CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’ouvrage s’inscrit dans la continuité du chantier ouvert il y a une décennie, par toute une série de travaux à la fois complémentaires et contradictoires sur les élections et leur impact dans la France révolutionnaire. Afin de mieux se démarquer de certaines conclusions de Patrice Gueniffey qui minimisaient la portée et la légitimité des élections pendant la Révolution, sur le fondement d’une analyse souvent menée à l’échelle nationale, Jeff Horn prend le parti de restreindre son objet d’étude à l’échelle d’un département champenois, celui de l’Aube, choisi pour son calme politique apparent de 1789 à 1848. Déplacer l’analyse du niveau national au niveau local, et plus encore refuser de prendre les résultats électoraux « au pied de la lettre » pour au contraire les placer dans leur contexte local, telle est la méthode revendiquée par l’auteur pour saisir leur véritable signification.

2 Selon J. Horn, les élections, de la fin de l’Ancien Régime jusqu’à la Monarchie de Juillet, ont constitué à la fois une puissante matrice de politisation de la société française et une source de légitimation de l’action et de la représentation politique. Ainsi l’auteur revalorise-t-il la dynamique politique enclenchée par l’enjeu électoral au cours des deux dernières décennies de l’Ancien Régime. À Troyes, l’application en 1765 de la réforme L’Averdy, qui réinstaure le principe électif, provoque une « révolution municipale » : magistrats, clergé et noblesse s’unissent pour renverser momentanément le pouvoir détenu par l’oligarchie marchande depuis le début du siècle. En milieu rural, cette réforme et plus encore celles de Loménie de Brienne en 1787 contribuent aussi à ébranler le pouvoir des seigneurs sur les communautés. Enfin, au moment de contrecarrer avec succès l’application des réformes Lamoignon en 1788, c’est au processus électoral que l’on doit la formation d’un front du refus allant des élites au petit peuple au nom de la défense des libertés locales. Bien avant la Révolution, les élections ont donc acquis la valeur d’un nouveau processus de légitimation du pouvoir local, et les élites s’efforcent par conséquent de s’y adapter constamment, instaurant du même coup une forme inédite d’interaction politique avec la population.

3 Pour autant, le moment révolutionnaire n’est pas déprécié. Au contraire, Jeff Horn s’applique à montrer que les élections de la période révolutionnaireont été « un formidable moyen d’apprentissage de la démocratie et ont donné au citoyen moyen l’outil politique lui permettant de choisir ceux dont les actions avaient des conséquences directes sur sa vie quotidienne ». Ainsi, contre l’argument d’une manipulation des élections par les Jacobins à leur profit, l’auteur avance celui d’une inexorable ascension politique des notables aubois, amplement facilitée et légitimée par le processus électoral. À l’encontre de la thèse d’une absence de culture politique des ruraux français dont le résultat des urnes, longtemps défavorable aux Républicains, serait le révélateur jusqu’aux années 1880, l’auteur soutient que les électeurs aubois ont toujours manifesté un choix conscient. En effet, les premières élections organisées en 1790 ont porté à la tête des municipalités et des pouvoirs intermédiaires de l’Aube des élites largement issues des rangs des propriétaires terriens. Et tous les autres scrutins organisés jusqu’en 1848 ont confirmé la continuité tocquevillienne de cette domination, en dépit des modifications des procédures électorales et d’un interventionnisme du pouvoir central particulièrement fort en l’an II et sous Napoléon Bonaparte. Pourtant, pour des raisons très différentes l’une de l’autre, ces deux immixtions d’un représentant du pouvoir central dans les affaires locales, au mépris des procédures électorales, ont consolidé l’assise politique de la notabilité socio-professionnelle de l’Aube. La nomination en l’an II d’un personnel recruté parmi les catégories sociales traditionnellement peu représentées au sein des instances du pouvoir local a durablement convaincu les Aubois de l’incapacité de tout administrateur qui ne serait pas issu de la sanior pars de la population. Quant aux manipulations électorales et aux nominations effectuées par le préfet d’Empire, leur mérite est d’avoir abouti d’une part à une recentralisation réussie de l’État, d’autre part à la refondation de ce groupe des élites que la Terreur avait traumatisé et éloigné de la vie politique et que la Révolution avait idéologiquement divisé.

4 Que les urnes consacrent le pouvoir politique de l’élite sociale auboise ne saurait signifier pour autant que les élections aient échoué à politiser la société au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Jeff Horn insiste tout particulièrement sur les campagnes électorales, la mise en activité des réseaux et l’affirmation de clivages territoriaux, notamment celui des villes et des campagnes sur le modèle de Paul Bois. Si prospère à Troyes une élite économique innovante de manufacturiers et négociants, les campagnes auboises demeurent, quant à elles, le fief des rentiers de la terre ; si au chef-lieu, la municipalité est acquise aux Jacobins, les représentants des campagnes n’ont, eux, pas d’autre programme que celui de circonscrire l’influence de la ville de Troyes au sein du département. Les élections ont aussi posé indirectement les conditions d’une politisation innovante des populations. Ainsi, en réaction à leurs échecs répétés pour s’emparer du pouvoir départemental par la voie électorale, les Jacobins troyens mettent au point toute une tactique politicienne que l’auteur qualifie de « politics out of the doors » – concept maladroitement traduit dans l’ouvrage par « politique hors les murs ». Il s’agissait pour eux de contourner la voie officielle et réglementaire des urnes pour s’imposer dans l’espace politique au moyen de l’intimidation et de l’investissement de contre-pouvoirs comme les sociétés politiques et la garde nationale. Néanmoins, le résultat fut toujours contraire aux visées : cette « politics out of the doors » aboutit le plus souvent à une relance de la mobilisation des ruraux effrayés par les menées des Jacobins troyens à chaque scrutin. Même ceux, plus démocratiques, de l’année 1792 ont consacré la victoire des propriétaires fonciers ruraux.

5 À la question « Qui parle pour la Nation dans l’Aube ? », il est donc aisé de répondre : les notables. Mais les véritables innovations historiographiques de ce constat somme toute banal tiennent à la chronologie établie de cette domination et à la structure de cette catégorie sociale dominante. Car Jeff Horn a montré clairement que dans l’Aube, la France des notables commence bien avant les moments habituellement retenus de 1815, voire de 1800. Dès le début de la Révolution, les hommes qui dirigeront le département jusqu’en 1848 (et pour certains au-delà) ont accédé au moyen des élections aux principaux rouages du pouvoir local – en ce sens, la Révolution n’aurait donc eu qu’un impact réduit sur la structure sociale de la politique française. L’autre apport de cette étude est de briser la représentation du notable post-révolutionnaire comme celle d’un bourgeois conquérant. Car, le notable continuellement au pouvoir dans l’Aube de 1790 à 1848 n’est ni urbain (en l’occurrence troyen), ni un représentant des secteurs économiques les plus innovants de la manufacture et du négoce. Il reste majoritairement issu des élites traditionnelles, nobles ou roturières, de la propriété foncière et de la magistrature. Fort de ce constat, un brin provocateur, l’auteur va jusqu’à affirmer qu’on ne peut donc plus évoquer la naissance « d’une nouvelle classe politique » pendant la Révolution française.

6 On pourra reprocher à cet ouvrage, de lecture exigeante, d’être parfois répétitif et d’anticiper dès l’introduction sur la conclusion. On regrettera que la complexité du système des pouvoirs locaux, notamment en milieu rural, ne soit pas davantage interrogée : la politisation révolutionnaire se résume-t-elle seulement à un conflit ville/campagne qui recouvrirait l’opposition univoque radicaux/modérés ? Néanmoins, constamment innervé par les débats historiographiques récents, soucieux de croiser les diverses approches de l’histoire sociale avec celle du politique, animé du projet d’articuler les échelles locale et nationale, de comparer ses résultats à ceux des autres départements, servi par la volonté de dépasser l’approche statistique des scrutins, l’ouvrage s’impose comme l’un des plus accomplis dans le récent renouveau des études sur les élections révolutionnaires et impériales.

Laurent Brassart
IRHIS, Université Lille 3
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Mis en ligne sur Cairn.info le 18/05/2010
https://doi.org/10.3917/rhmc.571.0245
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