CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La révolution chinoise a maltraité ses paysans, bien que Mao et son équipe fussent beaucoup mieux disposés à leur égard que les bolcheviks envers les moujiks. C’est le désolant paradoxe dont il faut rendre compte : une proximité beaucoup plus grande avec la paysannerie, qui pour finir fut sacrifiée elle aussi sur l’autel de la modernisation ou de l’utopie. La plupart des révolutionnaires chinois venaient de la campagne : ils étaient plus souvent fils de lettrés-propriétaires fonciers que de simples paysans mais le village leur était familier depuis l’enfance. Nullement enclins comme Marx à condamner la classe qui « représente la barbarie au sein de la civilisation » [1], ils estiment au contraire avoir beaucoup à apprendre des paysans « simples, honnêtes, non corrompus par la ville et la civilisation et qui travaillent si dur pour un gain si minime » [2].

2 Et ils n’oublient pas la contribution des paysans à la victoire de l’Armée rouge, fût-ce à titre de piétaille [3].

3 Leur proximité plus grande avec la paysannerie n’empêche pas les communistes chinois de copier les recettes de leurs aînés : « l’Union soviétique d’aujourd’hui, c’est notre avenir ». Les principes et méthodes qui ont ruiné la paysannerie et fait stagner l’agriculture soviétique au lendemain du Grand Tournant [4] sont donc à peu de choses près transposés et imposés à une paysannerie encore plus misérable. Du moins la réforme agraire, entreprise au lendemain de la victoire et même dès 1947 dans les bases communistes de Chine du Nord, illustre-t-elle à la fois la volonté des révolutionnaires chinois d’améliorer le sort des « masses paysannes » et un véritable contraste avec la révolution bolchevique : ce sont les communistes qui donnent la terre des riches aux paysans, alors que les paysans russes s’en étaient emparés eux-mêmes en 1917. De la collectivisation au Grand Bond en avant, réplique du Grand Tournant soviétique, les étapes suivantes ramènent la politique agraire des révolutionnaires chinois dans le rang : ils imitent leur modèle, lors même qu’ils prétendent s’en affranchir [5].

LE LEGS (DÉMOGRAPHIQUE, ÉCONOMIQUE ET SOCIAL) DU PASSÉ

4 L’exploitation dont la paysannerie était victime sous l’ancien régime a servi de levier aux communistes chinois pour conquérir le pouvoir [6]. Cette exploitation eût-elle été miraculeusement absente, la pauvreté n’en aurait pas moins été le lot de la grande majorité des paysans, en raison du poids de la démographie et du retard de l’économie. À la veille de la révolution, la Chine compte plus d’un demi-milliard d’habitants, presque tous regroupés dans la moitié orientale du pays, à l’est et au sud d’une diagonale reliant le nord de la Mandchourie à la frontière birmane (voir document 1). Elle n’a presque plus de terres neuves à coloniser, les marges occidentales et septentrionales – des marges grandes comme l’Europe, du Tibet au Xinjiang et à la Mongolie – n’étant guère que déserts et hautes montagnes. La plupart des fermes sont minuscules (moins de deux hectares en moyenne dans le nord du pays, à peine plus d’un hectare dans le centre et le sud) et une proportion notable de leurs occupants sont contraints de restreindre leur consommation de riz ou de blé au profit de céréales moins nobles (maïs, orge, millet, sorgho) et de patates douces.

5 L’agriculture est à la fois intensive et archaïque. La faim de terre contraint à extraire le maximum d’un lopin exigu. Presque tous les paysans sont des cultivateurs, non des éleveurs. Ils nourrissent à peu de frais porc (souvent un seul par exploitation) et volaille, mais le buffle est déjà un luxe, partagé entre plusieurs familles. Si la prairie est absente du paysage rural chinois (parce qu’un hectare d’herbages nourrit sept fois moins d’hommes que la même superficie de cultures vivrières), la rizière inondée est omniprésente, sauf dans le nord, trop sec. Elle tapisse non seulement les fonds plats, mais les versants eux-mêmes, convertis en terrasses au prix d’efforts inouïs. Partout où le climat l’autorise, les agriculteurs font deux, parfois trois récoltes annuelles. Quand il ne le permet pas, des cultures intercalaires diversifient et accroissent la production globale. Encore plus que la prairie, la jachère est un luxe. Il faut donc apporter sans relâche à la terre épuisée de l’engrais ou ce qui peut en tenir lieu, par exemple la boue recueillie dans les canaux ou le lit des rivières. Selon le dicton, « les latrines sont un trésor », dont on répand le produit à la cuiller au pied de chaque plante. Les maladies parasitaires contractées au cours de cet épandage, qui se pratique pieds nus, sont responsables du quart des décès de cultivateurs. Malgré ce jardinage minutieux, les rendements demeurent modestes, à peine supérieurs à ceux qu’obtient à la même époque l’agriculture extensive et mécanisée de la prairie américaine, où une famille de quatre ou cinq personnes exploite l’équivalent d’une bonne moitié du terroir d’un village chinois peuplé de quatre à cinq cents habitants. Engrais chimiques, pesticides, arrosage mécanique, semences sélectionnées aident le farmer américain, plus soucieux de productivité que de rendement, à tirer de chaque hectare presque autant que le jardinier chinois… et à produire chaque jour autant que lui en deux semaines.

DOCUMENT 1

Provinces et villes chinoises vers 1935

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Provinces et villes chinoises vers 1935

– 95 % (environ 1 milliard 275 millions) de Chinois se concentrent au sud-est du trait oblique, sur environ la moitié de la superficie du pays.
– Au nord du pointillé qui passe par Shanghaï, le climat semi-aride s’accompagne de fréquentes sécheresses ; au sud, plus arrosé, deux récoltes de riz par an sont possibles.
D’après L. Bianco, carte établie par Sébastien Angonnet, UMR ESO, Le Mans

6 En exposant sur la place publique les pauvres trésors des propriétaires fonciers (dizhu), la révolution agraire justifie sans le vouloir la fameuse boutade de Sun Yat-sen, selon lequel la société chinoise se divisait en deux classes : les très pauvres et les moins pauvres. Ces derniers n’en représentent pas moins une petite minorité de « rentiers du sol » : grâce à un loyer qui grève lourdement le budget de leurs fermiers, ils peuvent se dispenser de cultiver eux-mêmes la terre. À la veille de la révolution, la propriété des terres est très inégalement répartie en Chine mais aucune solution de continuité ne sépare les paysans pauvres (pin nong) des paysans riches (fu nong). Huit propriétaires sur neuf se partagent à peine plus de la moitié des terres arables et aucun d’entre eux ne possède plus de deux hectares (voir document 2).

DOCUMENT 2

Répartition de la propriété des terres agricoles en 1934-1935

Superficie des propriétés
1 mu = 1/15 d’hectare
% des familles % de la superficie
Moins de 10 mu 59,6 % 17,6 %
De 10 à 30 mu 29,4 % 33 %
De 0 à 30 mu (moins de 2 ha) 89 % 50, 6 %
De 30 à 70 mu 8,4 % 23,9 %
Plus de 70 mu 2,6 % 25,5 %
Plus de 30 mu (plus de 2 ha) 11 % 49,4 %
figure im2

Répartition de la propriété des terres agricoles en 1934-1935

J’ai arrondi les pourcentages. L’année 1934-1935 est une des dernières qui reflètent une situation à peu près normale, avant la guerre sino-japonaise (1937-1949) et la guerre civile (1946-1949).
Albert FEUERWERKER, « Economic Trends, 1912-1949 », in John K. FAIRBANK (éd.), The Cambridge History of China, vol. 12, Cambridge University Press, 1983, p. 78.

7 En première approximation, appelons paysans pauvres ceux (trois foyers sur cinq) qui possèdent moins de deux tiers d’hectares, paysans moyens (zhong nong) ceux (trois foyers sur dix) qui possèdent entre deux tiers d’hectare et deux hectares. Les trois quarts des « riches » ne sont pas très riches : ils détiennent entre 30 et 70 mu de terre, soit entre deux hectares et trois hectares deux tiers. Les plus riches (plus de trois hectares deux tiers) détiennent à eux seuls le quart des terres du pays, alors qu’ils ne représentent qu’une famille sur trente-huit, une poignée de foyers par village. Ces privilégiés sont soit des paysans riches, soit des propriétaires fonciers, qui font cultiver une partie de leurs terres par des ouvriers agricoles et louent le reste à des fermiers ou des métayers. À leur tour, les propriétaires fonciers sont loin d’être tous de grands propriétaires : beaucoup d’entre eux possèdent à peine plus d’un hectare !

8 Des gradations insensibles distinguent la propriété de 95 % de ruraux, soit l’ensemble des paysans pauvres et moyens et la majorité des riches : en un mot, tous ceux qui détiennent moins de trois hectares de terre. Même si dans une société aussi pauvre des écarts minimes font toute la différence entre nourrir sans souci une progéniture nombreuse et subir les affres de la soudure annuelle, la population villageoise est assez homogène. Quand les communistes s’ingénieront à distinguer dans cet ensemble agglutiné les riches des moyens et des pauvres, le flou des critères sera une source infinie de discussions et de corrections, jamais satisfaisantes et jamais définitives. Il faut recourir à d’autres paramètres, tenir par exemple pour riche quiconque emploie un ouvrier agricole l’été, la main-d’œuvre familiale ne suffisant pas à exploiter toutes les terres possédées ; moyen, qui survit tant bien que mal – plutôt mal que bien – en exploitant la propriété familiale ; pauvre, qui doit louer ses bras pendant une partie de l’été. Un autre critère est la distinction entre les propriétaires exploitants (plus de la moitié des villageois) et les fermiers qui cultivent les champs d’un propriétaire et ne conservent qu’un peu plus de la moitié de la récolte pour nourrir leur famille. Encore faut-il distinguer entre diannong (fermiers purs, peut-être un villageois sur cinq) qui ne possèdent aucune terre, et les ban diannong (fermiers partiels) qui cultivent à la fois le lopin familial et les terres louées aux propriétaires.

RÉFORME AGRAIRE

9 Lancée dès juin 1950 – un peu plus tard dans la Chine méridionale, le temps de la pacifier au lendemain d’une conquête plus tardive – la réforme agraire confisque la terre des riches et la redistribue aux pauvres : au total, 47 millions d’hectares, soit 43 % de la superficie cultivée du pays, sont redistribués à quelque trois cents millions de paysans pauvres et d’ouvriers agricoles. Pour une famille de cinq personnes, cela représente moins d’un hectare, ainsi qu’une jambe de buffle (on partage l’animal avec trois ou quatre autres familles) [7] et du matériel agricole, lui aussi pris aux riches. La réforme agraire a donc multiplié les micro-exploitations non viables : la révolution introduit une dose appréciable de justice sociale, la surcharge démographique persiste.

10 Pour un paysan sans terre ou détenteur d’un lopin familial trop exigu, être soudain gratifié d’une douzaine de mus (quatre cinquièmes d’hectare) représente une telle manne qu’il en vient à identifier révolution et partage des terres. La reconnaissance initiale envers les révolutionnaires s’accompagne néanmoins d’un choc, si grandes sont les violences qui transforment cette réforme en véritable révolution agraire. Les « exposés d’amertume » (suku), au cours desquels les paysans sont invités à remémorer leurs souffrances et récriminations, s’achèvent en général par l’humiliation du responsable supposé de mauvais traitements prodigués sous l’ancien régime, parfois par sa mort sous les coups redoublés. D’emblée violentes, les « réunions de combat » (douzhenghui) peuvent préluder à des règlements de comptes, jugements et exécutions publiques de propriétaires fonciers. Des quotas d’exécution de propriétaires fonciers par canton sont prescrits par la hiérarchie du parti aux « équipes de travail » envoyées sur place pour promouvoir la réforme agraire : elles les remplissent, même lorsque aucun propriétaire n’a été particulièrement exploiteur ou détesté. La domination de la société rurale par la classe des lettrés et propriétaires fonciers est renversée en un tournemain, presque sans résistance.

11 Censées convaincre des paysans soumis depuis longtemps qu’ils n’ont pas à redouter d’éventuelles représailles de la part d’une élite rurale trop brisée et décimée pour tenter de rétablir sa domination ancestrale, ces violences ne persuadent d’abord qu’une petite minorité des bénéficiaires. Au début, le parti n’a d’autre choix que de recruter ses activistes parmi les plus pauvres, marginaux et déclassés plus encore qu’ouvriers agricoles. Durant la première étape de la réforme agraire (en 1947 dans les bianqu, zones contrôlées par les communistes en Chine du Nord), il n’était pas rare que des fermiers remettent en cachette à leur propriétaire un complément de fermage équivalant à la différence entre le loyer antérieur de la terre et le montant réduit fixé par les communistes. Incertitude relative de la durée du pouvoir communiste et crainte de représailles exercées par les propriétaires, mais aussi simple désir d’éviter les affrontements et persistance du paternalisme, voire liens affectifs entre voisins ou membres d’un même clan expliquent cette réticence tenace à prendre position contre le « maître » [8]. Une fois qu’ils se sont exposés et ont, incités par des cadres communistes, attaqué en public leurs maîtres ou leurs oppresseurs, des timides et des déférents deviennent agressifs ou enragés. De longue date sans défense contre les avanies, les extorsions et les violences, les paysans sont peu préparés à traiter avec compassion les victimes naguère favorisées.

12 Initialement incitée par les communistes à dénoncer ses maîtres – à partir de 1949, ses anciens maîtres – la masse attentiste des paysans s’est donc peu à peu défoulée, exposant du même coup l’acuité des tensions sociales dissimulées derrière la façade « confucéenne » de bons sentiments (ganqing). Les communistes ont exploité et attisé ces tensions, ils ne les ont pas créées. Ils ont en revanche polarisé une société rurale qui ne l’était pas vraiment : en dépit de sentiments le plus souvent dissimulés de jalousie, voire de haine à l’égard du régisseur du domaine du propriétaire foncier plus que de ce dernier, la population villageoise se percevait comme solidaire à l’encontre de la ville plutôt que divisée en classes hostiles. On ne discernait guère que les extrêmes : au sommet, de très rares familles de propriétaires fonciers, parfois absentéistes, à peine plus de paysans assez riches pour que leurs champs excèdent le double de la moyenne des champs du village ; à l’autre extrémité, les prolétaires, valets de ferme ou journaliers, qui ne font pas souche, leur pauvreté les condamnant au célibat. Les prolétaires purs, qui ne peuvent même pas exploiter comme fermiers ou métayers le champ d’un propriétaire foncier, représentent peut-être un villageois sur vingt-cinq. C’est cet ensemble en son centre peu différencié (la masse des paysans pauvres et moyens) que le parti communiste découpe en classes antagonistes. On se bat pour être classé paysan pauvre et porter un brassard rouge, plutôt que le jaune des paysans moyens ou le rose des riches, le blanc étant réservé aux propriétaires fonciers. Les différences régionales compliquent la mise en œuvre d’une réforme agraire uniforme. Dans le Nord, presque tous les villageois exploitent leur propre champ, fût-il trop exigu pour nourrir la famille : la redistribution des terres confisquées aux riches y est particulièrement bienvenue. Dans le Sud (dès la vallée du Yangzijiang), de nombreux paysans cultivent la terre de propriétaires souvent absentéistes, mais la densité est si élevée qu’il y a trop peu de terres confisquées à redistribuer.

COLLECTIVISATION

13 La réforme agraire n’est qu’une étape transitoire. L’exiguïté des exploitations les rend à peine propres à l’autoconsommation familiale mais l’État entend comme en URSS financer l’industrialisation du pays en prélevant la « plus-value » du travail effectué par les agriculteurs majoritaires. Accumulation primitive oblige [9], l’économique prime sur le social. Dès novembre 1953, le « système unifié d’achat et de vente » contraint les paysans à vendre leur surplus de céréales à l’État, au prix très bas fixé par celui-ci. « Surplus » est un euphémisme : des quotas obligatoires de livraison de grains à l’État sont imposés à chaque village et chaque circonscription. Les paysans qui s’étaient félicités du champ octroyé par l’État lors de la réforme agraire ont le sentiment que la main gauche reprend ce que la main droite leur a donné.

14 La marche à la collectivisation est cependant plus prudente, plus progressive qu’en URSS. Elle s’effectue en trois étapes, dont la première, la constitution d’équipes d’entraide saisonnière, est censée ne pas dérouter des agriculteurs habitués à coopérer durant la haute saison agricole – à ceci près que la coopération est désormais imposée, alors qu’elle était volontaire et circonscrite aux parents, voisins, amis, membres d’un même clan, etc. Dès la fin de 1952, 40 % des cultivateurs sont regroupés au sein d’équipes de travail. L’année suivante, on inaugure la seconde étape, celle des « coopératives inférieures » ou coopératives « semi-socialistes » de production : les membres (de trente à cinquante familles) y sont rétribués en fonction d’une part de leur travail, d’autre part de leur contribution initiale en terres, bétail et outillage (à ce stade, on rémunère donc à la fois le capital fourni à la coopérative et le travail du coopérateur). La troisième et dernière étape est, sans surprise, celle des « coopératives supérieures » ou « pleinement socialistes » : elles ne tiennent plus aucun compte de l’apport initial et rétribuent leurs membres – désormais cent à deux cents familles – au prorata exclusif du travail fourni. Ils deviennent donc des salariés, rémunérés en « points de travail » convertis en portions de récolte en fin de saison, une fois la part de l’État prélevée. Chaque famille conserve néanmoins un lopin privé, qu’elle cultive à sa guise et dont elle consomme ou vend le produit. L’ensemble des lopins privés ne doit pas excéder 5 % des terres cultivées par la coopérative.

15 En raison de la pression démographique, ce lopin est beaucoup plus exigu que celui des kolkhoziens, mais à maints égards les choses se passent mieux – moins mal – qu’en URSS. Le Parti communiste chinois est plus présent dans les campagnes que son homologue soviétique et il a de surcroît formé une nouvelle couche d’activistes et de cadres d’origine rurale à l’occasion de la réforme agraire. Les paysans riches sont beaucoup moins maltraités que les koulaks : contrairement à ces derniers, même s’ils sont exclus de la gestion des coopératives, ils peuvent y adhérer. Surtout on ne les envoie pas, eux, mettre en valeur dans des conditions primitives les zones inhospitalières de la périphérie. Les coopératives sont créées en les faisant autant que possible coïncider avec les regroupements naturels, hameaux, villages ou clans, de manière à prendre appui sur les solidarités traditionnelles [10]. D’autres différences – de degré – sont des corollaires de la pauvreté du pays : les surplus agricoles sont plus chiches et, faute de tracteurs, la collectivisation y précède davantage encore la mécanisation.

16 Différence de degré : le terme convient aussi pour comparer les désordres et malheurs provoqués par la collectivisation chinoise à la catastrophe déclenchée par Staline un quart de siècle auparavant. Les méthodes employées pour inciter ou forcer les paysans à adhérer aux coopératives en voie de formation rappellent celles utilisées en URSS, en moins violent. Dans un village du Hebei, les cadres communistes placent deux tables dans la rue principale du village et disent aux paysans : « Il y a deux voies, socialisme et capitalisme, à vous de choisir la voie que vous voulez prendre, pour le socialisme signez à cette table ». Ou encore (dans un village voisin) : « Ceux qui n’adhèrent pas sont du côté des propriétaires fonciers, des paysans riches, des capitalistes, des Américains ». Lorsque le comité provincial (du parti) du Hebei tente de corriger cette tendance à passer en force, il se fait critiquer par nul autre que Mao [11].

17 C’est en effet Mao qui presse le rythme et impose sa volonté. Aucun dirigeant n’imagine que l’avenir de l’agriculture puisse ne pas passer, comme en URSS, par la collectivisation, mais la majorité (conduite par le numéro deux du Parti Liu Shaoqi) estime que la transition vers le socialisme prendra longtemps. Voilà qui s’accorde mal avec l’impatience de Mao, à peine moins ignorant en matière d’agriculture que d’économie en général. Au début de l’année 1955 Mao juge encore prudent, avec la majorité de ses lieutenants, de « consolider » les coopératives existantes, en d’autres termes de régler les problèmes en suspens avant d’aller plus loin. Il change d’avis en mai 1955 et réunit en juillet des responsables provinciaux afin de leur faire avaliser (et par là même d’imposer à ses collègues) l’accélération de la formation des coopératives agricoles. Si difficile qu’il soit de résister à la volonté du Numéro un, c’est ce que tente le responsable des affaires rurales au sein du Parti, Deng Zihui. Mao critique vertement ce « droitier », se moque dans un discours-programme des camarades qui traînent « clopin-clopant, comme une femme aux pieds bandés » et fait approuver ses téméraires objectifs par les autres dirigeants, qui se gardent d’objecter. Les avertissements – non pas certes des muets du sérail (Deng Zihui ne fait pas d’émules) mais des masses et de la nature – n’ont cependant pas manqué. Dès 1954, les paysans ont opposé une résistance pacifique et dissimulée aux prélèvements tenus pour « raisonnables », une contestation violente aux prélèvements excessifs [12]. En 1955, à en croire une enquête diligentée par Mao lui-même, des paysans du Henan en sont réduits à manger des feuilles. Cas isolé certes (des inondations ont frappé le Henan), mais difficultés et disette sévissent dans maintes régions.

18 Mao tranche : la pénurie étant due à la petitesse des exploitations privées, il faut accélérer la collectivisation. Il accuse les paysans riches de mauvaise volonté, refus et sabotage, crédite les paysans pauvres d’un enthousiasme débordant. Contraints d’adhérer à la coopérative de production, les paysans (riches, moyens… et une majorité de pauvres) abattent, estropient ou vendent leur bétail plutôt que de le lui livrer. Ils cachent leurs grains et recourent sur un mode mineur à la plupart des formes de résistance déjà expérimentées en 1930 en URSS : les « formes quotidiennes de résistance » définies par James Scott l’emportent nettement sur les révoltes caractérisées [13], la fuite en ville dans l’espoir d’y manger à sa faim sur le sabotage de la propriété « socialiste » et sur les assassinats de cadres communistes.

19 Ce qui se reproduit avec une efficacité terrifiante dans la seconde révolution, c’est la façon dont le régime fonctionne. La direction centrale fixe des objectifs trop élevés – en l’occurrence, en 1955-1956, d’adhésion aux coopératives – les provinces les dépassent, fût-ce sur le papier, le « Centre » se hâte alors de réviser à la hausse ses objectifs, que les provinces surpassent à nouveau. Résultat : alors que moins d’une famille paysanne sur sept était membre d’une coopérative à la veille de l’offensive collectivisatrice de Mao en juillet 1955, c’est le cas de plus de neuf sur dix d’entre elles dès mai 1956 (dont une majorité adhèrent à une « coopérative supérieure », pleinement socialiste). On leur a garanti qu’une fois devenus membres d’une coopérative, 90 % d’entre eux verraient leurs revenus augmenter. Ces promesses n’ont pas eu le temps d’être oubliées lorsqu’il devient évident (dès 1956) qu’elles ne peuvent être tenues. Les contrecoups d’une transformation aussi gigantesque effectuée à la hâte et sans le moindre effet bénéfique (c’est un euphémisme) sur la production agricole imposent une nouvelle phase de « consolidation », poursuivie et intensifiée en 1957. Les autorités tolèrent des retraits de coopérative et consentent une part accrue aux « stimulants matériels » : les lopins privés s’agrandissent, les activités secondaires (artisanat, élevage spécialisé) sont relancées, les marchés libres se multiplient, le prix des porcs et de l’engrais vendu par les paysans augmente. Les résultats ne se font pas attendre : les contrôles et l’autorité se relâchant dans les coopératives, les membres négligent le « fils adoptif » (le champ collectif) pour réserver tous leurs soins au « fils légitime » (le lopin privé). L’absentéisme se généralise sur les terres collectives, qui ne livrent à l’État qu’une collecte stagnante ou en baisse. Les grains manquent dans certaines régions, la disette entretient le marché noir. Dès l’été 1957, à l’heure où l’ouverture en direction d’une autre partie de la population (les intellectuels, invités à faire éclore les « Cent Fleurs » de la libre discussion) n’a pas non plus donné les résultats espérés, les concessions ont fait long feu. Désormais, on (c’est-à-dire Mao) s’embarrasse de moins de précautions : durant l’été et l’automne de 1957, une campagne « d’éducation socialiste » rurale sanctionne les récalcitrants et tente de renforcer les coopératives menacées. Ce n’est qu’un début : réplique du Grand Tournant de 1929, le tournant radical de l’automne de 1957 est fondé sur le postulat que les mesures rendues nécessaires par le retard chinois suscitent trop de mécontentement pour s’accommoder d’une quelconque modération.

COMMUNISATION : COMMUNES POPULAIRES ET GRAND BOND EN AVANT

20 Ce n’est pas ainsi que Mao présente les choses ni les imagine : il rêve de paysans endimanchés marchant d’un pas allègre et bannières au vent vers les champs collectifs pour y construire le socialisme. Ou plutôt le communisme, symbolisé par le passage de la collectivisation déjà accomplie à la communisation ou mise en commun de tous les biens dans les communes populaires, créées en août 1958 : jusqu’aux ustensiles de cuisine, dont les foyers n’ont plus l’usage puisque la cantine populaire sert des repas gratuits à tout le monde. On les fond aussitôt dans une multitude de petits hauts-fourneaux ruraux, censés doubler la production d’acier en un an. Les lopins privés sont de même supprimés, puisque la commune prend en charge gratuitement toutes les dépenses auxquelles peuvent être confrontés ses 20 à 25000 membres. Leurs maisons non plus, ils n’en ont pas besoin, c’est du moins le raisonnement de certains responsables qui regroupent hommes, femmes et enfants dans des dortoirs séparés. Les hommes n’y restent pas longtemps : on les envoie construire loin de chez eux des ponts, des routes et des barrages, et creuser une multitude de canaux d’irrigation. « Libérées » de la cuisine, les femmes n’en travaillent que plus dur à moissonner et engranger seules la récolte de 1958 et à alimenter de ferraille les petits hauts-fourneaux ruraux qui produisent un acier dont les neuf dixièmes seront jetés au rebut. Elles ne suffisent pas à compenser le déficit de main-d’œuvre agricole (le nombre d’ouvriers dans les usines urbaines passe en un an de neuf à vingt-cinq millions), si bien que la bonne récolte de l’automne 1958 pourrit sur pied.

21 Pure utopie, la stratégie du Grand Bond ? Elle s’inspirait de certaines considérations pragmatiques, à commencer par le souci de mieux utiliser une main-d’œuvre rurale surabondante et sous-employée durant la morte saison. C’est le sens des « deux jambes » sur lesquelles doit désormais avancer l’économie chinoise : un secteur traditionnel utilisant ce dont la Chine est riche (la main-d’œuvre), un secteur moderne et urbain auxquels sont réservés les rares investissements en capitaux que le pays peut se permettre. L’insatisfaction à l’égard de la stratégie stalinienne d’industrialisation jusqu’alors poursuivie est elle aussi justifiée. Les conditions démographiques et économiques auxquelles la Chine doit faire face (à commencer par l’obligation de nourrir près de dix fois plus de bouches par hectare cultivé que l’URSS) l’ont contrainte au cours du premier plan quinquennal (1953-1957) à accroître la superficie des emblavures lorsque la récolte en céréales a été déficitaire l’année précédente. Les cultures industrielles pâtissent de cet accroissement, si bien que les filatures de coton ferment une partie de l’année : les performances d’une industrie tenue pour prioritaire dépendent de celles d’une agriculture négligée. Un certain nombre de recettes expérimentées à l’époque du Grand Bond (la décentralisation, le développement des industries rurales, le recours aux techniques intermédiaires) s’étaient, dans un contexte politique différent, avérées fructueuses au Japon, à Taiwan et en Corée du Sud. En Chine, elles amélioreront le sort de la génération suivante, une fois que ledit contexte politique aura changé, en d’autres termes que le principal obstacle à leur efficacité aura, pour reprendre une formule qu’il affectionne, rejoint Marx.

22 C’est de même à cause du contexte politique (« la politique au poste de commandement », selon le mot d’ordre du même Numéro un) qu’une mesure aussi nécessaire que la décentralisation aggrave les déséquilibres : elle incite les cadres locaux et régionaux à faire preuve de surenchère. Pour la même raison, nul ne remet en question les objectifs irréalistes décrétés d’en haut, lesquels sont outrageusement dépassés dans des rapports de plus en plus mensongers ; on déclenche une guerre à la nature sans écouter les mises en garde des experts, voire des paysans contraints d’effectuer des « semis serrés » (huit à dix fois plus de pousses de riz à l’hectare en 1959 qu’en 1958) et de labourer le sol jusqu’à trois, quatre, voire cinq mètres de profondeur [14]. Grâce à ces innovations, à la mobilisation des armées du « front agricole » et à la ferveur des masses, les rendements vont tellement augmenter que l’on pourra bientôt réduire d’un quart les surfaces cultivées en riz ou en blé, et partager le terroir en trois, un tiers pour les céréales, un tiers en jachère, un tiers planté d’arbres : « La Chine sera alors un immense jardin » [15]. Mao prévoit pour 1965 une production qui sera presque le quadruple de la bonne récolte de 1958 : 750 millions de tonnes de céréales, « soit une tonne par habitant », ce « qui permettra aux paysans de se reposer un an ».

23 Moyennant quoi, avec des emblavures réduites, la récolte de 1959 est déficitaire et les suivantes catastrophiques. Les réquisitions de céréales ne baissent pas au même rythme, car les autorités se laissent abuser par les chiffres de production officiels. Alors même qu’elles soupçonnent le mensonge, elles n’imaginent pas qu’il ait pu être si colossal. Ces prélèvements de céréales sont la première cause de la famine qui frappe surtout les paysans et tue quelque vingt à quarante millions d’entre eux entre 1959 et 1962 [16]. C’est cependant à nouveau une raison d’ordre politique qui aggrave la famine et la rend si meurtrière en 1960-1961 : blessé par les critiques envers la stratégie du Grand Bond, exprimées dans une lettre personnelle par le ministre de la Défense Peng Dehuai lors d’une réunion de dirigeants tenue au cours de l’été 1959, Mao déchaîne contre lui une campagne qui tourne à la chasse aux « opportunistes de droite » et autres « petits Peng Dehuai ». Conscients qu’il est moins dangereux d’errer à gauche qu’à droite, les cadres communistes locaux et régionaux relancent le Grand Bond, dont Mao avait lui-même quelques mois auparavant entrepris de corriger les excès. Déclenchée à l’automne 1959, cette seconde phase du Grand Bond est peut-être responsable des deux tiers des morts de faim [17].

24 Imposée par la crise, la retraite est tardive mais hardie. Trop éloignées de leurs membres pour pouvoir régler leurs soucis quotidiens, les communes populaires deviennent moins grandes : on multiplie leur nombre par trois. Plus important : l’unité de compte passe de la commune à la brigade (qui correspond à peu près au village naturel), puis en 1961 à l’équipe de travail, plus proche du hameau ou du quartier. Les cultivateurs y perçoivent mieux le rapport entre leur travail et les bénéfices qu’ils en retirent. D’une façon générale, conformément aux souhaits de Chen Yun, le dirigeant que le lancement du Grand Bond avait laissé le plus sceptique, on réhabilite les « stimulants matériels » de la production, au détriment des exhortations idéologiques et de la coercition pure et simple, qui ont régenté jusqu’alors le quotidien des « soldats du front agricole ». On renvoie à la campagne vingt millions de citadins de fraîche date, ce qui allège d’autant les réquisitions de céréales sans trop pénaliser l’industrie, qui tournait déjà au ralenti. On importe en trois ans quelque seize millions de tonnes de céréales qui permettent de diminuer plus largement encore les prélèvements de l’État [18]. L’innovation – la retraite – la plus audacieuse est introduite dans l’Anhui, l’une des provinces qui ont payé le plus lourd tribut à la famine. Les autorités locales donnent leur sanction au « contrat de production familiale » ou « système de responsabilité familiale », qui équivaut à une décollectivisation de fait : l’équipe de travail alloue l’exploitation d’un champ à chacun de ses membres. Celui-ci doit remettre l’essentiel de sa production à l’équipe, mais, une fois ce quota fourni, dispose du reste à sa guise pour la consommation familiale et la vente sur un marché libre, à nouveau tolérée. Très populaire auprès des cultivateurs, qui profitent de la réintroduction du marché pour élever poulets, canards, moutons et porcs, le « système de responsabilité » est banni par Mao en 1962, dès que la famine paraît en voie d’être jugulée. Il y voit un encouragement aux aspirations capitalistes des producteurs les plus aisés. L’expérimentation sera reprise, puis élargie peu après sa mort sous des appellations diverses.

25 Dans l’immédiat, à défaut de refonte des structures agraires, les lieutenants de Mao se contentent de privilégier les catégories d’industrie qui concourent aux progrès de l’agriculture : la chimie productrice de pesticides, insecticides et engrais se développe à un rythme très rapide à partir de 1961. À la veille de la Révolution culturelle, la Chine produit six à sept fois plus d’engrais chimiques (et quatre fois plus de tracteurs) que lors du lancement du Grand Bond. Parallèlement la mécanisation de l’irrigation progresse, de même que le recours aux semences sélectionnées. La « révolution verte » s’amorce en Chine [19], mais une fois l’agriculture sortie de la crise (c’est chose faite en 1965, où la production de céréales retrouve son niveau de 1957), les disponibilités alimentaires par tête demeurent inférieures à ce qu’elles étaient à la veille du Grand Bond. Ces progrès ont été contrariés ou freinés par des campagnes idéologiques d’inspiration maoïste, qui annoncent la Révolution culturelle : le mouvement d’éducation socialiste prône un renforcement de la collectivisation agraire ; érigée en modèle, la brigade de Dazhai (dans la province du Shanxi) renonce au lopin privé et répartit les points de travail en fonction non du travail accompli mais de l’activisme politique déployé ou affiché par ses membres.

26 Lorsqu’ils gagnent la campagne (en 1967-1968), les désordres de la Révolution culturelle contrecarrent ces progrès sans les interrompre de façon décisive. Les paysans ne peuvent en bénéficier chaque fois que les radicaux promus par Mao durant la Révolution culturelle réussissent à imposer leurs vues. Pour ces derniers, la voie est tracée d’avance, lumineuse : il faut progresser sans cesse vers un stade plus élevé de socialisme. Et donc se débarrasser de séquelles du capitalisme aussi résistantes à leur croisade que les marchés libres et les lopins privés des paysans. Ces derniers feignent d’obéir, cachent le couple de canards destinés à la vente – profit illicite, qui trahit une incurable mentalité capitaliste – parfois avec la complicité des cadres locaux experts à dresser une scène théâtrale non pas conforme à la fantasmagorie rêvée par les radicaux (c’est impossible), mais qui ne la démente pas de façon trop voyante. La mise en scène ne suffit pas toujours, les brigades chargées de démasquer et détruire les hideuses queues du capitalisme sèment la désolation et la terreur, les stimulants moraux (seuls admissibles) de la productivité masquent mal la contrainte. À défaut de faire progresser la production, ils encouragent l’hypocrisie. Si les paysans ont donc échappé à l’utopie décrétée par les directives radicales (ils n’y auraient pas survécu), ils ont suffisamment pâti d’une politique prédatrice (qui se prétend pro-paysanne) pour végéter, et l’agriculture avec eux [20].

DÉCOLLECTIVISATION

27 En 1977, un an après la mort de Mao, le niveau de vie moyen des paysans – devenus certes beaucoup plus nombreux entre-temps – est inférieur à son niveau de 1933, sous l’ancien régime. Sept ans plus tard, en 1984, il a triplé. Raison de ce miracle, après des décennies de quasi-stagnation ? Des mesures aussi simples que la hausse des prix agricoles (de 49 % pour les céréales entre 1978 et 1982 et du même ordre de grandeur pour les autres produits) jusqu’alors maintenus d’autorité à un très bas niveau et l’autorisation enfin accordée aux paysans de pratiquer les cultures de leur choix (adaptées au sol, au climat et à un marché moins régulé) ont suffi à libérer l’énergie des travailleurs de la terre. Certains exploitants peuvent désormais se spécialiser dans l’arboriculture, l’élevage, la pêche ou la pisciculture, etc., et écouler leurs produits sur le marché : jusqu’alors, équipes de travail et brigades étaient tenues de cultiver d’abord et avant tout des céréales, livrées à très bas prix à l’État.

28 Ces réformes accompagnent une décollectivisation partielle et progressive, qui s’inspire des initiatives prises vingt ans auparavant dans l’espoir de juguler la famine. Aux trois étapes de la collectivisation évoquées précédemment répondent trois stades de décollectivisation, qui s’échelonnent de l’extrême fin des années 1970 à la première moitié des années 1980. La terre reste propriété collective du village, mais les autorités signent avec les producteurs des contrats de moins en moins restrictifs. En premier lieu, les « contrats de production avec des groupes » (baochan daozu) stipulent un quota de production soumis à la redistribution collective, le surplus restant propriété du groupe. Beaucoup plus restreint que l’équipe de travail, échelon inférieur de la collectivisation, ce groupe ne comporte guère que quatre à cinq familles, le plus souvent amies ou apparentées. Des contrats de production avec des groupes on passe très vite aux « contrats de production par famille » (baochan daozu), qui reconnaissent à la famille signataire la libre disposition du surplus de production au-delà du quota livré à la collectivité. Enfin, le « contrat intégral » (da baogan) ou « contrat d’exploitation avec une famille » (baogan daohu) autorise ladite famille à gérer à sa guise la parcelle de propriété collective dont on lui concède l’exploitation. Elle demeure tenue de livrer à l’État son quota obligatoire de céréales au prix « administratif » – très bas – fixé par celui-ci, mais cette obligation est abolie dès 1985 [21]. À cette date les communes populaires ont elles-mêmes été supprimées : la collectivisation a vécu. La stagnation aussi : en 1984, la Chine produit 407 millions de tonnes de céréales, plus du double du record établi du vivant de Mao.

29 Durant les trois dernières décennies (1985-2014), les politiques agraires, désormais plus stables, deviennent moins préoccupantes que l’économie agricole dans son ensemble. La décollectivisation est suivie – toujours par étapes – d’une libéralisation du commerce des produits agricoles : dès 1985 pour les fruits, les légumes et les produits de l’élevage, en 2004 pour les céréales. À cette date, la Chine a depuis plus de deux ans adhéré à l’Organisation mondiale du commerce, si bien que l’ouverture des frontières a complété la libéralisation intérieure. Les bas prix des produits agricoles qui en résultent pèsent sur une agriculture au demeurant intensive, forte utilisatrice d’engrais chimiques et qui obtient des rendements élevés. Les doubles, parfois triples récoltes annuelles dans le sud de la Chine portent à 150 millions d’hectares de récoltes les 100 millions d’hectares cultivés mais c’est encore trop peu pour les 200 millions d’exploitations familiales. L’antique malédiction (ren duo tian shao, « les hommes sont trop nombreux, la terre manque ») persiste : trop d’agriculteurs pour trop peu de terre, une terre que villes et industries disputent à l’agriculture, tout en accaparant et polluant ses eaux (le déficit hydraulique de la Chine du Nord est un symbole de l’ampleur des difficultés environnementales auxquelles risque d’être confronté le pays le plus peuplé du monde au fur et à mesure qu’il poursuivra sa modernisation). En l’espace d’une génération, de très nombreux agriculteurs ont trouvé un emploi dans l’industrie et les services : l’excédent de main-d’œuvre agricole est rogné d’année en année. La population urbaine, qui représentait 20 % de la population totale au lendemain de la mort de Mao, a récemment dépassé la population rurale mais il faudra encore plusieurs décennies avant de résorber le trop-plein. L’agriculture continue d’employer près de 40 % de la population active, alors qu’elle contribue pour moins de 15 % au produit national brut. Aux villageois eux-mêmes elle ne procure même plus la moitié de leurs revenus, qui dépendent désormais davantage des salaires des paysans-ouvriers travaillant dans des entreprises locales ou régionales, voire des mandats envoyés de la ville par les mingong, ces quelque deux à trois cent millions de migrants méprisés par les citadins privilégiés. L’écart – l’abîme – entre revenus ruraux et urbains qui s’était réduit entre 1978 et 1985, à l’heure où les paysans étaient les premiers acteurs et bénéficiaires du boom économique, se creuse à nouveau depuis lors : trois paysans gagnent moins qu’un citadin, qui dispose en outre d’une couverture sociale moins chiche et de services (scolaires, sanitaires, etc.) moins chers et meilleurs.

30 L’accroissement des inégalités entre ville et campagne, comme entre habitants d’un même village et entre méridiens (frange côtière orientale beaucoup plus prospère que l’intérieur agricole, lui-même moins sous-développé que l’Ouest, largement peuplé de minorités nationales), ne doit pas occulter la croissance beaucoup plus rapide du niveau de vie de neuf Chinois sur dix, pauvres compris, ruraux compris. Aussitôt que la révolution s’est reniée sans le reconnaître, de crainte de saper sa légitimité et le monopole du pouvoir du parti communiste, l’agriculture a enregistré d’importants progrès, mais ils ont assez vite trouvé leurs limites car le mal vient de plus loin. On souligne volontiers que les agriculteurs chinois nourrissent le cinquième de l’humanité en n’exploitant que 7 % des terres cultivées de la planète. C’est en gros exact, mais il convient d’ajouter qu’ils représentent à eux seuls près de 30 % des agriculteurs mondiaux et fournissent à peine plus du dixième de la production agricole globale. Hauts rendements, faible productivité horaire : l’agriculture chinoise n’en sort pas, depuis des générations. L’exode rural se poursuivra longtemps encore.

31 L’évolution récente incite à joindre thèmes agraires et agricoles. Depuis 2008, la superficie des terres cultivables louées à d’autres paysans a triplé. En mars 2013, 877000 exploitations de 13 hectares en moyenne (de grandes exploitations à l’échelle chinoise, où la moyenne des fermes ne dépasse pas un demi-hectare) occupent déjà 13 % des terres arables. Théoriquement fermiers, puisque la terre demeure propriété collective, ces grands exploitants n’en auraient pas moins représenté aux yeux de Mao l’embryon d’une classe paysanne aisée, voire exploiteuse, qui accapare les champs naguère cultivés par leurs voisins partis travailler en ville. Il aurait donc vraisemblablement freiné une évolution que ses épigones encouragent. En 2013, le premier ministre Li Keqiang a visité dans la province du Jiangsu une ferme familiale de 450 hectares, beaucoup plus étendue que les terres des plus riches propriétaires fonciers dépossédés (et parfois tués) en 1950. En écho à son discours soulignant qu’il est impossible d’accroître la production sur des exploitations d’un demi-hectare et qu’il est donc urgent de les concentrer (un autre responsable a même donné en modèle les fermes familiales américaines), les banques nationalisées accordent désormais plus volontiers des prêts aux cultivateurs qui louent les parcelles d’autrui pour agrandir leur exploitation. Le pouvoir qui réprimait en 1950 les paysans riches (une des « quatre catégories » noires aux côtés des propriétaires fonciers, des capitalistes et des contre-révolutionnaires) favorise aujourd’hui l’émergence d’une classe de grands exploitants privés – et ceci à des fins économiques : une agriculture plus productive [22].

32 Revenons au paradoxe initial : beaucoup plus proche des paysans que son modèle russe, le communisme chinois les a presque aussi mal traités. Au printemps 1959, Mao déclare comprendre les paysans qui dissimulent leurs céréales aux réquisitions de ses agents : « ils ne font que défendre leurs intérêts de classe, je suis de leur côté ». Près de dix ans plus tard, il envoie les étudiants qu’il a lui-même incités à la rébellion se faire « rééduquer » auprès des paysans pauvres. Ces sentiments et les souvenirs de la fraternité d’armes aux dépens de l’envahisseur japonais d’abord, de l’ancien régime chinois ensuite, ne prévalent pas contre une commune inspiration « marxiste-léniniste », autrement dit collectiviste. Certes, la réforme agraire initiale distribue les terres des riches aux pauvres et multiplie les petites exploitations privées – au même titre que le « décret sur la terre » de 1917, par lequel Lénine sanctionne le « partage noir » des paysans. Il n’a pas pour autant la moindre intention de perpétuer la prolifération des propriétés parcellaires qui en résulte. Ses émules chinois non plus, qui imposent dès l’automne 1953 la vente obligatoire à l’État, au très bas prix fixé par celui-ci, d’un quota élevé de céréales. À cette date, la collectivisation, pudiquement baptisée coopérativisation, est en marche.

33 Malgré la prétention maoïste d’ouvrir une voie révolutionnaire nouvelle, incarnée par le Grand Bond en avant, les politiques agraires successives s’inspirent étroitement du schéma théorique qu’avait déjà appliqué Staline : collectivisation intégrale des terres arables, censée bénéficier aux paysans, mais surtout plus commode pour collecter le produit du travail des agriculteurs. Ces derniers sont exploités afin de financer à toute allure l’industrialisation d’un pays « arriéré » (c’est le terme employé par Lénine) : le but est de rattraper et dépasser les pays capitalistes et impérialistes. Le calcul économique prédomine de façon plus crue chez Staline, qui entend prélever un « tribut » sur les paysans ; il est loin d’être absent chez Mao, lui aussi attentif à affecter la « plus-value » du travail des agriculteurs au financement d’une « accumulation primitive » aussi brutale que celle imputée par Marx aux premiers capitalistes. Inconséquent, Mao veut le beurre et l’argent du beurre : une paysannerie prospère et une industrialisation effrénée. Ses lieutenants, qu’il punira pour cette raison durant la Révolution culturelle, tentent de modérer le rythme et les excès de la collectivisation, mais leurs efforts conjugués ne peuvent prévaloir contre la volonté et les rêves du Numéro un : autre héritage, plus précisément léniniste, qui rattache la révolution chinoise au modèle soviétique.

Notes

  • [1]
    Karl MARX, Les luttes de classes en France, 1948-1850 [1850], Paris, Éditions sociales, 1948, p. 72.
  • [2]
    D’après Xiaorong HAN, Chinese Discourses on the Peasant, 1900-1949, Albany, State University of New York Press, 2005, p. 19-27.
  • [3]
    Lucien BIANCO, « Peasant movements », in John K. FAIRBANK, Albert FEUERWERKER (éd.), The Cambrige History of China, vol. 13, Republican China, 1912-1949, Part 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 305-328 ; ID., Jacqueries et révolution dans la Chine du XXe siècle, Paris, La Martinière, 2005, p. 453-454.
  • [4]
    Baptisé parfois « la seconde révolution », le Grand Tournant de l’automne 1929 marque le début de la collectivisation agraire et de l’industrialisation.
  • [5]
    Sur l’influence soviétique en Chine et les canaux par lesquels elle s’est diffusée : l’excellent Thomas P. BERNSTEIN, Hua-Yu LI (éd.), China Learns from the Soviet Union, 1949-present, Lanham, Lexington Books, 2010.
  • [6]
    Cette partie condense le début du chapitre IX (« La société rurale ») de M.-C. BERGÈRE, L. BIANCO, J. DOMES (éd.), La Chine au XXe siècle, vol. 1, D’une révolution à l’autre (1895-1949), Paris, Fayard, 1989, p. 263-271.
  • [7]
    Soit on se partage les services de l’animal à tour de rôle, soit on le tue et on répartit la viande entre les familles.
  • [8]
    Yung-fa CHEN, Making Revolution : The Communist Movement in Eastern and Central China, 1937- 1945, Berkeley, University of California Press, 1986, p. 156. Voir également les chapitres XVII à XIX de L. BIANCO, Jacqueries…, op. cit., p. 427-493, où je m’efforce d’analyser et documenter de façon plus précise les relations entre paysans et communistes pendant et au lendemain de la révolution.
  • [9]
    En référence à l’accumulation primitive (ou initiale) réalisée selon Marx par la bourgeoisie anglaise au détriment des paysans, des ouvriers et des colonies, le théoricien de gauche Préobrajenski avait préconisé en 1925 la mise en œuvre d’une « accumulation primitive socialiste » qui, en l’absence de colonies, ne pouvait provenir que du secteur privé, pour l’essentiel paysan. Staline la réalisera sans le reconnaître (Préobrajenski était trotskiste en 1925), les Chinois imiteront Staline : Stephen F. COHEN, Bukharin and the Bolshevik Revolution. A Political Biography, 1888-1938 [1973], Oxford, Oxford University Press, 1980, chapitre VI ; Alec NOVE, An Economic History of the USSR, 1917-1991, Londres, Penguin, 1992, chapitre V.
  • [10]
    M.-C. BERGÈRE, La Chine de 1949 à nos jours [1987], Paris, Colin, 2000, p. 50.
  • [11]
    Jisheng YANG, 墓碑 : 中國六十年代大饑荒紀實, Hong Kong, Cosmos Book, 2008, vol. 2, p. 634 (traduction française : Stèles, La grande famine en Chine, 1958-1961, Paris, Seuil, 2012, p. 70) ; Sur les méthodes, comparables en plus brutal, utilisées lors de la constitution des premiers kolkhozes : L. BIANCO, La récidive, révolution russe, révolution chinoise, Paris, Gallimard, 2014, p. 134-135.
  • [12]
    Huaiyin LI, « The fi rst encounter. Peasant resistance to state control of grain in East China in the mid-1950s », The China Quarterly, 185, 2006, p. 145-162. Sur la courageuse résistance de Deng Zihui : Frederick C. TEIWES, Warren SUN (éd.), The Politics of Agricultural Cooperativization in China. Mao, Deng Zihui, and the « High Tide » of 1955, Armonk, Sharpe, 1993 ; Xiaohong XIAO-PLANES, « Un contestataire de la politique agricole de Mao Zedong : Deng Zihui en 1953-1962 », Études chinoises, 34-2, 2015, p. 121-161.
  • [13]
    James C. SCOTT, Weapons of the Weak. Everyday Forms of Peasant Resistance, New Haven, Yale University Press, 1985. Une comparaison entre la résistance paysanne en Union soviétique et en Chine populaire est esquissée dans L. BIANCO, La récidive…, op. cit., p. 178-180.
  • [14]
    Jasper BECKER, La grande famine de Mao [Hungry Ghosts, China’s secret Famine, Londres, John Murray, 1996], Paris, Dagorno, 1998, p. 114 ; J. Yang, 墓碑…, op. cit., p. 268.
  • [15]
    Alain ROUX, Le singe et le tigre : Mao, un destin chinois, Paris, Larousse, 2009, p. 636.
  • [16]
    Nous ignorons le nombre même approximatif de morts de faim, les estimations avancées dans d’assez nombreuses études varient de 15 à 46 millions de décès. Au terme d’un recensement critique de diverses études, officielles ou non, chinoises ou étrangères, Jisheng Yang l’évalue à 36 millions (J. YANG, 墓碑…, op. cit., p. 516).
  • [17]
    Une étude récente, qui évalue le nombre total de victimes à environ 34,5 millions, les répartit de la manière suivante: 920 000 morts de faim en 1958, 4,8 millions en 1959, 17 millions en 1960, 8,5 millions en 1961, 3,35 millions en 1962 : Che LI, « 大饥荒年代非正常死亡的另一种计算 » [Une nouvelle estimation du nombre de morts anormales à l’époque de la grande famine], Yanhuang chunqiu, 2012-7, p. 46-52. Selon cette étude, plus des deux tiers des décès seraient donc survenus en 1960 et 1961, près de la moitié durant la seule année 1960.
  • [18]
    Felix WEMHEUER, Famine Politics in Maoist China and the Soviet Union, New Haven, Yale University Press, 2014, p. 144-146.
  • [19]
    Claude AUBERT, « Économie et société rurales », in M.-C. BERGÈRE, L. BIANCO, J. DOMES (éd.), La Chine au XXe siècle, vol. 2, De 1949 à aujourd’hui, Paris, Fayard, 1990, p. 149-180, p. 165. Après le Mexique et l’Inde voisine, la Chine s’est tournée avant la fin de l’ère maoïste vers certaines méthodes généralement associées à la révolution verte, inspirée des progrès scientifiques et techniques : mise au point de variétés (de céréales surtout) à rendement élevé, recours intensif à l’irrigation, à la mécanisation, aux engrais artificiels et plus généralement aux produits de l’industrie chimique. En vogue dans maints pays en développement durant la seconde moitié du XXe siècle, la révolution verte en a fait accéder plus d’un à l’autosuffisance alimentaire. Elle a prévenu des famines, accéléré l’explosion démographique et pollué l’environnement.
  • [20]
    Sur tout ce paragraphe, le meilleur guide demeure David ZWEIG, Agrarian Radicalism in China, 1968-1981, Cambridge, Harvard University Press, 1989.
  • [21]
    C. AUBERT, « Décollectivisation », in Thierry SANJUAN (éd.), Dictionnaire de la Chine contemporaine, Paris, Colin, 2006, p. 63 ; ID., « Agriculture », ibidem, p. 4-6 pour le paragraphe suivant.
  • [22]
    The Economist, 3 mai 2014, p. 51-52.
Français

La Révolution chinoise a maltraité ses paysans, bien qu’elle fût plus proche d’eux et mieux disposée à leur égard que les bolcheviks. La réforme agraire illustre le contraste avec la révolution bolchevique : les communistes donnent la terre des riches aux paysans, alors que les paysans russes s’en étaient emparés eux-mêmes en 1917. Cette réforme agraire n’en est pas moins une véritable révolution agraire, qui polarise une société rurale qui se percevait comme solidaire face à la ville plutôt que divisée en classes hostiles.
En multipliant les micro-exploitations non viables, la réforme agraire hâte le passage aux étapes suivantes. De la collectivisation au Grand Bond en avant, celles-ci ramènent la politique agraire des révolutionnaires chinois dans le rang : ils imitent leur modèle, lors même qu’ils prétendent s’en affranchir. La marche à la collectivisation est cependant plus progressive qu’en URSS.
De la collectivisation à la communisation ou mise en commun des biens dans les communes populaires, telle apparaît l’ambition du Grand Bond de 1958. Tout n’est pas utopique dans la stratégie du Grand Bond, qui s’inspire de considérations pragmatiques, à commencer par le souci de mieux utiliser une main-d’œuvre rurale surabondante. La nature du régime est largement responsable des désordres et désastres de son application, qui a provoqué une des famines les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité. Afin de la juguler, des autorités locales et régionales introduisent des innovations qui seront systématisées après la mort de Mao. Au début des années 1980, la décollectivisation liquide l’héritage socialiste et les paysans deviennent des fermiers exploitant à leur guise la parcelle de propriété collective du village qui leur a été allouée.

Mots-clés

  • Chine
  • communisme
  • réforme agraire
  • collectivisation
  • paysans
  • Mao Zedong (Mao Tse-tung)
Lucien Bianco
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/01/2017
https://doi.org/10.3917/rhmc.634.0138
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