CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Cet ouvrage aurait pu se contenter d’être une synthèse ambitieuse et réussie des derniers travaux européens impulsés par le renouvellement des problématiques de l’histoire rurale, à la croisée de l’histoire sociale et de l’histoire politique des sciences. Mais il est bien plus que cela puisque Peter Jones introduit dans l’historiographie le concept de « Lumières agricoles ». L’influence des travaux de l’historien américain Joël Mokyr sur l’économie de la connaissance et l’« Enlightened Economy » est d’ailleurs revendiquée par l’auteur, spécialiste reconnu de l’histoire rurale de la France révolutionnaire.

2 Les Lumières agricoles désignent autant une période qu’un mouvement intellectuel et économique. Une période d’abord : celle qui s’étend de la fin de la guerre de Sept Ans, au moment où dans la plupart des États européens le développement agricole devient une cause patriotique, objet de politiques publiques – certaines allant jusqu’à promouvoir des réformes agraires comme en Prusse ou au Danemark, jusqu’aux années 1840, au cours desquelles l’agriculture du continent connaît une transformation rapide sous l’effet de l’introduction des engrais chimiques, d’une mécanisation perfectionnée et du dynamisme du marché.

3 Un mouvement intellectuel et culturel, avant d’être économique, ensuite : celui d’un changement agricole « proto-révolutionnaire » (p. 7) qui affecte l’Europe de l’Ouest, et plus particulièrement celle du Nord-Ouest. Si la thèse d’un lent cheminement des progrès agricoles tout au long du XVIIIe siècle n’est plus à démontrer, l’essai de P. Jones entend l’expliquer par l’épanouissement européen d’une économie de la connaissance. Effectivement, la seconde moitié du XVIIIe siècle et la première du XIXe font figure d’âge d’or pour la production, la circulation et la réception des savoirs, de moins en moins théoriques et de plus en plus pratiques, ainsi que des techniques agricoles. Dans un passionnant troisième chapitre, l’auteur s’intéresse aux « vecteurs et agents » de l’économie de la connaissance, pour mettre en évidence tant l’inflation de l’offre et de la demande d’ouvrages agronomiques depuis les années 1750, que le glissement toujours plus prononcé de leur contenu, de la théorie vers les savoirs pratiques. Cette évolution n’est pas sans conséquences pour les formes de cette littérature qui, de ce fait, se diversifie : aux traités s’ajoutent des périodiques, des almanachs et même des pamphlets. La transition qui mène de la tradition des Belles Lettres à la vulgarisation technique et scientifique révèle une mutation du lectorat, des élites aux paysans instruits. Cette évolution s’appuie notamment sur le plein essor de ce que l’auteur appelle, pour mieux en souligner la variété et le dynamisme, « les industries de la traduction scientifique » : du latin vers les langues vernaculaires, mais aussi entre celles-ci. Ainsi les ouvrages d’Arthur Young sont-ils traduits en français et en allemand, à peine un an après leur publication en anglais.

4 À cette transformation du champ de la littérature agronomique répondent d’autres médiations, tout aussi efficientes : institutionnelles d’abord, comme celles des sociétés d’agriculture qui, depuis les années 1760, essaiment dans toute l’Europe, ou encore celles du clergé luthérien en Alsace, Allemagne du Nord et Scandinavie ; individuelles ensuite, qui reposent toutes sur la multiplication des contacts interpersonnels, qu’il s’agisse de ceux produits par les voyageurs agronomiques (dont Arthur Young est la figure emblématique), ou de ceux résultant de l’émigration d’une main-d’œuvre agricole spécialisée, comprenant des fermiers, des bergers, des forgerons et des régisseurs, tous parfaitement au fait des dernières innovations techniques. Lorsqu’ils suscitent cette migration, les États, en particulier la Russie de Catherine II et la Prusse de Frédéric II, et les grands propriétaires terriens (dont les seigneurs, ce qui, au passage, tend à démontrer une fois encore que l’économie seigneuriale était loin d’être incompatible avec le capitalisme agraire) attendent en retour une importation et une diffusion rapides des nouvelles techniques culturales.

5 Pour autant, P. Jones refuse prudemment de confondre le progrès agricole avec l’essor et la production des idées agronomiques. En conséquence, il livre, dans les chapitres 4 et 5, une réflexion stimulante sur les conditions et les modalités de leur application pratique. De la diffusion des innovations à leur adoption, se déploient des processus complexes et protéiformes parmi lesquels se dégagent toutefois deux matrices essentielles : le marché et les institutions. Parmi ces dernières, comptons sur les politiques de l’émulation. Qu’elles soient conduites par des États, des sociétés d’agriculture, voire des particuliers (souvent de grands propriétaires), elles acquièrent leur visibilité dans l’organisation des concours, des comices à partir des années 1830-1840, ou dans la création entre 1780 et 1810 de fermes modèles dont celles d’Albrecht Daniel Thaer à Möglin, du baron von Voght à Klein-Flottbeck, toutes deux en Allemagne, et celle d’Emmanuel de Fallemberg à Hofwyl en Suisse, constituent les références admirées. Mais dans tous les cas, l’adoption des nouvelles techniques passe au niveau local par la médiation des paysans, qui les adaptent à leur environnement au cours d’un processus que l’auteur qualifie d’hybridation. Que l’expérimentation réussisse dans une exploitation et une chaîne de diffusion et d’appropriation s’enclenche « de porte à porte » entre fermes voisines.

6 Les Lumières agricoles ne sauraient se confondre avec la révolution agricole, hormis en Écosse et au Danemark (chapitre 6) où la seconde, effective dès les années 1830, résulte directement des premières, même si elles sont appliquées selon deux voies différenciées. Au Danemark, l’initiative, autoritaire, vient de la bureaucratie de l’État royal qui de 1780 à 1810, au moyen d’une réforme agraire importante (dont un remembrement), brise l’économie seigneuriale pour instituer une paysannerie-propriétaire indépendante. En 1807, 60 % des exploitations agricoles danoises sont tenues en propriété par la paysannerie. La réforme agraire s’accompagne d’un véritable effort étatique pour propager des innovations techniques britanniques et allemandes. Des ouvriers sidérurgistes de Grande-Bretagne sont ainsi incités à s’installer au Danemark afin de produire en grand nombre des charrues à soc métallique. En Écosse, en revanche, la révolution agricole se fait dans le cadre des grandes propriétés : les landlords auraient contraint nombre de leurs fermiers, notamment dans la rédaction des baux, à adopter les innovations préconisées par les Lumières agricoles écossaises.

7 Le crépuscule des Lumières agricoles pointe dès les années 1820 lorsque, sous l’influence des agronomes et des chimistes professionnels, l’agriculture se constitue en une science. Le modèle encyclopédique est répudié, tout comme le sont désormais les expérimentations conduites par des propriétaires-exploitants éclairés. Emblématiques de ce changement, les stations agronomiques se substituent aux fermes modèles. Enfin, beaucoup plus que les institutions, le marché s’impose comme principale force du changement agricole (chapitre 7).

8 Dans un dernier chapitre – le moins convaincant du livre – P. Jones semble sacrifier à la nécessité de penser l’environnement et la nature à l’aune des Lumières agricoles. Au nom de l’utilitarisme mais aussi pour des raisons esthétiques, les écrivains britanniques promeuvent une transformation géométrique des paysages ruraux au moyen du défrichement des landes, du partage des communaux et des remembrements de terres. Ce projet fut rarement mis à exécution, à l’exception toutefois de l’Angleterre, du Danemark et de la Suède. Mais la problématique des risques économiques et écologiques consécutifs à ces transformations reste en suspens.

9 En définitive, ce passionnant essai fait apparaître une réhabilitation du pouvoir des idées économiques et du rôle politique des États dans les transformations agricoles de l’Europe, ainsi qu’une véritable réflexion sur les logiques de diffusion et d’adoption des innovations, dans lesquelles institutions, individus et marché inter-agissent. Il montre notamment que la circulation de ces idées et techniques ne s’est pas accomplie selon un schéma unidirectionnel, de l’Angleterre vers le Continent : les réseaux sont multiples et sillonnent toute l’Europe, même si l’Europe du Nord-Ouest en a semble-t-il mieux profité. On pourra regretter que l’Europe méridionale et orientale n’ait pas bénéficié de la même qualité d’analyse : pourquoi n’a-t-elle pas connu les Lumières agricoles avec la même intensité ?

Laurent Brassart
IRHiS, Université de Lille-SHS
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/01/2017
https://doi.org/10.3917/rhmc.634.0223
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