CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis une trentaine d’années, le recul du kémalisme, l’arrivée au pouvoir en 2002 d’une formation islamique (le Parti de la justice et du développement) favorable à la redécouverte du passé impérial, et le déploiement de la politique étrangère turque vers des territoires anciennement ottomans (de la Syrie à la Libye, de la Méditerranée orientale à l’Azerbaïdjan) ont engagé une mutation profonde de la culture républicaine et des représentations des citoyens turcs vis-à-vis de leur passé [1]. L’aménagement d’une législation adaptée au renouveau de fondations pieuses, le désenclavement de l’histoire nationale turque vers les périodes médiévale et moderne, la floraison de revues de vulgarisation historique et la multiplication de programmes télévisuels de grande audience (citons la série L’Essor de l’Empire ottoman récemment diffusée sur Netflix) ont favorisé le retour des grandes familles ottomanes sur la scène publique [2]. À la faveur d’une reconfiguration orientale du nationalisme turc, les autorités d’Ankara saturent l’espace médiatique de références au passé impérial islamique. Les évocations des sultans victorieux jalonnent les chronologies des manuels de l’enseignement secondaire. Dans les musées, les statues des combattants de l’islam alternent avec les portraits des héros de la République. Sur les devantures des librairies, les biographies de pachas côtoient les mémoires des compagnons d’armes de Mustafa Kemal.

2L’histoire impériale prend sa revanche, les grandes familles ottomanes aussi [3]. Sur les plateaux de chaînes turques, des journalistes invitent les descendants du dernier sultan à évoquer leur rattachement à la Turquie d’aujourd’hui. L’espace public se prend d’intérêt pour la recherche des origines familiales, ethniques ou confessionnelles des hommes d’État. Au motif que les progrès de la science moderne permettent de retracer toutes les ascendances, des éditorialistes analysent les orientations de la politique néo-ottomane d’Ankara au prisme des généalogies impériales. Prenons le cas de la Libye : en novembre 2019, le président turc R. T. Erdoğan s’engage à soutenir diplomatiquement et militairement le président libyen Fayez el-Sarraj contre les troupes du maréchal Haftar. Dans les jours qui suivent, la nouvelle se diffuse sur les réseaux sociaux : l’ancêtre direct d’el-Sarraj, Mustafa, était originaire de la ville anatolienne de Manisa ; en 1840, il est parti comme soldat en Libye. Des preuves matérielles de ce rattachement sont données. Un extrait de livre de souvenirs rédigé par le père du président libyen atteste que la famille est « d’origine turque » [4].

3Cette « politique de l’histoire » fait fond des témoignages des familles pour écrire le roman national du xxie siècle au-delà des frontières arrêtées lors de la conférence de Lausanne de 1923 [5]. Si les descendants des pachas y trouvent les moyens de s’inscrire dans cette nouvelle trame, pourquoi pas ? A priori, ce n’est pas l’affaire des historiens ottomanistes. Les uns transmettent dans des cercles fermés des photographies, papiers personnels et diagrammes généalogiques légués par leurs ancêtres. Les autres exploitent des documents conservés dans les archives officielles de l’État ottoman. Les uns se mobilisent dans le cadre des fondations pieuses constituées par de hauts dignitaires. Les autres reconstituent les cadres administratifs de ces fondations à la lecture de chartes et de registres. Les uns lisent généralement peu l’ottoman (en caractères arabes) et se font transcrire voire traduire les documents qui attestent de leurs droits. Les autres disposent de compétences paléographiques et diplomatiques qui leur permettent de déchiffrer les différents scripts employés par les services de la Sublime Porte. Les uns développent une mémoire familiale et se constituent en noblesses néo-ottomanes. Les autres tâchent d’éclairer les cadres juridiques et les ressorts symboliques de nouvelles mises en forme de soi. Bref, descendants de la mémoire et professionnels de l’histoire n’opèrent pas dans les mêmes situations et poursuivent des objectifs différents. Il leur arrive pourtant de dialoguer et d’échanger, parfois même au bénéfice de la recherche en histoire.

Droit de suite : « un vrai Köprülü » ?

4Mehmed Fuad Köprülü (1890-1966) fut l’historien turc le plus important du xxe siècle. Il portait le nom de famille de celui qui fut généralement présenté comme son ancêtre, le dignitaire Mehmed Köprülü Pacha, fondateur d’une lignée ottomane qui compta six grands vizirs entre la seconde moitié du xviie siècle et les premières décennies du xviiie siècle. C’est ainsi qu’il fut désigné avant et après la loi de 1934, qui imposa l’obligation du nom de famille à l’ensemble des citoyens turcs [6]. Pourtant, en 1918, un historien érudit, Ali Emiri (1856-1924), avait accusé l’universitaire d’avoir usurpé son nom : il prétendait que les ancêtres directs de Mehmed Fuad n’étaient pas les Köprülü mais d’autres dignitaires, les Kıbleli.

5Dans un article publié par la Revue d’histoire moderne & contemporaine paru en 2013, je m’étais attaché à examiner la validité de cette accusation au regard des pratiques de l’anthroponymie ottomane [7]. Mon objectif n’était pas tant de déterminer si Ali Emiri avait tort ou raison. Il visait à examiner les fondements idéologiques de la thèse défendue et à comprendre pourquoi ce nom de famille avait fini par cristalliser, dans un régime républicain, une idéologie nobiliaire dont étaient exempts l’Empire ottoman finissant et la Turquie kémaliste.

6Cinq ans après la publication de l’article, le 25 septembre 2018 pour être précis, je reçus un courriel d’un citoyen turc, Kadir Günay. Il avait lu l’article. Il disait avoir étudié de près le dossier généalogique de Mehmed Fuad Köprülü et contestait la position d’Ali Emiri. Il faisait état de sources manuscrites (archives du Premier ministre) et publiées (dictionnaires biographiques), dont l’examen lui avait permis de dresser un argumentaire construit. Il m’informa que son épouse, Nazan (n° 22 dans la généalogie ci-après), avait un ancêtre commun avec Mehmed Fuad Köprülü (n° 17) et qu’elle était inscrite comme ayant droit (evlad) au sein de la fondation pieuse des Köprülü. Au fil des échanges que nous eûmes dans les mois qui suivirent, il m’expliqua comment il avait mis à bas la thèse d’Ali Emiri ou, pour le dire autrement, il avait établi la preuve d’un lien direct entre l’historien et le fondateur de la lignée, Mehmed Köprülü. Kadir Günay décida d’exposer les résultats de sa démarche dans une note diffusée sur Internet. Il m’offrit d’examiner ses propositions et m’invita à les intégrer à ma réflexion.

Défense d’un nom

7En écrivant mon article, je savais que j’avais mis le doigt sur un débat en cours au sein de plusieurs branches de la famille Köprülü sur l’appartenance du prestigieux historien à la lignée – un ami éditeur m’avait suggéré qu’il était préférable de ne pas en parler et j’avais fait le contraire. Mon objectif n’était en rien de défendre une généalogie contre une autre. Il était de saisir la nature d’enjeux qui semblaient aller au-delà d’une simple « guérilla mondaine » [8], afin d’y chercher les indices d’une culture d’ennoblissement[9]. K. Günay voyait les choses autrement : İsmail Afif Bey (n° 13), ascendant direct de Fuad Köprülü, présenté comme l’auteur de l’usurpation par Ali Emiri, se trouvait également être l’ancêtre direct de son épouse. Sans doute cette dernière s’estimait-elle généalogiquement mise en cause, alors même qu’elle disposait des meilleures lettres de noblesse : son arrière-grand-père, Mehmed Nafiz Bey (n° 19), avait été administrateur de la fondation, preuve s’il en était d’un rattachement officiel à la lignée des Köprülü. Aux yeux de K. Günay, rétablir l’intégrité généalogique de son épouse exigeait de laver l’honneur perdu de Fuad Köprülü. Un diagramme constitué à partir des informations qu’il eut la gentillesse de me transmettre permettra d’éclairer le lien entre une petite-nièce (n° 22) et son grand-oncle à la mode de Bretagne (n° 17) :

Document 1

Les liens de parenté entre Fuad Köprülü et l’épouse de Kadir Günay

Les liens de parenté entre Fuad Köprülü et l’épouse de Kadir Günay
İsmail Afif Bey (13)
Ahmet Ziya Bey (15)
Mehmed Nafiz Bey (19) İsmail Faiz (16) Mahmud Ramız (18)
Fatma Naciye (20) Mustafa Asım Boynuk Fuad Köprülü (17)
Necla (21) İsmet Parmaksızoğlu
Nazan (22) Kadir Günay

Les liens de parenté entre Fuad Köprülü et l’épouse de Kadir Günay

Une opération de requalification

8D’emblée, Kadir Günay se place sur le terrain de la preuve documentaire : il exploite des transcriptions de documents prélevés aux archives du Premier ministre et cite des travaux universitaires et des répertoires de référence [10]. Il constitue un dossier d’annexes dont il me transmet les pièces principales. Il me demande si je suis d’accord avec ses conclusions, dont il rend compte par la diffusion d’un texte sur le site Academia intitulé « Mehmed Fuad Köprülü ‘Köpülüzâde ?’ ‘Kıblelizâde ?’ » [11]. Il y fait référence à « un article publié à l’étranger » (« yurt dışında yayınlanan bir makale ») qui aurait fait de Fuad Köprülü un Kıblelizâde. Je réponds d’un clin d’œil : profitant d’un passage par Istanbul, je prends une photographie de la tombe de Fuad Köprülü que j’envoie à K. Günay. Au moins mon interlocuteur appréciera-t-il le soin que met la municipalité à offrir au passant, au moyen d’un éclairage qui perd en esthétique ce qu’il gagne en puissance, le loisir de prononcer, de jour comme de nuit, une bénédiction propitiatoire au bénéfice de l’illustre historien, désigné sous son « vrai nom ».

Document 2

Stèle funéraire de Mehmed Fuad Köprülü, mausolée des Köprülü, avenue Divanyolu, Istanbul

Stèle funéraire de Mehmed Fuad Köprülü, mausolée des Köprülü, avenue Divanyolu, Istanbul

Stèle funéraire de Mehmed Fuad Köprülü, mausolée des Köprülü, avenue Divanyolu, Istanbul

Source : Photographie de l’auteur (octobre 2018).

9À mon retour d’Istanbul, je lis la note diffusée par K. Günay. La présentation est peu orthodoxe (absence de justification du texte, emploi systématique de caractères gras), mais elle est pédagogique (changements de taille de caractères pour souligner des points décisifs de la démonstration, passage des minuscules aux majuscules). Elle aboutit à une conclusion que je reproduis ici sous sa forme typographique d’origine. Elle en dit long en effet sur la détermination de l’auteur à faire entendre son point de vue, autant qu’elle éclaire les modalités de procédures probatoires qui organisent des opérations généalogiques en Turquie. Notons que le généalogiste, plutôt que de les représenter la lignée patrilinéraire sous forme d’un diagramme, préfère citer les liens anthroponymiques un à un : il procède à la manière des listes de noms produites dans des recueils biographiques ou des documents administratifs examinés. Ainsi écrit-il :

Document 3 Note diffusée par K. Günay

EN RÉSUMÉ IL FAUT MODIFIER L’ARBRE GÉNÉALOGIQUE ;
Le père de Fuad Bey est Faiz Bey,
Le père de Faiz Bey est Ahmed Ziya Bey,
Le père d’Ahmed Ziya Bey est İsmail Afif Bey,
Le père d’İsmail Afif Bey est Numan Bey,
Le père de Numan Bey est Abdülvahid Bey,
Le père d’Abdülvahid Bey est Abdurrahman Paşa,
Le père d’Abdurrahman Paşa est le Vizir Abdullah Paşa,
Le père d’Abdullah Paşa est le Grand vizir Mustafa Paşa,
Le père du Grand vizir Mustafa Paşa est KÖPRÜLÜ MEHMET PAŞA.
FUAD KÖPRÜLÜ EST UN VRAI “KÖPRÜLÜZADE”.

10Désireux d’engager le dialogue avec K. Günay, je commence par intégrer cette mention à la généalogie des Kıbleli/Köprülü proposée dans l’article précité [12]. Puis je lui communique le diagramme page suivante (document 4).

11Parallèlement, j’analyse le texte de la note, ainsi que le contenu des courriels reçus. Il apparaît que K. Günay mène de front une double opération : il conteste la généalogie établie par Ali Emiri. Il réécrit la généalogie de Fuad Köprülü. Il mobilise à cette fin des documents en caractères latins et d’autres qu’il se fait transcrire, afin de produire, comme dans un circuit électrique, une dérivation d’une lign (é) e à l’autre.

Document 4

La généalogie de Mehmed Fuad Köprülü selon Ali Emiri et Kadir Günay

La généalogie de Mehmed Fuad Köprülü selon Ali Emiri et Kadir Günay

La généalogie de Mehmed Fuad Köprülü selon Ali Emiri et Kadir Günay

N.B. : en caractères gras, la généalogie proposée par Ali Emiri ; en caractères soulignés, la généalogie proposée par K. Günay ; en italiques, la généalogie sur laquelle l’un et l’autre s’accordent.

Une dérivation généalogique. Couper pour embrancher

121/ Coupure. Il examine tout particulièrement le cas de Numan Bey (n° 12) – on comprendra vite le rôle essentiel que ce maillon joue dans la démonstration de K. Günay. À la lecture d’un répertoire biographique, il trouve trace d’un Numan Bey caractérisé comme Kıbleli [13] : celui-ci est indiqué sous un nom supplémentaire (Huldi). Ali Emiri ne l’a pas signalé dans son article : dans les sources comme dans les études, il est très fréquent de n’indiquer qu’une partie du nom. Une seconde différence, plus importante, porte sur le nom du père. À l’appui de cette notice, K. Günay considère que l’ascendant de Numan serait non plus Osman (n° 11), mais Mahmud. On pourrait certes supposer que ces deux pères ne sont qu’un. Mais dans les recueils, le nom Osman Mahmud est encore moins fréquent que celui de Mahmud Osman. Il serait plus logique de retenir un seul nom. Pour K. Günay, cela ne fait pas un pli : Numan b. Osman (en tant que Kıblelizâde) indiqué par Ali Emiri n’a jamais existé. Par conséquent, Fuad Köprülü n’a rien à voir avec les Kıbleli. K. Günay est ici convaincant : autant j’étais parvenu à retrouver la trace d’Ali Bey et de Mehmed Bey (n° 9 et 10) aux archives, autant j’avais fait chou blanc pour Osman Bey et Numan Bey (n° 11 et 12) [14]. Jusqu’à ce qu’une preuve documentaire fiable permette d’identifier ce double chaînon de la généalogie d’Ali Emiri, un doute continuera de planer sur le rattachement de Fuad Köprülü aux Kıbleli.

132/ Embranchement. Comment à présent rattacher Fuad Köprülü aux Köprülüzâde, autrement dit à la ligne patrilinéaire directe de Mehmed Köprülü ? L’approche de K. Gunay est ici différente. Il examine la lignée à partir de l’ancêtre éponyme (n° 2) de celle-ci. L’opération ne présente pas de difficulté particulière : si la famille cesse de produire des grands vizirs (sur cette branche, après n° 3), elle compte tout de même des vizirs (n° 4 et 5) – ce point est attesté par des dictionnaires biographiques [15]. Les choses se compliquent avec Abdülvahid (n° 6) : la lignée disparaît en partie des registres et des dictionnaires. L’homme fut bey et poursuivit une carrière modeste au regard du parcours de ses ascendants. Ni ses descendants ni ses proches collatéraux ne s’élevèrent assez haut pour susciter chez les chroniqueurs et les mémorialistes une curiosité qui aurait abouti à l’inscription de leur nom dans une source identifiée. C’est ici que K. Günay introduit un élément nouveau au dossier : la fondation pieuse des Köprülü [16].

La preuve par la fondation

14Ali Emiri n’avait pas pris ce point en considération – quand il publie son brûlot, c’est la guerre et les vakfs, en déshérence pour une partie d’entre eux, sont associés aux survivances d’un ancien régime en train de s’effondrer. Depuis une vingtaine d’années, c’est l’inverse : les vakfs, piliers d’une civilisation islamique glorifiée, sont associés à la ré-ottomanisation des grandes familles turques. Aujourd’hui, le vakf des Köprülü est l’un des plus célèbres du pays et l’un des mieux administrés – la fondation a un site, régulièrement visité. Quand j’ai évoqué la réouverture du dossier à mon ami éditeur précité, il y a aussitôt vérifié l’identité de mes interlocuteurs. Les statuts y sont clairement exposés ; la fondation dispose d’un conseil d’administration (5 titulaires et leurs remplaçants), d’un conseil de surveillance (3 titulaires et leurs remplaçants) et d’une association de recherche historique. Pour les Köprülü plus que pour tout autre famille, la défense d’une noblesse de nom se nourrit d’une homothétie étroite entre la fondation et la lignée. Au reste, l’accès complet au site est réservé aux seuls ayants droit [17].

15À la différence de nombreux vakfs de dignitaires ottomans, celui-ci dégage encore d’importants revenus. Désireux de faire valoir leurs droits, c’est-à-dire d’établir leur rattachement direct avec le fondateur du vakf, Mehmed Köprülü, les evlad ont l’habitude de manipuler les arbres généalogiques transmis par leurs ascendants. Des historiens les y aident. Une thèse existe qui se présente comme une étude complète de l’administration du vakf depuis sa fondation. C’est à la lecture de cette thèse que K. Günay a appris que l’oncle de Fuad Köprülü, Mehmed Nafız Bey (n° 19), avait été administrateur de la fondation en 1919-1926. Or, comme dans d’autres fondations de dignitaires, les modalités de succession au poste d’administrateur sont régies par des règles strictement définies par la charte de la fondation : seuls les descendants directs de Mehmed Köprülü peuvent se porter candidats à la position d’administrateur [18]. Si Mehmed Nafız Bey en fut l’un des titulaires, comment considérer que son neveu n’est pas également issu de la lignée ?

16K. Günay apporte ici aussi des éléments convaincants. Il faut néanmoins préciser que quand des descendants se font connaître auprès de l’administrateur, il leur arrive de jouer des imprécisions de l’anthroponymie ottomane (un nom individuel (ism) simple, Numan ; un nom patrilinéaire (nasab) simple, Numan b. Abdülvahid) pour se rattacher, malgré tout, à un ancêtre qui pourrait bien ne pas être le leur. Il revient à l’administrateur de déterminer si ce rattachement est avéré ou non [19]. Les informations de date de naissance et les documents d’identité étant parfois manquants ou défaillants, il peut arriver que l’analyse de l’arbre ne suffise pas à corriger une donnée difficilement vérifiable. Ali Emiri n’a-t-il pas cherché à établir qu’à un niveau supérieur de l’ascendance, celui d’İsmail Afif (n° 13), un Kıblelizâde était parvenu à se faire passer pour un Köprülüzâde au point de se faire inhumer dans le cimetière familial ?

17Qu’importe, le point central de l’argumentaire est ailleurs : Abdülvahid Bey (n° 6) fut administrateur du vakf entre 1781 et 1792 – cette même thèse l’établit [20]. C’est donc un Köprülüzâde. Il eut pour fils Numan Bey, l’ancêtre identifié – Ali Emiri en convient – de l’historien Köprülü Fuad Pacha. CQFD. Au passage, K. Günay en profite pour écarter une autre généalogie, fallacieuse à ses yeux, celle qui rattacherait une fille de Köprülü Mehmed Pacha, Saliha Hanım, à İsmail Afif Bey (n° 13) [21]. Je n’entre pas dans ce débat – il m’engagerait du côté d’autres oppositions entre descendants, les Köprülü d’Istanbul et les Köprülü d’İzmir, que je n’ai pas les moyens de démêler [22] ; surtout, il m’éloignerait de l’enjeu principal de la discussion, qui est d’établir la jonction entre deux lignées attestées : l’une rattache Abdülvahid à Mehmed Köprülü (n° 2-6) ; l’autre unit Fuad Köprülü à İsmail Afif Bey (n° 13-17). On en revient à la clé de l’affaire : Numan Bey (n° 12). Pour Ali Emiri, il est rattaché à Osman Bey (n° 11), descendant des Kıbleli – ce que conteste K. Günay, on l’a vu. Pour ce dernier, il est rattaché à Abdülvahid (n° 6), descendant des Köprülü. Comment le généalogiste établit-il ce lien ? Sur la foi d’une mention trouvée dans un document faisant état d’un « ABDÜLVAHİD BİN NUMAN » (je rends compte de l’usage pédagogique des majuscules).

Le maillon faible

18C’est ici que je ne suis plus K. Günay. Cette mention signifie « Abdulvahid fils de Numan ». Que nenni, me rétorque mon contradicteur : « J’ai appris que, dans certains cas, plutôt que Numan ibni Abdülvahid, c’est Abdülvahid bin Numan qui est utilisé » [23]. Je lui réponds que cela ne correspond pas aux pratiques du nasab telles qu’elles sont attestées, qu’en aucune manière dans une liste nominative, un registre d’administration (vakıf tevliyeti) pas plus que dans une liste de cadis, la signification de bin ne saurait prêter à confusion. J’ajoute que cet Abdülvahid peut tout à fait être un autre descendant que le maillon n° 6 auquel K. Günay le rattache, de même que la mention d’un Numan – il soutient lui-même cette hypothèse contre Ali Emiri – correspond peut-être à un homonyme. À la lecture d’arbres d’une autre famille, j’ai moi-même observé des répétitions de « noms dans la famille » au fil des générations [24].

19Pour vérification, je demande à consulter le document en question [25]. K. Günay me le transmet volontiers et y joint la transcription qui lui a été soumise :

20

Mehmed Emin bey, Abdülvahid bin Numan bey ve Ali bin Ahmed bey ve Abdülhamid bey ve Nefise hanım ve Aliyye hanım
Voici ce que je lis :
Mehmed Emin bey ve Abdülvahid bey ve Numan bey ve Ali bey ve Hamdi bey ve Abdülhamid bey ve Nefise hanım ve Aliyye hanım

21Il s’agit d’une suite d’ism (nom) simples associés au titre bey pour les hommes et hanım pour les femmes. À l’évidence, l’indication de nasab bin a été confondue avec le titre bey. Pour le dire autrement, aucune filiation n’apparaît entre Abdülvahid et Numan. Si donc il s’agissait d’établir un lien entre ces deux noms, non seulement il faudrait repérer une mention « Numan b. Abdülvahid », mais il serait souhaitable de la rattacher au premier (par exemple « Afif b. Numan ») comme au second (par exemple « Abdülvahid b. Abdurrahman »). Or, sauf erreur de ma part, de telles mentions n’apparaissent pas dans le dossier documentaire. Par conséquent, Mehmed Köprülü fut peut-être un Köprülüzâde, mais K. Günay n’est pas en mesure de l’établir (et donc de détruire complètement la thèse d’Ali Emiri).

Mise en perspective : noms républicains et généalogies impériales

22Porté par son goût pour l’histoire ottomane, Kadir Günay a été amené à percevoir le rôle historique de Mehmed Köprülü, grand vizir engagé à enrayer le « déclin » de l’Empire. De proche en proche, il s’est intéressé au cas de l’historien qui portait le même nom : Fuad Köprülü. À se faire généalogiste de sa belle-famille, il est aussi animé par le désir de rétablir l’intégrité lignagère de son épouse [26]. Si son « entreprise généalogique » ne lui permet pas de parvenir à une conclusion définitive – c’est du moins mon avis –, elle offre le cadre d’un échange équilibré entre un citoyen turc désireux de raccorder deux lignées, et un historien soucieux de lier généalogie et anthroponymie et d’examiner, sous un angle complémentaire, l’insertion de situations impériales dans les réalités néo-ottomanes du temps présent.

23Köprülüzâde Mehmed Fuad Köprülü. Ce nom n’a jamais existé. Je l’écris pour poser les termes d’un débat qui procède de logiques onomastiques avant d’affecter la mise en forme d’une lignée. En italiques, un nom familial abandonné à la suite de la loi des noms propres de 1934. En romains, un double nom individuel. En gras, un nom officiellement adopté en vertu de cette même loi. Mehmed Fuad Köprülü : un nom officiel et incontestable, celui d’un éminent professeur. Le temps est désormais républicain : pourquoi se soucier d’une contestation généalogique portée par un érudit, Ali Emiri, disparu avec l’Empire ? Parce que la mise en valeur de généalogies impériales produit désormais des noblesses du nom : il ne s’agit plus seulement de dire qui l’on est en République, mais à quelle lignée ottomane on est rattaché [27].

24Fuad Köprülü descendant de Mehmed Köprülü : ce sont les termes de la requalification. Ou comment justifier a posteriori le choix d’un nom au moyen d’une « généalogie fabuleuse » : contre celles et ceux qui auraient « fait croire » que Fuad était un Kıblelizâde, il importait de le raccorder au plus grand des vizirs [28] – « procédé classique de l’agrégation par homonymie, avec la création d’un lien de parenté fictif avec une famille reconnue » [29]. Sauf que la greffe ne prend pas : le raccordement ne répond pas à la logique probatoire qu’il lui faut satisfaire. C’est le propre des généalogies, y compris des plus prestigieuses, que de devoir leur belle continuité à un maillon qu’il vaut mieux éviter de regarder de trop près (ici c’est Numan, sur lequel K. Günay a fondé son argumentaire).

Conclusion : généalogisation du temps présent

25Suffirait-il que soit produit un arbre généalogique (şecere) reliant Fuad Köprülü à Mehmed Köprülü pour que l’affaire soit entendue ? Non, car « la généalogie n’est jamais neutre » [30]. Les opérations graphiques qui en dérivent non plus : dans une autre étude, j’ai consulté une quinzaine d’arbres produits par une même famille : d’un exemplaire à l’autre, ils reproduisent les mêmes vides et prolongent les mêmes ambigüités ; qu’ils soient validés par l’administrateur ou authentifiés par la Direction générale des fondations pieuses, ils conservent à chaque ligne une part d’incertitude [31]. Je suppose par ailleurs que si un tel arbre existait, il serait déjà affiché en pleine page sur le site de la fondation Köprülü. Le débat reste donc ouvert, et je serais heureux de poursuivre les échanges avec K. Günay à la suite de la publication de cet article : je le lui ai transmis et j’attends à mon tour de lire ses commentaires. Il est possible que d’autres descendants (ou ceux d’une branche rivale) se manifestent afin d’asseoir définitivement (ou réduire pour de bon) la position généalogique de Fuad Köprülü. Ce serait le reflet d’évolutions convergentes, observables à une large échelle dans la Turquie d’aujourd’hui.

26Dans le contexte actuel d’érosion de l’héritage kémaliste, des élites républicaines défendent d’autant plus ardemment d’anciennes lettres de noblesse impériale remises au goût du jour par les autorités d’Ankara qu’elles sont ramenées à une identité de Turcs blancs inversement dévalorisée [32]. À la veille de la célébration du centenaire de la République prévue en 2023, ces élites incarnent le dépassement de l’idéologie politique turque du xxe siècle fondée sur la tabula rasa ottomana. Des descendants de vizirs n’entendent pas laisser les historiens professionnels exploiter seuls les documents qui se rapportent à leurs ancêtres. Les premiers n’ont certes nullement l’intention de contester aux seconds les compétences associées à la spécialité ottomaniste. En revanche, ces descendants disposent d’un accès à une mémoire familiale que seule l’appartenance lignagère confère. Plutôt que de se replier sur leurs domaines de compétence, et pour autant que soient garanties les conditions d’un dialogue équilibré avec leurs interlocuteurs, les historiens de métier ont tout intérêt à intégrer la « généalogisation des mémoires familiales » [33] à leur objet d’étude. L’avantage est double : aborder des réalités ottomanes sous un jour nouveau ; gagner un éclairage complémentaire sur les enjeux de la néo-ottomanisation de la nation turque.

Notes

  • [1]
    Le présent article s’inscrit dans la continuité des analyses sur les « Généalogies impériales en République » citées dans les deux notes ci-dessous.
  • [2]
    Voir Olivier Bouquet, « Généalogies impériales en République II : le retour des Ottomans », in Stéphane Jettot, Marie Lezowski (éd.), L’Entreprise généalogique. Pratiques sociales et imaginaires en Europe (xve-xxe siècle), Bruxelles, Peter Lang, 2016, p. 37-55.
  • [3]
    Bruno Tertrais, La Revanche de l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2017 ; O. Bouquet, « Généalogies impériales en République : le cas de la Turquie », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 58-2, avril-juin 2011, p. 146-179.
  • [4]
  • [5]
    O. Bouquet, « Erdoğan et la politique de l’histoire en Turquie », Le Monde, 10 janvier 2010, p. 22.
  • [6]
    Voir le dossier « La réforme des noms propres en Turquie et ses enjeux », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 60-2, avril-juin 2013.
  • [7]
    O. Bouquet, « Onomasticon Ottomanicum III. Köprülü, un assez joli nom d’emprunt », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 60-2, avril-juin 2013, p. 58-86.
  • [8]
    Tiphaine Barthelemy, « Noms patronymiques et noms de terre dans la noblesse française (xviiie-xxe siècle) », in Guy Brunet, Pierre Darlu et Gianna Zei (éd.), Le Patronyme. Histoire, anthropologie, société, Paris, Éditions du CNRS, 2001, p. 61-79, p. 78.
  • [9]
    Je reprends la distinction proposée par Samuel Gibiat (Hiérarchies sociales et ennoblissement. Les commissaires des guerres de la Maison du roi au xviiie siècle, Paris, École des Chartes, 2006) entre l’opération juridique d’anoblissement, qui confère un statut nobiliaire, et l’ennoblissement, qui est l’acquisition lente et progressive de l’estime sociale reconnue à la noblesse.
  • [10]
    Kemal Beydilli, « Şehzade Elçisi Safiyesultanzâde İshak Bey », İslâm Araştırmaları Dergisi, 3, 1999, p. 73-81 ; Sultan Murat Topçu, « Köprülüzade Abdullah Paşa’nın 15 Cemadi el-evvel 1133- M.14 Mart 1721 Tarihli Vakfiyesine Göre İmar Faaliyetlerine ve Bani Kişiliği », Uluslararası Sosyal Araştırmalar Dergisi, 4-7, 2011, p. 405-415 ; Mehmed Süreyya, Sicill-i Osmanî. Osmanlı Ünlüleri, 6 vol., Istanbul, Tarih Vakfı Yurt Yay., 1996, vol. 4, p. 700 (« Kıblelizâde »), p. 704 (« Köprülüzâde ») ; Yılmaz Öztuna, Devletler ve Hanedanlar. Türkiye, Ankara, Kültür Bakanlığı, 1989-1991, vol. 4, p. 722-728.
  • [11]
  • [12]
    O. Bouquet, « Généalogies impériales… », art. cit.
  • [13]
    M. Süreyya, Sicill…, op. cit., vol. IV, p. 1 263.
  • [14]
    O. Bouquet, « Onomasticon… », art. cit., p. 71.
  • [15]
    M. Süreyya, Sicill…, op. cit., 2, p. 1201 ; Y. Öztuna, Devletler…, op. cit., 4, p. 740 ; Yusuf Sağir, « Osmanlı Arşiv Belgelerine ve Vakfiyelerine Göre Köprülü Ailesi Vakıfları », thèse, Dokuz Eylül Üniversitesi, Izmir, 2012, p. 252 (pour un diagramme généalogique à partir des informations produites par Y. Öztuna).
  • [16]
    Selon le droit islamique, les biens d’une fondation pieuse (vakf) mentionnés par le fondateur dans une charte légalement validée par un tribunal étaient placés en régime de mainmorte au profit de personnes ou de services publics. Cette institution offrait au fondateur un triple avantage : financer des œuvres charitables, immobiliser l’essentiel de sa fortune sous une forme permanente et inaliénable, et assurer l’avenir de ses descendants (evlad). Même si les autorités ottomanes puis républicaines ont pris le contrôle des fondations pieuses et ont conçu des dispositifs administratifs et légaux destinés à en limiter l’expansion, le vakf des Köprülü a toujours été géré par les descendants du lignage, les femmes au même titre que les hommes, qui n’ont cessé d’en percevoir les droits et les bénéfices.
  • [17]
  • [18]
    Y. Sağir, « Osmanlı… », art. cit., p. 202.
  • [19]
    O. Bouquet, « Généalogies impériales… », art. cit.
  • [20]
    À la différence près que Y. Sağır n’est pas certain de la date de début d’exercice (« Osmanlı… », art. cit., p. 206).
  • [21]
    Voir une représentation généalogique dans O. Bouquet, « Onomasticon… », art. cit., p. 72.
  • [22]
    Voir ibidem, p. 82-83.
  • [23]
    Courriel daté du 11 décembre 2018.
  • [24]
    O. Bouquet, Les Noblesses…, op. cit., p. 256-260.
  • [25]
    Archives du Premier ministre, Istanbul, Ruûs Kalemi Defterleri (A.{DVNS. RSK.d 124_67 [§ 4]).
  • [26]
    Sur les motivations des « généalogistes improvisés », voir S. Jettot, M. Lezowski, « Introduction. Les ressorts de l’entreprise généalogique », in Eid. (éd.), L’Entreprise généalogique…, op. cit., p. 11-35.
  • [27]
    O. Bouquet, Les Noblesses du nom. Essai d’anthroponymie ottomane, Turnhout, Brepols, 2013.
  • [28]
    Roberto Bizzocchi, Généalogies fabuleuses. Inventer et faire croire dans l’Europe moderne, Paris, éditions Rue d’Ulm, 2010.
  • [29]
    Anne-Valérie Solignat, « Les généalogies imaginaires des Marillac ou comment faire des siens des gentilshommes de noblesse immémoriale », § 3, Les Dossiers du Grihl (en ligne), Journées d’études Nicolas Lefevre de Lezeau et l’écriture, 2011 (https://journals.openedition.org/dossiersgrihl/4838).
  • [30]
    Christine Klapisch-Zuber, « L’entreprise généalogique dans les familles de l’élite florentine », in S. Jettot, M. Lezowski (éd.), L’Entreprise généalogique…, op. cit., p. 129-142, p. 138.
  • [31]
    O. Bouquet, « Généalogies impériales… », art. cit.
  • [32]
    Ibidem.
  • [33]
    Olivier Rouchon, « Les Toscans et leurs ancêtres. Le consensus généalogique dans les noblesses du grand-duché (xvie-xviie siècles) », in Id. (éd.), L’Opération généalogique. Cultures et pratiques européennes, xve-xviiie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 92.
Français

Depuis une trentaine d’années, le recul du kémalisme, l’arrivée au pouvoir en 2002 d’une formation islamique (le Parti de la justice et du développement) favorable à la redécouverte du passé impérial et le déploiement de la politique étrangère turque vers des territoires anciennement ottomans ont engagé une mutation profonde de la culture républicaine et des représentations des citoyens turcs vis-à-vis de leur passé. L’histoire impériale prend sa revanche, les grandes familles ottomanes aussi. Elles défendent d’autant plus ardemment d’anciennes lettres de noblesse impériale remises au goût du jour par les autorités d’Ankara qu’elles sont ramenées à une identité de Turcs blancs inversement dévalorisée. Le présent article en donne une illustration à partir des débats qui entourent l’ascendance de Mehmed Fuad Köprülü (1890-1966), l’historien turc le plus important du xxe siècle. Il retrace les échanges entre l’auteur de l’article et des descendants qui se réclament d’un accès à une mémoire familiale que seule l’appartenance lignagère confère. Il explique en quoi les historiens de métier ont tout intérêt à intégrer la généalogisation des mémoires familiales à leur objet d’étude. L’avantage est double : aborder des réalités ottomanes sous un jour nouveau ; gagner un éclairage complémentaire sur les enjeux de la néo-ottomanisation de la nation turque.

Mots-clés

  • généalogie
  • mémoire familiale
  • Empire ottoman
  • élites républicaines
  • Turquie
Olivier Bouquet
Université de Paris, CESSMA, Case 7017
5 Rue Thomas Mann
75013 Paris
olivier.bouquet@gmail.com
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/01/2021
https://doi.org/10.3917/rhmc.674.0121
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