CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Cet ouvrage, fruit d’un colloque tenu en 2013 à l’Espluga de Francolí, à l’occasion du centenaire de la cave coopérative de cette localité, propose une analyse de la viticulture catalane depuis la deuxième moitié du XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Soit une évolution qui peut se diviser en trois cycles : production de vin pour la distillation (XVIIe-XVIIIe siècles), production massive de vin commun et crise du phylloxéra suivie du déclin du vignoble (XIXe siècle-1960) et, enfin, cheminement vers une production de qualité (depuis 1960 environ). Les quinze contributions retenues ici sont présentées dans une publication soignée où rien ne manque : cartes, graphiques et tableaux, bibliographie exhaustive (plus de 500 titres), résumés en catalan, castillan et anglais.

2 C’est vers 1660-1670 qu’après avoir installé la distillation sur la façade atlantique, du pays nantais à l’Armagnac, puis en Languedoc, toujours à la recherche de meilleurs prix, les Hollandais investissent la Catalogne, d’une part parce que l’eau-de-vie y est meilleur marché, d’autre part pour ne pas dépendre pour leur approvisionnement d’un pays ennemi, la France. C’est dans la province de Tarragone, et plus spécialement autour de Reus, que s’installent les distilleries qui bénéficient de la présence d’un port tout proche, Salou. Cette introduction de l’eau-de-vie en Catalogne est facilitée par le fait que commerce et production y sont pratiquement libres, alors qu’en Castille il s’agit d’un monopole d’État, ce qui n’empêche pas quelques Catalans d’essayer d’y implanter aussi la distillation, sans succès d’ailleurs (F.J. Iglesia Berzosa). Si bien que la Catalogne produit, à la fin du XVIIe siècle, plus de 80 % de l’eau-de-vie distillée dans le royaume ; un siècle plus tard, elle domine encore largement les exportations (68 %), le reste étant le fait du royaume de Valence. Le développement de cette production entraîne l’extension du vignoble et forme un des éléments de la reprise économique catalane qui suit la Guerre des Segadors (1640-1659). Cette expansion est facilitée par l’existence dans le Principat d’un contrat de complant dit a rabassa morta, par lequel le paysan planteur de vigne en conserve la jouissance, moyennant une part des fruits, tant que la vigne est en vie (L. Ferrer-Alós, R. Congost et E. Saguer).

3 Au cours du XVIIIe siècle, ce binôme Reus-Salou accroît son importance, les marchands de Reus agissant pour le compte des grands négociants de Barcelone, voire pour des étrangers (J.M. Grau et F. Valls Junyent). La hausse de la production d’eau-de-vie est due à trois facteurs : c’est un produit à bas prix destiné à des consommateurs d’Europe du Nord peu regardants sur la qualité ; par ailleurs, les négociants catalans réussissent à introduire leur alcool en contrebande en Angleterre ; enfin, grâce à la libéralisation du commerce avec les colonies, ce produit trouve un débouché important en Amérique. L’extension du vignoble vers l’intérieur des terres est une des conséquences de la poussée démographique que connaît le Principat au XVIIIe siècle : dans la région de Tarragone, elle se fait au sein de la petite propriété, tandis que, plus au nord, pays de grande propriété, elle s’effectue grâce à l’utilisation massive d’un contrat de rabassa morta (L. Ferrer-Alós).

4 La crise qui frappe la production d’eau-de-vie éclate à la fin du XVIIIe siècle : c’est un problème de débouchés. Les marchés se ferment les uns après les autres : le marché français d’abord, puis à peu près en même temps dans la première décennie du XIXe siècle les marchés du nord, où l’on préfère les eaux-de-vie de grain autochtones, et celui des colonies, l’Espagne n’entretenant plus de relations avec elles quand elles deviennent indépendantes, même si la contrebande par le Brésil atténue un peu les effets de cette évolution.

5 Il faut donc se reconvertir, et c’est vers les vins de consommation courante, dont la demande augmente à mesure que croît la population, que se tournent les producteurs ; ponctuellement, ils profitent des malheurs de leurs confrères français, frappés par l’oïdium au milieu des années 1850 ou par le phylloxéra deux décennies plus tard (P. Roca). Le développement des voies de chemin de fer vient faciliter ces exportations et fait une rude concurrence au transport par voie maritime et terrestre (P. Pascual). C’est encore le contrat de rabassa morta qui constitue l’instrument de l’extension du vignoble, même s’il se heurte à la nouvelle idéologie libérale imprégnant la bourgeoisie des propriétaires qui désirent avoir la propriété pleine et entière de leurs biens. Le phylloxéra (vers 1893), qui entraîne la mort des ceps, leur apporte une aide inespérée en rompant ipso facto les contrats ; ils peuvent alors les transformer en simples fermages (J. Colomé).

6 La crise phylloxérique entraîne une vive réaction de le part des vignerons : création de syndicats ouvriers et de propriétaires, à la fin des années 1890, puis en 1901 première cave coopérative ; ces caves se multiplient par la suite, au début dans la région de Tarragone, parfois deux par village (le cellier « des riches » et celui « des pauvres »), et pour les plus prospères adoptent une architecture de prestige qui en fait de véritables cathédrales à la gloire du vin (M. Cucurella-Jorba), celle de l’Espluga de Francoli, où se tenait le colloque, exemplaire à plus d’un égard, faisant ici l’objet d’une étude plus approfondie (J. Planas et J.M. Vallès). Ces différents établissements et les syndicats agricoles ne tardent pas à s’unir pour mener diverses actions : achats de matériel, information, distilleries, particulièrement dans la région de Tarragone (R. Soler).

7 Le mouvement coopératif connaît une deuxième impulsion après les lois franquistes sur le sujet (1942), si bien que c’est en Catalogne que les coopératives sont les plus nombreuses en 2003, cette région étant aussi la seule d’Espagne où leur nombre a augmenté depuis 1980 (F.J. Medina-Albaladejo). Leur implantation a été la plus importante dans la province de Tarragone. Il s’agit d’un coopérativisme de petits et moyens propriétaires qui cherchent une certaine protection dans ces institutions aidées par l’État. Ces structures visent la modernisation des moyens de production, produisant du vin destiné à la vente en gros jusque vers les années 1970, lorsqu’elles commencent à se lancer dans la mise en bouteilles. Cependant, les progrès sont encore lents et même au début du XXIe siècle (2003), la vente en gros reste largement majoritaire. Par ailleurs, dans certaines zones (surtout le Penedès), les coopératives doivent faire face à de grandes entreprises privées qui y commercialisent 80 % du vin et 90 % du vin mousseux (cava). Ailleurs, comme dans le Priorato (province de Tarragone), une démarche vers la production de qualité est initiée vers 1990, après que la vigne a connu un long déclin depuis le début du siècle (M.A. Bové). C’est grâce à un petit nombre (une dizaine) de pionniers, dont certains se sont formés dans les plus grandes maisons du Bordelais, qu’a commencé l’aventure dans cette région où le vignoble avait pratiquement disparu (5000 hl produits en 1990). D’emblée, ils se placent sur le créneau de la qualité et les résultats sont probants : les ventes ont été multipliées par quatre en une vingtaine d’années et les exportations par vingt.

8 Ce bref compte rendu est loin d’avoir épuisé l’intérêt de cet ouvrage, notamment parce que j’ai négligé d’entrer dans les détails de la géographie des phénomènes étudiés, un point primordial dans une région aux terroirs aussi morcelés et différents.

Francis Brumont
Université Toulouse 2
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/01/2017
https://doi.org/10.3917/rhmc.634.0235
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Belin © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...