernières années vont d’ailleurs dans ce sens. Le rapport de l’inhesj dresse par exemple un certain nombre d’invariants psychologiques, tels que « la quête de sens et la quête identitaire ; les frustrations et le sentiment d’injustice, voire d’oppression ; le désir d’appartenance et l’identification à la communauté musulmane transnationale ; une vision aventureuse et idéalisée du djihad [3] » qui font de l’engagement dans le djihad de nos concitoyens un enjeu « d’exploitation de conflits d’identité [4] ».

8 Cette hypothèse d’une problématique identitaire dans l’engagement terroriste va dans le sens des idées développées par F. Benslama, soit une forme d’engouffrement dans une cause culturelle et politique chez ces adolescents et jeunes adultes. Il écrit : « Il n’y a pas de causalité simple entre la “martyropathie” et le contexte sociologique local, ni non plus un lien avec une pathologie évidente du sujet même s’il est vrai que le silence symptomatique peut cacher bien des surprises. Il nous faut plutôt penser comment l’état d’une culture, à une époque donnée, rend accessibles des formes de “mourir” ou de “survivre en mourant” qui happent des subjectivités, comme si elles étaient aspirées par l’ouverture ou la réouverture d’un gouffre interne à leur communauté humaine. Des flux d’appels attirent certains “Moi” vers le “non-Moi” d’où ils ont émergé comme sujets singuliers, en les incitant à s’identifier totalement à un “Nous” océanique, en passant par l’anéantissement [5]. »

9 Ainsi, la radicalisation d’un certain nombre de jeunes se comprendrait d’un point de vue psychanalytique par un fort sentiment de mal-être qui se constituerait en résonance avec le malaise social actuel. F. Richard a montré comment notre monde contemporain crée une forme spécifique de malaise dans la civilisation. L’auteur écrit : « L’actuel malaise résulte bien du conflit entre la communauté humaine socialisée et les pulsions (sexuelles et destructrices), mais poussé à un tel point qu’il serait métamorphosé en un malaise bien plus compliqué, et sans doute aussi peut-être plus redoutable [6]. » Ce nouveau malaise se traduit pour l’auteur par des psychopathologies d’externalisation du conflit psychique, la tendance à l’expression immédiate des mouvements pulsionnels, une nervosité et, surtout, la tendance à la destructivité accrue, contre soi-même aussi bien que contre les autres. Pour l’auteur, une des raisons à cela est à trouver dans un déplacement de l’instance surmoïque structurante vers une tyrannie du Moi Idéal. Cela est lié à la sexualisation de la morale culturelle civilisée et à l’augmentation du culte de performance, qui a pour résultat d’inhiber l’individu ou au contraire de générer des motions de violence tyrannique. Nous pourrions avancer avec F. Richard que dans le contexte d’un monde en mutation, le malaise dans la civilisation actuel tourne autour d’une crise de la croissance et du progrès, tout en libérant les forces de la négativité et de la destructivité.

10 L’embrigadement offrirait ainsi une issue politique et sociale idéale à une problématique psychique ayant émergé dans un contexte social particulier. Cette issue radicale reprendrait idéalement plusieurs dimensions du mal-être adolescent actuel.

11 Premièrement, s’investir dans une cause prenant le statut de la vérité absolue permet au sujet adolescent aux prises avec cet « actuel malaise dans la culture [7] » de trouver un apaisement à la tyrannie de l’Idéal du Moi. L’adolescent n’a plus ainsi à supporter le doute, les peurs de l’échec et le terrassement suscités par l’image idéalisée de lui-même. Il n’a plus à supporter les aléas de sa propre existence dans une société où le succès est valorisé. Les angoisses face à son propre destin peuvent ainsi s’apaiser.

12 Deuxièmement, cet embrigadement, avec ou sans passage à l’acte violent, amène l’adolescent à se mettre au service d’une morale culturelle. Cette morale filtre pour l’individu pubère le sexuel que ce dernier n’arrive pas à contenir et à traiter psychiquement. Troisièmement, dans la radicalisation violente, c’est-à-dire avec volonté de l’individu de passer à l’acte, la perspective de lutte vers la mort entre en résonance avec la négativité du pulsionnel mortifère, qui n’est plus traitée dans nos sociétés actuelles et avec lequel les adolescents sont constamment aux prises.

13 À ce titre, la radicalisation pourrait être considérée comme un phénomène nouveau d’expression du mal-être psychique, fonction qui a pu être occupée auparavant par la toxicomanie dans l’errance et la désaide, jusqu’à la mort indissociable de cette entité sémiologique.

14 Ainsi, comme avec la toxicomanie, les phénomènes de radicalisation dans le djihadisme violent des adolescents pourraient être considérés comme des modes de « bricolage psychique [8] », face à une subjectivité en panne dans une société qui pousse à l’autofondation par la consommation de biens. Les adolescents sont aussi bien témoins que symptômes de cette problématique sociétale. Ils sont au défi de la construction identitaire par la nécessité à cet âge de prendre une place subjective dans la civilisation. Cependant, la hauteur du défi dépend de la place que la civilisation laisse à l’adolescent pour accomplir cette tâche. Nous pouvons observer actuellement que cette tâche est éminemment complexe et ne se fait pas sans heurts.

15 Olivier Douville écrit en ce sens : « C’est-à-dire qu’à partir du moment où l’adolescent se fabrique comme un être de culture, la question de l’origine quitte le nid familial, elle prend les couleurs du mythe, elle peut prendre les couleurs de l’épopée, en tout cas elle nécessite un récit qui articule les unes aux autres les générations dans un maillage, dans une filiation. La notion de filiation est tout à fait prépondérante à l’adolescence. Et, pour beaucoup, la filiation est en errance [9]. »

16 Comment trouver un aménagement psychique à l’adolescence qui permette l’inscription dans une filiation tout en ménageant les défis d’autofondation de notre société contemporaine ?

17 À ce titre, la radicalisation peut effectivement apparaître comme un bricolage astucieux. Le djihadisme violent offre un idéal qui répond pour ces jeunes à une nécessité filiative et identifiante. En effet, le discours porté par ce mouvement politique et religieux fait miroiter le retour à des origines mytho-poétiques qui satisfait l’idéal du Moi tyrannique de l’adolescent. Ainsi, comme le souligne F. Benslama, l’adolescent radical est un adolescent qui cherche à se réenraciner dans une croyance, indépendamment de son engagement dans des passages à l’acte ou pas.

18 De plus, ce discours appuie sur une blessure transgénérationnelle chez certains adolescents : réparer et venger les générations précédentes. La révolte contre le passé colonialiste de la culture occidentale semble venir comme discours politique sur lequel s’appuie une problématique transgénérationnelle vivace. Ce rationnel anti-Lumières permet l’expression d’une rage narcissique restée béante par l’impossible deuil des mouvements migratoires passés. Nous pouvons penser que le passé de migration de certaines familles a pu rendre plus complexe la filiation des générations qui ont suivi. En effet, à qui s’identifier, à quoi se fier ? Les adultes étaient mis en porte-à-faux par les embûches de l’intégration sociale.

19 Nous retrouvons ici, comme dans beaucoup de manifestations psychopathologiques contemporaines, une forme d’accroche mélancoliforme aux objets perdus [10]. L’ombre des objets premiers est massivement tombée sur ces adolescents. Face à ce deuil impossible d’un parent idéalisé dans sa culture d’origine et déchu dans la culture actuelle, ces adolescents se retrouvent dans une errance apathique. Ils s’attaquent eux-mêmes violemment, se contraignent au marasme, revendiquant une dette éternelle de l’État-nation envers eux. Ils affichent une souffrance victimaire perpétuellement auto-infligée, jusqu’à sortir de cet état apathique par l’acte de vengeance porté par la radicalisation. Ainsi, cette cause djihadiste propose de rendre dent pour dent la violence subie. La cause djihadiste vient appuyer sur la béance subjective mélancoliforme de ces adolescents [11]. La mise à mort de l’autre et de soi dans les conflits armés ordonnés par cette mouvance radicale serait ainsi un moyen d’éradiquer cette ombre de l’objet tombée sur le Moi.

20 Enfin, cette solution radicale est à analyser en ce qu’elle offre une cause pour la mort à ces adolescents. Dans la difficulté de notre société actuelle de trouver un apaisement subjectif face aux idéaux d’autofondation, l’investissement d’une cause violente permet de trouver une issue au vertige de la mort chez l’adolescent. Nul besoin de s’inventer un destin, cette cause offre la possibilité de donner un trajet filiatif à sa destructivité et à son pulsionnel non lié. Ainsi, « beaucoup d’adolescents se mettent à l’épreuve de la mort réelle. Des adolescents qui n’ont pas réussi à trouver ce passage entre le roman familial et le mythe, la mythologie d’eux-mêmes, peuvent se mettre en état de mort réelle [12] ».

21 En cela, je propose de parler de la radicalisation vers le djihadisme violent de ces adolescents comme symptôme politique. Car, certes, les discours radicaux viennent appuyer sur une fragilité identitaire de ces adolescents ; nous ne pouvons cependant pas minimiser dans ce type de processus de radicalisation le pouvoir de l’appel identitaire à un retour à un temps mythique des origines et à une inscription de ce fait dans une filiation identifiante, par l’inscription dans une mouvance politique.

22 Comme l’écrit très bien O. Douville : « Or, comment se détacher là à l’adolescence du vertige de la mort afin de s’inventer un destin ? Comment supporter la condition de vivant ? Là aussi, se profile un entrelacs d’enjeux et de défis que rencontre l’adolescence, surtout lorsque les différents registres du vivant peuvent apparaître comme insupportables [13]. »

Rencontrer l’adolescent en radicalisation ?

23 Ces bases d’analyse de pistes psychopathologiques du phénomène de radicalisation adolescentes étant posées, abordons la prise en charge de ces individus. Il était essentiel d’en passer par des pistes de compréhension des problématiques et des processus dynamiques qui traversent ces sujets en panne de subjectivité, non pas pour les excuser – comme cela a été dit dans le débat public de ces derniers mois – mais pour trouver les moyens les plus adaptés d’entrer en relation avec ces adolescents et d’infléchir ce phénomène en marche.

24 Il est important de souligner l’état de mal-être antérieur à l’advenue de l’embrigadement radical de ces jeunes gens. Le djihadisme peut être compris comme une solution en bricolage psychique face à la panne de subjectivité de ces individus. La difficulté tient alors dans la manière d’entrer en communication avec des personnes qui ont trouvé dans la radicalisation un liant à leur délitement psychique.

25 En cela encore, la comparaison avec la prise de toxiques est éclairante. La radicalisation violente serait un « pansement pour la psyché [14] », prenant ainsi la même fonction que la substance. Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de constater que beaucoup d’individus s’étant engagés dans la voie du djihadisme violent ont connu un passé de toxicomanie.

26 Alors, comment trouver une brèche dans cette armure qui tient le doute et le malaise à distance ? Comment entrer en relation avec un adolescent qui a trouvé un pharmakon – à la fois remède et poison – dans l’embrigadement à la radicalité ?

27 En ce sens, l’alliance avec l’individu prend une place essentielle. En effet, nous pouvons penser que c’est la confiance en l’interlocuteur qui va avoir l’attractivité suffisante pour sortir l’adolescent du processus destructeur dans lequel il est engagé. Cependant, ces adolescents embrigadés sont dans des discours souvent très violents, en exclusion totale de toute forme d’altérité et de différence. Ils sont totalement captés dans la conviction d’une vérité absolue, annulant par là même les bases civilisationnelles sur lesquelles se fonde notre écoute.

28 À ce titre, il est difficile de faire sortir les adolescents d’un embrigadement radical violent par la voie d’une prise en charge plurifocale, sans que viennent à l’esprit du clinicien des objectifs de résultats, une attention fébrile aux paroles de dévoilement et de rédemption. Le terme même de « déradicalisation » vient signifier cette dynamique. L’adolescent doit nécessairement désapprendre pour réapprendre un mode à être dans la civilisation. Ainsi, déradicaliser, est-ce radicaliser une nouvelle fois, avec ses propres croyances ? Cette perspective est très proche de l’habituation-déshabituation des méthodes des thérapies cognitives-comportementales.

29 Cette perspective a toutefois l’intérêt de concevoir une approche empathique de l’embrigadement, faisant vaciller pour nous-mêmes les bases de certitudes sur lesquelles nos croyances sont fondées, sur lesquelles la psychanalyse a émergé. Mais est-ce comparable ? Et est-ce sur la construction des discours radicaux que les prises en charge doivent s’appuyer ?

30 Nous pouvons, à notre niveau, argumenter que toute pensée du pouvoir qui cherche à abolir toute forme d’altérité ne peut être mise sur un pied d’égalité avec des régimes politiques donnant une place au débat social et à la liberté, si ce n’est d’incitation à la haine, au moins de penser. En cela, les éclairages que H. Arendt [15] apporte sur les régimes totalitaires sont tout à fait précieux. Certaines idéologies totalitaires conduisent à l’émergence de logiques de destruction de l’autre, par abolition de son caractère d’humanité.

31 Cependant, au regard de l’adolescent radicalisé pris en charge, face à la volonté et au désir de l’adulte qu’il change d’avis, l’adolescent exprime très souvent son sentiment de profonde injustice. Il confronte son interlocuteur aux idées de facticité et d’interchangeabilité des croyances, comme si toutes les idées se situaient sur un même niveau et étaient comparables. La conviction dont font preuve ces adolescents peut confronter l’interlocuteur à un sentiment de vertige. Il me semble que cette sensation de vertige vient du fait que cette rencontre avec l’adolescent conduit à des moments de déprise de ses identifications primaires, de désarrimage.

32 À ce titre, la notion de neutralité bienveillante dans le travail avec ces adolescents n’est pas forcément la plus pertinente. Face à la massivité des mouvements de destructivité et face à la violence du discours, la seule exploration des processus psychiques et la seule écoute en reformulation ne sont à mon sens pas suffisantes. Il faut être capable d’offrir soi-même du contenu face à l’ampleur de l’embrigadement de ces adolescents. De plus, l’absence de réaction de l’interlocuteur peut être violente pour ces jeunes qui sont encore dans la recherche d’une confrontation à l’adulte. L’absence d’une réaction face à la gravité des idées avancées par les adolescents peut avoir pour effet d’angoisser encore plus les jeunes, et ainsi de les conduire à s’enfermer encore plus dans des désirs de passage à l’acte violent.

33 À ce titre aussi, la clinique des adolescents radicalisés est une clinique de l’extrême, en ce qu’elle confronte à la limite de la constitution de son identité sociale, chez le jeune comme chez l’inter-locuteur. Ainsi, comme pour l’ensemble des cliniques de l’extrême, il est pertinent de ne pas s’appuyer seulement sur la parole au sein de la prise en charge. Il est trop ambitieux de penser que l’adolescent va pouvoir élaborer psychiquement le contenu de ses représentations dans un espace de parole libre. Ces adolescents sont bien plus dans un non-advenu psychique qui impose des formes de prise en charge ouvrant à la symbolisation [16]. Ainsi, les prises en charge en médiation thérapeutique [17] semblent intéressantes en ce qu’elles détournent la méfiance des adolescents, permettant une rencontre par l’intermédiaire de la manipulation de l’objet médiateur. Ces prises en charge peuvent aller de la peinture à l’étude de textes jusqu’à la conception de vidéos en passant par le sport. Il sera alors essentiel de réfléchir à ce que ces objets médiateurs sollicitent psychiquement pour pouvoir sélectionner des modes de prise en charge adaptés à la mise au travail de ce « symptôme politique » de radicalisation.

34 Le sport ou le théâtre, en ce qu’ils mettent au travail le versant social de la subjectivation, par le nécessaire travail d’équipe qu’ils supposent, semblent s’offrir comme des prises en charge intéressantes à explorer avec ces adolescents et jeunes adultes.

35 Par ailleurs, il n’est pas évident que des prises en charge d’exposition de la démocratie et de l’histoire soient si efficaces, car elles cristallisent la méfiance. Sur ce point, parmi les différents dispositifs mis en place pour faire face au djihadisme violent des adolescents et adultes, celui qui présente les meilleurs résultats est celui de l’Arabie Saoudite [18]. Ils y ont pris le parti de faire intervenir des salafistes qui ne prônent pas le djihadisme violent. Les personnes sont donc déradicalisées par la pacification de leur salafisme et l’émoussement de la volonté politique de destruction des autres États. L’article de J. Hogan et K. Braddock montre cependant la difficulté à juger de l’efficacité des prises en charges de réhabilitation.

36 L’enjeu central de ces prises en charge semble être d’offrir les conditions d’une rencontre dégagées des angoisses paranoïaques, afin d’ouvrir un espace de pensée où puissent être mises au travail les fragilités narcissiques identitaires sans toucher aux défenses par la radicalisation du sujet. La déradicalisation n’a pas lieu dans un absolu. Il s’agit d’un processus par strates, aussi complexe que les différentes facettes du sujet qui est pris en charge.

37 La prise en charge des adolescents en radicalisation est donc un sujet complexe. La problématique psychique de ces jeunes est en effet difficilement accessible, camouflée par le bricolage psychique de l’embrigadement. La radicalisation semble en effet opérer comme un pansement qui rend difficile la rencontre intersubjective entre l’adolescent et les équipes de prise en charge. À ce titre, il semble que des prises en charge se fondant sur un support de médiation pourraient avoir leur intérêt. Ces dispositifs cliniques détournent les enjeux de la rencontre vers l’attention conjointe à l’objet médiateur, qui peut aussi bien être le sport, le théâtre, la lecture… Ce contournement des cristallisations des points de vue et de la confrontation dans la rencontre permet qu’une relation de confiance s’installe progressivement. Il est important de sortir de l’idée que la radicalisation advient tout d’un bloc, et que la contre-radicalisation prendrait la même voie. Chaque dispositif devra être pensé avec les spécificités des individus pris en charge, pour pouvoir, dans la rencontre, explorer ce qui résonne dans le sentiment d’humanité chez ces sujets. En cela, il est difficile de se départir de l’idée que la prise en charge de ces adolescents doit pouvoir offrir un certain degré de séduction et d’attractivité.

Notes

  • [1]
    Une étude concernant ces jeunes adultes ayant des antécédents de banditisme pourra être l’objet d’un prochain article.
  • [2]
    Des articles en font la description exhaustive : A. El Difraoui, M. Uhlmann, « Prévention de la radicalisation et déradicalisation : les modèles allemand, britannique et danois », Politique étrangère, n° 4, 2014, p. 171-182  ; S. Pietrasanta, « La déradicalisation, outil de lutte contre le terrorisme », Rapport au ministre de l’Intérieur, Paris, 2015 ; J. Horgan et K. Braddock, « Rehabilitating the terrorists ? : Challenges in assessing the effectiveness of de-radicalization programs », Terrorism and Political Violence, 22 (2), 2010, p. 267-291.
  • [3]
    inhesj (2015), Radicalisation islamiste et filières djihadistes : prévenir, détecter et traiter, Paris.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    F. Benslama, La guerre des subjectivités en islam, Paris, édition Lignes, 2014, p. 73.
  • [6]
    F. Richard, « Peut-on parler d’une “société du malaise” ? », Adolescence 3/n° 77, 2011, p. 571-582, p. 578. En ligne
  • [7]
    F. Richard, L’actuel malaise dans la culture, Paris, éditions de l’Olivier, 2011.
  • [8]
    O. Douville, « Bricoleur du langage », Adolescence 1/t.32 n° 1, 2014, p. 101-110.
  • [9]
    O. Douville, « La modernité adolescente », Figures de la psychanalyse 1/n° 25, 2013, p. 45-61, p. 55. En ligne
  • [10]
    A. Juranville, La mélancolie et ses destins, Paris, Press éditions, 2005.
  • [11]
    O. Douville, « Pour introduire l’idée d’une mélancolisation du lien social », Cliniques méditerranéennes 1/n° 63, 2001, p. 239-262.
  • [12]
    Op. cit.
  • [13]
    Ibid., p. 60.
  • [14]
    P. Jeammet, « Les conduites adictives : pansement pour la pscyhé », dans S. Le Poulichet (sous la direction de), Les addictions, Paris, Puf, 2000, p. 93-108.
  • [15]
    H. Arendt (1951), Le système totalitaire : les origines du totalitarisme, Paris, Le Seuil, 2009.
  • [16]
    R. Roussillon, Agonie, clivage et symbolisation. Paris, Puf, 1999.
  • [17]
    B. Chouvier et coll. Les processus psychiques de la médiation, Paris, Dunod, 2012.
  • [18]
    J. Horgan et K. Braddock, op. cit.
Français

Résumé

Cet article mène une réflexion sur les défis et enjeux des prises en charge de la « déradicalisation » des adolescents et jeunes adultes. Pour ce faire, il prend appui sur la recherche existante en psychanalyse et dans le champ des sciences sociales. Il apparaît essentiel de mener d’abord une réflexion sur le fonctionnement psychique des individus engagés dans le djihadisme violent. En appui sur cette analyse de la radicalisation comme pansement pour la psyché des adolescents, l’auteur propose des pistes pour rencontrer ces jeunes et faire face au processus destructeur dans lequel ils sont engagés. Les prises en charge à partir d’un médium présentent un intérêt, face à la complexité des problématiques qui émergent chez ces adolescents.

Mots-clés

  • Adolescence
  • radicalisation
  • prévention
  • psychopathologie
English

This article reflects on the challenges and issues raised by the « de-radicalisation » treatment of adolescents and young adults. In order to do this, it relies on existing research in psychoanalysis and in social sciences. Indeed, it appears essential to reflect on the psychological functioning of those individuals involved in violent jihadism. To support this analysis of radicalisation as a cure for the mindframe of adolescents, the author proposes to meet them and face the destructive process in which they are committed. Dealing with a medium offers an interesting perspective to face the complexity of problematics emerging among those adolescents.

Keywords

  • Adolescence
  • radicalisation
  • prevention
  • psychopathology
Tamara Guénoun
Tamara Guénoun, psychologue clinicienne et comédienne, docteur en psychanalyse et psychopathologie, ater en psychologie clinique, université Lyon 2.
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/06/2016
https://doi.org/10.3917/read.093.0215
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