CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Philippe Duplessis-Monay, « acteur de première grandeur de cette période troublée » comme l’écrit dans sa préface Arlette Jouanna, était quelque peu délaissé par la recherche historique contemporaine. Il fallait se reporter à l’étude estimable mais ancienne de Raoul Patry (1933) pour disposer d’un éclairage sur « le pape des huguenots ». C’est dire combien l’ouvrage d’Hugues Daussy, version intégrale de son doctorat soutenu à Montpellier, comble une lacune. L’auteur a repris ce dossier avec l’objectif d’envisager la minorité protestante pour elle-même, de comprendre ses engagements, ses comportements sans être obligé de les interpréter au travers du prisme de ses adversaires ligueurs. Dans cette entreprise de relecture critique des choix des réformés, il était impossible d’écarter la figure de Duplessis-Mornay, tant ce gentilhomme d’extraction berrichonne, calviniste fervent, habile à manier la plume et à l’occasion l’épée, est partie prenante de tous les débats et combats du calvinisme en Europe et en France, des lendemains de la Saint-Barthélemy à la dispute de Fontainebleau qui, le 4 mai 1600, devant le roi, le met aux prises avec l’évêque d’Évreux, Jacques Davy du Perron.

2 Le livre, tenu éloigné des séductions de la biographie, appartient au registre d’une histoire politique renouvelée, développée sur le mode chronologique plus que thématique. De copieux extraits de correspondances, des tableaux synthétisant l’importance relative des arguments développés dans les lettres adressées aux députés des trois états en janvier 1586, ou la teneur des revendications des réformés et des concessions royales lors des négociations préliminaires de l’édit de Nantes, ou, encore, le trajet du voyage de Philippe Duplessis-Mornay, enrichissent une démonstration solide, rédigée dans un style clair.

3 La première étape du travail, résumée dans un avertissement liminaire, consista à rassembler le corpus des écrits de Duplessis-Mornay ou les témoignages le concernant. La plupart étaient connus, mais le déguerpissement précipité de Saumur qui lui fut imposé sur ordre de Louis XIII en 1621 et les avatars subis par son chartrier et ses papiers dispersés à plusieurs reprises aux XVIIIe et XIXe siècles, ont entraîné des pertes certaines. Cependant, grâce à des recherches patientes et tenaces, H. Daussy a enrichi le corpus naguère rassemblé par H. Patry d’une belle centaine de pièces et il a fondé sa réflexion sur un socle documentaire sans équivalent jusqu’alors.

4 Duplessis-Mornay est le personnage du livre, celui qu’Hugues Daussy a élu pour restituer les épreuves, les combats, les événements des années 1572-1600. Il le fait en suivant un plan en trois parties articulé autour de trois dates, 1572,1584 marquée par la double disparition de François d’Alençon et de Guillaume d’Orange, deux princes que Duplessis-Mornay conseilla parfois en même temps qu’Henri de Navarre, qui devient un possible roi de France, enfin 1589 avec l’assassinat d’Henri III faisant de Navarre un roi de France.

5 Pour Duplessis-Mornay, cette troisième séquence inaugurait un temps de faux espoirs et de vraies désillusions lorsque le souverain accomplissait son « saut périlleux ». Avant d’éprouver à un âge avancé une telle infortune, Duplessis-Mornay fut un jeune noble et Hugues Daussy donne de belles pages sur la formation de ce gentilhomme. Auprès de deux précepteurs, dans un collège parisien, Duplessis-Mornay acquit une solide formation humaniste, avant d’entreprendre un voyage d’études qui le mena en Allemagne, dans les cantons suisses et dans de nombreuses cités italiennes telles que Venise, Rome, Padoue, Spolète. Ce voyage de quatre ans destiné à parfaire son bagage culturel, à nouer des contacts, à observer les usages des Cours et de la diplomatie paraît a posteriori avoir joué un rôle considérable dans les engagements, les certitudes, les conceptions du monde de Duplessis-Mornay. Il fait des rencontres décisives comme celles d’Hubert Languet, d’Arnaud du Ferrier ou de Paul de Foix et il saura au moment opportun les mobiliser et les engager au service d’un prince et de la cause qu’il défend. En outre, nul doute qu’en observant les usages des milieux diplomatiques, il n’ait assimilé et intégré les codes professionnels et culturels en vigueur dans ces cercles discrets du pouvoir où il évolua durant près de trente ans.

6 Rescapé miraculeux de la Saint-Barthélemy parisienne, Duplessis-Mornay était habité d’un grand dessein : faire triompher le calvinisme, contrecarrer le « papisme ». Il était convaincu qu’il existait à l’échelle de la Chrétienté un complot permanent ourdi par Rome, l’Espagne et quelques princes de second rang contre les protestants. La quasi totalité des réformés partageait cette conviction et Duplessis-Mornay pensait que les Pays-Bas et la France étaient les terrains décisifs de l’affrontement, ceux où le sort des deux camps serait scellé. Aussi, tant comme conseiller de Guillaume d’Orange que d’Henri de Navarre, il n’eut de cesse de rassembler les forces protestantes contre l’adversaire catholique. La riposte passait par la mobilisation des coreligionnaires selon une distribution des rôles bien établie. Elisabeth Ire et le roi du Danemark étaient sollicités financièrement, les cantons suisses et les princes allemands luthériens devaient fournir fantassins et reîtres, et les nobles français lever quelques contingents. Immanquablement, les tractations s’éternisaient et Duplessis-Mornay était dépêché comme négociateur, avec ou en compétition avec Ségur et Crevant. Duplessis-Mornay était dans cette « galère » selon sa formule parce qu’il voulait voir aboutir son dessein, la victoire du calvinisme; et au nom de cet objectif stratégique, il passa une grande partie de son existence à des choix tactiques réaménagés au gré des événements et exposés avec grande habileté dans des Lettres, des Remonstrances et autres Déclarations. C’est à la faveur d’une de ses entreprises qu’il put rédiger les Vindiciae contra Tyrannos qu’Hugues Daussy pense pouvoir lui attribuer au terme d’une étude serrée. Dans ses choix tactiques établis après une évaluation réaliste des rapports de force dans la France des années 1572-1589, Duplessis-Mornay se montre fidèle à deux orientations : une alliance de circonstance avec les Malcontents puis les Politiques, la défense vigoureuse d’une coexistence confessionnelle apaisée, et il ne dérogea jamais à ces options.

7 Devenu l’un des très proches conseillers du roi de Navarre et son surintendant des finances, Duplessis-Mornay s’employa à fabriquer un roi de France. À ces fins, il polit et diffusa un discours déconfessionnalisé, faisant du Béarnais un « bon Français », défenseur de l’État, étranger à toute démarche vexatoire contre les catholiques et dans un jeu symétrique, flétrissant les Guises vus comme des étrangers, des princes « espagnolisés », sensibles aux pressions de la Papauté qui prive Henri de tout droit à la couronne de France.

8 L’horizon d’attente des textes rédigés ou inspirés par Duplessis-Mornay est limpide : ce sont les catholiques modérés, accessibles au débat, sensibles à la thématique de l’État et du « mourir pour la patrie » plus qu’au sacrifice pour la foi qu’agitent les Ligueurs. H. Daussy donne une fine analyse de l’élaboration et de la diffusion de ces argumentaires qui auraient pu faire l’objet d’une étude sémantique. Un repérage même rapide de notions fondamentales comme État, foi, Roi, Dieu, religion, patrie n’aurait-il pas validé une nouvelle fois la thèse de la déconfessionnalisation du conflit opérée par Duplessis-Mornay afin de rendre Navarre acceptable aux catholiques ?

9 Tout ce travail quotidien et tactique de légitimation d’Henri de Navarre devient caduc avec la conversion du prince. Pour Duplessis-Mornay, la décision royale fut une désillusion, une épreuve, et elle l’obligea à adapter son rôle, à repenser sa position dans les allées du pouvoir. Peu à peu, il s’en tint au rôle d’intermédiaire entre ses coreligionnaires et le roi.

10 Il donna une nouvelle fois la mesure de son talent lors des interminables négociations de 1595 à 1598 entre les réformés et le souverain, qui aboutissent à la promulgation de l’édit de Nantes. Il sut faire valoir son point de vue auprès des délégués, les convaincre de limiter leurs revendications afin de parvenir à un accord garantissant la pérennité de l’Église réformée en France. L’édit de Nantes que, significativement, il qualifie de traité, comme si les protestants étaient une communauté étrangère ou autonome, le satisfaisait en partie. Il mesura la fragilité des articles secrets garantis par la seule parole d’Henri IV alors qu’ils sont d’une importance cruciale pour le futur du calvinisme et des communautés en France, il pressentit les oppositions des parlements et redouta une application problématique du texte. Pourtant, il prit du recul par rapport au temps de « galère », et refusa sans motif très valable de siéger au Conseil. Il troqua ses habits de conseiller, de négociateur, de médiateur pour ceux de controversiste, en relevant le défi de l’évêque d’Évreux de débattre de propositions contenues dans son livre sur l’Eucharistie publié à LaRochelle en 1598, et sans cesse vilipendé et censuré par la Papauté, la Sorbonne, le Parlement de Bordeaux.

11 Pourquoi Philippe Duplessis-Mornay, homme de l’écrit, de l’accommodement, de conciliabules discrets a-t-il accepté une controverse publique où il ne s’agit ni de rechercher un compromis ni d’écarter la démesure pour parvenir à ses fins ? A-t-il présumé de ses forces, sous-estimé l’adversaire ? A-t-il pensé que comme lors de la Saint-Barthélemy, la main de Dieu le soutiendrait si besoin et que, guidé par lui, il ferait éclater la supériorité de sa confession sur le papisme ? En fait, il échoua. Le combat à juste titre qualifié de « traquenard » par Hugues Daussy était trop inégal et le tacticien hors pair qu’était Duplessis-Mornay subit les désagréments d’une tactique résolument hostile et à laquelle le roi se prêta pour satisfaire des motifs… diplomatiques et romains.

12 Le livre est une contribution de premier ordre à l’histoire politique au temps des guerres de Religion. Le projecteur a été braqué sur Duplessis-Mornay de façon convaincante, plus que sur les huguenots qui n’apparaissent vraiment que dans le chapitre XII;

13 aussi le titre est-il en décalage avec la teneur du livre, que traduit bien mieux son sous-titre.

14 Hugues Daussy a refusé d’écrire une biographie et il a réussi son entreprise. Il laisse donc place à une histoire de la vie de Duplessis-Mornay qui devrait questionner et/ou approfondir trois points abordés dans le livre : sa formation et la construction de ses réseaux d’amis, de relations; le rôle de son épouse manifestement minimisé ici, l’assimilation établie « entre le combat mené par Duplessis-Mornay de 1572 à 1600 et la lutte de tout un parti » (p. 20). Ainsi, cette somme forme un beau livre, stimulant, indispensable à la compréhension des rapports difficiles entre le politique et le religieux et qui invite à des prolongements.

Michel Cassan
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