CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Ce livre, de la meilleure facture, allie érudition et intelligence à une présentation soignée. Il risque malheureusement d’être moins utilisé qu’il ne le mérite, faute d’un tranchant évident. Ceux qui en prendront le temps y trouveront maintes analyses pertinentes, certaines menées jusqu’au bout des possibilités documentaires, d’autres solidement esquissées. Ensemble, elles forment un portrait précis et aussi complet que l’on puisse le souhaiter d’une industrie moderne célèbre. Aurait-il pu être plus incisif ? Une fois n’est pas coutume, le sujet se définit sans violence chronologique. Il est muni d’un acte de naissance, à savoir le privilège qui, quatre ans après le rattachement de Sedan au royaume, en fait une place forte de la « guerre d’argent » dès lors jugée inséparable de toute hégémonie. Son déclin s’étale sur près d’un siècle et demi, mais les gros investissements entrepris par certains fabricants sous l’Empire triomphant, et la crise économique de 1826-1832 qui fut fatale à deux tiers d’entre eux, marquent la fin d’une ère, ère proto-industrielle bien sûr, au sens désormais classique du terme. Les formes de cette industrie perdurent jusqu’à la Troisième République, mais l’épilogue consacré à cette survie montre justement que certaines des conditions attachées à ce label facilement appliqué ne sont plus remplies.

2 Les fabricants conjuguent encore travail urbain et travail rural, restent fidèles à la qualité, et étoffent même leur chiffre d’affaires, quoique modestement, par rapport à leurs confrères d’Elbeuf ou de Roubaix. Mais ils ont abandonné l’essentielle conjonction entre commerce et fabrique, et mal apprécié la fin des grands partages de marchés qui avait assuré les gestions de leurs prédécesseurs. La proto-industrie est bien « une industrie à part entière », mais encore faut-il la définir avec rigueur, en tenant compte de toutes ses dimensions ainsi que de son contexte.

3 Les origines privilégiées de la draperie sedanaise ouvrent un autre dossier d’importance, celui du rôle de l’État Bourbon dans l’industrialisation française. Gérard Gayot montre d’abord l’étendue des faveurs accordées à ces entrepreneurs qui firent face – au nom du roi peut-on dire – à l’Europe du Nord. L’État leur réserva le marché français grâce à de forts tarifs et leur offrit un accès privilégié à son cœur parisien, d’indispensables franchises douanières, une clientèle fidélisée par son goût et ses devoirs de paraître et des deuils seyants au noir sedanais. Mais ce mercantilisme est avant tout « appliqué»; il doit être jugé sur place, plus que dans ses principes. Toujours inégalement partagé, il n’est jamais entièrement acquis et doit être constamment défendu, contre les envies de la Ferme par exemple. Les sécurités qu’il offre, notamment un marché domestique unique par sa taille, permettent les audaces qui feront les fortunes. Et les contraintes qui l’accompagnent, réglementaires en particulier, seront à la fois utilisées et dénoncées par les fabricants, comme on commence à le bien savoir.

4 Toute aussi mouvante, et toute aussi cruciale pour la manufacture sedanaise, fut la politique religieuse de la monarchie. Choisie pour son protestantisme qui devait faciliter l’immigration de drapiers qualifiés, Sedan fut sérieusement ébranlée par l’Édit de Fontainebleau. L’État finit par entendre la raison commerciale de la tolérance, mais la renaissance des familles drapières protestantes est d’autant plus intéressante qu’elle entraîna une distinction durable. Ces familles trouvèrent, à leur retour, les marchés les plus solides et les ouvriers les plus proches monopolisés par leurs confrères plus catholiques. Familiarisées par l’exil et ses préparations au maniement des fonds et des contacts lointains, elles s’en accommodèrent, pour leur plus grand bonheur. Faut-il voir dans cette conjonction, plutôt que dans les principes de leur religion, les raisons du dynamisme de ces familles protestantes ? Le contexte de ce calvinisme méritait, en tout cas, d’être explicité.

5 Autre sujet d’importance bien travaillé ici, celui de l’élasticité caractéristique de la proto-industrie. La solide croissance de la draperie sedanaise cache, naturellement, de nombreux revers. Le travail de la laine se dilate et se contracte au rythme de la conjoncture, sans sortir d’une aire bientôt traditionnelle, et en protégeant presque toujours les ouvriers les plus qualifiés, ceux de la ville et ses alentours et, dans une moindre mesure, ceux des campagnes, par la taxation, c’est-à-dire la répartition du travail trop rare. Les immobilisations de capitaux sont minimales, sauf bien entendu ceux investis dans ces « Louvres » industriels souvent décriés, qui toutefois ne furent jamais des investissements strictement industriels. Au XVIIIe siècle, ces souplesses ne sont aucunement timidité. Les drapiers exploitèrent au mieux leurs connaissances des marchés de la précieuse laine espagnole. Ils inventèrent, avec d’autres peut-être mais sans retard aucun, le voyageur de commerce pour mieux dénicher la moindre demande, quitte à se replier sur le « pré carré» français en mauvaise période. Ils tenaient à la qualité et au noir qui avaient fait le nom de la ville, mais n’hésitèrent pourtant jamais à miser sur la solidité du drap, sa matité ou brillance, sa douceur ou son poids, sa largeur, la fixité des teintures, les couleurs mêmes et leurs appellations aguichantes, et sur toutes les formes de la commercialisation. Ils préféraient payer comptant et éviter les emprunts, mais surent aussi gagner sur les termes divers auxquels se faisaient les transactions du métier. On a dit combien le maître des grandes usines mécanisées issues de la révolution industrielle devait se vouer entièrement à une incessante amélioration des procédés de fabrication. Son prédécesseur – et parfois même concurrent – proto-industriel, pour sa part, pouvait se contenter d’être producteur, marchand et banquier !

6 Reste la question du travail. Ici encore, les maîtres du drap jouaient à la fois du bon marché de la façon rurale, où il fallait bien tolérer quelques retards et tricheries, et du contrôle des gestes et des rythmes que permettaient des rémunérations calibrées et l’auto-discipline pouvant découler du partage des tâches. En dépit de sa dispersion, l’univers proto-industriel était surveillé. Beaucoup restait d’ailleurs à faire à ce sujet au sein même des grands ateliers, comme en témoigne la mise au pas des tondeurs. Cette lutte avait fait l’objet d’une publication antérieure, comme d’autres thèmes importants de cette étude. En la lisant dans son contexte, on apprécie mieux encore la portée historique des nombreux facteurs en jeu : les divisions propres au milieu des fabricants, notamment entre protestants et catholiques qui exploitent des marchés et des mains-d’œuvre distincts; la dislocation du triangle ancien de l’économie dite « morale », l’État laissant les tondeurs seuls face à leurs employeurs; les limites mêmes de la victoire de ces derniers, qui ne peuvent encore que rêver d’une machine à tondre le drap; et l’esquisse d’une conscience ouvrière qui discerne la force que donne l’union, la direction contraire à leurs intérêts dans laquelle évolue leur industrie, et l’utilité des règlements existants.

7 Bien d’autres observations de l’auteur, plus ou moins développées, méritent de passer aux grands acquis de l’histoire économique. Quelques réflexions judicieuses montrent à la fois la fiabilité et les limites des chiffres enregistrés par l’administration, et ce que l’on peut en tirer. Les corollaires démographiques de la dispersion du travail manufacturier semblent confirmés en terre ardennaise. Les contacts qui se tissent entre Versailles et les fabricants s’organisent autour d’une hiérarchie durable. Et l’épisode révolutionnaire, s’il n’occasionna ni une « décélération massive » ni une redistribution des fortunes, imposa néanmoins un « sommeil forcé» de plusieurs années et une prise de conscience des transformations à venir. La fin des privilèges, une frontière désormais nationale et moins poreuse, les nombreuses réorganisations brutales des marchés européens, et l’affirmation de la puissance industrielle anglaise, convainquirent les fabricants de l’impératif de la mécanisation. Ces années turbulentes ne retardèrent pas l’industrialisation de cette manufacture, mais elles marquèrent la fin d’un régime auquel la draperie s’était remarquablement bien adaptée. Une évolution s’imposait. Les meilleurs fabricants se précipitèrent, mais leurs succès initiaux furent sans lendemain. Il ne suffit pas d’accepter le changement pour lui survivre.

8 Cet ouvrage dit tant de choses, et si bien, que l’on hésite à regretter quelques zones d’ombre. Mentionnons en trois, qui peut-être ne tiennent pas tant à des omissions qu’à un flou dû, semble-t-il, à des surcharges de l’écriture et du style. Le chapitre consacré aux relations qu’entretenaient les fabricants avec la réglementation manufacturière a du mal à tenir le cap d’une interprétation centrée sur la dualité des attitudes patronales.

9 L’antagonisme, le « choc des opinions » semble dominer et, finalement, l’auteur se laisse tenter par un déterminisme qui serait celui de la fibre, qui,« dans le temps long [… ] avait fini par imposer sa loi ». Autre sujet d’intérêt plusieurs fois abordé, celui de l’importance des réseaux tissés par les relations familiales, les alliances et les voisinages. Gérard Gayot s’approche plus que d’autres d’une exposition franche des jeux que permettent ces contacts, qui sont toujours mentionnés mais rarement montrés « au travail ». Ses connaissances de ce milieu, sa maîtrise des généalogies notamment, lui permettent de donner des exemples parlants. On devine, à plusieurs reprises, les tensions inévitables entre coopération et concurrence, et on est tenté d’ajouter le jeu des réseaux et des connaissances à la liste des facteurs que l’auteur propose en remplacement à la chance pour expliquer les coups heureux. On aurait pu souhaiter une formulation plus nette et par conséquent plus forte de ces mécanismes. Autre sujet intéressant sur lequel on aimerait en savoir davantage, celui du progrès des qualifications de la main-d’œuvre au fil des générations, dans la mesure bien sûr où les sources le permettraient.

10 Finalement, reste l’image forte sur laquelle s’ouvre l’ouvrage, celle de la pluralité des mondes industriels. Elle parle de l’éclat longtemps aveuglant de la grande industrie mécanisée et de l’hétérogénéité des formes du travail industriel que celle-ci cachait.

11 Elle exprime aussi la diversité des milieux et des espaces occupés d’industrie. Mais elle évoque également la « multiplicité des possibles » qui doit sous-tendre une pleine appréciation de la complexité de l’univers du travail, à chaque époque. Ce que les ferveurs anti-déterministes de ces dernières décennies ont voulu rétablir, c’est le fait qu’à chaque industrie correspond une longue chaîne de choix. Que ce soit dans leurs relations avec l’État, leurs préférences techniques, leurs attitudes envers leurs ouvriers ou leurs pratiques commerciales, les entrepreneurs de l’époque moderne ne furent jamais emportés par une irrésistible vague, régulatrice d’abord puis libérale, dispersant puis concentrant leur métier, élargissant ou fracturant leurs marchés, exigeant du haut ou du bas de gamme. Certes, ils « vécurent perpétuellement dans l’incertitude », mais ils lui répondirent coup pour coup. Le mérite de cette étude est d’exposer un grand nombre des choix qui construisirent la draperie de Sedan, même si sa précision, son exhaustivité ainsi qu’un style peut-être un peu travaillé, finissent par cacher cette perpétuelle re-définition. Les arbitrages indissociables de toute gestion d’entreprise sont décrits ici mieux qu’ailleurs. Une concentration plus accentuée sur les hésitations qui les entourèrent aurait pu donner à cet ouvrage un autre thème précis et original qui en aurait plus encore facilité l’usage.

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