CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le travail est menace, patente ou sournoise, pour le corps de l’ouvrier :c’est ce que décrivent et analysent, dans un discours mêlé de rationalité scientifique et d’étonnement, les hygiénistes industriels de la seconde moitié du XIXe siècle [1]. Le travail est violence, quotidienne ou accidentelle, physique ou morale, que dénoncent à la fin du siècle les observateurs engagés auprès du mouvement syndical [2]. Pourtant, les hygiénistes qui racontent et objectivent ces souffrances disent dans le même temps les formes d’ignorance et de mépris dans lesquelles elles sont tenues, tant par les patrons que par les ouvriers eux-mêmes. Ils s’étonnent et s’agacent de la surdité de la majeure partie des intéressés envers les recommandations de précaution simples déduites de leurs travaux médicotechniques; et parlent alors volontiers d’ignorance, de « routine », d’« inertie ». L’histoire du déploiement de l’hygiène industrielle à partir des années 1860 peut ainsi se lire comme le récit d’un malentendu persistant sur la perception des risques liés à l’exercice d’un métier. Décalage entre la connaissance scientifique sur le risque professionnel progressivement construite par les hygiénistes, et les niveaux d’instruction et de conscience sanitaire de la population laborieuse. Décalage entre les discours d’alerte des uns et le ressenti quotidien des autres. Décalage entre la logique de prévention des hygiénistes et celles, économique, professionnelle, technique, qui commandent les comportements ouvriers et patronaux. Décalage enfin dans la chronologie des prises de conscience et des apprentissages, plus ou moins rapides selon les professions et les types d’industrie. L’analyse de ces perceptions différenciées est ainsi une manière de rendre raison des lenteurs et difficultés du travail de persuasion des scientifiques. L’histoire des sensibilités au mal comme celle de l’acculturation hygiéniste ne sont pas linéaires; les comportements face au risque restent divers. L’histoire des savoirs – médical, chimique, technique –, l’histoire des institutions et des lois, permettent toutefois de poser des jalons et d’indiquer un rythme.

2Les travaux de Bernard-Pierre Lecuyer, entre autres, ont montré comment a été formulée la question des liens entre conditions de travail et dégradation de la santé sous la Monarchie de Juillet, quand se constitue un milieu savant autour des enjeux de l’hygiénisme, avec notamment la création en 1829 des Annales d’hygiène publique et de médecine légale (première série) [3]. L’ouvrage de référence demeure alors le traité de Bernadino Ramazzini, paru en 1700 à Modène, traduit en français par Fourcroy en 1777, et à nouveau par Pâtissier en 1822 [4] :son analyse des maladies des artisans a posé les bases de la notion de maladie professionnelle, contestée ensuite par ceux qui mettent en cause les conditions de vie des familles ouvrières dans leur ensemble, et non pas seulement les conditions de travail.

3La publication par Maxime Vernois, alors membre du Conseil d’hygiène publique et de salubrité du département de la Seine, du premier traité explicitement consacré à l’hygiène industrielle, et non plus seulement à l’hygiène administrative des établissements dangereux, insalubres ou incommodes, en 1860, marque le début de la période étudiée ici [5]. Cette parution est symptomatique d’un renouveau alors revendiqué des études consacrées aux maladies liées au travail [6]. D’autres événements convergents, révélateurs d’un changement, peuvent être cités :la conscience que les auteurs eux-mêmes ont, durant ces années 1860, de l’engouement dont bénéficie l’étude des maladies des artisans et des ouvriers; la publication en 1866 par Charles de Freycinet de son rapport sur l’assainissement industriel [7]; la création, pour l’Exposition universelle de 1867, d’un nouvel ordre de récompenses « en faveur des personnes, établissements ou localités qui, par une organisation ou des institutions spéciales, ont développé la bonne harmonie entre tous ceux qui coopèrent aux mêmes travaux et ont assuré aux ouvriers le bien-être matériel, moral et intellectuel »; ou encore la création la même année à Mulhouse de l’Association des industriels de Mulhouse pour prévenir les accidents de machines. S’ouvre ainsi avec la décennie 1860 un demi-siècle d’observation intensive et de démonstration des risques professionnels, conjuguées à un certain activisme de la communauté hygiéniste pour faire reconnaître l’importance et la légitimité de l’hygiène industrielle.

4Ce temps fort d’accroissement et d’approfondissement des connaissances est aussi un temps d’interpellation des pouvoirs publics sur ces risques nouvellement révélés ou de nouveau démontrés, qui se traduit, tardivement, en textes législatifs et réglementaires. La loi du 12 juin 1893 sur l’hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels, première du genre, et son décret d’application du 10 mars 1894, imposent enfin, avec des précisions qui devront être encore affinées par des règlements d’administration publique, les règles d’hygiène et de sécurité à mettre en œuvre dans les « manufactures, fabriques, usines, chantiers, ateliers de tous genres et leurs dépendances ». Cela faisait alors près de dix ans que des hygiénistes comme Henri Napias ou Jules Roche travaillaient à un projet de loi concernant enfin l’ensemble des établissements industriels.

5La promulgation de ces textes ouvre ainsi une ère nouvelle, dans la perspective adoptée ici. Les jeux se brouillent et les comportements face au risque se modifient sensiblement [8]. La multiplication des regards portés sur l’ouvrier a en effet peu à peu modifié la perception et la connaissance que ce dernier avait des risques du métier; il en a aussi parfois changé le sens. D’aucuns, tels les puissants ouvriers verriers, oublieront l’orgueil lié à la difficulté physique du métier pour faire de la dénonciation des risques et de la préservation de leur santé le thème majeur et fédérateur de leur combat syndical. Les patrons à leur tour, selon des rythmes qui leur sont propres, entre temps de la démonstration scientifique et temps de la législation, ont dû, pour certains du moins, modifier leur appréhension et leur prise en compte des risques encourus par leurs ouvriers.

LA CONSTRUCTION D’UN SAVOIR SCIENTIFIQUE SUR LE RISQUE : L’ŒUVRE DES HYGIÉNISTES INDUSTRIELS

6Sur ces déclinaisons de la perception – connaissance, conscience, gestion – des risques professionnels en fonction des acteurs, une source s’impose par la richesse de ses descriptions et de ses notations marginales :les observations des nombreux médecins amenés, au hasard de leur pratique, à s’interroger sur la nature et la causalité des maladies des ouvriers. Nombre de ces écrits sont publiés ou cités dans les deux grandes revues d’hygiène que sont les Annales d’hygiène publique et de médecine légale et, à partir de 1879, la Revue d’hygiène et de police sanitaire[9].

Risques identifiés, risques redoutés : l’avancée des connaissances

7Les médecins, ingénieurs et autres chimistes qui, à partir des années 1860, se font les hérauts d’une re-fondation de l’étude des maladies des artisans, empruntant tout à la fois à Ramazzini et à Villermé, et appuyée sur une observation scientifique et objective des lieux et des pratiques de travail, affichent d’emblée l’ambition, jamais totalement abandonnée par la suite, d’un inventaire exhaustif des influences professionnelles sur la santé. En 1900, au Congrès international d’hygiène de Paris, Félix Brémond en appelle encore à la constitution d’un « dictionnaire général d’hygiène industrielle » qui serait la réunion des monographies rédigées par les inspecteurs du travail et les médecins d’usine.

8L’œuvre accomplie en un demi-siècle, mesurée au nombre des observations publiées, est respectable. Des pathologies professionnelles sont révélées au fur et à mesure des développements de l’industrialisation; des effets connus de longue date sont démontrés et explicités grâce aux avancées de la chimie et de la bactériologie; des études de type épidémiologique sont tentées.

9Ainsi les risques professionnels, devenus objets d’études et d’investigations scientifiques, sont-ils peu à peu portés à la connaissance de publics de plus en plus larges – les revues d’hygiène, des congrès de plus en plus nombreux et spécialisés, les expositions universelles, des conférences, bientôt un musée dédié au Conservatoire national des arts et métiers [10], exposent et expliquent les dangers liés au travail et en appellent à leur prévention.

10Le travail des hygiénistes industriels durant les décennies 1860-1890 obéit à deux grandes logiques, qui déterminent au final le contenu, la robustesse et la visibilité des savoirs acquis. La première est une logique d’accumulation de monographies hygiéniques sur les professions, dans le but lointain de réaliser un dictionnaire complet de l’influence des professions sur la santé et des maladies qui leur sont attachées. Dans cette perspective, le travail se fait tous azimuts, au hasard des observations, et aboutit au minimum à des repérages, des suspicions. La seconde consiste à examiner systématiquement les effets prédisposant d’une activité sur la déclaration d’une maladie donnée – typiquement la phtisie pulmonaire ou tuberculose; il s’agit en d’autres termes d’établir la répartition d’une maladie particulière dans l’ensemble des activités professionnelles. De nombreuses études de toxicologie industrielle s’inscrivent dans cette logique. On observe par exemple, pour le plomb et ses composés, à côté des études sur les grandes activités à risque que sont les fabriques de céruse et la peinture en bâtiment, une sorte de quête et d’examen systématique des professions et des gestes particuliers susceptibles de soumettre les ouvriers qui s’y adonnent au risque d’intoxication saturnine [11]. L’aboutissement de tels travaux, également réalisé mais à une moindre échelle pour l’arsenic, est l’établissement de listes ou tableaux des professions usant de tel ou tel toxique industriel. L’archétype en est le tableau général des intoxications saturnines professionnelles présenté par Alexandre Layet en 1880 au congrès de Turin. On le retrouve cité, avec ses 111professions répertoriées, dans l’étude générale consacrée aux poisons industriels publiée par l’Office du Travail en 1901 [12]. L’ouvrage reprend également le tableau synoptique établi par Layet pour l’intoxication arsenicale [13]. Il s’agit dans l’un et l’autre cas d’un inventaire des activités rendues insalubres par la manipulation d’un composé plombique ou arsenical. À côté de la profession (verrier/serrurier/chapelier), le tableau indique l’opération précise mise en cause (broyage et pulvérisation des débris de cristaux, emploi d’un sel de plomb pour favoriser la fusion du verre/pose d’objets de serrurerie dans les appartements peints, grattage et rabotage des bois/secreteurs, éjarreurs des peaux, arçonnage des poils), le mode de « véhiculation » et de pénétration du poison (inhalation de poussières et vapeurs toxiques/inhalation de poussières toxiques/poussières et vapeurs toxiques), la nature exacte de la substance toxique (minium et oxychlorite de plomb/oxyde et chromate de plomb/arséniures et acide arsénieux).

11Le plomb et ses composés, puis le phosphore et le mercure, et dans une plus faible mesure l’arsenic, le cuivre, le benzine (et ses dérivés nitrobenzine et aniline), le tabac enfin, concentrent l’attention des hygiénistes industriels.

12C’est par cette approche toxicologique que les experts sont le plus souvent amenés à s’intéresser aux activités proprement manufacturières, réunissant un nombre important d’ouvriers en un même lieu. Les études sur l’influence de la nicotine chez les ouvriers et ouvrières des manufactures de tabac, le phosphorisme des allumettiers, les fabriques de céruse en sont les principaux exemples. La grande industrie – industrie textile et industrie minière principalement, mais aussi industrie verrière – est autrement appréhendée sous l’angle des conditions particulières de travail qu’elle implique. On s’y intéresse pour les risques de contagion engendrés par l’agglomération et la promiscuité (tuberculose, syphilis des verriers, ankylostomasie des mineurs), ou pour les conditions atmosphériques anormales (chaleur, humidité) qu’elles supposent. Il s’agit donc d’une part de travaux sur l’hygiène générale et l’assainissement des ateliers selon les grands principes de ventilation et d’aération, d’autre part d’études de maladies infectieuses non spécifiques au travail industriel mais dont l’éclosion et la dissémination sont favorisées par lui. On pourrait ajouter aux pathologies déjà citées le charbon qui touche toutes les professions travaillant les matières animales – criniers, mégissiers, tanneurs, etc.

13Se multiplient en effet à la fin du siècle, à la faveur de l’identification des agents pathogènes, les recherches sur quelques maladies infectieuses fréquentes chez certaines populations ouvrières, telles la tuberculose [14], la syphilis [15] ou l’infection charbonneuse [16]. Enfin, l’identification dans les années 1880 de l’ankylostome, parasite infestant les mineurs [17], permet aux hygiénistes de comprendre une forme d’anémie propre à ces ouvriers et qui contribue, conjuguée aux conditions de confinement, d’humidité et de fatigue due à l’effort musculaire, à en déterminer l’usure rapide; les études se multiplient à partir de 1904-1905.

14L’histoire de cette extension/approfondissement continu des savoirs sur les dangers du travail est ainsi marquée d’un petit nombre de moments de grande intensité productive autour d’un risque, d’un point d’achoppement. Ces moments polémiques sont rarement scientifiques; la crise se noue quand la mise en évidence d’un risque par la communauté scientifique se heurte aux logiques économiques, politiques, sociales. Ainsi les grands débats ont-ils pour origine commune la demande de suppression d’une substance reconnue toxique :suppression de la céruse dans la peinture en bâtiment et son remplacement par le blanc de zinc; suppression du phosphore blanc dans la fabrication des allumettes et son remplacement par la phosphore amorphe; suppression du composé mercuriel utilisé dans l’industrie de la couperie de poils (pour la confection des chapeaux de feutre).

15Ainsi est en effet l’hygiène industrielle, méta-discipline, à la fois médecine et technique, souvent en situation de porte-à-faux entre l’état de son savoir sur les effets du travail et celui des mesures d’ordre technique propres à les minimiser ou éviter, entre la connaissance pour la prévention et les moyens de la prévention, entre son savoir et son pouvoir. Pouvoir notamment à faire admettre les implications de la science par les intérêts économiques.

Accommodements avec le risque professionnel : les postures hygiénistes

16D’emblée lucides sur cette difficulté constitutive de leur pratique, les hygiénistes industriels ont adopté des positions et tenu des discours plus ou moins offensifs et exigeants.

17Certains se montrent tout simplement fatalistes, non pas tant à l’égard des effets possibles de leurs travaux que vis-à-vis du risque professionnel lui-même. Alors même qu’ils analysent les conditions de travail, les emplois toxiques, les gestes dangereux, ils disent et cautionnent cette loi implacable qui veut que le travail industriel s’accompagne fatalement de maux et de souffrances. En 1853, une commission de savants chargée d’étudier la question de la suppression de la fabrication et de l’emploi de la céruse rappelle qu’il ne faut pas oublier « qu’une des lois du travail de l’homme est de s’exercer trop souvent dans les conditions les plus défavorables à la santé » [18]. En 1888, Gabriel Pouchet écrit :« Quels que soient les soins et précautions apportés à la fabrication des allumettes, il y aura toujours quelques nécroses phosphorées, comme il y aura toujours quelques saturnins parmi les fabricants de composés plombiques et quelques intoxications mercurielles parmi les doreurs et les coupeurs de poils :c’est là une conséquence fatale de certaines industries » [19]. Le problème ne serait finalement qu’une question de degré d’insalubrité, de seuil de tolérance à ne pas dépasser. Une certaine dose de gêne et de souffrance, un certain nombre de malades seraient le revers normal et acceptable du travail. Ainsi Poincaré peut-il écrire en 1879 à propos de l’essence de térébenthine que « les malaises incontestables qu’elle engendre ne sont pas de nature à en faire restreindre l’emploi, d’autant plus qu’ils disparaissent la plupart du temps sous l’influence de l’habitude, et qu’ils ne se montrent intenses et constants que chez quelques individus obligés d’abandonner la profession tôt ou tard » [20]. Ces hygiénistes-là expriment une certaine normalisation ou banalisation du risque et de la souffrance, données inséparables de l’activité industrielle.

18D’autres au contraire paraissent plus exigeants dans leur traque des risques professionnels et leur volonté de les prévenir. C’est par exemple le cas de Jules Arnould, étudiant en 1884 la fabrication peu répandue de bleu d’outremer : la visite des lieux et les témoignages des ouvriers comme des patrons ne permettent pas de conclure à une gêne ou un danger, malgré l’exposition aux poussières et au gaz sulfuré. Et le professeur d’hygiène à la Faculté de médecine de Lille de conclure, pourtant, sur la formulation de mesures d’hygiène en expliquant :« je n’aime point voir les gens absorber du poison à petites doses; je me figure qu’il y a toujours quelqu’un qui s’en ressentira » [21].

19Mais la plupart des auteurs se montrent au fond assez pragmatiques, bien conscients des relations étroites que l’hygiène industrielle entretient avec la raison économique. L’hygiène repose sur un principe de précaution opposé à la liberté de l’industrie ainsi que le rappelle Jules Rochard :« Ne demandons à l’industrie et au commerce que les sacrifices que nous ne pouvons pas leur épargner. Dans nos jugements, nous partons d’un principe absolument différent du leur. Nous pensons qu’il faut interdire tout ce dont l’innocuité n’est pas démontrée, tandis qu’ils soutiennent qu’on n’est en droit de proscrire que les choses dont la nocuité a été prouvée. Entre ces deux doctrines il y a un abîme » [22]. L’hygiène suit l’industrie, accompagne ses développements, mais ne la commande pas :« L’hygiène ne doit donner que des conseils qui aient des chances d’être écoutés; ce n’est pas à elle à régler les allures de l’industrie; tout ce qu’elle peut faire, c’est de les suivre et de s’efforcer, avec l’aide des sciences, ses auxiliaires, de rendre inoffensives, pour les groupes laborieux, des manipulations industrielles qui doivent, d’ailleurs, élever le bien-être de la masse et la prospérité du pays » [23].

20Le discours de l’hygiène industrielle apparaît nécessairement décalé au moment où sont par ailleurs loués les merveilles de l’industrie et les prodiges de la mécanisation. Cela impose un devoir de modération, des exigences en retrait par rapport aux connaissances. Ce profil-bas serait toutefois une spécificité de l’hygiène industrielle française :« Particularité bien française du mouvement d’hygiène industrielle qui ne contestera jamais l’organisation économique, au nom d’un scientisme apolitique, mais tentera de réconcilier l’homme avec la machine, plutôt que d’adapter celle-ci aux exigences de celui-là » [24].

21Quelle que soit la conception que l’hygiéniste industriel a de sa propre mission et de sa relation à la raison économique, il se démarque presque toujours des comportements observés dans les ateliers pour les critiquer. La littérature hygiéniste condamne en effet dans son ensemble la négligence, l’ignorance ou l’irrationalité des pratiques ouvrières et patronales. Elle est ainsi porteuse de l’image d’un monde industriel ignorant, inconscient, ou borné, qu’il faut éclairer et instruire sans relâche des risques liés au travail et des moyens de s’en prémunir.

LA NÉGATION DU RISQUE : DE L’IGNORANCE AUX ACTES BRAVACHES

22Le silence des ouvriers et des entrepreneurs sur les risques et les souffrances engendrés par le travail serait le premier obstacle au travail de l’hygiéniste industriel. Léon Poincaré déplorait ainsi en 1886 :

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« Il ne faut pas compter pouvoir être renseigné sur place au sujet des troubles morbides éprouvés par les ouvriers. Les patrons et les contremaîtres sont naturellement portés à faire silence sur cette question. Ils en arrivent même à se persuader que leur industrie est toujours à peu près innocente. Quant aux ouvriers, ils sont dans l’industrie ce qu’ils sont partout. La crainte d’être mal notés près des maîtres et plus encore des plaisanteries de leurs camarades, développe en eux un sot respect humain qui les empêche d’avouer leur malaise. Ils en arrivent même à des actes de forfanterie » [25].

24Les textes hygiénistes renferment nombreux cette idée que les discours des patrons comme ceux des ouvriers seraient, chacun à leur manière, en deçà de la vérité. La parole serait retenue, contenue par la peur de rompre les équilibres :équilibre des relations entre patron et ouvriers, équilibre collectif de l’équipe ou des membres d’un atelier vis-à-vis des risques partagés, équilibre individuel de l’ouvrier au sein de sa communauté de travail, équilibre enfin de l’ouvrier dans sa relation à son propre métier. Le malaise engendré par les conditions de travail semble tu dès lors qu’il est interrogé. Longtemps, le médecin est en effet seul à déployer un abondant discours qui vaut mesure du risque et de la souffrance au travail.

Un risque ignoré, méprisé ou défié

25Les hygiénistes paraissent fréquemment déconcertés, oscillant entre pitié et condescendance agacée, face aux comportements des ouvriers qu’ils rencontrent. L’ouvrier semble en effet de prime abord le plus souvent ignorant du risque qu’il court et rebelle à tout mode de prévention. Adrien Proust en fait par exemple le constat en 1878, alors qu’il révèle à des polisseuses de camées malades qu’elles sont victimes de saturnisme : « Malgré l’évidence des accidents que je viens d’exposer, ces femmes, et notre malade elle-même, n’en soupçonnaient pas la cause, et aujourd’hui encore elles se refusent à admettre la réalité de cette étiologie » [26]. Pire, l’ouvrier cache son mal, le minimise, l’escamote, le nie ou le nargue. Henri Napias, étonné, en fait ainsi l’expérience en 1883 lors d’une visite chez des fabricants d’instruments de musique, atteints de saturnisme :

26

« Ce qui est frappant, c’est qu’ils ne se doutent pas, le plus souvent, de ce danger. L’un d’eux, qui présentait un liseré gingival très marqué, et à qui je demandais s’il avait quelquefois été incommodé par son métier, me répondait qu’il n’avait jamais été malade; et comme le patron, qui m’accompagnait, lui rappelait qu’il avait dû, il y a quatre mois, quitter quelque temps son travail :“Oh, dit-il, ce n’était pas une maladie, j’avais seulement le bras gauche paralysé”» [27].

27Dans ce cas particulier, l’endurance au mal ou la négligence dont fait preuve l’ouvrier s’accompagne d’une conviction mal fondée concernant le danger de son métier. L’homme est en effet persuadé que son mal est lié au cuivre, et non au plomb [28].

28Dans d’autres cas, le mépris voire le déni du risque se traduit par des comportements consciemment dangereux. En 1850, Chevallier d’écrire par exemple : « Quoique des ouvriers fassent parade du peu de précautions qu’ils prennent comme soins hygiéniques et comme propreté, pour prouver l’innocuité de leur profession » [29]. Trente ans plus tard, Poincaré affine l’analyse, mais il souligne encore la bravade :

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« La plupart des ouvriers mettent une certaine gloriole à passer pour ne rien éprouver et ils cèdent surtout facilement à ce sentiment lorsque, dans un atelier, on les interroge en présence de leurs camarades. D’autres craignent, en répondant franchement, de se compromettre aux yeux des contremaîtres ou du patron. Il en est qui hésitent, parce qu’ils s’imaginent qu’il s’agit d’une enquête administrative pouvant apporter des entraves à la liberté de leur profession. Il est enfin une catégorie d’ouvriers ayant, au contraire, une tendance à exagérer ce qu’ils éprouvent, soit par caractère, soit par intérêt » [30].

30Se protéger du risque serait ainsi déplacé, ridicule, occasion de moqueries du collectif. L’ouvrier caoutchoutier rencontré par Auguste Delpech en fit ainsi l’expérience alors qu’il avait mis au point, pour se prémunir contre les vapeurs de sulfure de carbone dégagées pendant l’opération de vulcanisation, « une chambre dont ils [les ouvriers] sont séparés par une cloison vitrée, percée d’ouvertures convenablement disposées » [31]. Le procédé, efficace selon le docteur Delpech, fut tourné en dérision et rejeté par les autres ouvriers qui lui avaient donné le nom de « lanterne magique » [32].

31Dans cette logique, où semblent se mêler la fierté liée à l’exercice d’une profession dangereuse et la conjuration de la peur, l’idée même de prévention du risque est donc tout simplement déplacée.

32Des changements toutefois seraient perceptibles à partir des années 1880. Henri Napias le souligne en expliquant en 1890 :

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« Les sociétés d’hygiène qui se sont créées depuis quinze ans, les congrès internationaux qui ont eu lieu pendant ce temps, ont étudié aussi les questions d’hygiène industrielle, et on peut constater que c’est depuis ce moment qu’on voit apparaître dans les revendications des congrès ouvriers, avec des formules moins vagues diverses questions qui touchent à la salubrité des locaux et à l’hygiène du personnel » [33].

34Il est probable en effet que ces attentions démultipliées à ses malheurs physiques ait peu à peu modifié en retour la perception que l’ouvrier, par ailleurs de mieux en mieux instruit des règles de l’hygiène, avait individuellement de son corps et de ses souffrances, tout comme elles ont influé sur la conscience que le monde ouvrier avait collectivement de ses conditions de travail.

35Les discours de déni du risque rencontrés chez les patrons sont plus attendus peut-être; mais pas plus que ceux des ouvriers, ils ne doivent être confondus avec des marques d’ignorance des dangers.

Le déni patronal

36En 1856, Ambroise Tardieu rapporte :

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« Si l’on se contentait d’enregistrer la réponse de la plupart des industriels qui dirigent des fabriques d’allumettes chimiques, on serait tenté de considérer comme tout à fait exceptionnels les cas dans lesquels le séjour de leurs ateliers est la cause de troubles dans la santé ou de maladies plus ou moins graves » [34].

38À cette date, la minimisation par les industriels des risques d’intoxication au phosphore n’est plus imputable à l’ignorance. Inventées en 1840, les allumettes chimiques au phosphore blanc ont déjà révélé leurs dangers et suscité des enquêtes; le phosphore blanc a été inscrit au nombre des substances vénéneuses en 1852. Tardieu ne peut entendre dans les propos des patrons que mauvaise foi visant à protéger l’activité. Ce type de discours ne doit en effet être confondu ni avec l’ignorance réelle des risques, ni avec la négligence plus ou moins consciente, qui toutes deux existent également. Le déni vise simplement à protéger l’activité économique, à se protéger contre les intrusions de l’hygiéniste et les prétentions grandissantes de l’État. Il révèle sans doute aussi le refus d’être moralement mis en cause pour négligence ou mauvais traitement ou tout simplement pour diriger une activité insalubre. Pour toutes ces raisons, y compris dans certains cas pour des motifs de fierté proches de ceux qui commandent les comportements ouvriers, les industriels ont développé deux types de discours défensifs à l’égard des risques professionnels : l’un se focalise sur une représentation négative de l’ouvrier, qui occulte le travail et ses dangers, l’autre porte sur l’activité mais en minimise l’impact de façon souvent peu crédible.

39Un formidable exemple de déni de réalité est offert par les écrits des maîtres de verrerie antérieurs aux années 1890, décennie qui marque à la fois l’amorce de modernisation et d’assainissement de l’industrie verrière et la métamorphose du discours patronal. C’est au moment où se profile la menace d’une réglementation du travail des enfants en 1874, puis lorsque sont discutés les règlements d’administration publique qui en précisent l’application, que se multiplient d’étonnants discours vantant contre toute attente la salubrité de la profession de verrier [35]. On trouve la matrice de ces argumentaires dans le traité technique du verre publié en 1868 par l’ingénieur Georges Bontemps [36]. On y lit à la fois une dénégation de tout danger spécifique – « la salubrité des ateliers est incontestable », « il n’y a aucune maladie qui soit spéciale aux verriers », « ils jouissent généralement d’une bonne santé » –, et une énumération paradoxale et euphémisante des risques bien connus de la profession – cataracte, intoxications, chaleur excessive entraînant l’affaiblissement général et provoquant d’éventuels coups de chaleur, brûlures, etc.–, le tout se concluant sur un hommage rendu au verrier. Cette attitude ambivalente entre connaissance et déni affiché du risque, mêlée d’admiration dans le cas particulier de la profession verrière, se retrouve à la même époque sous la plume des administrateurs de la Cristallerie de Baccarat [37].

40Ces exemples montrent la complexité de ce qui se joue dans les ateliers et dont les hygiénistes, avant tout médecins agacés par ces entraves mises au travail d’anamnèse et à l’objectivation des risques, ne rendent pas tous compte. Il est pourtant des explications possibles aux pratiques ouvrières, de la rationalité dans les comportements observés. Le risque, certes parfois ignoré ou méconnu, est aussi un risque apprivoisé ou calculé, dans le cadre des exigences de la profession.

LE RISQUE APPRIVOISÉ : LA RAISON DES PRATIQUES INDUSTRIELLES

41À la peinture hygiéniste d’un ouvrier ignare, routinier, peu soigné et peu soigneux, fermé à tout discours de prévention, à celle du patron ignorant ou hypocrite, s’opposent, plus rares, des évocations d’industriels expressément conscients des dangers et soucieux d’en préserver leurs ouvriers, des descriptions de travailleurs munis d’une connaissance à tout le moins empirique des risques du métier, et s’efforçant par des « trucs » – petits remèdes, gestes, ou simplement respect des consignes sanitaires – de les apprivoiser, de les maîtriser.

La sensibilité au mal chez les ouvriers

42Les comportements fiers ou négligents évoqués plus haut ne sont pas incompatibles, au contraire, avec une conscience des risques, une sensibilité à la gêne – avec cette ambiguïté dans les plaintes entre gêne du travail et gêne pour le travail - ou au mal, plus ou moins associée selon les métiers à la connaissance de sa cause. Les hygiénistes notent à l’occasion ces incommodités et les moyens inventés pour les éviter. Les courants d’air sont par exemple craints des mouleurs de cuivre [38], et plus encore des verriers, pour qui ils sont cause de refroidissement brutal pour eux comme pour le verre en fusion; de simples panneaux de bois les protègent, tantôt des vents, tantôt de la chaleur des fours. Les récriminations des verriers à bouteilles portent également sur la gêne respiratoire occasionnée pour le souffleur par la fumée qui s’échappe des moules. L’humidité et les mauvaises odeurs incommodent les ouvrières du cartonnage de la manufacture d’allumettes de Bègles [39]. Les poussières enfin – dans leur matérialité visible, salissante, étouffante plus que dans leur toxicité – sont sans doute l’élément le plus redouté. C’est à leur sujet que se manifeste le mieux la connaissance empirique que les ouvriers peuvent avoir des dangers de leur profession, c’est contre elles qu’ils mettent en œuvre leurs propres remèdes. Au milieu du siècle, les ouvriers qui préparent les couleurs fines se cachent la figure à l’aide d’un mouchoir [40]; d’autres, fondeurs en cuivre, se plaignent de la gêne occasionnée par le poussier de charbon utilisée pour saupoudrer les moules [41]; en 1877, certains ouvriers des fabriques d’agglomérés de houille se protègent la face avec de la terre glaise [42].

43Endurance au mal, ignorance des dangers réels, routine, autant de facteurs invoqués par les observateurs mais explications un peu rapides et partielles, même si justes parfois, des comportements ouvriers; les hygiénistes industriels sont les premiers à pouvoir reconnaître d’autres raisons, techniques et donc financières, sous ces pratiques.

La valeur du risque

44La notion de valeur attachée au risque, valeur économique et valeur symbolique, permet d’éclairer assez largement les différentes représentations du risque au travail, de la maladie et du corps décrites par les hygiénistes.

45Les descriptions d’atelier, même les moins complaisantes dans leur évocation des dangers et des peines, exaltent volontiers la beauté de l’effort et de la prise de risque [43]. Certains ouvriers partagent cette vision et témoignent d’un attachement paradoxal aux peines de leur métier. L’inspecteur du travail Boulin l’explique en ces termes :

46

« On a fait bien souvent de l’ouvrier un être détaché des questions d’hygiène et de bien-être, c’est une erreur profonde. L’ouvrier, comme la majorité des hommes d’ailleurs, plus peut-être que les autres hommes, par manque d’habitude d’y réfléchir, a la manie des habitudes acquises, et il n’aime pas en changer; mais quant à dire qu’il est systématiquement opposé à ce qui pourrait améliorer les conditions de son travail, ou à prolonger sa vie, c’est mal le connaître. Il est vrai qu’à plusieurs reprises il a montré de l’aversion pour certains appareils de protection, pour certaines méthodes de travail, rendant celui-ci moins dangereux, moins fatigant; mais cette aversion part de cette idée, à laquelle il s’est peu à peu habitué, que ce sont des qualités personnelles qui lui ont fait donner un travail dangereux, qu’il n’est pas un ouvrier ordinaire, qu’il est plus adroit ou plus robuste qu’un autre; partant qu’on lui doit un salaire plus élevé » [44].

47On a lu effectivement – et entendu encore chez des souffleurs d’aujourd’hui – le lien du verrier à sa canne, pourtant cause de tant de maux et vecteur de syphilis, mais emblème d’un savoir-faire rare et financièrement reconnu [45].

48Car la prise de risque peut aussi être monnayée, y compris dans les professions peu nobles où elle n’est pas associée à la fierté d’un savoir-faire recherché. C’est l’exemple des coupeurs de poils, exposés dans l’industrie de la chapellerie à l’intoxication mercurielle, mais rémunérés pour ce faire de six à huit francs par jour. C’est aussi le cas des allumettiers, victimes du phosphore. Le salaire n’est ainsi pas seulement une compensation du risque encouru mais aussi une incitation forte à le supporter. En veillant toutefois « à ne pas se crever » et en quittant le travail si l’occasion se présente. Un rapport de 1856 du Comité consultatif d’hygiène publique sur la fabrication des allumettes chimiques doit par exemple reconnaître que les ouvriers ont tendance à quitter leur emploi pour d’autres travaux dès que possible, par crainte de voir leur santé compromise [46].

49Ainsi, les sensibilités réelles ou avouées aux gênes et aux souffrances du travail, les représentations ou la connaissance effective des risques du métier, mais aussi les exigences techniques spécifiques à chaque tâche, la recherche du moindre effort éventuellement couplée à celle du profit maximal sont autant de raisons d’agir à l’encontre des préceptes hygiénistes. La prévention et la protection des corps au travail ne peut en effet se faire, y compris du point de vue de l’ouvrier, que dans le respect des règles du métier.

Le corps protégé – selon les règles du métier

50Les hygiénistes industriels des années 1860-1890 se heurtent, par-delà toute forme d’inconscience, d’ignorance ou de déni, à un principe pratique très simple : se protéger du risque ne doit pas entraver le travail, que ce soit en ralentissant le mouvement, en le compliquant, ou en le rendant plus difficile ou plus fatigant. Nombreux sont les exemples de rejet par les ouvriers de mesures de protection qui leur sont proposées. Henri Napias se désole ainsi en 1879 de ce que les photographes auxquels il avait conseillé, pour leur éviter les crampes, l’usage d’un doigt artificiel pour le gélatinage des photographies, l’aient finalement refusé [47]. Les ouvriers verriers renoncent quant à eux à l’embout qu’on leur conseille d’adapter au bout de leur canne à souffler pour éviter les risques de contamination syphilitique; leur travail s’en trouve ralenti et donc plus délicat du fait du refroidissement du verre [48]. Au tournant du siècle, les verriers de Baccarat font démonter les systèmes de refroidissement autour des fours expérimentés par la direction.

51Henri Mamy, alors ingénieur-inspecteur de l’Association des industriels de France contre les accidents du travail, expose et explique ainsi la répugnance des ouvriers à faire usage de lunettes protectrices :

52

« À quoi tient cette répugnance et pourquoi les ouvriers préfèrent-ils s’exposer à un grave danger, qu’ils ne peuvent connaître plutôt que d’utiliser les organes protecteurs qu’on leur donne ? Peut-être, chez certains d’entre eux, y a-t-il un sentiment d’amour propre déplacé qui les pousse à ne pas avoir l’air de craindre le danger, mais chez la plupart c’est à un autre motif qu’il faut attribuer cette hésitation et cette imprudence. C’est que le type de lunettes le plus généralement employé, celui qui est d’un usage courant dans les ateliers ne répond pas du tout aux exigences du travail industriel. Il constitue pour les ouvriers une gêne, une incommodité telles qu’ils préfèrent ne pas s’en servir » [49].

53Tel est le défi, renouvelé après la promulgation de la loi de 1893, pour les hygiénistes industriels, bientôt rejoints dans leur effort de prévention par des ingénieurs et industriels réunis dans des associations pour l’hygiène et la sécurité :trouver les moyens techniques de prévention et de sécurité adaptés aux exigences du travail. Le rejet des préceptes hygiénistes, né d’une certaine incompréhension des raisons d’agir de l’ouvrier, justifiera la revendication d’une inspection ouvrière et d’un savoir hygiéniste ouvrier [50].

54Le tableau des attitudes face au risque professionnel se brouille, quel que soit le type d’acteurs considéré, à partir du milieu des années 1890. L’ensemble des protagonistes est appelé à se repositionner autour des exigences nouvelles posées par la loi de 1893. Les hygiénistes industriels tout d’abord, enfin entendus, vont accroître leur professionnalisation et leur capacité d’analyse scientifique et de prévention du risque professionnel. La création en 1905 de la Commission d’Hygiène Industrielle, saisie sur de grandes questions d’hygiène du travail afin de préparer des décrets pour leur prévention, marque l’institutionnalisation de la discipline ainsi qu’une reconnaissance plus générale des risques professionnels. Les industriels, après avoir longtemps lutté pour prévenir la loi, y compris en organisant eux-mêmes des formes de prévention, vont devenir pour certains plus actifs, par la force des choses, et rivaliser d’ingéniosité technique pour trouver les moyens d’obéir aux exigences de la loi [51]. Les ouvriers, quant à eux, ont probablement continué à avoir, pour la plupart d’entre eux, des comportements d’insouciance ou de méfiance/évitement vis-à-vis des nouvelles règles, lorsque d’autres, syndicalisés, feront de l’hygiène du travail un thème de lutte fédérateur.

Notes

  • [1]
    Sur le déploiement et l’impact de l’hygiène industrielle, aussi bien comme discipline scientifique que comme pratique industrielle, et sur le profil de ceux que l’on appelle ici les hygiénistes industriels, voir l’ouvrage à paraître courant 2009 aux Éditions de l’EHESS, tiré de Caroline MORICEAU, « Les douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914 », thèse sous la direction d’Alain Dewerpe, EHESS,2002.
  • [2]
    Voir par exemple, pour les plus emblématiques d’entre eux, la prose emphatique et dramatisée des frères Léon et Maurice BONNEFF, Les métiers qui tuent, Paris, Bibliothèque Sociale, s.d.; et La vie tragique des travailleurs, Paris, Jules Rouff et Cie,1908 (rééd. Paris, EDI,1984). REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE 56-1, janvier-mars 2009.
  • [3]
    Bernard-Pierre LECUYER,« Médecins et observateurs sociaux :les Annales d’hygiène publique et de médecine légale (1820-1850)», in Pour une histoire de la statisique, t.1, Paris, INSEE, 1977, p. 445-476, et « Les maladies professionnelles dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale, ou une première approche de l’usure au travail », Le mouvement social, 124, juillet-septembre 1983, n° spécial « L’usure au travail », Alain COTTEREAU (éd.), p.45-70.
  • [4]
    Bernardino RAMAZZINI, De morbis artificum diatriba,Modène,1700. La traduction de Fourcroy, le futur chimiste, a été republiée récemment : Des maladies des artisans, Valergues, AleXitère, 1990.
  • [5]
    Maxime VERNOIS, Traité pratique d’hygiène industrielle et administrative, comprenant l’étude des établissements insalubres, dangereux et incommodes, Paris, Baillière et fils,1860.
  • [6]
    Émile BEAUGRAND, bibliothécaire à la faculté de médecine de Paris, écrit par exemple en 1864 : « C’est avec plaisir que nous voyons le goût des recherches sur l’hygiène professionnelle se répandre de plus en plus, aussi bien en France qu’à l’étranger […] Espérons que bientôt la science possédera une collection de monographies assez nombreuses, assez exactes, pour permettre d’en constituer un traité des maladies des artisans, fondé, non sur l’imagination, mais sur l’observation et la statistique »: « revue des travaux français et étrangers », Annales d’hygiène publique et de médecine légale,22,1864.
  • [7]
    Charles de FREYCINET, Rapport sur l’assainissement industriel et municipal en France, Paris, Dunod,1866.
  • [8]
    Même si la tendance se faisait déjà pressentir au long des années 1880, années de gestation de cette loi.
  • [9]
    Respectivement citées dans les notes qui suivent comme AHPML et RH. Accès électronique : http :// www. bium. univ-paris5. fr/ histmed/ medica/ periodiques. htm
  • [10]
    Le Musée de prévention des accidents du travail et d’hygiène industrielle est installé dans les locaux du Conservatoire des arts et métiers en 1905.
  • [11]
    Sont ainsi examinés les dessinateurs en broderies sur étoffes et les ouvrières en dentelles (1856), les ouvriers émailleurs en fer (1861), les ouvriers employés à la vitrification des étiquettes en émail sur des vases destinés à la chimie et à la pharmacie (1862), les ouvriers employés à la fabrication du verre mousseline (1864), les ouvriers employés à la fabrication des meubles de laque (1874), la fabrication du cordonbriquet (1875), les fabricants de musique (1883), les télégraphistes (1885), les fabriques de cartonnages (1888), les ouvriers qui travaillent au poudrage dans la chromolithographie céramique (1895), la fabrication des fleurs artificielles (1897), la fabrication des accumulateurs électriques (1900), les poudreuses de fabrique de porcelaine (1901), la fabrication des fausses perles (1902), les charpentiers (1903).
  • [12]
    MINISTÈRE DU COMMERCE, DE L’INDUSTRIE, DES POSTES ET DES TÉLÉGRAPHES, OFFICE DU TRAVAIL, Poisons industriels, Paris, Imprimerie Nationale,1901.
  • [13]
    Alexandre LAYET publie son tableau général des intoxications arsenicales professionnelles dans la Gazette hebdomadaire des sciences médicales de Bordeaux en 1882.
  • [14]
    Découverte du bacille de Koch en 1882.
  • [15]
    Découverte du tréponème pâle en 1905.
  • [16]
    Culture de la bactéridie charbonneuse par Koch en 1876, et premières mesures de prophylaxie proposées par Pasteur en 1878.
  • [17]
    L’ankylostomiase est une parasitose sévissant particulièrement dans les galeries de mines, là où les travailleurs sont en contact avec la boue; elle entraîne essentiellement un risque d’anémie.
  • [18]
    « Rapport aux comités des arts et manufactures et d’hygiène publique réunis en commission sur la question de la suppression de la fabrication et de l’emploi du blanc de plomb », AHPML,49,1853.
  • [19]
    Gabriel POUCHET, « Étude sur l’état actuel de l’industrie des allumettes au point de vue de l’hygiène des ouvriers », RH,1888.
  • [20]
    Émile Léon POINCARÉ,« Recherches sur les effets des vapeurs d’essence de térébenthine », RH,1879.
  • [21]
    Jules ARNOULD,« La fabrication du bleu d’outremer, hygiène industrielle et hygiène administrative », AHPML,12,1884.
  • [22]
    Jules ROCHARD,« Influence de l’hygiène sur la grandeur et la prospérité des nations », AHPML, 13,1885.
  • [23]
    Jules ARNOULD, « Conditions de salubrité des ateliers de gazage dans les filatures de coton », AHPML, 1,1879.
  • [24]
    Vincent VIET, Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914,Paris, Éditions du CNRS, 1994, t.1, p.35.
  • [25]
    É. POINCARÉ, Traité d’hygiène industrielle à l’usage des médecins et des membres des conseils d’hygiène,Paris, Masson,1886, introduction.
  • [26]
    Adrien PROUST, « Nouvelle maladie professionnelle chez les polisseuses de camées », AHPML, 50,1878.
  • [27]
    Henri NAPIAS, « Intoxication saturnine chez les fabricants de musique », AHPML,10,1883.
  • [28]
    Il témoigne ainsi à sa manière de la suspicion longtemps entretenue sur le cuivre; Galippe n’en démontra l’innocuité qu’en 1878.
  • [29]
    Alphonse CHEVALLIER, Jules BOYS DE LOURY, « Mémoire sur les ouvriers qui travaillent le cuivre et ses alliages », AHPML, 43,1850.
  • [30]
    É. POINCARÉ,« Recherches sur les effets des vapeurs d’essence de térébenthine », RH,1879.
  • [31]
    Auguste DELPECH,« Industrie du caoutchouc soufflé. Recherches sur l’intoxication spéciale que détermine le sulfure de carbone », AHPML,19,1863.
  • [32]
    Des comportements de conjuration collective de la peur et du risque ont également été rapportés, plus tardivement, pour des professions réputées dangereuses. Voir sur ce thème les analyses éclairantes de Christophe DESJOURS, Souffrances en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998, p. 149 sq. Il montre comment les professionnels des industries à risque (bâtiment, chimie, nucléaire) combattent leur peur par une stratégie qui consiste à agir sur la perception qu’ils ont du risque :ils opposent au risque un déni de perception et une stratégie qui consiste à tourner le risque en dérision et à lancer des défis. Cette stratégie, appelée par Desjours « stratégie collective de défense du cynisme viril », conduit à des formes de violence justifiée au nom de l’efficacité de la maîtrise et de l’apprentissage de la peur.
  • [33]
    Henri NAPIAS, « Les revendications ouvrières au point de vue de l’hygiène », RH,1890.
  • [34]
    Ambroise TARDIEU, « Étude hygiénique et médico-légale sur la fabrication et l’emploi des allumettes chimiques. Rapport fait au Comité Consultatif d’hygiène publique », AHPML,6,1856.
  • [35]
    Archives Nationales, Paris, F22 505.
  • [36]
    Georges BONTEMPS, Guide du verrier. Traité historique et pratique de la fabrication des verres, cristaux, vitraux,Paris, Librairie du Dictionnaire des arts et manufactures,1868, p.181-182.
  • [37]
    C.MORICEAU,« L’hygiène à la Cristallerie de Baccarat dans la seconde moitié du XIXe siècle. La santé ouvrière au cœur de la gouvernance industrielle », Le mouvement social, 213, octobre-décembre 2005, p.53-70.
  • [38]
    Rapport particulier déposé par les mouleurs en fer et cuivre au congrès d’hygiène ouvrière de 1894 : Compte rendu général des travaux du Congrès national scientifique d’hygiène ouvrière, tenu à Lyon en 1894, Lyon, Association Typographique, 1895, p. 99.
  • [39]
    Premier Congrès des ouvriers et ouvrières des manufactures d’allumettes tenu à la Bourse du Travail de Paris, du 26 au 28 décembre 1892, Paris, imprimerie J.-L.Perréal,1892, p.12.
  • [40]
    Alphonse CHEVALLIER, « Note sur la santé des ouvriers qui préparent les couleurs fines », AHPML,9,1858.
  • [41]
    « Instruction du conseil d’hygiène publique du département de la Seine pour les ouvriers fondeurs en cuivre », AHPML, 5,1856.
  • [42]
    Anatole MANOUVRIEZ,« Recherches complémentaires sur l’intoxication par le brai dans la fabrication des agglomérés de houille à Saint-Vaast-lez-Valenciennes », AHPML,47,1877.
  • [43]
    Pour exemple cette description d’une halle de verrerie : « Les forges flambent, les marteauxpilons tonnent, les femmes travaillent dans les vanneries, aux appareils de gravage, remplissent et renversent les litres dans les machines à jauger, et les fours, avec leur tapage, leur atmosphère foudroyante, la pantomime à cent têtes, au double de bras et de mains, qui s’y démène, complètent le tumulte et la mêlée. Gamins, grands garçons, souffleurs se secouent comme dans une bataille, pendant que les fournaises s’ouvrent et se referment, que les petits porteurs emportent les bouteilles, et que les goulots, cassés au bout des cannes, font entendre, dans le bruit du feu, la grêle de leur cliquetis sec. Noirs, brûlés, ravinés de sueur, tous nus dans leurs longues chemises, les verriers se passent les cannes, se les jettent, soufflent en gonflant leurs joues, ruisselants, trépidants, soutenus par la fièvre, et avalant, dans un jour, pour ne pas tomber calcinés, jusqu’à dix et douze litres d’eau »: M. TALMEYR, « Chez les verriers », Revue des deux mondes, tome 45,1898, p.641-667.
  • [44]
    Pierre BOULIN,« Conséquences économiques de l’amélioration des conditions d’hygiène du travail », RH,1913.
  • [45]
    C. MORICEAU, « Hygiène et santé des verriers à l’heure de la mécanisation », in Pierre BOUR, Pauline REVERCHON et Caroline MORICEAU,Claude Boucher, les cent ans d’une révolution – une histoire des industries verrières à Cognac,Musée de Cognac, Cognac,1998, p.44-53.
  • [46]
    « Malgré cette circonstance favorable [un salaire élevé], la population ouvrière des fabriques d’allumettes chimiques, à Paris au moins, est généralement misérable et les fabricants se plaignent de manquer souvent d’ouvriers. Ces deux particularités ont cela de très remarquable, qu’elles se présentent à peu près constamment dans toutes les industries réputées insalubres qui, d’une part, se recrutent dans la plus mauvaise partie de la classe ouvrière, parmi ceux pour qui l’ivrognerie et la débauche absorbent les salaires les plus élevés; et, d’autre part, se voient abandonnées pour d’autres travaux, dès que la saison, moins rude, ne retient plus les ouvriers, que la nécessité seule avait fait entrer dans les fabriques, où ils craignent de voir leur santé compromise »: « Étude hygiénique et médico-légale sur la fabrication et l’emploi des allumettes chimiques, rapport fait au Comité consultatif d’hygiène publique de France », AHPML,6,1856.
  • [47]
    « Mais la plupart des ouvriers ont renoncé à l’usage de cet instrument, qui n’a pas une élasticité, une souplesse suffisante, et ils préfèrent se servir du doigt »:Henri NAPIAS,« Note sur un nouveau cas de crampe professionnelle », AHPML,2,1879.
  • [48]
    Quoique rendu obligatoire pour les ouvriers de moins de 18 ans par le décret du 13 mai 1893, l’embout personnel restera inutilisé, au grand regret des inspecteurs du travail.
  • [49]
    Henri MAMY, « Les lunettes d’atelier », RH, 15,1893. Des verriers d’aujourd’hui, menacés de cataracte, expliquent leur refus de porter des lunettes protectrices – en l’occurrence des lunettes teintées – parce qu’elles nuisent à leur juste perception de la température du verre en fusion, estimée à sa couleur.
  • [50]
    Voir notamment les travaux menés à partir de 1904 au sein de l’Association pour l’hygiène et la sécurité des travailleurs et des ateliers.
  • [51]
    Des concours portant sur des points techniques seront ainsi organisés par les associations d’industriels.
Français

La publication en 1860, par le docteur Maxime Vernois, du premier traité d’hygiène industrielle ouvre à sa manière un demi-siècle d’observation intensive et de démonstration des risques professionnels. L’extension, l’approfondissement mais aussi la diffusion des connaissances sur les pathologies liées au travail vont progressivement modifier les perceptions réelles et avouées qu’en ont les acteurs du monde industriel – patrons comme ouvriers.Centré sur les déclinaisons de la perception – connaissance,conscience,gestion – des risques professionnels en fonction des acteurs,cet article analyse les difficultés et les lenteurs du travail mené par les hygiénistes français de la seconde moitié du XIXe siècle.

MOTS - CLÉS

  • XIXe siècle
  • hygiène industrielle
  • risque professionnel
  • médecins
  • ouvriers
Caroline Moriceau
Conseil régional d’Ile-de-France 35 Boulevard des Invalides 75007 Paris
caroline.moriceau@orange.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/04/2009
https://doi.org/10.3917/rhmc.561.0011
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