CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans le deuxième volume des Misérables, Victor Hugo évoque l’une des nombreuses promenades effectuées par Jean Valjean et Cosette afin de contempler le lever du soleil. En ce matin d’octobre 1831, ils déambulent à proximité de la barrière du Maine. Tout est paix et silence. Ils sont presque seuls, à peine dérangés par quelques ouvriers se rendant à leur travail. Jean Valjean, perdu dans ses pensées, songe à Cosette et ose imaginer un avenir heureux. Soudain, à quelque distance, monte lentement une rumeur difficile à identifier à une heure si matinale :

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« Au coude de la chaussée et du boulevard […] une sorte d’encombrement confus apparaissait. On ne sait quoi d’informe, qui venait du boulevard, entrait dans la chaussée. Cela grandissait, cela semblait se mouvoir avec ordre, pourtant c’était hérissé et frémissant […]. Il y avait des chevaux, des roues, des cris; des fouets claquaient. […] Sept chariots débouchèrent successivement, la tête des chevaux touchant l’arrière des voitures. Des silhouettes s’agitaient sur ces chariots, […] on entendait un cliquetis qui ressemblait à des chaînes remuées, cela avançait » [1].

3L’ancien forçat, écrit Hugo, demeure cloué, pétrifié, stupide, stupeur bien compréhensible puisque resurgit et s’impose à ses yeux un passé qu’il désire refouler. Ce qu’il voit venir, c’est la terrible chaîne, instrument du transfert des condamnés aux travaux forcés vers les bagnes territoriaux.

4C’est avec Colbert que la chaîne est née sous sa forme moderne. Désireux d’assurer l’alimentation régulière en rameurs des quarante galères mouillant à Marseille, le ministre de Louis XIV décide d’organiser chaque année trois convois attribués à des entrepreneurs privés liés par un marché strict. Ils sont chargés, sur un itinéraire clairement défini, d’aller extraire les condamnés des lieux où ils ont été rassemblés afin de les mener le plus rapidement et le plus sûrement possible vers les rives de la Méditerranée. Ce transfert comporte une dimension punitive, donnant à l’État l’occasion d’exercer sa pédagogie de l’effroi. La violence doit marquer le corps de celui qui a osé braver l’ordre royal et terrifier ceux que tenterait la carrière du crime. Le protestant Jean Marteilhe a laissé un récit poignant des tourments qui s’abattent sur les galériens en marche [2].

5Intimement liée à l’Ancien Régime, la chaîne disparaît très brièvement lorsque les réformateurs révolutionnaires s’attachent à proposer des sanctions moins inhumaines et à purger le système disciplinaire de toutes les horreurs légales. Mais la réinscription de la peine des travaux forcés dans le Code pénal adopté en septembre 1791 impose sa réapparition. Ainsi, jusqu’en 1836, époque de son abolition définitive, la chaîne continue à drainer la France, suivant un calendrier et des itinéraires soigneusement élaborés par le ministère de l’Intérieur, se chargeant au long de sa progression des condamnés détenus dans les prisons départementales. Elle attire sur son parcours des milliers de spectateurs avides de contempler quelques vedettes des tribunaux ou tout simplement la cohorte des criminels enchaînés [3].

6De toutes les représentations de la chaîne, la plus recherchée est le grand ferrement. Chaque année, à plusieurs reprises, l’entrepreneur chargé de la chaîne reçoit mission de se rendre à la prison de Bicêtre où les condamnés du Nord de la France ont été rassemblés avec ceux de la capitale et des départements environnants. Tous ceux que les médecins ont estimés aptes à affronter le voyage sans risque pour leur vie sont conduits dans la cour de l’édifice. Là, ils sont « mariés » par paires au moyen de deux colliers de fer reliés entre eux et rivés au cou. Puis treize à quinze couples sont réunis au moyen d’une longue chaîne formant le cordon, dissous seulement lors de l’arrivée au bagne. Cette première phase du châtiment a ses spectateurs. Certains sont appelés par les devoirs de leur fonction, inspecteurs de police et membres de l’administration judiciaire. Quelques philanthropes comme Benjamin Appert sont venus œuvrer au soulagement des galériens. Tous les témoins qui se sont attachés à décrire le grand spectacle du ferrement signalent également la présence d’une centaine de « curieux » venus assister à la mise en scène de la sanction disciplinaire. Ils appartiennent le plus souvent à la bonne société parisienne et ont accédé à la cour de la prison grâce à des recommandations [4]. Ils sont les ambassadeurs des honnêtes gens contemplant la défaite du crime.

LA CHAÎNE ET L’ABSENCE DES FEMMES ?

Transgression dans la cour de Bicêtre

7L’agitation qui règne dans la grande cour le 18juillet 1835 alors que l’on s’apprête à ferrer 150 forçats n’a donc a priori rien d’exceptionnel. Un événement inhabituel retient pourtant l’attention de quelques journalistes. Parmi les « curieux » déambulant au milieu des cordons, La Gazette de France remarque « le célèbre romancier G. Sand » [5]. Est-ce sa notoriété qui vaut à l’écrivain une attention si particulière ? Peut-être, mais la lecture de l’Armoricain ouvre d’autres perspectives. Selon ce journal du Finistère, c’est travestie en homme que George Sand a franchi les portes de Bicêtre. La ruse fait long feu. Rapidement repérée malgré son déguisement, elle est expulsée de la prison. L’Armoricain se réjouit de cette rapide éviction, exprimant son incompréhension face à cette femme qui cherche à contempler ce « tableau vivant de la souffrance et du crime ». Pour le chroniqueur, une femme ne peut s’insérer dans le groupe des amateurs de l’horrible, accourant à Bicêtre sous l’impulsion d’une cruelle curiosité.

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« Pauvre femme, pourquoi chercher ainsi à blaser son âme tendre et élevée en la traînant sur des spectacles d’une nature dépravée et d’une matérialité par trop hideuse ? La poésie, et surtout celle qui doit vivre au fond du cœur d’une femme, est descendue du ciel, elle n’est point sortie d’un égout » [6].

9Femme, George Sand ne serait pas à sa place dans la cour de Bicêtre, imprégnée de la violence qui domine la cérémonie du ferrement.Élévation face à matérialité, poésie descendue du ciel contre égout, le jeu des oppositions auquel se livre L’Armoricainsouligne à quel point la femme et la cérémonie judiciaire relèvent de mondes différents.

Sensible, trop sensible

10Cette hantise de la rencontre nocive entre la sensibilité féminine et la sauvagerie qui monte de la chaîne a été maintes fois exprimée. Victor Hugo s’attarde sur le saisissement de Cosette exposée à la vision du convoi quittant la capitale. La jeune fille est « comme épouvantée ». Le souffle lui manque, elle tremble de tous ses membres et le soir encore, elle ne peut chasser de son esprit les images effroyables [7]. Ida Saint Elme, quant à elle, se remémore le cri d’horreur poussé par l’une de ses compagnes de voyage apercevant soudain, au détour d’un chemin emprunté par sa diligence, la triste caravane [8]. La femme qui rencontre la chaîne est donc saisie par l’effroi, cette « passion glacée qui tétanise », qui s’empare du corps momentanément « figé dans l’instant présent et privé d’expression verbale » [9]. Lorsqu’elle reprend ses sens, c’est pour s’écarter le plus rapidement possible, à l’instar des femmes de Villeneuve-Saint-Georges qui s’enfuient en poussant les enfants [10]. Pour ces natures impressionnables, le choc de la rencontre est si violent qu’il peut provoquer des accidents funestes. C’est sans doute pourquoi, en 1839, Henri Dein se félicite de la disparition récente de la chaîne, satisfait que désormais les êtres fragiles, enfants ou « femmes enceintes », soient mis à l’abri de la terrible publicité du châtiment [11]. Cette incompatibilité relève de la nature féminine telle qu’elle est alors analysée. Pour les auteurs qui se soucient de mettre en évidence les différences entre les genres, l’homme voit toutes ses actions soumises au crible de la raison, alors que c’est le cœur qui gouverne la femme. C’est par lui qu’elle perçoit et réagit. Cette domination du cœur fait de la femme un être sensible, incapable de prise de distance, poussée aux réactions excessives et à l’hyper-émotivité. C’est parce qu’elle estime que la femme manque des filtres nécessaires à une bonne appréhension de la mise en scène de la brutalité légale que la société du premier XIXe siècle s’impose un devoir de censure, et tient les femmes à distance du théâtre de la sentence où ne peuvent demeurer que les hommes, seuls en état de supporter une telle exhibition. C’est donc bien par effraction que George Sand serait parvenue à pénétrer dans la grande cour de Bicêtre, seul le travestissement pouvant lui assurer l’accès à un univers interdit à son sexe.

11C’est cette nécessaire exclusion que l’Armoricaina voulu signifier, au point qu’il a peut-être créé une situation de toutes pièces. On peut en effet s’interroger sur la présence effective de George Sand à Bicêtre. Ainsi,La Gazette des tribunaux, d’habitude si précise dans son compte rendu du ferrement, ne mentionne pas l’incident, et si La Gazette de France évoque bien la célèbre romancière, elle lui attribue, à elle qui est brune, de « beaux cheveux blonds » [12]. Pourquoi relater cette présence féminine, si ce n’est justement pour affirmer le besoin d’organiser une géographie de la cité prenant en compte le genre, et préserver ainsi la faiblesse des femmes ?

Une indispensable mise à l’écart

12Dans cette « paternelle » censure, il est permis de voir d’autres motifs. Lorsque l’Armoricain martèle son refus de voir une femme « traîner son âme sur les lieux d’un spectacle d’une nature dépravée », ne manifeste-t-il pas sa hantise de voir ressurgir la figure redoutée de la femme avide de violence ? Arlette Farge et Dominique Godineau ont, dans leurs études, souligné à quel point la férocité féminine préoccupe les hommes. Pour Arlette Farge, cette cruauté est un « topos qui parcourt l’ensemble des journaux, mémoires et chroniques ». Elle se manifeste particulièrement au moment des exécutions que la femme contemple jusqu’au bout sans ciller [13]. Dominique Godineau, se concentrant sur la période révolutionnaire, note que, dans les archives, la violence féminine focalise l’attention, semblant omniprésente dans le vocabulaire, les cris, les actes, les sentiments. Elle rappelle également à quel point l’image des « tricoteuses » installées devant la guillotine a servi d’argument majeur pour la propagande contre-révolutionnaire : « une révolution qui rend les femmes aussi violentes, féroces, qui les dénature, qui en fait des monstres est elle-même un monstre politique » [14].Écarter la femme de la cour de Bicêtre, ne pas la placer devant les condamnés que l’on ferre, relèverait donc de la volonté de maintenir sous l’éteignoir une figure redoutée, menaçant l’image que la société du premier XIXe veut donner d’elle-même. Une société ordonnée et civilisée doit empêcher la femme de se pervertir en se complaisant dans le spectacle de la violence.

13Il convient d’aller plus loin encore. Pour Arlette Farge et Dominique Godineau, il est nécessaire de rechercher les racines de cet intérêt marqué pour la violence féminine et de s’interroger sur les fins poursuivies. Selon Dominique Godineau, le discours sur la violence féminine, et notamment celui portant sur « les furies de guillotine », sert de repoussoir permettant d’exclure les citoyennes de l’espace politique créé par la Révolution : « La guillotine est un instrument politique, symbole de la toute puissance du peuple […] et son emploi politique transforme la foule des individus massés devant l’échafaud en Peuple souverain formé de citoyens ».

14Pour les femmes, exclues de la violence légale puisqu’elles ne peuvent ni siéger dans les jurys, ni intégrer la garde nationale, la présence sur les lieux de l’exécution est alors « l’un des seuls moyens disponibles pour participer symboliquement à la puissance populaire ». Mettre en exergue la férocité des femmes, stigmatiser leur présence devant la guillotine permet de les tenir hors d’un espace que les hommes entendent monopoliser [15]. C’est probablement le même processus qui est en jeu dans le cadre de la chaîne. Le ferrement fonctionne selon un cérémonial qui n’est pas sans rappeler celui de la guillotine. Tout d’abord, la peine des fers est synonyme de mort civile, le forçat est exclu de la société. Ensuite, la scène du ferrement dont on veut écarter les femmes est probablement l’un des temps les plus symboliques et les plus violents de tout le processus du transfert. Le prisonnier descendu dans la grande cour devient définitivement un bagnard. Tout espoir de commutation doit désormais être abandonné. C’est surtout la pose du collier qui focalise l’attention et évoque l’exécution capitale. Le condamné est assis sur le sol, sa tête est maintenue courbée par un gardien tandis qu’un autre, placé dans son dos, rive le collier à grands coups de maillet. Même si de nombreuses précautions sont prises pour prévenir un accident fatal, les témoins demeurent fascinés par le bras armé du marteau et levé au-dessus du cou, geste ressemblant fort à celui de l’exécuteur, et ne cessent de redouter un faux mouvement de la part du gardien ou du galérien, qui pourrait entraîner la mort.

15Ainsi que le souligne pertinemment Michelle Perrot,« l’exercice du pouvoir ne passe pas uniquement par la répression, mais […] par la réglementation de l’infime, l’organisation des espaces » [16]. En interdisant à la femme la cour de Bicêtre, en la protégeant de la manifestation publique de la violence légale et légitime, on la maintient à l’écart d’un lieu de pouvoir, on l’éloigne de la place où l’Etat affirme sa capacité à faire plier le crime sous sa loi. Triompher du criminel, et donc assurer la protection de la société, demeure ainsi, selon un très classique partage des tâches, une affaire d’hommes. L’absence des femmes reflète la division sexuée du monde, la volonté de réserver à chaque genre une sphère d’activité précise, délimitée par les qualités et les aptitudes dont il aurait été doté par la Nature.

Un monde sans femmes

16Éloignées du spectacle disciplinaire de Bicêtre, les femmes semblent constamment tenues à l’écart du monde de la chaîne. Il n’existe ainsi quasiment pas de récit féminin concernant la caravane des forçats. Ceux qui racontent, décrivent, analysent, sont dans leur immense majorité des hommes. Les voyages du convoi sont organisés par des échanges entre l’administration du ministère de l’Intérieur et les services préfectoraux, qui n’intègrent pas de personnel féminin. La plupart du temps, les femmes qui s’expriment le font à travers la plume d’un homme. C’est Victor Hugo peignant l’effroi de Cosette, c’est Maxime du Camp exprimant l’inquiétude de sa mère ou la terreur des femmes de Villeneuve-Saint-Georges, c’est Benjamin Appert rapportant la tristesse d’une épouse qui voit partir son compagnon [17]. S’il existe une parole féminine concernant la chaîne, elle est, le plus souvent, tirée d’un discours reconstruit, filtré, empreint des analyses, des perceptions et des représentations masculines. Les attitudes, les paroles, les réactions sont celles que les hommes estiment appropriées à la gent féminine. Nous n’avons pu trouver que deux exceptions à la règle. Ida Saint-Elme a, nous l’avons évoqué, raconté une rencontre avec le triste cortège, et Flora Tristan décrit, dans Méphis, l’arrêt d’une chaîne sur la place d’un village [18]. Cette quasi-absence de narratrices ne peut être compensée par des récits de l’intérieur. Si des forçats comme Vidocq ou Anthelme Collet ont évoqué leur périple dans leurs mémoires, nulle femme n’a pu joindre sa parole aux leurs, car aucune n’est montée sur les haquets de la chaîne [19].

17Les femmes sont en effet protégées du bagne. Passibles des travaux forcés, elles ne partent jamais vers les arsenaux de la Marine car, pour elles, l’article 9 du Code pénal de 1791 substitue la réclusion dans une maison de force à la peine des fers [20]. Cette gestion de la peine instituant une différence entre les sexes, alors même que la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 affirme l’égalité devant la loi, ne doit pas surprendre. Tous ceux qui se sont penchés sur l’histoire du droit et la pratique de la sanction ont relevé l’existence, depuis l’âge classique, d’un traitement distinct des femmes par la justice :elles sont, en règle générale, moins poursuivies et moins réprimées. Cette différence découle de ce que, jusqu’au XXe siècle, la justice appartient aux hommes. Juristes et magistrats abordent la criminalité féminine à travers le prisme de leur époque. Ils élaborent la loi et prononcent la peine en fonction de la position des femmes dans la société et du regard projeté sur elles. Ainsi, étant juridiquement dépendantes de leur mari, les femmes ne peuvent être punies comme des personnes totalement responsables [21]. Elles relèvent, surtout, de l’«imbecillitas sexus». Physiquement faibles, elles ne peuvent endurer sans dommage les épreuves imposées par certains châtiments, en l’occurrence le transport par la chaîne et les rigueurs de la « grande fatigue ». Gouvernées par le cœur et le sentiment, elles sont faibles intellectuellement. Leur discernement limité les rend incapables d’une pleine compréhension, et atténue donc leur responsabilité.

18Absence de condamnées sur la chaîne et dans les bagnes, mais aussi effacement des mères et des épouses qui ne peuvent suivre le galérien, souvent transporté à des centaines de kilomètres de son domicile. L’aumônier Béranger, prêchant pour les forçats que l’on vient de ferrer, insiste sur cette inévitable dissolution de la famille en espérant ouvrir le chemin vers la repentance : « Combien doivent se dire […] ma mère infortunée quel désespoir ai-je répandu sur vos vieux jours […] cette épouse infortunée dans quel état l’ai-je abandonnée ?» [22]. Pour l’abbé Montés, le châtiment est même l’agent d’une rupture inévitable, tant sont forts les bouleversements imposés par la condamnation aux fers : « Vos parents […] vous leur causez de cuisants chagrins. Il faudrait bien de la vertu de leur part pour entretenir des relations avec vous » [23]. Le bagne impose l’adieu aux femmes, la rupture entre le masculin et le féminin.

19Cette séparation inspire fréquemment les chansons entonnées par les forçats durant leur périple vers les arsenaux de la Marine, et l’adieu aux compagnes constitue un thème majeur de ces « chants du départ ». En 1836, La Gazette de Franceet La Gazette des tribunaux[24] se font l’écho d’une complainte en l’honneur des femmes et de la liberté :« Amours qui faisiez nos délices/ […] femmes qui flattiez nos caprices/Adieu séduisantes beautés ». Il est éloquent que la réplique soit lancée non par les compagnes qui pourraient se trouver sur les chemins parcourus par la chaîne, mais par les bagnards eux-mêmes, rendant ainsi plus prégnante la rupture imposée par la sentence :« Loin de nous à t’enrichir/Quoi tu veux passer ta vie/Et ta mère et ton amie/Que vont-elles devenir ?». La même année, La Revue de Paris retranscrit intégralement La Marseillaise du bagne, dont l’ultime couplet pleure le couple brisé : « Adieu femmes que nous aimons/Adieu loin de votre présence/À vous parfois nous penserons » [25]. L’exil imposé par les travaux forcés laisse les femmes en arrière. Le seul couple qui existe au cœur des cordons est celui que constituent deux forçats liés par une chaîne attachée au cou.Éloigner les femmes de la chaîne procède d’une double préoccupation : garantir le monopole masculin sur les lieux de pouvoir, et accentuer la sanction. La chaîne ne peut être qu’un monde sans femme, mais l’est-elle réellement ?

OMNIPRÉSENCE DES FEMMES

20S’interrogeant sur le rôle tenu par les femmes dans la cité au XIXe siècle, Michelle Perrot affirme : « cherchez les femmes et vous les trouverez », soutenant que malgré leur statut de citoyen passif et leur apparent éloignement de la « chose publique », elles y interviennent de bien des manières [26]. Cette présence multiforme se déploie autour de la chaîne. Les femmes, apparemment si peu désirées, surgissent en nombre sur le trajet du convoi.

Une femme à la tête de la chaîne

21La recherche est fort courte puisque ce « monde sans femme » a, un temps, été dirigé par un membre de ce sexe dit faible. En mai 1793, la veuve Vié, dont l’époux avait conduit la caravane des forçats, profite des bouleversements engendrés par la Révolution et d’un soutien au ministère de l’Intérieur pour obtenir l’adjudication de l’entreprise aux dépens de la famille Mariton, qui la dirige depuis 1775. Jusqu’en 1800, elle est l’interlocutrice de référence pour l’administration lorsqu’il s’agit d’organiser le départ d’une chaîne, de changer le calendrier, de modifier le trajet ou de conduire une discussion à propos d’un mémoire portant sur le règlement financier du transfert. Si cette présence féminine ne paraît pas, dans un premier temps, perturber l’administration, il n’en va pas de même pour ses concurrents malheureux, les Mariton, qui s’activent pour reconquérir un marché qu’ils estiment leur appartenir de droit. Multipliant les arguments juridiques, ils n’hésitent pas non plus à jouer sur d’autres registres. S’appuyant sur les normes sociales, ils soutiennent qu’il est peu moral de laisser une femme se charger de la conduite des forçats : « C’est une chose étrange de voir une femme chargée d’un service que l’on peut qualifier de militaire puisqu’il s’agit de commander à une escorte d’hommes armés qui conduisent des condamnés aux fers » [27]. L’ordre est bouleversé non seulement parce qu’une femme s’immisce dans un domaine réservé aux hommes, l’action militaire, mais aussi parce qu’elle se trouve en position de commander des hommes. Cette argumentation est sujette à caution, car la veuve Vié, respectant la séparation des fonctions, se limite à l’administratif et n’accompagne jamais le convoi, laissant son fils assumer la fonction de capitaine de la chaîne. Elle parvient pourtant à rencontrer un écho favorable au ministère, qui finit par céder aux Mariton. En 1800, le ministre casse le marché Vié. Il convient cependant de noter que si l’on retient l’inconvenance de laisser une femme tenir une fonction à laquelle son sexe est étranger, ce sont surtout les violences dont le fils Vié s’est rendu responsable qui ont provoqué la réaction de l’administration. Avec le nouveau marché, les femmes sont donc écartées de la tête de la chaîne, mais la disparition de la veuve Vié n’est en aucun cas synonyme d’absence féminine sur le parcours de la caravane des forçats.

Un spectacle recherché… par les femmes !

22Comment pourraient-elles être éloignées alors que le mode même d’organisation du transfert rend leur refoulement impossible ? Le voyage a lieu en plein jour, en chariots découverts. La régularité du calendrier et de l’itinéraire, fixés par les autorités administratives, les mesures de précaution qui sont prises, permettent de prévoir assez aisément le moment du passage. Une foule nombreuse accueille souvent les cordons. L’importance de l’attroupement répond d’ailleurs aux objectifs de la puissance publique, qui peut ainsi montrer les criminels vaincus sur l’ensemble du territoire, démultipliant les effets de l’exposition organisée une première fois avant le départ. Comment interdire aux femmes de faire partie de cette foule désirée ? Il était possible de contrôler la composition de l’assistance réduite se rassemblant dans la cour de Bicêtre. Le filtrage devient inconcevable dès lors que les haquets quittent Bicêtre pour entamer le périple vers les bagnes.« La pièce » devient itinérante, prenant pour scène la France tout entière. La chaîne évolue alors dans l’espace public, espace poreux où les femmes ont leur place. Elles rejoignent les hommes sans besoin d’un recours à la ruse. Il n’y a pas intrusion mais mise en œuvre de processus habituels [28]. Pourquoi continueraient-elles à vaquer à leurs occupations alors que tout autour d’elles, on accourt vers les places et auberges où stationnent les haquets ?

23Même celles qui ne désirent pas assister au spectacle peuvent être surprises par la chaîne et devenir spectatrices, certes involontaires, lorsque les hasards du calendrier ou de l’itinéraire provoquent une confrontation brutale avec les cordons. C’est en revenant d’une promenade à Montgeron que Maxime du Camp et sa mère croisent la caravane des forçats [29]. Ida Saint-Elme a, nous l’avons vu, laissé le récit d’une mésaventure identique survenue au cours d’un voyage [30]. Il est difficile d’échapper à une pièce qui marche vers son public.

24Mais c’est généralement de façon volontaire que les femmes accourent au-devant des cordons. Benjamin Appert note que celles d’Alençon et des villages environnants forment une fraction significative du public qui se masse dans la cour de l’auberge où la chaîne doit passer la nuit [31]. Jean-Claude Romand, arrivant à Toulon, retient qu’elles sont nombreuses dans la foule rassemblée sur la plage de Castignau pour assister au déferrement [32]. L’importance de la présence féminine frappe encore un Châlonnais entraîné vers la prison par un « nombreux cortège de femmes et d’enfants » [33]. Attirant le regard des observateurs, les femmes focalisent aussi l’attention des forçats et semblent constituer une cible privilégiée de leur vindicte.Évoquant l’existence des cordons à pied, circulant au plus près de la foule, Vidocq pointe leur acharnement contre les spectatrices de rencontre : « Malheur aux femmes qu’ils rencontraient […] les femmes étaient houspillées de la manière la plus brutale » [34]. Ce témoignage de l’intérieur recoupe les observations laissées par Victor Hugo, notant dans Les Misérables que certains enchaînés, équipés de tuyaux de plume, soufflent de la vermine vers la foule, « choisissant les femmes » [35]. Comment interpréter cette agressivité ? Classique attitude poussant à s’en prendre à ceux qui sont perçus comme faibles, ou bien preuve supplémentaire du problème posé par une présence jugée intempestive ?

25Quoi qu’il en soit, les femmes sont là, dans toute leur diversité. Femmes de tous les âges, les récits le mettent en évidence. Victor Hugo évoque une vieille femme profitant du passage des cordons pour donner une leçon de morale à un jeune enfant [36]. Jean Claude Romand déplore de compter dans la foule qui se presse « un certain nombre de jeunes filles à la mine éveillée » [37]. La Gazette des tribunauxs’attarde sur une autre jeune fille de quinze ans qui hâte sa marche pour jouir du spectacle [38]. Ces femmes viennent également de toutes les classes. Aux côtés de celles du peuple, signalées par La Gazette des tribunaux, les témoins aperçoivent des représentantes de la bonne société,« femmes à la mode que l’on rencontre d’habitude à d’autres spectacles » [39].

26Cette présence suscite davantage de commentaires. Leur bonne éducation, leur caractère plus civilisé, le contrôle serré assuré par la famille devraient les maintenir à l’écart du spectacle vulgaire, de cette violence dont se repaît la populace. La Gazette de France en vient même à mettre en doute l’origine sociale de ces dames « en élégantes toilettes du matin » qui se placent sur le chemin des cordons. Ne seraient-elles pas les maîtresses des criminels enchaînés « venues recevoir l’hommage de leur Anacréon » [40] ? Tous ces arguments font long feu dès lors qu’en 1836 on compte dans la masse des curieux près de 1600 voitures, dont une soixantaine de carrosses armoriés [41], aux portes desquels paraissent de nombreuses femmes. Malgré tous les regrets, elles se pressent devant la chaîne dans toute leur diversité. Comment en serait-il autrement puisque, comme le remarque Arlette Farge, la participation aux cérémonies d’exécution de la peine relève de l’évidence. On ne se déplace pas pour assister à un châtiment, on réalise « un geste existentiel, normal, celui de vivre avec autrui les évènements donnés, sur les lieux mêmes où la réalité sociale se fabrique » [42]. Pour s’écarter, pour tourner le dos au spectacle, il faudrait être parvenu à rompre avec la machine sociale.

Des femmes dans la cour de Bicêtre !

27Ainsi donc, la femme ne cesse d’apparaître sur le chemin de la chaîne. Elle surgit des témoignages, affirmant sa présence sur la scène de ce grand spectacle disciplinaire itinérant. Mais ne reste-t-elle pas confinée sur les bords de la scène, puisque l’exclusion demeurerait au moment du ferrement, l’espace clos de la prison permettant de procéder à un filtrage ? Absence momentanée mais qui serait très symbolique, soulignons le, puisque le ferrement est ce moment essentiel de l’histoire d’une chaîne, instant où le condamné bascule vers le bagne et perd toute autonomie, passe sous le contrôle absolu de l’État manifestant son pouvoir. Citoyen passif, la femme n’aurait pas sa place au cœur d’une telle cérémonie et George Sand, transgressant l’ordre social par sa présence, réelle ou supposée, est logiquement expulsée de la cour des fers.

28Pourtant, la réalité est là aussi plus complexe. Tout d’abord, ce désir d’exclusion ne semble exister qu’à Bicêtre. Lorsque Jean-Claude Romand est ferré à Lyon, il distingue, parmi les spectateurs, des « personnes des deux sexes » [43]. Il semble en aller de même à Chalons-sur-Saône [44]. La « fermeture » de Bicêtre serait donc exceptionnelle. Mais cette prison étant le lieu du grand ferrement, moment de naissance de la chaîne rassemblant le plus grand nombre de condamnés, cette spécificité n’en est que plus significative. Ajoutons que ce ferrement se déroule dans la capitale d’un État très centralisé et qu’il est décrit, chaque année, par les journalistes de La Gazette des tribunaux, dont les articles sont repris par de nombreux quotidiens de province. L’absence ferait donc sens. Pourtant, à Paris comme ailleurs, les femmes assistent à la cérémonie judiciaire. Dans Le jugement par jury ou la vengeance d’une femme, Dubergier place des dames parmi les curieux qui se rendent à « cette espèce d’exécution » [45]. Fantaisie de romancier ? Nullement, puisque son récit est corroboré par des témoins directs. Le très minutieux compte rendu de l’inspecteur des prisons Moreau-Christophe s’attarde sur les femmes élégamment parées parfois accompagnées de leurs filles [46]. Benjamin Appert, enfin, s’emporte contre la curiosité des dames présentes le jour du ferrement [47].

29Si des femmes sont là, pourquoi se féliciter de l’exclusion, réelle ou supposée, de George Sand ? C’est que, contrairement à elle,« ces dames » sont à leur place. Elles n’ont pas cherché à accéder au cœur du ferrement, elles ne s’installent pas sur la scène mais ont pris place aux fenêtres des bâtiments entourant la grande cour. Elles sont donc demeurées à distance, sur les alentours, à la marge, regardant, de loin, le spectacle du pouvoir en action. Il est sans doute hautement symbolique qu’elles soient installées à l’intérieur d’un édifice, comme si leur regard sur la cité et sur sa vie ne pouvait venir que de l’espace intérieur qui leur est alloué et sur lequel elles règnent. Le symbole atteint son paroxysme si l’on retient que Dubergier précise « qu’elles se font remarquer à travers les grilles qui ferment toutes les fenêtres pratiquées sur cette petite cour » [48]. Les femmes qui regardent constituent alors un étrange reflet des prisonniers demeurés dans leur cellule et qui, massés derrière les barreaux, contemplent les préparatifs du départ. Ainsi, la femme a sa place dans le théâtre de la discipline. Ce qui est finalement refusé, ce n’est pas tant sa présence que l’appropriation de fonctions, de postures, d’attitudes ne correspondant pas à sa nature ou aux fonctions qu’elle doit tenir. La femme a un rôle à jouer mais il ne doit pas être à contre-emploi. S’il y a des femmes écartées, il y a également des femmes acceptées, et les narrateurs, les témoins, se trouvent entraînés dans une valse-hésitation.

PRÉSENCE DÉSIRÉÉ, PRÉSENCE REDOUTÉE, PRÉSENCE NÉCESSAIRE …

Femmes suivant la chaîne, ambivalence des regards

30Si le contact entre les femmes et la chaîne se révèle fréquent, il reste souvent circonscrit à ce moment où l’on contemple les haquets qui défilent. Mais il arrive que la rencontre se prolonge. L’abbé Montés, qui affirmait la rupture du couple comme évidente, inévitable en raison d’un pardon impossible, doutait trop de la solidité de certains liens, de l’abnégation, de la fermeté de quelques femmes. Car il en est qui suivent la chaîne, progressant dans son sillage afin d’accompagner un être cher. Elles sont rares mais surgissent malgré tout au tournant des rapports d’archives ou des témoignages. Se dresse ainsi la figure de la mère, de la sœur ou de la femme aimante, de la compagne fidèle, traversant la France pour rester aux côtés de celui que la société a banni. Benjamin Appert, lors de sa première rencontre avec le triste convoi, remarque un condamné qui serre un jeune garçon dans ses bras pendant qu’à l’extérieur de l’écurie, où sont parqués les cordons,« une pauvre dame » lui fait des signes d’intérêt. Ce sont l’épouse et le fils du forçat qui ont décidé de le suivre jusqu’à Brest [49]. En messidor de l’an IV, Noizeux, commissaire à la suite des chaînes, repère trois femmes qui se maintiennent en permanence en arrière du convoi [50]. Un tableau de Cibot représente également, non loin des haquets, trois femmes installées sur une charrette [51]. Enfin, le 20juillet 1836,Le Droit mentionne deux femmes vêtues en paysannes aisées, marchant lentement derrière la dernière voiture qui emmène pour l’une un père, pour l’autre un mari. Selon la rumeur, elles auraient clamé leur intention de suivre le convoi jusqu’à sa destination finale [52]. Il est donc des compagnes qui acceptent de se soumettre aux épreuves d’un long trajet, manifestant ainsi leur refus, du moins momentané, de la rupture imposée par la loi. Une telle attitude est-elle admissible ? Non, si l’on en croit La Gazette des tribunaux, qui se donne la peine de rectifier l’article du journal Le Droit, avertissant ses lecteurs que « c’est à tort qu’un journal affirme que deux femmes auraient reçu l’autorisation de suivre la chaîne à pied » [53]. Une nouvelle fois, le désaccord entre les sources souligne à quel point la présence féminine pose problème.

31En réalité, tout dépend du point de vue de la source sur laquelle on prend appui. Là où certains observateurs saluent le courage, apprécient la force du lien familial, d’autres manifestent une méfiance que rien ne semble pouvoir ébranler. Pour les autorités administratives et les gardiens, celles qui s’installent à la traîne de la chaîne sont des fauteurs de troubles. Cette passion qui pousse à suivre un criminel, à affronter les privations imposées par un épouvantable voyage, ne peut que procéder de noirs desseins. Aussi le commissaire Noizeux fait-il contrôler Marguerite Julien. Son interrogatoire révèle qu’elle est une marchande, veuve de 32 ans, qui a décidé de suivre la chaîne afin d’apporter un secours pécuniaire à Charles Lambert, qui a été son garçon cordonnier. Elle a beau nier vivre avec lui ou préparer son évasion, le commissaire choisit d’ignorer ses protestations et l’oblige à s’en retourner. Sur la route de cette chaîne, des soupçons identiques pèsent sur une certaine Julie Legrand. Le convoi suivant, à destination de Toulon, voit Noizeux faire contrôler deux autres femmes par la gendarmerie et leur intimer l’ordre de cesser de suivre les haquets [54]. Cette logique du soupçon semble frapper également la « jeune dame » repérée par Benjamin Appert qui, même si elle n’est pas priée de s’en retourner, ne peut, cependant, au contraire de son fils et du jeune philanthrope, pénétrer dans l’écurie où sont parqués les cordons. Pour les représentants de l’ordre, la femme doit demeurer à la périphérie de la chaîne. Une nouvelle fois, on perçoit ce fervent désir de la tenir à l’écart. Ce n’est d’ailleurs qu’en se travestissant en homme (comme l’aurait fait George Sand dans l’anecdote de l’Armoricain), et accompagnée par un avocat, qu’Adèle de Fontanges, héroïne d’un roman de Dubergier, peut se lancer à la poursuite de la chaîne, s’approcher des cordons et échanger quelques paroles avec Alfred Belval, son fiancé [55]. Le travestissement demeure nécessaire pour celle qui veut pénétrer au cœur du convoi.

32Cette hostilité des gardiens résulte d’une double méfiance. Tout d’abord, comme le rappelle Michelle Perrot, le soupçon pèse sur les déplacements des femmes et notamment sur celles qui voyagent seules. Ce mouvement constitue une transgression, une sortie hors de l’espace et du rôle qui leur sont alloués [56]. Mais la méfiance des argousins s’alimente aussi à leur solide connaissance du monde du crime et de ses modes de fonctionnement. Arlette Farge, étudiant la figure de la femme criminelle, note l’attention que la police portait aux compagnes des voleurs. Loin de faire figure d’êtres faibles et donc peu inquiétants, elles sont perçues comme dangereuses. La femme est partie intégrante de la bande et garantit son fonctionnement. C’est elle qui visite, relie, transmet et facilite l’accomplissement des menées criminelles. Dans sa lutte contre le crime, la police est donc toujours très attentive à l’élaboration de la cartographie amoureuse [57]. L’argousin qui voit une femme cheminer à la suite de la chaîne est nécessairement soupçonneux.

33Benjamin Appert ou le peintre Cibot expriment un point de vue différent et, à travers leur regard, le périple féminin devient la preuve d’une haute moralité. Celle qui chemine en arrière du convoi des galériens est une figure vertueuse. Elle partage la douleur de celui qui part, prouve que le lien familial n’est pas un vain mot, n’hésitant pas à se sacrifier pour apporter à son compagnon soutien et réconfort. Au cœur de l’épreuve, elle, au moins, ne l’a pas abandonné. La femme complice s’efface devant la femme aimante. Il est vrai que, dans le discours proposé, le condamné suivi mérite ce sacrifice. Alfred Belval, pisté par Adèle de Fontanges, est victime des machinations d’une femme jalouse. Le tableau de Cibot a été, selon la critique, peint pour un « bon voleur », dont « l’honnêteté se devine […] à l’expression de sa figure », et le galérien repéré par Benjamin Appert montre un amour profond pour son épouse et pour son fils, et regrette le faux-pas qui l’a conduit devant les tribunaux [58]. La présence féminine garantit l’existence de « bons » criminels. Elle signifie que tout espoir n’est pas perdu.

34Ainsi, celle qui suit le parcours de la chaîne est soigneusement scrutée. Les raisons qui conduisent une femme à s’approcher de la chaîne sont fréquemment questionnées et la compilation des récits dans lesquels elles sont mises en exergue permet d’élaborer un catalogue des figures redoutées ou désirées.

Présences redoutées

35La femme qui se présente sur la route du convoi ne tient pas toujours les premiers rôles. Dans nombre de témoignages, elle se fond dans une entité plus large :la foule, la populace. Elle y tient sa place, on note sa présence, mais sans s’y attarder, sans l’isoler véritablement. Romand regrette la « curiosité des personnes des deux sexes » [59] qui assistent à son ferrement. Ce n’est qu’à l’arrivée à Toulon qu’il pointe plus particulièrement la présence des femmes.Le Courrier des théâtres, décrivant la foule qui s’amasse devant les portes de Bicêtre, annonce la présence d’hommes, femmes et enfants [60]. Dauvin, narrant l’arrivée de la chaîne, ne signale aucune figure au sein de la populace qui « prend sa large part de cris, de rires, de blasphèmes et de menaces » [61]. Dein, qui s’attarde sur le même spectacle, préfère parler du « peuple qui se groupait autour d’elles [les charrettes]» [62]. Quant à Le Pelletier de la Sarthe, évoquant la « masse inconsidérée des populations », il s’indigne des « réflexions insultantes des hommes et même des femmes sans éducation ». Ainsi, les observateurs ne semblent pas systématiquement classer par genre. Ce qui apparaît surtout, c’est le manque d’éducation. L’absence de « civilisation » explique la capacité à se complaire du spectacle de la souffrance pour laquelle la populace « brutale » conserve un seuil de tolérance plus élevé.

36Mais parfois la distinction devient nécessaire et l’on s’attache à stigmatiser la présence féminine. S’attardant sur les femmes assistant à son ferrement, Jean-Claude Roman se demande « si leur place est bien là » et si « la morale n’a pas à souffrir de leur présence » [63]. En quoi la morale serait-elle menacée ? Roman regrette peut-être une curiosité gratuite voire malsaine. Ce point de vue est, en tous les cas, celui de La Presse, rappelant la présence aux portes de Bicêtre de représentantes de la bonne société parisienne, présentées comme « quelques élégantes femmes nerveuses altérées d’émotions formant un quadrille en calèche découverte avec de jeunes philosophes observateurs » [64]. Le quotidien oppose donc deux curiosités. Il y a le comportement sain, celui du scientifique, qui observe afin de pouvoir comprendre, critiquer et améliorer. Il est ici le propre de l’homme. Il y a ensuite la curiosité qui relève d’un déséquilibre, de la recherche de sensations fortes. C’est celle des femmes qui vont à Bicêtre comme on va au cirque ou au zoo. La prise de distance devient impossible et le regard se fait intrusif, constitue une agression pour le condamné.

37Mais cette « indiscrétion féminine » suffit-elle à constituer un danger pour les mœurs ? Si elle est critiquable, ce n’est qu’au moment de la « visite » qu’elle bascule dans l’impudeur. La visite est une fouille complète, impliquant la mise à nu, régulièrement organisée, durant laquelle le souci de sécurité rejoint le désir de punir par l’humiliation. Rassemblés dans un champ ou sur une place, les forçats doivent se dévêtir et subir une recherche avilissante, attentatoire à leur intimité. Nombre de témoins réprouvent ce spectacle dégradant, mais les critiques se font plus acerbes dès que la présence de membres de la gent féminine est repérée. Dans un compte rendu d’octobre 1827, La Gazette des tribunaux condamne « le dégoûtant spectacle », mais déplore d’abord « l’impudeur des femmes » qui osent y assister. L’année suivante, le quotidien s’attarde encore « sur une visite qui révolte la pudeur » et regrette d’apercevoir une jeune fille qui hâte sa marche,« paraît avide de jouir du spectacle », et fait demi-tour dès qu’elle apprend que la fouille est achevée, ne laissant ainsi aucun doute sur les raisons de son empressement [65]. Le regard des femmes sur la visite choque particulièrement. S’agit-il simplement d’une gêne d’observateurs de la bourgeoisie face à une attitude voyeuriste des plus choquante pour une société qui cherche à préserver à tout prix l’innocence de la jeune fille, faisant de la pudeur une sorte d’habitus, où l’on cherche à retarder l’éveil du désir en occultant soigneusement tout ce qui à trait au sexe [66] ? Sans doute, mais on déplore probablement davantage une mise en scène laissant trop de latitude à l’expression du désir féminin. Cette femme impudique jouissant de la mise en spectacle du corps mis à nu scandalise tous ceux qui sont soucieux de protéger les bonnes mœurs. Ce qui offusque sans doute également, c’est de voir des femmes adopter une posture considérée comme l’apanage des hommes. Arlette Farge a pu souligner combien les récits masculins sur les femmes suppliciées débouchent sur une érotisation du spectacle [67]. On décrit attentivement le corps, le visage, on s’attarde sur les marques laissées par le châtiment. Ce regard érotisant est-il alors le propre de l’homme, faut-il y voir un apanage de la seule virilité ? Les observateurs refusent la confusion des genres. Enfin, cette anxiété ne trouve-t-elle pas aussi sa source dans le très masculin regret de voir des hommes présentés dans l’état de plus grande faiblesse à des femmes occupant, pour une fois, une situation de puissance et de jouissance ?

38Si sa présence est choquante, la femme impudique demeure une spectatrice, participant au châtiment par la projection de son regard. Il arrive cependant qu’elle se fasse plus active, agressant ceux que la société condamne. Son rôle n’est, à première vue, pas différent de celui des hommes qu’elle côtoie. Comme eux, elle s’époumone, elle injurie, elle participe à ce déchaînement collectif, cette « affreuse tempête de huées vibrantes, de cris sauvages, de voix glapissantes, de sifflets aigus, des imprécations, des jurons » [68]. La violence ne va généralement pas plus loin, et la lutte entre les cordons et la foule demeure essentiellement verbale, hésitant entre l’agression et l’art carnavalesque de l’engueulement [69].

39Cependant, le crime prend parfois une dimension extraordinaire, monstrueuse, insupportable et c’est alors que la colère gronde. C’est le cas en juillet 1836, alors que la chaîne mène vers le bagne le curé Delacollonge, condamné pour l’assassinat de sa maîtresse, Fanny Besson. Ce transfert est vécu comme exceptionnel. Non seulement le meurtrier est un homme d’Église, mais les circonstances du crime sont particulièrement horribles, puisque Delacollonge a découpé le cadavre avant d’en jeter les morceaux dans une mare proche de son presbytère. D’autres circonstances ont contribué à accroître les tensions. Tout d’abord, il est probable que la foule reste imprégnée de l’anticléricalisme populaire qui s’est violemment exprimé dans le courant de l’année 1830. Ensuite, l’assassinat de Fanny Besson rappelle fortement celui perpétré par Mingrat, prêtre du Dauphiné condamné en 1822 pour le viol et l’assassinat d’une de ses pénitentes, dont il a également découpé le cadavre. Ce qui contribue à concentrer la colère, c’est que Mingrat a échappé au châtiment en trouvant refuge dans le royaume du Piémont. Delacollonge sert donc d’exutoire, constituant la cible d’une haine longtemps refoulée. Sa sortie de Bicêtre est marquée par « une explosion de rage inouïe ». Les gestes menaçants, les jets de pierres et d’objets se multiplient [70].

40Dans ce déchaînement, les femmes s’imposent aux premiers rangs. Pour La Gazette des tribunaux, elles sont les plus furieuses, hurlant contre le « mauvais prêtre, le monstre Delacollonge » [71].La Phalange décrit de véritables furies soulevées par une « incroyable exaltation de haine » [72]. Comment expliquer cette irruption sur le devant de la scène, ces femmes emportées par la violence et s’emparant des premiers rôles ? Sans doute ressentent-elles le crime comme particulièrement odieux. La mort de Fanny Besson peut être perçue comme une véritable tentative de destruction physique de la femme. Étranglée, la jeune femme a ensuite été, telle une bête, démembrée sur le billot d’une cuisine. Puis son meurtrier a jeté ces débris humains dans une mare, refusant ainsi à sa victime l’inhumation en terre consacrée. Il y a peut-être pire encore pour celles qui poursuivent Delacollonge. La presse révèle que plusieurs parties du corps n’ont pas été retrouvées. Il s’agit du bas-ventre et des organes qu’il renferme, auxquels il faut ajouter le cœur, les poumons et les cheveux. On apprend bientôt que les viscères ont été enfouis dans la fosse d’aisance. On soupçonne que cette séparation de l’utérus du reste du corps procède de la nécessité de dissimuler les traces d’une grossesse [73]. Allons plus loin en relevant que tout ce qui, dans le corps, signe la féminité (cheveux, pubis…) a été mélangé aux excréments.

41La fureur des femmes répondrait donc à la violence extrême qui s’est abattue sur l’une d’entre elles. Fanny Besson n’a pas seulement été assassinée, son corps a été détruit, son meurtrier a tenté d’anéantir sa nature. Les femmes, au premier rang, cherchent à se faire bourreau, le crime commis constituant une agression contre leur sexe. D’ailleurs, si les femmes s’acharnent ainsi contre Delacollonge, n’est-ce pas aussi dans un désir de rendre justice, de se réapproprier un pouvoir de sanction qui leur est refusé ? Nous l’avons déjà remarqué, en ce premier XIXe siècle, la justice est une affaire d’hommes. Juristes, magistrats et jurés appartiennent tous au sexe dit fort, et ces hommes, jugeant que ce crime n’était pas prémédité, ont finalement préservé Delacollonge de la guillotine. La fureur des femmes n’est-elle pas une réponse à un verdict perçu comme scandaleux car ignorant la barbarie commise à l’encontre de leur genre ? La violence est devenue un instrument de justice, elle leur permet de s’insérer dans un système de rétribution légale dont elles sont exclues.

42Mais il ne faut pas s’y tromper :si les femmes occupent les premiers rôles dans les troubles qui accompagnent la sortie de Delacollonge, c’est aussi parce que les narrateurs les sortent de la foule, mettant en évidence une violence qui leur serait spécifique et qu’il convient de condamner. Ce que l’on redoute, c’est apparemment le surgissement de la femme dénaturée, monstrueuse, se délectant à la vue du sang, nouvelle incarnation des furies de guillotines, évoquées précédemment. Surgit à nouveau cette angoisse de la cruauté féminine qui obsède tant les observateurs [74]. Mais ce qui inquiète surtout, c’est qu’en s’en prenant à Delacollonge les femmes de Paris mettent en péril le spectacle disciplinaire tel que les notables désirent le monter. Sur la chaîne qui s’ébranle en 1836, le prêtre meurtrier tient le rôle du bon forçat. Il prend la posture du criminel qui accepte sa peine et qui ne songe plus qu’à expier. Quelques jours avant le départ, il a écrit à La Gazette des tribunaux pour vanter la bonté de ses gardiens. Il a insisté pour être conduit vers Brest par la grande chaîne, ignorant la proposition d’un transport plus discret. Alors que la foule l’abreuve d’injures, il est plongé dans ses pensées, ne répond pas, ne critique pas ses juges, reste campé dans un silence propre à la méditation et au travail de la conscience. Il entend subir sa peine dans toute son étendue. Il est cette figure rassurante qui montre aux autres condamnés le chemin à suivre, preuve que la sanction prononcée par l’État peut être efficace. En le traitant de monstre, en l’agressant, les femmes mettent en danger le sens de cette représentation. C’est pourquoi elles sont décrites comme des furies déchaînées, rejetées ainsi dans la partie sauvage de la population. Le développement du scénario judiciaire appartient aux hommes. Le problème demeure que, sans ce déchaînement de violence, les femmes seraient sans doute restées invisibles au cœur de la foule. L’affirmation du genre féminin ne peut-elle se faire qu’à travers la transgression et sa condamnation ?

Présences désirées

43Il n’en est rien. La femme qui tient son rôle n’est pas malvenue et gagne le droit d’être mentionnée. C’est parce qu’elles agissent de manière attendue dans le cadre des représentations de l’époque que certaines femmes sont remarquées. C’est leur pitié, leur désir de soulager la souffrance qui sont mis en scène. Le 20 mai 1827, une chaîne en provenance de Toulouse arrive à Rochefort. Dans le groupe, on remarque un jeune militaire dont la rumeur dit qu’il appartient à une honorable famille :« Les femmes du peuple s’apitoyaient en général sur son sort » [75]. Flora Tristan s’attarde plus longuement sur l’exercice de cette pitié féminine. Narrant, dans Méphis, le passage d’une chaîne dans un village proche de Toulon, elle divise les spectateurs en deux groupes.« Il y avait grande foule rassemblée sur la place […] les hommes montraient un air content, les femmes étaient tristes. Plusieurs avaient les yeux emplis de larmes » [76]. Flagrante, l’opposition est réactivée à maintes reprises. S’agit-il de se prononcer sur la culpabilité de Méphis, qui manifeste une résignation angélique ? C’est une femme qui envisage l’hypothèse de l’innocence alors que les hommes dissertent sur l’utilité et le mode d’exécution de la peine.

44Cette propension à ressentir la souffrance et à exprimer la pitié n’a rien de surprenant. Hélène Faure, honorée du prix Montyon récompensant l’ouvrage le plus utile aux mœurs pour ses Instructions maternelles, voit chez la femme « une extrême sensibilité associée au besoin constant d’aimer et de se dévouer au bien des autres » [77]. On retrouve cette prééminence du cœur qui fait que la femme est amour. Amour pour ses enfants, pour son compagnon, mais amour qu’elle reporte aussi sur tous ceux qui sont impuissants et malheureux. En outre, perçue comme fragile et dotée d’une connaissance intime de la douleur, éprouvée lors de l’enfantement, la femme est nécessairement « en harmonie avec la peine qu’elle découvre […] le spectacle qui laisse à l’homme son sang-froid […] fait couler leurs larmes, trembler leurs mains, battre leurs cœurs » [78]. La femme ne peut résister à la manifestation de la souffrance et elle s’empresse de la soulager dans un transport instinctif que ne peut refréner le barrage d’une raison trop faible.

45Cet élan est très perceptible dans les récits laissés par Maxime du Camp ou Ida Saint-Elme. Alors que généralement les témoignages font le récit du ferrement ou de l’arrivée de la chaîne dans une ville, c’est-à-dire de moments d’une représentation parfaitement organisée, d’un spectacle où l’on se rend volontairement, ces deux auteurs relatent une rencontre inattendue avec la caravane des forçats. Dans ce moment de surprise, où les premières réactions sont spontanées, les comportements se révèlent pourtant identiques. Dans les deux cas, les femmes commencent par céder à la peur, réflexe attendu, nous l’avons vu. La mère de Maxime du Camp le serre instinctivement contre elle et une compagne d’Ida Saint-Elme pousse un cri d’effroi. Mais la frayeur qui suscite le mouvement de recul est rapidement surmontée. Le cœur parle et fait jaillir la compassion instinctive.« La pitié avait gagné nos mères », écrit Maxime du Camp. Quant à Ida Saint-Elme, elle s’oppose à un homme dont le premier mouvement est de supposer la présence de grands coupables dans le sinistre convoi. « Ne voyons que la misère et non les actions qui l’ont méritée » [79]. Aussitôt les bourses sont tirées et la femme adopte une conduite convenue. Si l’on en croit les témoignages, nombreuses étaient celles qui sur les routes s’efforçaient de soulager les souffrances des forçats qu’elles croisaient. Retenons l’exemple des dames Dufresnes, épouse et filles du propriétaire du Manège, une école d’équitation de Rennes qui abrite les galériens lors de leur étape dans la ville. Elles ont pris l’habitude de récolter de vieux chapeaux dont elles défoncent le fond. Il ne demeure ainsi qu’un cercle de feutre que l’on peut glisser entre les épaules et le collier afin de soulager les chairs meurtries [80].

46Il n’est dès lors pas surprenant qu’une figure féminine préside au départ des forçats de Bicêtre. À l’issue du ferrement, les bagnards sont souvent conduits vers la chapelle afin d’y entendre le sermon de l’aumônier des prisons. Autour de l’autel, ils peuvent contempler trois tableaux que la rumeur attribue à un ancien prisonnier.À gauche, saint Pierre chargé de chaîne est visité par l’ange. À droite, saint Vincent de Paul soulage les galériens. Au centre, dominant les deux autres œuvres, apparaît une représentation de la Vierge Marie, mère très miséricordieuse, toujours prête à intercéder en faveur des pécheurs. Ainsi, l’artiste donne la position dominante à une figure féminine, considérée comme la plus compréhensive et la plus compatissante. C’est d’elle que peut venir l’espoir.

Présence nécessaire

47Pourtant, nous avons vu qu’en dépit des regrets de l’Armoricain, la Vierge n’est pas la seule figure féminine présente à Bicêtre. Interdites de séjour dans la cour, les femmes sont installées « à toutes les fenêtres de faveur » des bâtiments qui entourent la scène du ferrement [81]. Cette présence interroge. Si l’on veut écarter les femmes de l’exécution, du lieu où se joue la souveraineté, pourquoi les laisser paraître, même à distance ? Sans doute faut-il voir, dans cette présence voilée, le résultat du choc de deux impératifs. Une nouvelle fois se manifeste l’ambivalence du regard porté sur la femme qui semble devoir être, à la fois, présente et absente. Certes,« l’indécence » des femmes contemplant les corps dénudés des galériens soumis à la visite jette le trouble chez les observateurs, mais ce « voyeurisme » a sa place au cœur de la sanction. C’est ce que suggère un témoignage de Benjamin Appert, déplorant que l’impudeur des spectatrices installées aux fenêtres soit excitée par la faible distance qui les sépare des condamnés,« si courte qu’elles peuvent aisément lire les lettres gravées par un fer brûlant sur les épaules » [82]. Dans ces conditions, voir, c’est être vu; et les galériens se savent soumis au regard féminin :« la pudeur parle, des prisonniers murmurent […] qu’importe à ces dames la pudeur et l’indignation quand la curiosité les entraîne » [83].

48Benjamin Appert accuse les femmes, condamne leur curiosité malsaine, mais oublie de s’interroger sur les raisons qui poussent à leur offrir une telle latitude. Qu’importe la pudeur à ceux qui les ont laissées s’installer aux fenêtres. On reste dans l’indignation en se gardant bien, cette fois, de prononcer l’interdiction. Le regard de l’État punissant n’est pas le même que celui des défenseurs des bonnes mœurs. Il est certain que la présence des femmes, bien visibles, accentue un trouble qui atteint son apogée, nous l’avons vu, au moment de la visite. Là où le regard des hommes est attendu, normal, celui des femmes est problématique, voire non conforme. La pression visuelle est donc plus forte et le regard féminin est vécu comme une agression pour le condamné. La mise à nu tend à briser un être en le dépouillant du sentiment de pudeur inculqué dès le premier âge et en le faisant paraître dans un état d’extrême faiblesse [84]. Être contraint de s’exposer à la contemplation du sexe dit faible constitue une aggravation de la sanction. Apparaît bien ici l’ambivalence d’une présence que certains déplorent, mais qui n’en est pas moins nécessaire à la mise en oeuvre du châtiment. Bien que leur retrait soit souhaité, la présence des femmes est tolérée lorsqu’elles demeurent à la marge. Puisque la chaîne n’est pas qu’un simple moyen de transfert, mais s’insère dans l’arsenal disciplinaire, puisqu’elle vise à manifester le triomphe de l’ordre et à diffuser la pédagogie de l’effroi, l’absence d’un public féminin rendrait l’assistance incomplète. La leçon ne pourrait porter tous ses fruits et le cérémonial judiciaire perdrait de sa force. Le théâtre de la peine ne peut tolérer d’absence et l’exécution doit être vue, mais à distance, par les femmes.

49La chaîne n’est donc en rien un monde sans femme. Sous diverses figures (entrepreneur, spectatrices impudiques ou compatissantes, furies vengeresses, compagnes éplorées et fidèles, femmes du peuple ou représentantes des classes éclairées), elles ne cessent de surgir au devant des cordons, composante indispensable de la foule que l’État veut voir se former pour participer au grand spectacle de la sanction. Le théâtre de la chaîne renvoie aussi une fidèle représentation de la société :la répartition des spectateurs et les fonctions occupées reflètent l’organisation sexuée de l’espace de la cité. Tout au long du transfert sont rappelées aux femmes leur position ainsi que les limites de leur action. Le temps où s’affirme l’emprise du pouvoir sur les criminels serait aussi l’occasion d’une réaffirmation de la hiérarchie sociale, un moment de délimitation claire des sphères allouées à chacun. Et c’est pourquoi l’absence est impossible. Présentes, les femmes se voit cependant signifier leur place. Maintenues à distance, elles doivent accepter la posture du citoyen mineur, sans droit à participer à l’exercice du pouvoir. Les témoignages révèlent qu’elles n’acceptent pas ces limites et, à travers leurs « transgressions », manifestent leur désir d’existence.

Notes

  • [1]
    Victor HUGO, Les Misérables (1862), Paris, Librairie Générale Française, 1972, t. 2, p. 479-485.
  • [2]
    Jean MARTEILHE, Mémoires d’un galérien du Roi-Soleil, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé »,1989, p.236-237.
  • [3]
    Sur ce thème, voir Sylvain RAPPAPORT, La chaîne des forçats 1792-1836,Paris, Aubier,2006.
  • [4]
    Victor Hugo se rend ainsi à Bicêtre en 1827 et 1828 et peut assister au ferrement grâce à une recommandation du procureur du roi, Monsieur de Belleyme.
  • [5]
    La Gazette de France,19 juillet 1835.
  • [6]
    L’Armoricain,8 août 1835.
  • [7]
    V.HUGO, Les Misérables, op.cit., p. 484-485.
  • [8]
    Ida SAINT-ELME, Mémoires d’une contemporaine, ou souvenirs d’une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l’Empire etc., Bruxelles, P.J de Mat, 1827, t.3, p.78.
  • [9]
    Nous reprenons ici les analyses d’Arlette FARGE, Effusion et tourment, le récit des corps :histoire du peuple au XVIIIe siècle, Paris, Odile Jacob,2007, p.148-151.
  • [10]
    Maxime DU CAMP, Souvenirs littéraires, Paris, Hachette et Cie,1882, t.1, p. 22.
  • [11]
    La dernière chaîne est partie en octobre 1836. L’entreprise des chaînes est supprimée par une ordonnance royale du 9 décembre 1836.
  • [12]
    La Gazette de France,19 juillet 1835.
  • [13]
    Arlette FARGE, « Proximités et inégalités flagrantes, Paris au XVIIIe siècle », in Cécile DAUPHIN, Arlette FARGE (éd.),De la violence et des femmes (1997), Paris, Albin Michel, rééd. Plon-« Agora »,1999, p.85.
  • [14]
    Dominique GODINEAU, « Citoyenne boutefeux et furies de guillotines », in C. DAUPHIN et A. FARGE (éd.), De la violence…, op.cit., p.35-37.
  • [15]
    Ibidem, p.48-49.
  • [16]
    Michelle PERROT, « Pouvoir des hommes, puissance des femmes, l’exemple du XIXe siècle », in EAD., Les femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flammarion,1998, p.213.
  • [17]
    V.HUGO, Les Misérables, op.cit., M.DU CAMP,Souvenirs littéraires,op.cit., Benjamin APPERT,Dix ans à la cour du roi Louis-Philippe, et souvenirs du temps de l’Empire et de la Restauration, Paris, Renouard, Berlin, Voss,1846, t.1.
  • [18]
    I. SAINT-ELME, Mémoires d’une contemporaine…, op.cit., Flora TRISTAN, Méphis (1838), Paris, Indigo & Côté-femmes éd.,1997, t.2, chapitre 12.
  • [19]
    Eugène-François VIDOCQ,Mémoires(1828-1829), Paris, Robert Laffont,« Bouquins »,1998, chapitre 8; Anthelme COLLET, Vie d’un condamné écrite par lui-même, Paris, Bourdin, 1837, p.248-257.
  • [20]
    « Dans le cas où la loi prononce la peine des fers pour un certain nombre d’années, si c’est une femme ou une fille qui est convaincue de s’être rendue coupable desdits crimes, ladite femme ou fille sera condamnée, pour le même nombre d’années, à la peine de la réclusion dans une maison de force ».
  • [21]
    Nous reprenons ici les analyses proposées par Jocelyne LEBLOIS-HAPPE,« La sanction des femmes criminelles : y a-t-il une spécificité féminine de la peine ?», communication prononcée au Colloque « Figures de femmes criminelles », Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne, samedi 8 mars 2008.
  • [22]
    La Gazette des tribunaux,4 octobre 1835.
  • [23]
    Ibidem.
  • [24]
    La Gazette de France,21 juillet 1836, et La Gazette des tribunaux,20 juillet 1836.
  • [25]
    La Revue de Paris,25 juillet 1827.
  • [26]
    Michelle PERROT,« L’invisible frontière », in Alain CORBIN, Jacqueline LALOUETTE, Michèle RIOT - SARCEY (éd.), Femmes dans la cité, Grâne, Créaphis,1997, p. 10.
  • [27]
    Archives Nationales, Paris (désormais AN), F16 487 : Lettre de Paul Louis Mariton au ministre de l’Intérieur,9 messidor an VII.
  • [28]
    Voir à ce sujet les analyses d’A. FARGE,« Proximités… », art.cit., p.81-83.
  • [29]
    M.DU CAMP, Souvenirs littéraires, op.cit., p.19.
  • [30]
    I.SAINT ELME, Mémoires d’une contemporaine…, op.cit., p.78.
  • [31]
    B.APPERT, Dix ans à la cour…, op.cit., p.29.
  • [32]
    Jean-Claude ROMAND, Confession d’un malheureux, vie de Jean Claude Romand, forçat libéré écrite par lui-même et publiée par M. Edouard Servan de Sugny, Paris, Comptoir des Imprimeurs-Unis, 1845, p.182.
  • [33]
    Le Drapeau tricolore,25 avril 1833.
  • [34]
    E.-F.VIDOCQ, Mémoires, op.cit., p.97.
  • [35]
    V.HUGO, Les Misérables, op.cit., p.483.
  • [36]
    Ibidem, p.484.
  • [37]
    J.-C. ROMAND, Confession…, op.cit., p.182.
  • [38]
    La Gazette des tribunaux,25 octobre 1828.
  • [39]
    Le Courrier des théâtres,20 juillet 1835.
  • [40]
    La Gazette de France,25 juillet 1836. L’allusion à Anacréon, poète grec se consacrant principalement à la poésie amoureuse, s’explique par le fait que dans le même article est retranscrit le chant en l’hommage des femmes et de la liberté.
  • [41]
    Le Sémaphore de Marseille,24 et 25 juillet 1836.
  • [42]
    Arlette FARGE, La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle,Paris, Hachette, 1986, rééd. Seuil,« Points », p.213.
  • [43]
    J.-C. ROMAND, Confession…, op.cit., p.174.
  • [44]
    Le Drapeau tricolore,25 avril 1833.
  • [45]
    DUBERGIER, Le jugement par jury, ou la vengeance d’une femme, Paris, Dondey-Dupré père et fils, 1824, t. 2, p.19.
  • [46]
    Louis-Mathurin MOREAU-CHRISTOPHE,De l’état actuel des prisons en France, considéré dans ses rapports avec la théorie pénale du code, Paris, A.Desrez,1837, p.274.
  • [47]
    Benjamin APPERT, Histoire générale des prisons sous le règne de Buonaparte avec des anecdotes curieuses,Paris, Alexis Eymery,1814, p.158.
  • [48]
    DUBERGIER, Le jugement par jury…, op.cit., p.19.
  • [49]
    B.APPERT, Dix ans à la cour…, op.cit., p.19.
  • [50]
    AN, F16 478 B : Lettre du commissaire Noizeux au ministre de l’Intérieur, 7 Messidor An IV.
  • [51]
    Henri FLEURY et Louis PARIS (éd.), La chronique de Champagne, t.4,2e année, Reims, au bureau de la Peirière,1838, p.57-59.
  • [52]
    Le Droit,20 juillet 1836.
  • [53]
    La Gazette des tribunaux,21 juillet 1836.
  • [54]
    AN, F16 478 B : Lettres de Noizeux au ministre de l’Intérieur, 7 messidor an IV et F16 468 A : Lettre de Noizeux au ministre de l’Intérieur du 10 germinal an IV.
  • [55]
    DUBERGIER, Le jugement par jury…, op.cit.,p.48-50.
  • [56]
    Michelle PERROT, « Sortir », in EAD., Les femmes ou les silences de l’Histoire, op.cit., p.240-249.
  • [57]
    Arlette FARGE, « L’espace public de la criminalité féminine », communication prononcée au Colloque « Figures de femmes criminelles », Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne, vendredi 7 mars 2008.
  • [58]
    DUBERGIER, Le jugement par jury… op. cit., H. FLEURY et L. PARIS (éd.), Chroniques de Champagne…, op.cit., p.59, B.APPERT, Dix ans à la cour…, op.cit., p.19.
  • [59]
    J.-C. ROMAND, Confessions d’un malheureux…, op.cit., p.174.
  • [60]
    Le Courrier des théâtres,20 juillet 1835.
  • [61]
    Aristide DAUVIN, « Les forçats », in Les Français peints par eux-mêmes, Encyclopédie morale du XIXe siècle, Province, t.1, Paris, L.Curmer,1841, p.69.
  • [62]
    Henri DEIN,« Le bagne de Brest », Revue de Paris, janvier 1839, t. 1, p.265.
  • [63]
    J.-C. ROMAND, Confessions d’un malheureux…, op.cit., p.182.
  • [64]
    La Presse,20 juillet 1836.
  • [65]
    La Gazette des tribunaux,27 octobre 1827 et 25 octobre 1828.
  • [66]
    Yvonne KNIBIELHER,« Corps et Cœurs », in Geneviève FRAISSE et Michelle PERROT (éd.),Histoire des femmes en Occident, t.4, Le XIXe siècle, Paris, Plon,1991, p.407-409.
  • [67]
    A.FARGE,« L’espace public de la criminalité féminine… », art.cit.
  • [68]
    Maurice ALHOY, Les bagnes. Histoire, types, mœurs, mystères, Paris, Gustave Havard,1851, p. 159.
  • [69]
    Alain FAURE, Paris Carême-Prenant, du carnaval à Paris au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1978, p. 65-66.
  • [70]
    La Gazette des tribunaux,19 juillet 1836.
  • [71]
    Ibidem.
  • [72]
    La Phalange,1er août 1836.
  • [73]
    Le Spectateur de la Côte d’Or, 10 janvier 1836 et 2 mars 1836. Le soupçon se révélera infondé.
  • [74]
    Arlette FARGE souligne que cette angoisse est un thème tenace et récurrent des témoignages sur l’exécution au XVIIIe siècle :EAD., La vie fragile…, op.cit., p. 218.
  • [75]
    La Gazette des tribunaux,22 mai 1827.
  • [76]
    F.TRISTAN, Méphis, op.cit., p.100.
  • [77]
    Hélène FAURE,Instructions morales ou direction maternelle de l’enfance, Paris, Delloye,1840, p.191.
  • [78]
    Claire DE RÉMUSAT, Essai sur l’éducation des femmes,Paris, Ladvocat,1824, p.26.
  • [79]
    M.DU CAMP, Souvenirs littéraires, op.cit., p.21, I.SAINT ELME, Mémoires d’une contemporaine…, op.cit., p.78-80.
  • [80]
    Anselme ORAIN,« Le passage de la chaîne des forçats à Rennes en 1836 »,Revue de Bretagne, année 1909, p.81-82.
  • [81]
    L.-M.MOREAU-CHRISTOPHE, De l’état actuel des prisons… op.cit., p.274.
  • [82]
    B.APPERT, Histoire des prisons…, op.cit., p.158.
  • [83]
    Ibidem.
  • [84]
    Jean-Claude BOLOGNE, Histoire de la pudeur, Paris, Perrin,1986.
Français

Jusqu’en 1836, la chaîne des forçats mène vers les bagnes la longue cohorte des galériens. Instrument de la justice,mise en scène de l’exécution de la peine,la chaîne paraît constituer un monde sans femmes. Dans la société du premier XIXe siècle, celles-ci sont exclues du processus judiciaire, sont moins poursuivies et moins frappées par la peine.Pourtant,les femmes ne cessent d’apparaître sur les lieux du ferrement et le long des routes où circule la chaîne.Cette présence est à la fois redoutée et désirée.Si l’on rejette la femme adoptant des postures masculines et s’imposant sur les scènes de l’exercice du pouvoir,le spectacle judiciaire a aussi besoin de la douceur et de la charité féminines. L’efficacité de la sanction nécessite, surtout, une assistance complète, où les femmes, tenues à distance si nécessaire,doivent figurer.

MOTS CLÉS

  • France
  • 1er XIXe siècle
  • Système disciplinaire
  • Forçats
  • Femmes
Sylvain Rappaport
Lycée François Villon, Paris
sylvainrappaport@noos.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2009
https://doi.org/10.3917/rhmc.554.0034
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