CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Cet ouvrage collectif est issu d’un colloque organisé en 2010. Il vise à interroger l’existence de ce que les auteurs de l’introduction nomment le « tronc commun » dans les processus de transformations foncières en Méditerranée au XIXe siècle. À travers des cas précis et très différents dans des pays de la rive nord (France et Bosnie), de la rive est (Syrie et Anatolie), et de la rive sud (Algérie et Égypte), l’analyse des dynamiques et des jeux d’acteurs privés et institutionnels conduit en effet à faire apparaître des éléments similaires dans les huit cas étudiés.

2 La première partie est dédiée à la genèse des nouvelles normes foncières à travers l’analyse de trois cas. L’Anatolie, tout d’abord, où la pression sur la terre crée une concurrence entre nomades et cultivateurs pour l’utilisation des ressources en terre et en eau, et fait des populations nomades et semi-nomades des acteurs majeurs des conflits fonciers. S’appuyant sur les archives des tribunaux ottomans (religieux et civils), l’auteur privilégie les querelles autour des terres de pâturages. Illustrée par des cas individuels, l’analyse tente de démontrer comment le règlement de ces contentieux a progressivement favorisé le droit formel au détriment du droit traditionnel, contribuant ainsi à l’émergence du droit de propriété privée.

3 L’auteur du chapitre consacré à l’Algérie, dans le contexte de la colonisation française, défend une thèse particulière au sujet de deux statuts fonciers, celui des terres melk correspondant à la propriété individuelle privée, et celui des terres arch correspondant à la propriété collective d’une tribu ou d’un groupe. Considérées comme des catégories traditionnelles précoloniales, elles ne seraient en fait qu’une construction résultant de la volonté d’appropriation des terres par les colons et de la projection des éléments du contexte français sur le cas de l’Algérie. Loin des schémas acquis, ce chapitre s’attache donc à « déconstruire les discours et les catégories du passé, à repenser l’archive comme produit du pouvoir ». L’image négative en France des biens communaux, jugés insuffisamment productifs, sert de référence, alors que les modes d’occupation du sol en Algérie ont été adaptés à des conditions naturelles et agronomiques totalement différentes. Ainsi « un dualisme importé » entre la propriété individuelle bien délimitée et la propriété collective, valorise la première au détriment de la seconde et « préfigure le processus d’établissement de la propriété individuelle du droit français » permettant aux colons d’accéder à la terre. L’étude analyse aussi les réactions et comportements des populations rurales face à cette réforme foncière qui perturbe fortement leurs modes de vie et d’usage du sol, sans parler de la dépossession dont elles sont victimes. Le projet foncier colonial se poursuit au gré des bouleversements politiques en France et, en défi nitive, « la propriété européenne des terres progresse de façon spectaculaire ».

4 La seconde contribution consacrée à l’Algérie analyse le rôle majeur de l’État dans le processus d’appropriation de l’espace, afin d’installer la population européenne. À partir du cas de la création d’une commune-centre de colonisation sont étudiés les conflits et les tractations autour du site et ses différents usages. Les cartes du service topographique permettent de retracer l’évolution des usages et des aménagements sur une longue période allant de 1846 (date du premier projet de création) à 1901 (année d’agrandissement de la commune). Ce projet, élaboré « d’en haut » et mis en place de manière autoritaire par les services de l’État, se trouve néanmoins infléchi sous la pression des groupes d’intérêts locaux, motivés par les opportunités de spéculation.

5 L’étude des contentieux fonciers forme la deuxième partie de l’ouvrage. Un premier chapitre est consacré à leurs manifestations en Bosnie-Herzégovine de 1878 à 1918, sous l’administration austro-hongroise qui considérait la question agraire comme la « source de tous les confl its sociaux ». Archives, documents juridiques et correspondances administratives font ressortir la portée sociale des contentieux. Le Code foncier est le résultat de la fusion entre la loi ottomane et des dispositions nouvelles introduites par les autorités austro-hongroises, comme celles qui concernent les opérations techniques et juridiques d’enregistrement des terres, ou les droits des métayers. De nombreux conflits éclatent à cause de la confusion résultant du maintien de la loi ottomane et des imprécisions induites par les différentes traductions de ses termes techniques.

6 Un second chapitre traite du système juridique chargé de régler les conflits fonciers dans la circonscription administrative de Homs en Syrie, sous l’empire ottoman. L’exploitation des registres de deux instances judiciaires locales, le tribunal religieux (shar’i) et le tribunal civil (nizami), permet d’appréhender tous les protagonistes « des processus d’appropriation des biens », processus accompagnés d’un changement de classification du foncier selon des « catégories juridiques modernes ou traditionnelles ». Une ambiguïté entoure le statut d’usufruit depuis la promulgation du Code des terres en 1858, où ce droit s’est rapproché de la propriété individuelle. L’absence de titre de propriété, alors que l’usufruitier peut aliéner ou transférer son droit d’exploitation – ce qui en fait un quasi propriétaire – est source permanente de conflits. L’élaboration de nouvelles règles et la modification du droit foncier, accompagnées nécessairement par une redéfinition des termes et des catégories, sont exploitées par les puissants locaux pour s’accaparer des terres et entériner, voire légaliser, ce détournement de statut.

7 Enfin, la dernière partie de l’ouvrage aborde le marché comme facteur des transformations foncières à travers trois cas, l’un en France et deux en Égypte.

8 Dans la région de Vernon en Normandie, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, l’échec des tentatives seigneuriales pour soustraire les biens communaux à l’usage collectif et les réintégrer à leurs domaines, puis l’abolition de la féodalité, ont abouti à la consolidation économique de la petite propriété paysanne. La suppression des droits féodaux sur les biens-fonds et de la dîme, notamment, a donné aux paysans la possibilité d’aliéner leurs biens et permis leur désendettement. Mais le marché a aussi contribué à cette évolution, car la circulation des biens fonciers s’était développée bien avant la modification du cadre institutionnel et juridique, même si celle-ci a accéléré le rythme et l’intensité des échanges.

9 Le chapitre suivant aborde la relation entre le développement de l’assurance et la transformation du foncier urbain de la ville d’Alexandrie durant la seconde moitié du XIXe siècle. Ce port, le plus actif d’Égypte, concentre les activités relatives au commerce international du coton et connaît une forte croissance économique et urbaine. Le développement de l’assurance incendie, au lendemain du sinistre qui ravage le centre-ville, et la mise en place d’un dispositif administratif autonome conduisant au projet de municipalité, viennent conforter la catégorie des propriétaires. Quand l’État lance le cadastrage afin de pouvoir recenser et fixer la valeur de la propriété bâtie en vue du paiement de l’impôt, les documents techniques produits par les compagnies d’assurance pour calculer les primes servent de base au recensement des parcelles et des propriétés. Les cartes et plans de ces firmes sont devenus des outils précieux pour l’investissement immobilier dans une ville en pleine expansion où « la propriété urbaine est passée de la catégorie du patrimoine à la catégorie du capital » et où s’installe une forte spéculation foncière et immobilière. L’accès à ces informations, limité à un groupe de riches propriétaires et de familles de notables, permet d’anticiper et de bénéficier d’une position avantageuse pour la maîtrise des biens-fonds de la ville.

10 Le dernier chapitre évoque un cas singulier en Égypte, celui de la Compagnie du canal de Suez et son projet de mise en valeur d’un grand domaine agricole. Dans un contexte international où l’investissement à l’étranger se développe sous forme d’emprunts ou d’entreprises concessionnaires, le foncier, particulièrement agricole, occupe une place à part. Les droits sur la terre agricole connaissent dans la deuxième moitié du XIXe siècle une longue évolution (décrite de manière détaillée dans le chapitre) vers la propriété privée, avec toutefois une différence de statut entre les Ottomans et les étrangers. Le projet de la Compagnie de Suez – obtenir une concession foncière – va connaître des hauts et des bas pendant presque trente ans. Il entraîne des batailles politico-juridiques et diplomatiques entre le gouvernement égyptien, l’autorité ottomane, la Grande-Bretagne et la France. La Compagnie n’a jamais réalisé son projet. Cependant, l’impact de ses tentatives est important : elles ont alerté sur les dangers d’accorder une concession aussi étendue à une compagnie étrangère et ont permis à l’Égypte d’éviter « sa transformation en économie de plantations, [et d’élaborer] un modèle original de capitalisme agraire majoritairement autochtone ».

11 Au-delà des dynamiques propres à chaque situation, trois points communs semblent nettement ressortir. La question des terres collectives, tout d’abord : à l’occasion des réformes, elles sont convoitées et sacrifiées à l’appétit de la propriété privée. Ensuite, le rôle prépondérant de l’État en tant qu’acteur majeur, par sa volonté et le projet politique qu’il représente, ainsi que par la capacité à mobiliser des ressources et des moyens financiers et techniques via son administration. Recenser, cartographier, cadastrer le foncier sur une grande échelle, autrement dit produire tous les outils techniques pour la maîtrise et l’appropriation du foncier, sont des actions que seules les administrations publiques sont en mesure de faire. Enfin, la fonction de la loi et du dispositif juridique : fixer les statuts et leurs définitions, élaborer des règles ou les interpréter, produire des catégories ou les modifier, accorder ou supprimer des droits, etc. Soumis aux enjeux de pouvoir et aux rapports de force entre les acteurs (institutionnels ou privés), les modes de production de la loi et ceux de son application influencent directement et fortement les transformations foncières.

Tahani Abdelhakim
Institut agronomique méditerranéen de Montpellier
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/01/2017
https://doi.org/10.3917/rhmc.634.0231
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