CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 À l’heure de l’épuisement prévisible des réserves pétrolières et des turbulences politiques internationales, la question des transitions énergétiques constitue sans doute l’un des enjeux majeurs du monde contemporain. Dans ce bref ouvrage, Bruce Podobnik – sociologue spécialisé dans les questions environnementales – propose un détour par l’histoire pour mieux comprendre les défis contemporains. En proposant une vaste synthèse sur les transitions énergétiques dans le monde depuis les débuts de l’âge industriel, il entend offrir des clés pour affronter les défis du XXIe siècle.

2 Le sujet pourrait paraître largement connu, tant la question de l’énergie n’a cessé d’être discutée par les historiens de l’économie, des sciences et des techniques. Pour le XIXe siècle, après avoir longtemps focalisé le regard sur la modernité du charbon et de ses usages, nombre de travaux récents ont insisté sur la longue persistance des sources d’énergie considérées comme traditionnelles, comme l’énergie hydraulique ou l’énergie animale, qui ont fait l’objet de récentes réévaluations (cf. la thèse encore inédite de Serge Benoit, « La modernité de la tradition : les énergies renouvelables classiques : l’eau et le bois dans la voie française de l’industrialisation, c.1750-c.1880 », université d’Évry, 2006). La perspective de l’auteur est autre, et opère une série de déplacements instructifs.

3 Le premier concerne l’échelle d’analyse. L’auteur entend en effet examiner – dans la filiation du « système-monde» d’Immanuel Wallerstein – les phénomènes de transition énergétique à un niveau global en interrogeant les interactions entre espaces et aires socioculturelles. Le concept de transition énergétique globale est au cœur de son analyse, il propose de suivre les conditions de possibilité de systèmes énergétiques dominés successivement par le bois, le charbon et le pétrole. Ce qu’il appelle le système énergétique global (The global energy system) désigne l’ensemble des systèmes énergétiques locaux fondés eux-mêmes sur l’interaction entre un réseau de production, de transport et de communication. Par transition énergétique (Energy shift) il désigne le processus par lequel une nouvelle ressource énergétique primaire est exploitée de façon massive pour répondre aux besoins croissants de la consommation humaine.

4 Pour autant, l’approche proposée ne consiste pas en un pur et simple retour à l’étude internaliste des systèmes techniques énergétiques. Il s’agit au contraire de réinscrire les transitions énergétiques dans l’épaisseur des rapports de forces socio-économiques qui les façonnent. Dans un premier chapitre méthodologique, l’auteur suggère de distinguer trois types de dynamiques qui encadrent les transitions énergétiques : la géopolitiques et les rivalités entre États ; la concurrence économiques entre entreprises de plus en plus mondialisées ; et l’intensité des conflits sociaux. Contre tout déterminisme naturel ou environnemental, l’auteur propose donc d’expliquer les transitions énergétiques globales à partir d’une attention aux mobilisations sociales et au jeu politique : c’est sans doute la principale originalité du livre.

5 L’argumentation se déploie en sept chapitres chronologiques, allant de la montée en puissance du charbon en Europe au cours du XIXe siècle jusqu’aux défis contemporains posés par l’émergence sur la scène mondiale de géants économiques comme la Chine et l’Inde. Vers 1800, note l’auteur, seuls 10 % de l’énergie commercialisée consommée dans le monde proviennent du charbon. Même si le bois, le vent et l’eau subsistent par la suite, le charbon s’impose progressivement comme le fondement d’un nouveau système énergétique global dominé par la Grande-Bretagne et façonné par les dynamiques géopolitiques et la compétition économique. Mais comment expliquer que, dans le dernier quart du XIXe siècle, alors même que le charbon semble triompher, il commence à être concurrencé par d’autres ressources comme le pétrole ? La dépression économique des années 1873-1896 marque la fin du cycle d’expansion du système charbonnier. Pour l’auteur, la transition globale en faveur du pétrole s’explique largement par la montée des conflits sociaux et le développement des organisations syndicales et des grèves dans les régions minières. Le chapitre 4 examine l’ère des crises mondiales (1913-1946) et leur impact sur les mutations du système énergétique global. Le pétrole bénéficie de la guerre pour étendre son emprise. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les mines deviennent par ailleurs des foyers de gigantesques conflits sociaux en Europe, mais aussi dans les pays du Sud comme en Inde ou en Malaisie traversée par des grèves de grande ampleur dans les années 1946-1948. À l’inverse, il semble que le secteur pétrolier reste à l’abri de ce type de luttes sociales. Après 1945, le système énergétique global est de plus en plus dominé par le pétrole (la production pétrolière mondiale augmente de plus de 700 % entre 1946 et 1973), même si le charbon demeure important et si d’autres macro-systèmes énergétiques comme le gaz naturel et le nucléaire se développent. L’hégémonie du pétrole est portée par l’expansion des États-Unis et la dynamique sociale, culturelle et géopolitique qui l’accompagne. Mais ce système énergétique global dominé par le pétrole entre à son tour en crise dans le dernier quart du XXe siècle. Les grands accidents industriels et les pollutions générées par les énergies classiques, ainsi que la montée d’une revendication de justice environnementale contribuent à redessiner les rapports de forces. Dans ce contexte, quel sera le futur système énergétique global, comment imaginer un système énergétique plus équitable et durable susceptible de répondre aux enjeux contemporains ?

6 Cette synthèse dense réussit le pari ambitieux de rassembler une littérature vaste et dispersée, elle parvient à mettre en relation des traditions historiographiques qui s’ignorent, à connecter des espaces généralement étudiés de façon séparée. Par ailleurs, l’ouvrage est rédigé de façon claire et pédagogique, il repose sur une très large documentation et s’appuie sur de nombreux graphiques et tableaux très suggestifs. Il constitue donc une synthèse de premier ordre mettant à disposition de nombreuses données aussi bien sur la situation de l’Europe, des États-Unis, que de l’Afrique et de l’Asie. Même si on peut sans doute regretter le caractère impressionniste de certaines analyses et la faible place réservée aux énergies renouvelables comme l’eau et le soleil, il s’agit indéniablement d’un ouvrage essentiel, à l’heure de la montée des doutes et des incertitudes. Il offre aussi des pistes pour se départir des tentations déterministes en montrant à quel point l’agir humain et les mobilisations collectives ont façonné les trajectoires passées, laissant espérer que des mobilisations futures permettent de conjurer l’effondrement annoncé.

François Jarrige
Université de Bourgogne
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/09/2010
https://doi.org/10.3917/rhmc.573.0179
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Belin © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...