CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les Delessert appartiennent à une famille de l’ancienne bourgeoisie suisse, d’obédience protestante, arrivée en France au début du XVIIIe siècle. Étienne Delessert (1735-1816) et trois de ses sept enfants, Benjamin (1773-1847), François (1780-1868) et Gabriel (1786-1858) se sont illustrés au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, par leurs activités bancaires et philanthropiques. En retraçant dans ce livre, tiré de son mémoire de maîtrise, la destinée de ces quatre hommes, de l’Ancien Régime à la fin du Second Empire, l’auteure cherche à comprendre la dynamique d’une réussite familiale. Mais elle souhaite surtout éclairer la personnalité du principal fondateur des Caisses d’épargne françaises, Benjamin Delessert. Sa problématique s’inspire de la vision weberienne de l’éthique protestante, puisqu’elle tend à montrer que l’investissement de Benjamin Delessert dans les affaires et dans la bienfaisance ne serait qu’un moyen pour lui de prouver son élection divine.

2 L’auteure décrit d’abord l’ascension familiale des Delessert, réalisée en trois étapes.

3 En 1690, l’aïeul, Benjamin de Lessert quitte le pays de Vaud pour Genève. Puis, en 1725, il s’installe à Lyon où il fonde une maison de commerce spécialisée dans le négoce de soieries et la banque et y associe ses fils. Le cadet, Étienne prend la relève et en 1777, il fonde une succursale de la maison Delessert et fils à Paris. L’implantation parisienne – les activités commerciales lyonnaises cessent en 1793 – est bien le fait d’Étienne, qui devient un financier de renom par le négoce des valeurs commerciales et par la gestion de portefeuilles de titres de nombreux rentiers français et étrangers. Il est nommé administrateur de la Caisse d’escompte créée en 1776 et fait partie des fondateurs, en 1787, de la Royale-Vie, établissement qui constitue la première expérience de prévoyance. Malgré sa généreuse participation à la contribution patriotique en 1789, il est, sous la Terreur, accusé d’avoir contribué à la baisse des assignats et est alors emprisonné pendant huit mois. Après sa libération, il se retire des affaires et se consacre à des œuvres philanthropiques.

4 L’auteure cherche ensuite à expliquer le succès des Delessert par leur « culture familiale marquée par le protestantisme ». Pour cela, elle envisage leurs rapports à la religion, à la morale, à la famille et à la culture. Protestants prosélytes – membres du Consistoire de Paris et animateurs de société religieuses appartenant au Mouvement du Réveil –, les Delessert sont cependant des chrétiens tolérants. L’austérité prônée par le calvinisme caractérise la conduite de leur vie. Ils évitent les excès de la société parisienne et partagent une discipline morale sévère dont le respect des devoirs familiaux est essentiel. Comme le souligne S. de Coninck, leurs testaments sont « une véritable apologie de la famille » et la caisse fondée par Étienne, destinée à secourir la branche française mais également suisse des Delessert, témoigne de cette solidarité familiale.

5 Ces liens familiaux sont renforcés par un goût commun de la connaissance. Les Delessert fréquentent Jean-Jacques Rousseau, Benjamin Franklin. Benjamin Delessert rencontre David Hume, Adam Smith, Watt, etc. Avec son frère François, il enrichit la collection de tableaux de peintres hollandais d’Étienne. Il se distingue également par son érudition en sciences naturelles : ses collections et bibliothèques de botanique et de conchyliologie sont parmi les plus importantes du monde.

6 Les Delessert sont dépeints par leurs contemporains comme occupant le premier rang du commerce de Paris, par leur considération et leur fortune. À partir de 1795, Benjamin Delessert dirige la maison Delessert et Cie, qui se consacre au commerce, à la banque et à l’investissement dans les biens immobiliers parisiens. Négociant et banquier, Benjamin Delessert est également manufacturier, comme l’atteste l’importance de ses raffineries de sucre à Passyoù ses ingénieurs mettent au point le procédé consistant à faire du sucre avec de la betterave. L’importance des biens laissés à leur mort, témoigne de l’enrichissement des Delessert, signe le plus certain de leur réussite professionnelle. À partir de leurs testaments – mort sans enfant, Benjamin Delessert fait un legs considérable à ses frères – et de leurs inventaires après décès, S. de Coninck dresse un bilan de leur importante fortune. Un tableau récapitulant la répartition de leurs différents biens aurait évité une lecture fastidieuse et parfois peu claire de ces pages pleines de chiffres.

7 La « vocation philanthropique » de la famille est examinée ensuite. Si Gabriel et sa sœur Madeleine ont mené quelques actions bienfaisantes – en faveur de la réforme des prisons en tant que préfet de police pour le premier, en faveur des enfants pour la seconde – c’est à Benjamin, soutenu par François, que revient le rayonnement philanthropique des Delessert. En 1800, il distribue des secours alimentaires sous forme de soupes «à la Rumfort ». En 1802, il restaure avec d’autres, l’ancienne Société philanthropique. Chaptal l’appelle pour faire partie du Conseil général des Hospices, fondé en 1801 et en 1819, c’est Decazes, ministre de l’Intérieur, qui l’appelle à participer aux travaux de la Société Royale pour l’amélioration des prisons. François s’intéresse également à la réforme des prisons et au problème de la délinquance des mineurs et devient trésorier de la colonie pénitentiaire de Mettray fondée en 1838. Militant et généreux donateur, Benjamin Delessert est également un fondateur comme le rappelle l’épitaphe qu’il a souhaitée faire inscrire sur son tombeau : « Ci-gît l’un des principaux fondateurs des Caisses d’épargne en France ». Son œuvre maîtresse est en fait l’action conduite en faveur de la prévoyance par la création en 1818, de la première Caisse d’épargne française, la Caisse d’épargne et de prévoyance de Paris. Il est nommé vice-président – la présidence revenant au duc de La Rochefoucault-Liancourt – puis président de 1829 à sa mort en 1847. François participe également à la dotation de l’institution, est nommé administrateur en 1819, directeur en 1832 et président à la mort de son frère. Moins impliqué dans cet établissement, Gabriel est cependant nommé directeur honoraire de la caisse en 1845.

8 Le dernier chapitre s’interroge sur l’influence du creuset familial sur le parcours individuel des trois frères, Benjamin, François et Gabriel. La réussite sociale de Benjamin est incontestable : éminent financier de la banque Delessert et Cie et régent de la Banque de France pendant 45 ans, industriel éclairé, entrepreneur paternaliste gérant plus de 200 ouvriers, député libéral (en 1817 et en 1822 dans la Seine, de 1827 à 1842 à Saumur) du « juste milieu », militant des grandes causes (il obtient la suppression de la Loterie et des jeux et celle du Tour pour les enfants abandonnés, il assure le développement et l’avenir des Caisses d’épargne). Très proche de Benjamin, François suit les traces de son frère. Associé à lui depuis 1824, pour diriger la banque fondée par leur père, il la liquide un an après la mort de Benjamin. Il poursuit ses activités industrielles jusqu’en 1864. Il succède à son frère au poste de Régent de la Banque de France et à celui de président de la Caisse d’épargne de Paris. Il est également député libéral du « juste milieu » de 1831 à 1848. À partir des années 1860, il joue un rôle important dans les controverses religieuses au sein de l’Église réformée. Gabriel, se distingue de ses deux frères : il abandonne les affaires familiales bancaires pour se mettre au service de l’État sous la monarchie de Juillet. Préfet de l’Aude puis d’Eure-et-Loir il devient, en 1836, préfet de Police. Dans un climat socio-économico-politique qui se dégrade au cours des années 1840, il combat la propagande républicaine et anarchique, déjoue les complots, prévient les attentats et évite les émeutes. Lors de la Révolution de Juillet dont certains orléanistes lui incombent la responsabilité par son inaction, il s’enfuit à Londres où il séjourne six mois avant de revenir s’installer à Passy.

9 Jeune historienne, l’auteur, n’a pas acquis toutes les techniques du métier : la source de certaines citations n’est pas précisée et certaines règles typographiques ne sont pas respectées. Plus graves sont les erreurs concernant les conversions des francs en poids d’or – surtout lorsqu’on a fréquenté les archives de la Banque de France ! –, et en salaires ouvriers : 1 F ne vaut pas 195 mg d’or mais 322 mg d’or au cours officiel du franc germinal et J. Fourastié n’a jamais écrit que le salaire d’un ouvrier non qualifié était, dans la première moitié du XIXe siècle, d’environ 2 Fpar semaine (p. 32)! Tous les équivalents – et ils sont assez nombreux – des sommes d’argent en salaires ouvriers ou en poids d’or sont donc faux et c’est bien regrettable. Cependant, Séverine de Coninck a, par son « goût de l’archive » – le volume des sources consultées est important –, mené une bonne biographie de ce « clan familial », qui a le mérite de corriger certaines erreurs véhiculées par des biographies antérieures.

Carole Christen-Lécuyer
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