CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La fatigue n’est pas un objet tout à fait nouveau pour les historiens. Seulement, cette « limite intérieure » que Georges Vigarello explore ici sur près d’un millénaire, c’était sur une période et suivant un axe problématique bien plus resserrés que les recherches historiennes l’avaient abordée jusqu’alors. Depuis l’ouvrage d’A. Rabinbach sur Le Moteur humain (Paris 1990) jusqu’à la thèse de M. Saraceno, « De la mesure du corps à la politique des corps » (Paris 2013), la fatigue apparaissait surtout comme fille de la deuxième révolution industrielle. Non pas que la fatigue ait été auparavant inconnue des hommes et des femmes du passé. Mais la nouvelle compréhension de son mécanisme, et du « temps physiologique » qu’elle implique ; les enjeux économiques et sociaux que nouent progressivement autour des fatigues ouvrières les rêves antagonistes d’exploitation optimale de la force de travail et d’amélioration des conditions de vie prolétaires ; les craintes, enfin, de dégénérescence qui, à la fin du siècle, érigent le surmenage, notamment scolaire, et la neurasthénie généralisée qu’il entraînerait, en fléaux sociaux, ces préoccupations convergentes focalisent en quelques décennies sur la fatigue une attention inédite, que reflètent pêle-mêle les mesures sociales prises alors pour endiguer sa menace, le perfectionnement des techniques d’entraînement et de récupération visant à mieux l’apprivoiser, ou encore sa mobilisation par les sciences sociales naissantes pour expliquer l’évolution des sociétés.

2L’importance et l’exceptionnelle densité de ces décennies cruciales se diluent peut-être quelque peu ici, mais c’est en même temps l’un des principaux apports de l’ouvrage que de les remettre en perspective dans une chronologie plus extensive et des problématisations plus variées. Fort d’un demi-siècle de recherches sur l’histoire du corps, G. Vigarello replace déjà la fatigue dans la longue histoire des conceptions du corps et des pratiques de soin qui s’y arriment. À la perte d’humeurs des temps médiévaux, qui ne connaissent contre la fatigue d’autres remèdes que le rafraîchissement, le contact des matières cristallines, l’absorption d’épices et l’influence occulte de la croix, succède une diversification des degrés de fatigue et des secours à même de la juguler. La période moderne, qui distingue l’épuisement des simples vapeurs, langueurs et incommodités, découvre le pouvoir rassérénant des habits frais, des parfums, du tabac et autres excitants, tandis que les maisons de café connaissent après 1670 un succès fulgurant à Londres comme à Paris. Alors que les humeurs cèdent le pas au xviiie siècle devant les fibres, les courants et impulsions électriques, la fatigue s’enrichit d’explications nerveuses, en même temps que les recherches de Lavoisier sur la consommation d’oxygène popularisent l’image du moteur humain, qui triomphe au siècle suivant. Outre la respiration, on prête désormais une attention croissante à l’alimentation, aux calories et nutriments qui viennent nourrir le moteur, auxquels s’adjoignent au xxe siècle vitamines, hormones et minéraux. Des excitants nouveaux, des traitements expérimentaux s’inventent, derrière lesquels se profile l’espoir d’une éradication de la fatigue : la cocaïne se diffuse après 1880, puis l’amphétamine dans les années 1930, érigée en véritable arme lorsque, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne nazie inonde ses troupes de méthamphétamine, tandis que les aviateurs anglais se dopent à la benzédrine pour surmonter l’épreuve des combats. Le xxe siècle est toutefois celui, à partir des années 1930, d’un approfondissement du pan psychologique et psychosomatique de la fatigue, que traduisent aussi bien l’essor des notions de stress, de burn-out et de charge mentale que la préconisation de l’écoute de soi, de la méditation ou de la quête de sensations fortes.

3C’est que l’histoire de la fatigue croise un autre terrain privilégié de l’auteur, celui du sentiment de soi, à mesure que l’essor de l’individualisme invente de nouvelles fatigues, nées du décalage entre un rêve d’autonomie et d’épanouissement toujours plus prégnant et des formes de contrainte et de contrôle qui ne cessent, notamment pour ce qui est des rythmes et des conditions de travail, de renforcer leur emprise. Le lecteur familier des travaux de G. Vigarello y retrouve la marque de son intérêt pour les pratiques sportives, ou encore pour la silhouette, dont le canon évolue au xixe siècle avec l’importance croissante reconnue à la respiration, et la valorisation qu’elle entraîne de nouveaux indices de robustesse, la circonférence de la poitrine au premier plan, mesurée par les recruteurs militaires et accentuée par la mode des gilets. Il y retrouve, aussi, certains des angles morts qui caractérisaient déjà ses précédents travaux, les questions coloniales et raciales notamment, alors que la fatigue – dont il souligne que Buffon déjà l’employait au xviiie siècle pour distinguer les populations humaines selon leur résistance à différents efforts – a joué un rôle non négligeable dans la justification, par la différence des corps, de la diversité des statuts et des fonctions dans les empires coloniaux. S. Soubrier a bien montré par exemple dans sa thèse récente sur les races guerrières (2019) combien leur résistance présumée à l’effort avait été mobilisée dans la définition des potentiels guerriers des différentes races.

4Reste que l’ouvrage présente, outre celui de l’extrême richesse et diversité du matériau qu’il mobilise, l’intérêt de toujours replacer les fatigues éprouvées, décrites, vantées ou combattues dans l’écheveau de facteurs qui, au gré des époques et des contextes sociaux, les ont érigées en enjeux pour les hommes et les femmes du passé. C’est en ce sens déjà que les travaux d’A. Rabinbach ou de M. Saraceno avaient étudié l’intrication d’enjeux scientifiques, économiques et militants autour des fatigues ouvrières de la deuxième révolution industrielle – une question dont l’auteur traque ici les origines jusqu’aux xiie-xiiie siècles – où surgissent les premières dénonciations des abus des patrons, et les premiers calculs sur la quantité maximale de travail possible par jour. C’est cette même logique qui conduit G. Vigarello à montrer comment la fatigue, l’admiration, la compassion, l’indifférence ou le mépris qu’elle suscite ont pu venir conforter ou heurter les hiérarchies sociales du passé – depuis le droit des duchesses au tabouret jusqu’à la valorisation méritocratique, au xixe siècle, d’une fatigue qui seule peut justifier désormais l’ascension sociale. C’est elle, toujours, qui depuis le remodelage des designs intérieurs et des mobiliers de bureau pour éviter le moindre effort inutile, jusqu’à la réforme progressive des horaires, durées, gestes et atmosphères de travail, guide son parcours à travers tout ce que la lutte contre la fatigue a pu induire de transformations dans les sociétés du passé.

Clément Fabre
SIRICE/CHAC, Université Paris 1
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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/01/2021
https://doi.org/10.3917/rhmc.674.0195
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