CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En octobre 1778, la monarchie espagnole mettait fin au monopole du port de Cadix dans le commerce hispano-américain.

2 Treize ports espagnols, dont Cadix, Barcelone, Malaga, Santander, se voyaient accorder la possibilité de participer aux échanges entre la métropole et ses colonies américaines, à l’exception du Vénézuéla toujours sous la coupe de la Compagnie Guipuzcoana de Caracas et la Nouvelle-Espagne, l’actuel Mexique où le tonnage total des navires en provenance des ports habilités était fixé à l’avance. Mais elle indiquait qu’une remise en cause pourrait être décidée dix ans plus tard. C’est pour cette raison, qu’en 1787, elle s’adressait par un Real Orden, c’est-à-dire une ordonnance royale, aux consulats des négociants des ports habilités pour leur demander ce qu’avait été l’effet de la liberté du commerce colonial sur l’agriculture, les fabriques, la navigation et le commerce, dans quelle mesure les marchandises nationales l’avaient emportées sur les étrangères et s’il fallait modifier les conditions des échanges avec la Nouvelle-Espagne. Antonio Garcia-Baquero Gonzales, l’historien espagnol à qui l’on doit plusieurs ouvrages importants sur l’histoire du commerce hispano-américain notamment pendant le XVIIIe siècle, s’est appuyé sur les réponses des 38 négociants de Cadix, lesquelles sont restranscrites intégralement, représentant à elles seules près de 240 pages, ainsi que sur deux synthèses rédigées par le Consulat des négociants pour présenter aux dirigeants de l’Espagne l’opinion du monde des affaires du port andalou face à la liberté du commerce évidemment limitée puisqu’en théorie les étrangers ne pouvaient s’y joindre.

3 Comme les analyses de Antonio Garcia-Baquero Gonzales le prouvent, la quasi-totalité des négociants de Cadix mettent en cause la liberté du commerce telle que la monarchie l’avait décidée. Certes, selon eux, le nombre des navires qui ont gagné l’Amérique avait augmenté mais cela eut essentiellement pour conséquence de saturer le marché américain. De plus, la croissance du nombre des négociants qui se sont tournés vers le commerce hispano-américain a eu des effets négatifs sur le monde commercial espagnol car cela aurait entraîné la baisse des profits en conséquence de la diminution des prix des articles et donc cela est en grande partie responsable des nombreuses faillites qui se sont déclarées en 1787. Contrairement à ce qui avait été prévu les produits espagnols, agricoles ou manufacturiers, déclarent ceux qui ont répondu au pouvoir, n’en ont pas bénéficié. Certes, dans les deux premières années qui ont suivi la fin de la guerre d’Indépendance américaine dans laquelle l’Espagne s’était engagée et qui avait bloqué le commerce hispano-américain, les exportations ont connu une vive croissance et les producteurs espagnols en avaient quelque peu bénéficié, c’est du moins ce qu’affirment ceux qui ont répondu à la demande royale. Des manufactures textiles auraient vu le jour dans plusieurs villes du Sud de l’Andalousie comme à San Bernardo, Puerto Real, Puerto de Santa Maria et Cadix, mais ensuite ils ont été victimes des pays étrangers qui ont envoyé dans les ports habilités, surtout à Cadix, leurs productions et dans les années 1786 et 1787, les exploitants agricoles commes les manufacturiers espagnols se sont trouvés dans une situation difficile. De nombreux domaines fonciers auraient été abandonnés faute pour leurs propriétaires de pouvoir vendre leurs blés à des prix suffisants et également parce que les salaires des ouvriers agricoles ont fortement augmenté en raison (du moins c’est ce qui est affirmé) du fait qu’ils ont émigré vers l’Amérique. Quant aux nouvelles manufactures, la plupart aurait fermé leur porte.

4 En dehors des étrangers, ce sont, toujours d’après les négociants de Cadix, les marchands américains, en tout premier lieu ceux de Mexico qui en ont tiré les plus grands avantages. Ceux-ci, quand le monopole était en vigueur, devaient acheter immédiatement les marchandises qui arrivaient d’Espagne, car sans cela il leur aurait fallu attendre plusieurs années avant que d’autres produits soient mis sur le marché mexicain. Mais en vertu du règlement de 1778, désormais chaque année des bâtiments, certes en nombre fixé à l’avance, arrivent à Vera-Cruz et cela permet aux Mexicains, en refusant d’acheter le plus tôt possible, d’agir sur les prix à leur bénéfice.

5 Comme le démontre l’auteur, les négociants de Cadix ne furent pas contredits par le Consulat. Dans deux mémoires destinés à être communiqués au gouvernement de Charles III, les membres du Consulat reprirent l’argumentation de ceux qui les avaient élus. Le commerce avec les Indes, à cause de la liberté du commerce était-il indiqué, n’avait pas connu une réelle expansion solide et permanente. Certes, on avait constaté une augmentation du nombre des navires qui partaient pour l’Amérique, mais cela avait entraîné une baisse des profits en partie due à l’augmentation des exportations de produits étrangers. L’agriculture espagnole n’avait pas non plus bénéficié de la suppression du monopole puisque d’après le Consulat les vins de l’Andalousie étaient vendus en Amérique à un prix moins élevé que celui existant en Espagne. En conséquence, il n’existait qu’une seule solution pour mettre fin à la crise que connaissait le commerce espagnol : c’était remettre en cause le règlement de 1778 et, en ce qui concernait le commerce avec le Nouveau-Mexique, le système des convois était encore la moins mauvaise des solutions.

6 On peut se demander si les négociants de Cadix étaient les seuls à s’opposer à la liberté du commerce, parce que depuis 1778, d’autres ports avaient obtenu le droit de participer pleinement au commerce hispano-américain, ou bien si à la suite de la crise de 1787, qui n’avait pas seulement frappé Cadix mais également la plupart des places commerciales espagnoles, des négociants d’autres ports présentaient les mêmes critiques. Il faudrait pour le savoir être en mesure d’étudier les réponses des négociants des autres ports aux demandes de la monarchie. Or, comme l’affirme l’auteur, on ne dispose pas d’un nombre suffisant de points de vue de ces derniers, en particulier de ceux de Barcelone et de Malaga, lesquels se sont le plus engagés dans cette voie nouvelle. On peut penser cependant que malgré les difficultés qu’ils ont rencontrées et la demande de certains d’entre eux que soit limité pendant quelque temps le nombre des bâtiments qui se rendent au Mexique, les négociants de Santander, Malaga ou Barcelone n’auraient pas exigé la fin de la liberté du commerce et donc le retour du monopole gaditan…

7 La dernière partie du livre porte sur la réaction gouvernementale. Charles III et son premier Secrétaire d’État Floridablanca allaient-ils être convaincus par l’argumentation des hommes d’affaires de Cadix ? Ce ne fut pas le cas. Déjà, dans leur Real Orden de 1787, il était demandé de présenter les avantages de l’effet de la liberté sur le commerce des Indes et non de le remettre en cause. Pour la monarchie, l’essentiel était d’obtenir l’avis des négociants sur le tonnage des navires qui chaque année devaient se rendre dans la Nouvelle-Espagne et de mettre un terme aux abus des négociants désireux de faire des profits trop rapides qui, pour la monarchie, étaient la cause des nombreuses faillites qui s’étaient produites. Aussi le règlement de 1778 ne fut-il pas mis en cause et le port de Cadix ne retrouva pas son monopole. Bien plus, la liberté de commerce fut étendue au début du règne de Charles IV sous l’impulsion de Floridablanca à la Nouvelle-Espagne et au Vnézuela. Enfin, en 1791, il fut autorisé aux négriers étrangers de fournir des esclaves dans les colonies espagnoles, en particulier à Cuba.

8 Cette extension de la liberté d’ailleurs n’affaiblit pas l’économie espagnole. Jusqu’à la guerre avec l’Angleterre en 1796, la croissance du commerce hispano-américain se poursuivit, les faillites des négociants furent beaucoup moins nombreuses et, comme l’indique l’auteur, Cadix en bénéficia puisque si entre 1783 et 1788 Cadix accaparait 79, 7% du total des échanges avec les colonies, ce pourcentage, entre 1789 et 1796 s’éleva à 83, 9%. Et les négociants du port andalou bénéficièrent à partir de 1793 de l’expulsion de leurs concurrents français.

Michel Zylberberg
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