CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Fernand Braudel fit observer le premier que les frontières entre les terres chrétiennes et les terres musulmanes riveraines de la Méditerranée étaient, à l’époque moderne, poreuses et franchissables en dépit des différends politicoreligieux qui séparaient les États. L’historiographie a retenu cette idée sans toute-fois aller au-delà dans l’exploration des dynamiques sociales frontalières. Les propositions dérivées du modèle théorique « macro-analytique » à partir duquel ont généralement été étudiés les échanges en Méditerranée ont induit les historiens à laisser dans l’ombre la complexité du social pour s’intéresser à des objets de recherche tels que les États, les espaces économiques, les civilisations. De ce fait, on ne s’est guère interrogé sur les mécanismes qui, au sein des sociétés frontalières, permettent ou entravent la circulation des biens entre les rives chrétiennes et les rives musulmanes. On s’est, au contraire, longtemps contenté du pouvoir évocateur d’une image, celle de deux frontières opposées :l’une hermétique, rêvée par les instances de pouvoir politiques et religieuses, l’autre poreuse, sans cesse franchie en dépit des normes qui en décident l’occlusion [1]. Ce modèle explicatif doit être soumis à un réexamen pour plusieurs raisons. En premier lieu, d’un point de vue méthodologique, il est désormais exclu d’établir des oppositions duelles a priori entre normes et pratiques sans auparavant en vérifier la pertinence [2]. En second lieu, d’un point de vue empirique, l’opposition entre les normes étatiques et les pratiques frontalières qu’évoque l’image globale d’une frontière duelle entre chrétienté et Islam ne recouvre pas de manière satisfaisante la complexité des rapports réellement maintenus. En effet, à l’époque moderne, les gouvernements chrétiens ne s’opposèrent pas tous à la circulation des hommes et des biens entre les rives chrétiennes et les rives musulmanes. Dans certains cas, au contraire, ils les favorisèrent : la France, l’Angleterre et la Hollande signèrent au cours du XVIe et du XVIIe siècles des traités d’alliance et de commerce avec l’Empire ottoman [3]. Et dans le Grand Duché de Toscane, on alla bien plus loin puisque les constitutions de Livourne ouvraient les portes de la ville à tous ceux qui désiraient s’y installer et y faire commerce quelle que fût leur religion :
juifs et musulmans y étaient, selon la législation, les bienvenus [4]. Ainsi, la conception duelle de la réalité frontalière ne s’adapterait qu’au cas de l’Espagne qui proclama, jusqu’au XVIIIe siècle, son adhésion inconditionnelle aux préceptes de la lutte contre l’Infidèle et refusa d’entretenir des rapports diplomatiques et commerciaux avec les puissances musulmanes [5]. Or, l’étude des pratiques frontalières que j’ai menée pour certains confins des Espagnes – en l’occurrence, le Royaume de Majorque et ses îles adjacentes [6] – m’a précisément permis de constater que, en dépit de l’absence de rapports diplomatiques hispano-musulmans, des échanges commerciaux autorisés par les institutions de pouvoir compétentes et par la Couronne avaient lieu entre certains territoires méditerranéens de la Monarchie hispanique et les terres d’Islam à l’époque moderne. Si la transgression n’est pas le seul statut possible pour les pratiques commerciales avec les territoires musulmans, la question est de savoir quels sont le statut et la fonction de la norme dans ce domaine. En passant d’une vision panoramique à des prises de vue rapprochées, on peut procéder à la recherche d’échelles d’observation adéquates pour l’étude de la porosité frontalière [7]. Ce type d’approche permet de considérer que les acteurs en position de pouvoir sont multiples et que leurs objectifs sont divergents. De ce fait, une distance est prise par rapport aux modèles d’analyse qui octroient à « l’État » le monopole du pouvoir. En l’occurrence, on ne peut considérer, comme on l’a souvent fait de manière implicite, que les prises de position de la Couronne en matière de politique extérieure ont déterminé, sans médiation, les mécanismes et les pratiques frontalières de l’ensemble des territoires de la Monarchie hispanique. Accordant un intérêt particulier à l’hétérogénéité du cadre normatif concernant les échanges commerciaux avec les terres d’Islam, je mettrai en lumière les formes d’utilisation du droit dans les pratiques de pouvoir de la Couronne et des acteurs institutionnels locaux. Cela permettra de mettre en perspective les enjeux des conflits institutionnels et les stratégies des uns et des autres dans la mise en discours de leurs différends [8]. Une fois les intérêts identifiés, ce sont les terrains d’entente qui devront être localisés afin de se demander comment, entre les instances de pouvoir concernées, les accords frontaliers se font et se défont [9]. La question est ici de savoir de quelle manière, sans quitter le domaine de la légalité, la frontière interdite devient franchissable.

LES POUVOIRS INSTITUTIONNELS ET LES NORMES FRONTALIÈRES

2 En dépit des orientations politico-religieuses de l’Espagne, le Royaume de Majorque entretint pendant l’époque moderne des rapports commerciaux avec les terres d’Islam. Etait-on là moins fidèle à son roi ou bien moins attaché à sa foi que l’on ne l’était ailleurs ? Sans aller aussi loin, les modèles analytiques prenant appui sur une conception évolutionniste du pouvoir politique, proposent des formes d’explication qui tendent à présenter les espaces sociaux périphériques comme des lieux propices au « désordre », où les prises de position idéologiques du « pouvoir central » sont à peine entendues du fait de son éloignement. En adoptant ce type d’approche, il est aisé d’affirmer que la Monarchie hispanique, dont les territoires sont dispersés sur une aire extrêmement étendue, englobant mers et océans, ne dispose pas des moyens structurels suffisants pour maintenir sous son joug l’ensemble des territoires qui lui appartiennent. Penser ainsi l’action de la Couronne équivaut d’une part, à réduire son rôle à une action prescriptive et répressive dont l’efficacité serait incertaine dans les zones éloignées et, d’autre part, à considérer qu’elle est la seule instance détenant le pouvoir politique.

3 En démontrant que ce pouvoir, pas plus que les lois destinées à ordonner le social, ne viennent « d’en haut », les travaux menés par certains historiens du droit dans les années 1980 remettent en cause cette conception de la distribution et de l’exercice du pouvoir politique dans les sociétés d’Ancien Régime [10]. Dans As visperas do Leviathan[11], Antonio Manuel Hespanha met en garde contre les conceptions anachroniques du pouvoir politique qui consistent à supposer que, dans les sociétés d’Ancien Régime comme dans les sociétés contemporaines, le pouvoir politique est concentré dans un pôle central unique à partir duquel il se répand vers les périphéries où il est exercé par des entités hiérarchiquement sujettes au centre. Au contraire, dans les sociétés « pré-révolutionnaires », le pouvoir politique est distribué selon une théorie corporative du social, issue de la pensée sociale médiévale, d’après laquelle chaque corps social, qu’il s’agisse de groupes sociaux ou d’entités territoriales, a sa propre fonction, à l’instar des organes du corps humain, et doit disposer de l’autonomie nécessaire pour l’accomplir. Il importe de souligner que le pouvoir de décision des assemblées communales en matière de gouvernement local n’émane pas du souverain puisque ces assemblées constituent, d’un point de vue juridique, des corpora ou universitates, c’est-à-dire des formes d’organisation sociale collectives dotées d’une personnalité juridique.

4 Leurs modes de fonctionnement et leurs capacités politiques et juridictionnelles sont définis dans des corpus législatifs qui sont propres à chacune d’entre elles. Par conséquent, les rapports de la Couronne avec les royaumes dits « périphériques » doivent être examinés à la lumière des capacités d’action que les corpus législatifs locaux octroient au souverain et aux assemblées communales, afin de ne pas commettre d’erreur d’interprétation dans l’analyse des pratiques frontalières.

5 Sachons, en ce qui concerne le commerce du Royaume de Majorque avec les terres d’Islam, que certains des textes du corpus législatif majorquin [12] autorisent ce royaume à commercer avec ses voisins musulmans en temps de guerre et en temps de paix : « Quod mercatores Majoricarum, etiam tempore guerrae, possint libere navigare ad partes Berberiae et Hispanae » [13]. On décèle dans ces textes normatifs, qui portent la trace d’une orientation politique ancienne, une volonté de distinguer la frontière marchande de la frontière politique et religieuse afin de garantir la continuité des échanges face aux aléas de la paix et de la guerre. Cette législation n’est guère en harmonie avec les orientations politiques de la Monarchie hispanique, à l’époque moderne, dont le discours est plus imprégné d’idéologie religieuse que de raisons marchandes.

6 Or, le souverain n’est pas en droit de modifier ou d’abroger les normes locales légitimant le commerce avec les territoires musulmans, car son pouvoir législatif est explicitement limité par la législation majorquine. En vertu d’une franchise octroyée par le roi Pierre IV d’Aragon en 1358, maintes fois renouvelée par ses successeurs, les représentants du Royaume de Majorque, c’est-à-dire les jurats de l’Universitat de la Ciutat i Regne de Mallorca[14], sont chargés de s’assurer que les lois promulguées par le pouvoir royal, devant être appliquées dans le royaume insulaire, ne contredisent aucun des textes constituant le corpus normatif majorquin [15].

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LA MÉDITERRANÉE AU XVIIe SIÈCLE Vienne Empire Ottoman R O Y A U M E MilanD E F R A N C E Monarchie hispanique Gênes Marseille Barcelone NaplesMadrid R O Y A U M ER O Y A U M E R O Y A U M ER O Y A U M E D E N A P L E SD E M A J O R Q U E D E N A P L E SD E M A J O R Q U E Valence CagliariLisbonne Messine Palerme Alger R O Y A U M ER O Y A U M E Oran D E S I C I L ED E S I C I L E TunisR É G E N C E Ceuta D ' A L G E R Malte R É G E N C E Mélilla D E T U N I S M A R O C Tripoli R É G E N C E D E T R I P O L I

7 Le cas ici analysé n’est donc pas réductible à une opposition simple du type « normes » versus « pratiques », soit légalité/illégalité, car les limites du champ normatif ne sont pas fermement établies par un seul acteur détenant la totalité du pouvoir politique et du pouvoir législatif. La situation est complexe :
deux instances de pouvoir, dotées chacune de compétences juridiques, tentent de rendre légitime leur volonté en matière de commerce en prenant appui sur des lois appartenant à des corpus législatifs distincts. Par quels moyens viennent-elles à bout de leurs différends au sein de ce contexte normatif ?

LES NORMES MISES EN DISCOURS : MODALITÉS DISCURSIVES DU FACE-À -FACE

8 Dans les archives des institutions de pouvoir du Royaume de Majorque – celles de l’Universitat de la Ciutat i Regne de Mallorca et celles de l’administration royale – ainsi que dans la documentation expédiée au Conseil d’Aragon [16] par ces institutions, on trouve les traces de nombreux désaccords entre le pouvoir royal et l’Universitat au sujet de l’importation de céréales en provenance de territoires musulmans, en période de déficit céréalier [17]. On assiste, à travers la correspondance échangée par les acteurs institutionnels concernés, à une forme d’exercice du pouvoir qui ressemble peu aux scénarios classiques que l’historiographie a érigés en modèles. Le droit local n’est ni écarté ni bafoué par un «État autoritaire », pas plus que les préceptes de l’idéologie de la Monarchie ne sont ignorés ni systématiquement transgressés par une « périphérie » mal assujettie. Certes, des interdictions « définitives » de commerce avec les terres d’Islam sont émises par le souverain, à plusieurs occasions [18]. Mais le dépouillement des archives du Gran i General Consell de l’Universitat i Regne de Mallorca permet de constater que la Couronne autorisa souvent des importations de céréales en provenance de ports musulmans, après les avoir rigoureusement interdites [19]. Au cours de la deuxième moitié du XVIIe siècle (de 1650 à 1682), sur quatorze demandes de commerce avec les terres d’Islam, la Couronne en autorisa au moins huit [20] et n’en refusa que deux [21] (le résultat des démarches pour quatre années n’est pas connu). En réalité, l’approvisionnement en terres d’Islam est, à diverses occasions, l’objet de négociations entre le pouvoir royal et l’Universitat. La mise en lumière de l’articulation des arguments allégués par l’une et l’autre instance est nécessaire pour comprendre sur quoi reposent les différends.

9 Les textes argumentatifs produits par les différents acteurs institutionnels à l’occasion des demandes d’autorisation d’importations céréalières qui furent déposées par l’Universitat de la Ciutat i Regne de Mallorca n’ont pas été conservés dans leur ensemble. De fait, les documents que j’ai consultés ne constituent pas des séries chronologiquement homogènes et, par ailleurs, sont de nature très hétéroclite [22]. Cela n’est pas un inconvénient si l’on érige en critère distinctif, pour le traitement des données, les situations élocutives dans le cadre desquelles ont été produits les documents. Ces situations sont ici de deux types : celles mettant en scène les échanges entre deux acteurs institutionnels – le vice-roi ou l’Audience [23] répondant à l’Universitat ( 1652) [24], l’Universitat s’adressant au Conseil d’Aragon ou directement au souverain ( 1661) [25]– et celles faisant apparaître les discussions ayant lieu au sein d’une institution donnée – les délibérations du Gran i General Consell ( 1661), celles du Conseil d’Aragon ( 1674) [26]. La différenciation contextuelle doit nécessairement être effectuée au moment de l’analyse des documents, car les systèmes argumentatifs déployés dans l’un et l’autre cas ne tendent pas aux mêmes objectifs. Dans le premier cas, deux pouvoirs s’affrontent, le pouvoir royal et le pouvoir local, qui sont tenus de respecter des normes limitatives; dans le deuxième cas, les échanges ont lieu entre les représentants d’un même pouvoir afin d’évaluer une situation donnée et de prendre des décisions qui permettront éventuellement de contourner les entraves posées par l’instance de pouvoir adverse.

10 Voyons donc, à partir des documents du premier type, quelles sont les modalités discursives du face-à-face entre la Couronne et l’Universitat de Majorque. Il faut savoir avant tout que le processus qui conduisait les jurats de l’Universitat de la Ciutat i Regne de Mallorca à solliciter auprès du vice-roi l’autorisation d’importer du blé commençait par l’estimation quantitative de la moisson qui était effectuée annuellement autour du mois d’avril, afin de prévoir la quantité de céréales qu’il serait nécessaire d’importer en cas de production déficitaire. Une fois les résultats de cette opération ( escrutini arbitrari ou incert[27]) établis, les jurats consultaient le Gran i General Consell qui décidait, si la récolte s’annonçait déficitaire et s’il semblait nécessaire de s’approvisionner en terres d’Islam, de s’adresser au vice-roi, autorité compétente pour la délivrance d’autorisations exceptionnelles ( licencias).

11 Les raisons morales et politiques que la Couronne avance pour justifier son opposition au libre commerce avec les terres d’Islam prennent appui sur le droit canon et les préceptes idéologiques de la Monarchie hispanique. Dans ses réponses aux sollicitations que l’Universitat lui adresse, elle affirme que le commerce avec l’Infidèle est contraire à ses principes politiques ( la razón politica) en raison du tort qu’une telle activité pourrait porter à l’intérêt général ( causa pública). En somme, ce serait outrager publiquement la religion catholique, dont les préceptes moraux sont aussi ceux de la Monarchie, que de permettre le libre commerce avec les terres d’Islam. De plus, le droit canon condamne ceux qui exercent pareille activité tout comme ceux qui la tolèrent ou l’autorisent : le septième alinéa de la bulle In coena domini prévoit l’excommunication de tous ceux qui contreviennent aux limitations imposées dans ce type d’échanges [28]. Toutefois, cette même législation prévoit également que l’interdiction peut être levée si la conjoncture le requiert [29]. Par conséquent, la frontière que dessine la norme énoncée par le pouvoir royal est beaucoup moins étanche qu’on pourrait l’imaginer.

12 L’Universitat ne se satisfait pas des conditions d’ouverture de la frontière marchande consenties par la Couronne. En cas de pénurie, quelles que soient les possibilités de ravitaillement en chrétienté, elle manifeste dans des placets qu’elle adresse au vice-roi, et en dernière instance au souverain, sa volonté d’effectuer les achats de céréales en terres d’Islam, en raison des droits que concèdent au Royaume de Majorque les textes du corpus législatif local qui ne mentionnent aucune restriction circonstancielle. Toutefois, dans la pratique, elle ne réclame pas ce qui lui revient de droit en passant outre les limites des préceptes de la Monarchie. Elle adopte une voie beaucoup plus sinueuse, mais bien plus astucieuse, à travers laquelle elle démontre que ses prétentions sont non seulement légitimes, mais qu’elles sont en outre en harmonie avec les positions du pouvoir royal. En premier lieu, elle rappelle que la pratique du commerce avec les terres d’Islam ne contrevient à aucune législation en vigueur puisque des dispenses pontificales et divers privilèges royaux jadis octroyés aux habitants du Royaume de Majorque l’autorisent, en temps de paix, mais aussi en période de guerre [30]. En guise de preuve, elle joint à ses placets les copies des textes législatifs sur lesquels elle se fonde. En deuxième lieu, elle centre son argumentation sur les difficultés, réelles ou supposées, que l’approvisionnement en chrétienté comporte. En l’occurrence, elle rappelle à la Couronne les fondements de sa propre idéologie politique : le souverain doit protéger paternellement ses sujets contre toute sorte de plaies et non pas gouverner en tyran pour son seul profit [31]. Ainsi, l’astuce argumentaire de l’Universitat consiste à faire coïncider ses intérêts avec les préceptes politico-religieux de la Monarchie, afin que le souverain se voie contraint d’accéder à ses requêtes.

L’ART DE LA DISSIMULATION DANS LES PRATIQUES DE POUVOIR

13 Rosario Villari, qui analyse l’usage politique de la « dissimulation » dans le cadre des révolutions du XVIIe siècle, affirme que celle-ci fut une forme de résistance de type rhétorique adoptée par les périphéries contre le pouvoir central, à l’intérieur d’un système politico-moral répressif et réactionnaire [32]. À mon sens, cette interprétation ne peut être généralisée, car les sources utilisées par cet auteur, principalement des écrits politiques de théoriciens contemporains des faits, furent produites dans des contextes de rupture du consensus politique. Or, si l’on analyse de près les rapports entre le pouvoir royal et les assemblées communales dans un contexte de non-rupture et que l’on fait une lecture attentive du dialogue épistolaire qui s’instaure entre ces acteurs institutionnels, on constate que la dissimulation est la modalité de communication adoptée par les deux parties et non pas uniquement par une seule. Dans le cas ici étudié, la dissimulation n’est pas une forme de résistance du Royaume de Majorque à l’oppression du pouvoir monarchique, mais une technique de négociation efficace dont se sert la Couronne tout autant que l’Universitat.

Au-delà des stratégies rhétoriques : le discours de l’Universitat et l’identité des acteurs locaux

14 Si l’Universitat insiste pour que des autorisations de commerce soient concédées avec les terres d’Islam, ce n’est pas, comme elle le prétend, à cause du risque de rencontres avec des navires corsaires dont les eaux sardes et siciliennes seraient particulièrement encombrées. Ce n’est pas davantage à cause des distances trop importantes qui sépareraient l’île de Majorque des ports d’approvisionnement chrétiens. La véritable raison est que le blé nord-africain et le blé levantin sont bien moins coûteux que celui que l’on acquiert en chrétienté. Les tarifs pratiqués par les tribus maghrébines ainsi que par les compagnies étrangères installées sur la côte tunisienne défient toute concurrence. En 1672, par exemple, le Gran i General Consell souligne, au cours de l’une de ses réunions, que la quartera de blé peut être acquise au prix d’une livre et demie en terres d’Islam, alors qu’on ne peut s’en procurer en terres chrétiennes à moins de sept livres [33].

15 La lecture de la correspondance que l’Universitat de la Ciutat i Regne de Mallorca adresse au vice-roi, au Conseil d’Aragon ou au souverain, fournit des indices de la duplicité de son discours. D’une part, on constate que l’argument de la menace corsaire est avancé selon les convenances de l’Universitat et sans crainte de la contradiction, d’autre part, tout le monde sait que la Sardaigne n’est pas plus éloignée de Majorque que ne l’est Tunis : les ports de Sardaigne se trouvent à une distance moyenne de 600 km du port de la ville de Majorque alors que les comptoirs situés à proximité de Tunis, auprès desquels les Majorquins ont l’habitude de se ravitailler, se trouvent approximativement à 800 km, donc à une distance supérieure de celle de la Sardaigne et de la Sicile [34]. Lorsque l’on sait que l’approvisionnement en blé, bien qu’étant une obligation de l’institution de gouvernement locale, est réalisé à partir du XVIIe siècle par des négociants autochtones ou étrangers, on soupçonne aisément que les arguments avancés par l’Universitat cachent des intérêts qui ne sont pas proprement politiques – la défense du « bien commun » – et qu’ils ont pour fonction de légitimer des prétentions d’ordre privé. Afin d’éloigner tout soupçon sur son intégrité et celle de ses partenaires, l’Universitat justifie la sous-traitance du ravitaillement en alléguant le déficit budgétaire municipal :
trop endettée pour réaliser elle-même les achats de blé en baillant les fonds nécessaires à l’entreprise et en nolisant elle-même les navires comme cela était jadis l’usage, elle se voit, dit-elle, dans l’obligation de céder à des négociants le droit d’effectuer les importations nécessaires [35]. Puis, afin de souligner la nécessité d’effectuer le ravitaillement en terres d’Islam en dépit de la sous-trai-tance, l’argument « misérabiliste » est réaffirmé. Les entreprises d’importation de blé nécessitent d’importants apports de capitaux que les négociants locaux ne parviennent à réunir qu’à grand-peine. Du fait de leur manque de moyens, ils ne peuvent s’engager à couvrir le marché que si on leur concède la liberté d’acquérir le blé là où cela leur semble le plus avantageux [36]. L’Universitat insiste sur le fait que si ces négociants ne sont pas en mesure de financer le ravitaillement en raison de la cherté du blé dans les marchés autorisés, celui-ci ne pourra être effectué et la famine sévira. Dans son discours, les intérêts des acteurs marchands, avec lesquels elle n’entretient en principe aucun rapport contractuel, apparaissent à contre-jour comme la force motrice de ses prises de position [37]. L’analyse rhétorique du discours de l’Universitat permet d’entrevoir la dépendance des intérêts institutionnels et de certains intérêts privés. On devine aisément qu’en cédant de fait la responsabilité du ravitaillement à des personnes privées, l’Universitat se voit contrainte de transformer en arguments juridiques, politiques et religieux ce qui est, en réalité, la raison du profit que la morale religieuse censure.

16 Lorsque l’on se penche sur la composition du Gran i General Consell, organe représentatif de l’Universitat de la Ciutat i Regne de Mallorca, l’idée de dualité acquise à travers l’analyse rhétorique du discours de l’Universitat (un pouvoir institutionnel garant des droits du Royaume de Majorque et soucieux du « bien commun » que l’état des finances locales « obligerait » à se soumettre au pouvoir marchand), est aussitôt remplacée par celle de superposition. On s’aperçoit très vite que le pouvoir institutionnel municipal et le pouvoir marchand ne constituent pas deux pôles, mais un seul dans le tissu social : les représentants de l’Universitat sont souvent impliqués dans le commerce, même lorsque leur statut social ne le leur permet pas. L’illusion de dédoublement qui se dégage de la documentation émise par l’Universitat à l’attention du souverain ou du vice-roi est obtenue grâce au maintien, au sein du discours, de catégories juridiques distinguant des fonctions qui, dans la pratique sociale sont occupées par les mêmes individus. Cette forme de dissimulation ou de non-dit trompe l’historien s’il n’engage pas sa recherche, au-delà du discours, sur le terrain difficile de l’enquête prosopographique et de l’analyse de réseaux. Pour ce qui est du commerce avec les terres d’Islam, les enjeux qui conduisent l’Universitat à s’opposer à la Couronne ne peuvent être compris qu’à condition d’identifier les acteurs, leurs intérêts et les positions de pouvoir qu’ils occupent dans la société.

17 Le Gran i General Consell rassemble les représentants des cinq catégories socio-juridiques que le droit « constitutionnel » majorquin distingue : cavallers, ciutadans, mercaders, menestrals et prohoms forans. Les quatre premières catégories [38] – elles ne concernent que la population urbaine – comptent 44 représentants. La dernière catégorie réunit les 28 représentants de la Part Forana, c’est-à-dire des 32 bourgs situés à l’intérieur de l’île et sur la zone côtière, élus parmi les membres de l’élite « rurale » [39]. Au total, 72 conseillers sont élus par un système de tirage au sort, Régimen de sach e de sort, et renouvelés annuellement.

18 Les normes juridiques qui définissent les catégories sociales retenues par le droit constitutionnel majorquin autorisent l’exercice du commerce aux personnes appartenant à deux des catégories urbaines : les mercaders, c’est-à-dire les marchands, qui sont représentés par 8 conseillers, et les ciutadans (l’un des deux états de la noblesse locale, dont l’autre est celui des cavallers, inhabile à l’activité commerciale) qui sont représentés par 12 conseillers. Officiellement, 20 élus sur 72, soit un tiers de l’assemblée, constituent la « classe marchande ».

19 Mais, dans la pratique, ces deux états ne sont pas les seuls à exercer le commerce. Certains des cavallers l’exercent par l’intermédiaire d’associés qui jouent le rôle de prête-noms et nombre de ceux appartenant à la catégorie des menestrals, c’est-à-dire les artisans, l’exercent ouvertement sans conséquences [40]. Réduire la « classe marchande » aux seuls membres des groupes socio-juridiques des mercaders et des ciutadans, ce serait passer à côté de mécanismes sociaux fondamentaux pour la compréhension des formes du commerce dans cette zone frontalière : ce sont les pratiques et l’expérience des individus et non seulement leur appartenance à des groupes sociaux que l’historiographie présente comme antagonistes qui sont à considérer dans l’étude de la formation des identités sociales [41]. Les archives privées et les archives notariées de Majorque fournissent les preuves d’un intérêt pour les échanges commerciaux qui déborde amplement les limites catégorielles retenues par le droit constitutionnel local [42]. Plutôt que de vouloir faire coïncider activité « socio-profession-nelle » et catégorie socio-juridique, il est nécessaire, pour mieux saisir le rapport identité/pratiques dans le contexte social examiné, de considérer le commerce comme une activité commune à des individus appartenant à des groupes sociaux juridiquement distincts, soit un marqueur d’identité sociale transversal qui n’est pas à l’origine d’un regroupement par classe. La « classe marchande » n’existe pas a priori comme groupe social. En revanche, l’intérêt pour le commerce crée des liens personnels qui parcourent en diagonale l’épaisseur du corps social, tissant des solidarités et créant des rivalités dont les fondements sont contextuels et non pas structurels.

20 La prise en compte de ces données permet d’affirmer que l’Universitat n’est pas une instance de pouvoir neutre en matière de commerce et, par conséquent, l’on ne peut émettre que des réserves sur les estimations à la baisse qu’elle fait de l’état de fortune des détenteurs de capital privé.

21 D’ailleurs, la figure du « négociant pauvre » qui émerge du discours de l’Universitat manque d’épaisseur dès que l’on explore par d’autres voies la réalité sociale. Par exemple, les travaux de l’historien catalan Josep Maria Passola concernant les banques communales dans les territoires de la Couronne d’Aragon, appelées Taules numularias ou Taules de canvi[43], permettent de remettre en cause l’endémie du paupérisme insulaire, si souvent présentée comme allant de soi par l’historiographie locale.

22 L’intérêt général ou intérêt commun ( interés común) que l’Universitat évoque dans les documents n’est commun qu’à une certaine partie des acteurs économiques qui constituent une majorité au sein du Gran i General Consell. Même si l’on a fait grand éloge de la vocation « démocratique » des institutions de la Couronne d’Aragon, où les charges municipales n’étaient pas vénales ou héréditaires comme en Castille, il est nécessaire de souligner que les systèmes de représentation en vigueur dans ces territoires permettent certes aux membres des différentes catégories socio-juridiques d’accéder aux institutions de pouvoir local, mais de manière inégalitaire. Dans le cas de Majorque, la Part Forana est sous-représentée dans le système proportionnel local; aussi, ses intérêts sont-ils souvent lésés ( 44 conseillers représentent la Ciutat et 28 la Part Forana) [44]. Par ailleurs, l’étude des parentés, menée au sein des institutions locales pour les individus ayant accédé à des charges, permet de comprendre par quels biais les intérêts politiques et les intérêts économiques s’accordent. À Majorque, on constate ainsi que la force avec laquelle sont défendus les intérêts marchands par l’Universitat n’est pas due uniquement aux normes du système représentatif.

23 L’inégalité est consolidée par des pratiques électorales frauduleuses au cours des tirages au sort annuels pour l’élection des conseillers de l’Universitat; ces pratiques sont à l’origine du monopole du pouvoir local exercé par certains groupes urbains particulièrement engagés dans le commerce maritime. Un mémoire confidentiel, datant de 1681, remis au vice-roi Don Manuel de Sentmenat à son arrivée à Majorque, signale que les charges de conseillers de la catégorie des ciutadanset des mercaders sont contrôlées par un nombre réduit de familles du patriciat urbain dont les membres sont constamment présents au sein du gouvernement communal, en dépit du système de tirage au sort qui devrait, en principe, permettre l’accès au pouvoir institutionnel à un plus grand nombre [45]. L’étude des listes des noms des personnes qui ont exercé la charge de jurat pendant le XVIIe siècle permet de vérifier cette affirmation. Alors que les six jurats désignés parmi les 72 conseillers du Gran i General Consell sont renouvelés annuellement, tout comme l’ensemble du conseil, on note, à la lecture des listes, de nombreuses répétitions [46]. Ainsi, au cours de la première moitié du XVIIe siècle, apparaissent avec une grande fréquence les membres de la famille Socies, tandis qu’au cours de la deuxième moitié de ce siècle, ce sont les Fiol et les Canyelles qui obtiennent le plus souvent ces charges.

24 Prenons l’exemple du clan des Fiol qui, avec les Sunyer dont ils sont parents, constituent un véritable réseau de contrôle du pouvoir local [47]. Les membres de ce réseau familial, dont les liens de parenté ont été établis grâce à leur acte de décès, sont au pouvoir à plus d’une dizaine de reprises au cours de la deuxième moitié du XVIIe siècle [48]. Or, les Fiol tout comme les Sunyer sont d’actifs négociants participant à toute sorte d’entreprises commerciales dont, bien entendu, celles du ravitaillement de blé en période de disette. On sait, par exemple, que Joan-Batista Sunyer fit importer du blé en 1645 et en 1661, année où son frère Jaume-Mateu était justement jurat, et que Salvador Fiol le fit en 1682, alors qu’il exerçait lui-même cette charge [49]. L’accès à la charge de jurat permettait à ces négociants d’orienter la politique commerciale selon leurs intérêts. Mais ce n’était pas là le seul avantage : les jurats, étant chargés de faire l’estimation de la récolte locale aux alentours du mois d’avril de chaque année, disposaient avant quiconque d’informations quantitatives sur les besoins en céréales qu’ils n’hésitaient pas à utiliser à leur propre profit.

25 Disposer en exclusive de telles informations permettait d’être en mesure de passer des commandes au plus tôt, avant que la nouvelle du déficit frumentaire ne se répande sur le marché, et d’obtenir ainsi le grain à un meilleur prix.

26 Par conséquent, les stratégies familiales de contrôle des institutions et la constitution de réseaux clientélaires sont, dans cette périphérie comme ailleurs, une des modalités de l’exercice du pouvoir dans l’aire locale [50].

Les raisons de la Couronne : entre le fisc et la foi

27 Dans la pratique, on constate que la Couronne ne remet en question la légitimité du commerce avec les terres d’Islam que lorsque l’Universitat prétend importer des céréales. Pour les autres transactions commerciales avec les mêmes marchés musulmans, elle ne manifeste pas de réticence : la concession de sauf-conduits semble avoir eu lieu sans difficultés ou, du moins, sans que des différends surviennent puisque l’on n’en retrouve pas la trace dans les Actes del Gran i General Consell, pas plus que dans la correspondance adressée par le souverain aux représentants du Royaume de Majorque. Quels sont donc les motifs réels de l’opposition de la Couronne à l’importation de blé?

28 En premier lieu, le paiement des céréales ne pouvant être réalisé qu’en espèces, leur importation impliquait l’exportation d’importantes quantités de métaux précieux. Or, les effets néfastes de la « fuite » des métaux sont l’une des obsessions de la Couronne, qui doit régler en or ou en argent ses dépenses de guerre, alors que le gros de ses revenus fiscaux est en billon [51]. N’oublions pas que la Monarchie hispanique s’engage, au cours du XVIIe siècle, dans des conflits qui lui coûtent fort cher en raison de la multiplicité et de l’éloignement des fronts, situés en Italie, sur les frontières avec la France, au Portugal, aux Pays-Bas, en Allemagne et dans ses territoires coloniaux, pour ne citer que les principaux. Toutefois, ces motifs ne sont qu’indirectement allégués. À diverses reprises, le Conseil d’Aragon rappelle à l’Universitat que, si la législation canonique tolère, en cas de nécessité, l’importation de denrées alimentaires de territoires sous domination musulmane, elle interdit catégoriquement toute sorte d’échanges commerciaux pouvant renforcer la capacité belliqueuse de l’Infidèle. Les métaux précieux, tout autant que les victuailles ou les munitions, contribuent au renforcement de l’ennemi, qui peut acquérir, grâce aux apports en numéraire, les armes et les navires nécessaires à la poursuite de la guerre [52]. Payer en or ou en argent des achats effectués en terres d’Islam revient donc à augmenter son potentiel belliqueux, mais surtout, sans que cela soit explicitement dit, à se priver des moyens nécessaires pour le financement des guerres que l’Espagne mène contre d’autres ennemis, au sein de la chrétienté.

29 En revanche, le petit commerce avec les terres d’Islam n’était pas contraire aux intérêts de la Monarchie hispanique, car le système d’échange sur lequel il reposait faisait que les biens circulaient, mais non l’argent. Au départ de Majorque, les navires étaient chargés de denrées dont les marchés musulmans étaient demandeurs. Celles-ci étaient vendues dans les ports de destination où le gain était aussitôt investi dans des marchandises dont des négociants ou des particuliers de Majorque avaient passé commande [53]. Un tel système ne pouvait être envisagé pour le blé. Il aurait fallu exporter une grande quantité de marchandises pour obtenir, sur place, en pays musulman, les sommes nécessaires à l’achat du blé. Or, l’écoulement immédiat d’une importante charge de marchandises, quelles qu’elles fussent, n’était qu’exceptionnellement garanti.

30 Le risque de voir l’entreprise échouer ne pouvait être pris ni par les négociants privés, ni par l’Universitat de qui dépendait le ravitaillement de la population.

31 En deuxième lieu, contrairement à ce que la Couronne affirmait tout haut, sa volonté n’était pas exactement que les achats de blé se fassent en chrétienté, mais qu’ils aient lieu dans des territoires gouvernés par le roi d’Espagne. En effet, les raisons religieuses alléguées par la Couronne sont en réalité très souvent suivies de consignes beaucoup plus restrictives : il convient que les achats de blé soient faits « en tierras de vasallos » disent les textes. La préoccupation de la Couronne est ici en fait fiscale. En effet, la fiscalité espagnole, principalement indirecte, tirait ses plus importants revenus des transactions commerciales, revenus recouvrés aux douanes maritimes et terrestres. Si le blé était acquis ailleurs que dans les royaumes du roi d’Espagne, les caisses de l’administration royale de ces territoires – le Royaume de Sardaigne et celui de Sicile étaient les principaux producteurs – se voyaient privées des recettes que produisaient les droits à l’exportation [54]. La libéralisation du marché du blé aurait affaibli les budgets locaux de l’administration royale et le souverain aurait été contraint d’apporter des capitaux pour combler les déficits, ce qui n’était pas envisageable étant donné les besoins militaires.

32 Par conséquent, le discours de la Couronne (tout comme celui de l’Universitat) dissimule des raisons économiques qu’elle n’a pas la possibilité d’insérer dans son argumentation sans auparavant les modeler pour qu’elles soient en adéquation avec les préceptes de son idéologie politique. La mise en lumière de ses intérêts souterrains ne laisse pas de doute sur le fait que l’Espagne, au XVIIe siècle, est davantage une monarchie qui, à grand-peine, satisfait ses aspirations universalistes plutôt qu’une championne de la chrétienté.

33 Une fois la nature des intérêts de la Couronne décelée, il est possible de comprendre la logique de certains des processus décisionnels qui l’ont conduite à contredire par les faits ce que son discours affirmait de façon péremptoire.

34 Étant donné que le seul recours au droit ne permettait pas à la Couronne d’agir efficacement dans le domaine des importations de blé en provenance de terres d’Islam – c’est-à-dire d’éviter les exportations de métaux précieux et le manque à gagner en matière fiscale –, elle tenta, à partir de la quatrième décennie du XVIIe siècle, d’agir par la taxation. Des structures furent mises en place afin de ponctionner les transactions réalisées à partir de Majorque avec les commerçants appartenant à des nations ennemies de l’Espagne. En 1644, après consultation des principaux hommes d’affaires de Majorque, le vice-roi propose au souverain de rendre définitive une taxe qui était occasionnellement perçue depuis 1639 sur les marchandises en provenance de France, pays avec lequel l’Espagne était alors en guerre [55]. Il s’agit de « l’impôt de 10% et de contre-bande ». Par la suite, cet impôt est étendu à l’ensemble des nations ennemies de la Monarchie hispanique, qu’il s’agisse de chrétiens ou de musulmans. Ainsi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la frontière marchande baléare ainsi que celle des autres territoires de la Couronne d’Aragon s’ouvrent progressivement aux nations ennemies de la Couronne d’Espagne, avec l’approbation du pouvoir royal [56]. Dès lors, non seulement le commerce avec la France, mais aussi les exportations d’huile vers l’Angleterre et la Hollande et le commerce avec les terres d’Islam peuvent légitimement avoir lieu, en dépit des conflits.

35 Toutefois, il ne s’agit pas là d’une libéralisation des échanges commerciaux avec les ennemis : comme par le passé, ces échanges sont soumis à l’obtention de sauf-conduits ( licencias) émis par le roi ou le vice-roi. Dans le cas des échanges avec les terres d’Islam, la solution est techniquement parfaite. En théorie, le droit canon n’est pas enfreint puisque les rapports commerciaux avec les terres d’Islam continuent d’avoir le même statut légal – ils sont considérés « exceptionnels » ou « circonstanciels » – et la Monarchie hispanique n’est pas tenue de marquer de rupture officielle par rapport à ses positions traditionnelles vis-à-vis des puissances musulmanes. Cette stratégie fiscale, opération tortueuse s’il en est, permet de concilier les contraires. Cependant, dans la pratique, on constate que le fisc passe avant la foi puisque cette manœuvre met clairement au jour les priorités de la Couronne, qui n’hésite pas à mettre en veilleuse ses préceptes idéologiques et religieux en faisant une interprétation abusive du concept « d’exception » établi par la législation canonique pour préserver ses revenus fiscaux dans ses royaumes. En procédant de la sorte, la Couronne conserve la possibilité de percevoir des recettes fiscales sur les transactions commerciales même si celles-ci n’ont pas lieu « en tierras de vasallos ». En principe, elle peut ainsi céder aux pressions de l’Universitat sans trop de dommages fiscaux.

36 Malheureusement, en dépit des risques pris par rapport à l’idéologie religieuse et au droit canon, la stratégie fiscale mise en place par la Couronne constitue un échec. C’est inutilement que l’institution monarchique s’est laissée glisser jusqu’aux lisières de la contradiction, taxant les denrées d’un commerce qu’elle déclare interdit. Car la taxe sur les marchandises de « contrebande » ne produisit pas les gains escomptés. D’une part, la fraude et le manque de rigueur des percepteurs ( receptores) firent décroître rapidement les revenus que l’impôt de contrebande était censé produire. C’est du moins ce qu’expose, en 1665, le vice-roi, don Rodrigo de Borja (ou Borgia), qui se montre favorable à l’affermage du droit afin que l’administration royale puisse en tirer un meilleur profit [57]. D’autre part, la Couronne se vit contrainte, en diverses occasions, d’accéder à l’exemption de « l’impôt de 10% et contre-bande » et, partant, à renoncer « volontairement » à son produit [58]. En effet, dès l’instauration de cette taxe, l’Universitat, qui use et abuse de sa capacité juridique à s’opposer aux décisions du pouvoir royal qui ne sont pas à sa convenance, sollicite systématiquement, à l’occasion des demandes d’autorisation de commerce avec les terres d’Islam, que les marchands investissant dans l’importation de blé en période de déficit frumentaire soient dispensés du paiement de la redevance, en raison des prix élevés qu’ils seraient alors contraints de pratiquer lors de la vente au détail. Les arguments classiques sur les inconvénients de la cherté du blé en période de disette et les obligations du souverain vis-à-vis de ses sujets sont à nouveau avancés. Or, il est clair que ces raisons ne sont que partielles. L’Universitat, qui déguise les intérêts marchands pour mieux les défendre dans la sphère institutionnelle, ne dit pas tout haut que, pour les négociants, se soumettre au paiement de la taxe équivaudrait également à renoncer à une part importante des bénéfices, ceux-là même que convoite la Couronne par la voie fiscale.

37 La mise en contexte des arguments exposés par la Couronne et l’Universitat dans leurs plaidoyers au cours des procédures d’appel permet d’identifier des intérêts souterrains en décalage avec l’idée que l’une et l’autre proposent de leurs prétentions frontalières. Leurs raisons ne sont pas seulement d’ordre idéologique comme leurs discours tendent à le montrer : celles de l’Universitat sont moins proches qu’elle ne le dit d’une volonté de « justice sociale », et celles de la Couronne ne correspondent pas seulement à un désir d’adéquation de la pratique politique aux principes de l’Église. En réalité, les dynamiques frontalières mettent le pouvoir royal en concurrence avec celui des institutions locales et, simultanément, avec les intérêts de certains particuliers. L’affrontement entre acteurs institutionnels est, aussi, une rivalité entre acteurs économiques. Alors que l’on aurait pu croire, dans un premier temps, à un différend structurel et chronique causé par l’incompatibilité idéologique des différents corpus normatifs auxquels chacun des acteurs renvoie, l’analyse montre que les intérêts économiques opposés de la Couronne et de l’Universitat de la Ciutat i Regne de Mallorca, plus que les orientations idéologiques originelles des législations, sont la cause de leurs désaccords.

LES FORMES D’ACCORD

38 À la question de la légitimité du commerce avec les terres d’Islam, le droit ne répond pas de façon univoque. Le droit canon invoqué par la Couronne et le droit local invoqué par l’Universitat énoncent des règles incompatibles. Ce qui, pour la Couronne, selon le droit canon, ne peut être qu’une exception conjoncturelle, devient pour l’Universitat, selon la législation locale, une règle.

39 Ces conceptions décalées, mais non opposées, des conditions d’ouverture de la frontière marchande, rendent impossible la résolution des différends par la voie juridique, surtout en l’absence d’arbitre : ici, les parties sont aussi les juges et chacune est dotée de compétences lui permettant d’invalider les décisions de l’autre. Le droit n’est donc pas en l’occurrence un instrument efficace de conciliation. Cela signifie-t-il que l’entente ne peut en aucun cas avoir lieu ? Si les formes que prennent les désaccords entre les deux institutions de pouvoir ont ici été longuement analysées, ce n’est pas pour les ériger en paradigmes des rapports « centre-périphérie », mais pour montrer qu’elles ne sont que le pendant de formes d’accord tout à fait particulières. Car les propos que la Couronne et l’Universitat tiennent sur la légitimité du commerce de Majorque avec les terres d’Islam font partie d’un ensemble de jeux de pouvoir multiples au sein d’une situation stratégique complexe [59].

40 Les stratégies rhétoriques employées par l’Universitat dans ses plaidoyers donnent l’impression d’être d’une excellente efficacité, puisque le pouvoir royal est contraint, à maintes reprises, d’effectuer des concessions. La tentation est forte de céder à l’idée que le seul maniement du langage permet ou empêche l’ouverture de la frontière interdite. La rhétorique serait-elle la seule arme dont disposerait l’Universitat face à la Couronne ? En réalité, les litiges que les deux instances de pouvoir ont au sujet des échanges commerciaux avec les terres d’Islam n’informent pas sur l’ensemble des moyens de pression dont dispose chacune d’entre elles. En l’occurrence, la clé des mécanismes concernant le commerce avec les terres d’Islam est livrée par un dossier que le souverain soumet en consultation au Conseil d’Aragon ( consulta) en 1674, et qui contient les avis des instances de pouvoir compétentes au sein de l’administration royale – le Conseil d’Aragon, le vice-roi de Majorque et le Régent de l’Audience de Majorque – au sujet d’une pétition de l’Universitat de Majorque concernant l’acquisition de blé en terres d’Islam : les membres du Conseil d’Aragon s’opposent à ce que l’autorisation soit concédée, refusant de s’incliner devant les arguments habituellement allégués par l’Universitat : « Les Majorquins sont de grands marins et ne peuvent courir plus de dangers en se rendant en Sardaigne qu’en se rendant en Berbérie » répond le Conseil d’Aragon au souverain qui requiert son avis à ce sujet [60], tandis que le vice-roi de Majorque et le Régent de l’Audience de Majorque sont d’un tout autre avis.

41 L’opinion du vice-roi, qui se prononce pour la concession des autorisations, se fonde non pas sur le droit ou l’idéologie politique, mais sur des normes qui ne sont pas exclusives de la sphère institutionnelle, puisqu’elles ont pour fonction de régler les échanges de services entre personnes. Il fait remarquer que les services rendus par certains sujets du Royaume de Majorque dans le cadre des conflits militaires dans lesquels est engagée la Couronne d’Espagne [61] compensent les éventuels torts financiers que l’importation de blé en provenance de terres d’Islam peuvent causer au fisc :

42

« Le soulagement des vassaux de Votre Majesté sera tout à fait à la hauteur de Votre Royale Grandeur, d’autant plus maintenant qu’ils agissent si vivement contre les ennemis de Votre Royale Couronne, car ils réfrènent, à eux seuls, l’orgueil français en Méditerranée. »

43 En effet, en 1674, les contributions majorquines à l’effort de guerre sont doubles : d’une part, une compagnie d’hommes a été envoyée à la frontière catalane et, d’autre part, les navires corsaires majorquins sont aux côtés de la flotte royale qui tente de mettre fin à la révolte de Messine. Cela n’est pas occasionnel.

44 Au cours du XVIIe siècle, des compagnies de 200 à 500 hommes commandées par des membres de la noblesse du Royaume de Majorque vont à bien des reprises combattre en Italie, aux Pays-Bas et jusqu’en Allemagne lorsque cela est nécessaire, tandis que les navires de course majorquins prêtent main forte aux troupes royales sur les fronts maritimes. C’est ainsi que ces derniers sont présents sur le front catalan, lors de la révolte de Catalogne ( 1640-1652), sur les côtes italiennes, lors des événements de Naples ( 1647-1648) et de la révolte de Messine ( 1674-1678), sur les côtes portugaises, lors de la guerre d’Indépendance du Portugal ( 1640-1668) et à Oran qui fut assiégée par les Turcs à plusieurs reprises (entre 1677 et 1688) [62]. La présence active des corsaires majorquins sur les fronts maritimes agissant à l’encontre des navires de guerre et de commerce français et anglais qui croisent en Méditerranée, ainsi que les levées d’hommes que l’aristocratie majorquine se charge d’effectuer sur ses terres, constituent pour la Monarchie hispanique, continuellement engagée dans des conflits belliqueux, un accroissement de forces dont elle ne peut se passer.

45 Or, rien n’oblige le Royaume de Majorque à contribuer en hommes ou en argent aux guerres que mène le roi d’Espagne. Selon leurs constitutions, les territoires de la Couronne d’Aragon ne pouvaient être contraints à recruter des troupes devant servir hors de leurs territoires. Les levées d’hommes effectuées par les aristocrates majorquins et les armements de navires corsaires que finançaient les négociants locaux se faisaient à titre volontaire et privé. L’Universitat de la Ciutat i Regne de Majorque, en tant qu’institution de gouvernement local, n’intervenait que comme intermédiaire, transmettant les pétitions du souverain à ses sujets. Cependant, si l’on tient compte du fait que les personnes détenant le pouvoir institutionnel communal – les conseillers et les jurats de l’Universitat de la Ciutat i Regne de Majorque – sont, pour un bon nombre, directement intéressées par les importations de blé de terres d’Islam et, simultanément, impliquées dans le financement d’entreprises corsaires, il est aisé de comprendre que les sollicitations d’autorisation de commerce et les demandes d’exemptions d’impôts sur les transactions, en l’occurrence celle de « l’impôt de 10% et contrebande », faites au nom de l’Universitat et en raison du droit local, renvoient implicitement aux intérêts et aux services rendus au souverain dans le domaine de la guerre par les personnes privées représentant l’institution. La relation implicite établie par le vice-roi de Majorque en 1674 entre les demandes d’autorisation de commerce avec les terres d’Islam déposées par l’Universitat de la Ciutat i Regne de Mallorca et les actions corsaires menées et financées par des particuliers fait comprendre que cette pluralité d’intérêts n’est pas inconnue du pouvoir royal. Sa prise de position en faveur de l’Universitat se fonde justement sur le rapport compensatoire qui relie la course et le commerce et, de ce fait, sur une forme de justice qui ne renvoie pas au droit, mais à des normes morales. Il s’agit de ce qu’Antonio Manuel Hespanha appelle « l’économie de la grâce », qui règle un ensemble extrêmement vaste de rapports sociaux dans les sociétés d’Ancien Régime, de la donation post-mortem aux grâces royales; sa prise en compte permet de mettre en lumière « les raisons les moins évidentes de la politique », c’est-à-dire celles que l’histoire du droit et l’histoire des institutions ont laissées dans l’obscurité [63]. Le système des faveurs, à l’instar du système du don et du contre-don qui établit les normes qui règlent les échanges commerciaux desquels l’intention de profit est exclue, se fonde sur la notion de gratuité des actes qui est étayée, dans les sociétés chrétiennes, par le discours religieux sur la charité. Le bénéfice étant écarté par la morale chrétienne de tout pacte entre individus, le contre-don ou antidora est une obligation morale pour le bénéficiaire d’un don, mais il a lieu a posteriori, librement, par amitié ou gratitude [64]. Ainsi, les diverses formes de contribution apportées par les sujets majorquins aux guerres menées hors de leur territoire ne sont qu’une démonstration de gratitude envers le souverain pour sa protection paternelle. À son tour, le souverain fait part de sa propre gratitude à ses sujets, pour leur collaboration volontaire aux conflits militaires dans lesquels la Monarchie hispanique est engagée, en leur concédant des faveurs.

46 Les récompenses concédées par le souverain aux personnes privées pour leurs bons et loyaux services prennent le plus souvent la forme de gratifications honorifiques dans la sphère sociale. En cela, l’Espagne ne se distingue guère des autres États monarchiques européens qui agissent en dispensateurs de ressources et de prestige social. Toutefois, l’Universitat, en tant que corps juridique dont un corpus législatif définit les droits, à savoir les libertés et les privilèges, ne pouvait être explicitement soumise à l’économie des faveurs.

47 Cela eût été désavouer ses capacités juridiques. En réalité, lorsque, en 1674, le vice-roi de Majorque se déclare favorable à la concession d’autorisations pour le commerce avec les terres d’Islam, il actualise les liens personnels qui unissent les sujets du Royaume de Majorque au souverain et ramène le rapport à la sphère des échanges de services entre individus. On observe, dans le discours du vice-roi, un changement de genre dans la désignation des acteurs locaux, qui traduit un changement d’agent. Le passage du collectif « l’Universitat » au pluriel « les vassaux de Votre Majesté» lui permet de mettre en rapport les services effectivement rendus par des individus privés (les entreprises corsaires)

48 et les requêtes de l’Universitat (l’autorisation de commercer avec les terres d’Islam) qui, en dépit du caractère institutionnel de leur énonciation, représentent l’intérêt de certains individus plus que l’intérêt général. Par cette modalité, sont mis à plat, bien qu’implicitement, les moyens de pression dont dispose le Royaume de Majorque : les victoires remportées par les corsaires majorquins permettent d’obtenir des concessions dans le domaine commercial. En somme, la course ouvre les portes du commerce.

49 Cette connexion entre la course et le commerce ne pouvait être mise au jour qu’en procédant à l’identification des armateurs en course et des négociants qui sont, en fin de compte, les mêmes individus. Or, l’historiographie a souvent disjoint, voire opposé, ces deux activités maritimes, comme si elles participaient de dynamiques autonomes ou contraires. L’historiographie majorquine, notamment, a longtemps présenté la course chrétienne comme une simple activité défensive face à l’essor des Régences barbaresques devenues au XVIe siècle d’importantes puissances corsaires. On a peu considéré l’importance des affrontements corsaires entre navires chrétiens; on n’a que rarement évalué les bénéfices que la course procure à ses armateurs. Dans le contexte baléare, l’historien Pedro de Montaner est le seul à s’être intéressé aux transformations sociales survenues dans le Royaume de Majorque au XVIIe siècle – enrichissements et ascensions sociales – dues à la participation des détenteurs de capital, qu’ils fussent mercaders, ciutadans ou cavallers, aux activités commerciales et, simultanément, à l’armement de navires corsaires [65]. Course et commerce sont donc en étroit rapport dans le domaine social, économique et politique local, et ont en outre une incidence fondamentale dans les rapports de pouvoir avec la Couronne.

50 La question de l’efficacité du droit se trouve donc posée. À mon sens, on ne peut hâtivement conclure à l’incapacité du droit à modeler le social, ni à son absence de prise sur les rapports de pouvoir. Même si les normes morales sur lesquelles sont fondés les échanges de services permettent à la Couronne de conclure de nombreux accords avec les différents territoires qu’elle gouverne, leur activation n’invalide pas les autres systèmes normatifs en place. A.M. Hespanha insiste sur le fait que la pluralité des systèmes normatifs simultanément activés est l’une des caractéristiques des sociétés d’Ancien Régime [66]. Le droit n’est certes pas ici un instrument efficace de conciliation, mais il occupe une place centrale pour les acteurs : c’est le langage du droit que l’on emprunte d’emblée, même si par la suite des normes d’une autre nature se révèlent plus efficaces. En outre, le droit structure les rapports de pouvoir dans la sphère institutionnelle et dote de compétences des acteurs qui, sans lui, en seraient dépourvus. Sa plus grande vertu est, sans doute, de rendre possible l’exercice de la controverse sans qu’il y ait rupture entre les parties. Il définit les limites contextuelles du face-à-face et octroie à chacun des acteurs la capacité juridique de s’opposer à l’adversaire par la parole. Le droit mis en discours permet de parer les coups de l’adversaire pour mieux poursuivre l’offensive. Au même titre que les actions gracieuses que les acteurs privés effectuent dans le domaine de la défense, les stratégies rhétoriques que les acteurs institutionnels locaux utilisent dans le cadre du dialogue avec la Couronne font partie de l’exercice du pouvoir au sein de ce qu’il est convenu d’appeler « l’État moderne ». Sans l’ombre d’un doute, « la comédie du pouvoir est une province de la rhétorique » [67].

Notes

  • [1]
    Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1966 ( 1re édition 1949), t. II, p. 97.
  • [2]
    Simona CERUTTI, « Normes et pratiques ou de la légitimité de leur opposition », in Bernard LEPETIT éd., Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 127-149.
  • [3]
    Godfrey FISHER, The Barbary Legend. War, Trade and Piracy in North Africa (1515-1830), Oxford, Clarendon Press, 1957; A.H. de GROOT, The Ottoman Empire and the Dutch Republic. A History of the Earliest Relations 1616-1630, Leiden/Istanbul, Nederlands Historisch-archaelogisch Institut, 1978; Paul MASSON, Histoire des établissements et du commerce français dans l’Afrique barbaresque (1560-1793). Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc, Paris, Hachette, 1903.
  • [4]
    Le texte de la Livornina (la constitution de Livourne de 1593) a été publié par Mario Baruchello dans Livorno e il suo porto, Livourne, Riviste techniche, 1932, p. 188.
  • [5]
    L’Espagne signa la paix avec l’Empire ottoman en 1783, puis avec la Régence d’Alger en 1786.
  • [6]
    Les îles Baléares, situées en Méditerranée occidentale, à mi-chemin entre les côtes espagnoles et les côtes nord-africaines, constituent, à l’époque moderne, le territoire du « royaume de Majorque et de ses îles adjacentes ». L’île de Majorque est la seule des cinq îles Baléares à recevoir le titre de royaume; les autres (Minorque, Ibiza, Formentera et Cabrera) sont considérées, d’un point de vue juridique, comme des territoires adjacents (Román PIÑA HOMS, El Gran i General Consell. Asamblea del Reino de Mallorca, Palma de Majorque, Instituto de Estudios Baleáricos, 1977). En raison de la diversité des statuts juridiques des territoires de l’archipel Baléare et, particulièrement, des différentes réglementations propres à chacun des territoires en matière de commerce, la présente enquête se borne à examiner la situation de l’île de Majorque.
  • [7]
    Jacques REVEL, « Micro-analyse et construction sociale », Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Hautes Études/Gallimard-Seuil, 1996, p. 15-36.
  • [8]
    Gabriella GRIBAUDI, « Conflitti, linguaggi e legittimazione », Quaderni storici, n° 94, avril 1997, p. 3-20.
  • [9]
    B. LEPETIT, « Histoire des pratiques, pratique de l’histoire », Les formes de l’expérience, op. cit., p. 9-22.
  • [10]
    Voir l’ensemble des travaux de Bartolomé Clavero et d’Antonio Manuel Hespanha.
  • [11]
    Antonio Manuel HESPANHA, As vésperas do Leviathan. Instituiciões e poder político. Portugalsec. XVII, Lisbonne, 1986, 2 vol.
  • [12]
    Le corpus normatif majorquin est constitué par un ensemble de franchises et de privilèges promulgués par les souverains ayant gouverné ce territoire au cours de la période médiévale ainsi que d’un ensemble de dispositions appelées ordinacions noves émises par les souverains de la période moderne. Cet ensemble de textes est souvent désigné sous le nom de constitucions et le Gran i General Consell veille à ce que ces constitutions soient respectées. Recopilación del drecho de Mallorca por los doctores Pere Canet, Antoni Mesquida y Jordi Zaforteza (1622), édition critique d’Antonio Planas Rosselló, Palma de Majorque, Colegio de Abogados de Baleares, 1996.
  • [13]
    Arxiu del Regne de Mallorca, Palma de Majorque (désormais ARM), Rosselló Vell 215, Rosselló Nou 166 (Saragosse, 24 décembre 1343).
  • [14]
    La communauté que forment la seule ville de l’île de Majorque (appelée Ciutat de Mallorca jusqu’au XVIIIe siècle et aujourd’hui Palma de Majorque) et les 32 bourgs ( viles) situés à l’intérieur et sur les zones côtières de l’île constitue une entité ayant une personnalité politico-juridique : l’Universitat de la Ciutat i Regne de Mallorca. Cette communauté est représentée et administrée par six jurats et par un conseil, le Gran i General Consell. Les jurats et les membres du conseil sont élus et renouvelés annuellement par tirage au sort (Ramón PIÑA HOMS, El Gran i General Consell, op. cit., p. 74).
  • [15]
    « Nous disons et ordonnons que, désormais, toute disposition prise par la cour, ayant été par vous examinée et reconnue comme contraire aux franchises, libertés et bons usages, soit considérée comme nulle, car par le présent [décret] Nous l’abrogeons quels que soient les termes dans lesquels elle sera libellée. À Barcelone, le 10 avril 1368 ». Ordinacions y sumari dels privilegis, consuetuts y bons usos del regne de Mallorca/donats a la estampa per Antoni Moll, Majorque, imprimeur Pere Guasp, 1663, p. 147.
  • [16]
    Organe de gouvernement de la Monarchie hispanique qui gère les affaires des anciens territoires de la Couronne d’Aragon (la Principauté de Catalogne, le Royaume d’Aragon, le Royaume de Valence, le Royaume de Sardaigne, le Royaume de Majorque et ses îles adjacentes). Jon ARRIETA ALBERDI, El Consejo Supremo de la Corona de Aragón (1494-1707), Saragosse, Insitution « Fernando el Católico », 1995.
  • [17]
    Archivo de la Corona de Aragón, Barcelone (désormais ACA), section Consejo de Aragón, Negociado de Mallorca; Archivo Histórico Nacional, Madrid (désormais AHN), section Consejos, Curia Mayoricarum et Consultas.
  • [18]
    José JUAN VIDAL, « El comercio de trigo en Mallorca y África del Norte en los siglos XVI y XVII », Mayurqa, n° 15, 1976, p. 73-92. Cet auteur affirme que le commerce avec les terres d’Islam fut définitivement interdit par la Couronne à partir de 1655. L’autoritarisme de la Couronne, plus que ses faiblesses, est pris en compte dans cette analyse.
  • [19]
    Dans les actes du Gran i General Consell – série conservée à l’ARM de Palma de Majorque – sont consignées les décisions qui furent prises par le conseil au cours des réunions qu’il tint entre 1404 et 1717, date de sa suppression. Diverses demandes déposées par l’Universitat auprès des institutions royales compétentes (le vice-roi et l’Audience de Majorque en première instance, le Conseil d’Aragon et le souverain en appel) afin d’obtenir des autorisations exceptionnelles d’importation de blé figurent dans la documentation conservée, ainsi que le résultat des négociations menées, pour certaines années.
  • [20]
    Selon les données fournies par les Actes du Gran i General Consell (ARM), les années au cours desquelles des autorisations furent concédées sont les suivantes : 1650, 1652, 1653, 1658, 1661, 1670, 1671, 1672, 1673, 1676.
  • [21]
    Des demandes d’approvisionnement en terres d’Islam furent effectivement refusées en 1674 et en 1676.
  • [22]
    Il est aisé d’accéder à la documentation produite par le Gran i General Consell puisqu’elle est conservée dans un seul centre d’archives à Palma de Majorque (ARM). Mais on ne peut s’en contenter, car l’analyse des rapports de pouvoir réalisée à partir du dépouillement exclusif de ce fonds serait partielle. Il faut aussi consulter la documentation émise par l’administration royale, principalement conservée à Barcelone (ACA) et à Madrid (AHN). Les informations tirées de ces fonds ont été complétées par le dépouillement de deux fonds d’archives familiales. Il s’agit, d’une part, des archives de Don Joan-Miquel Sureda, membre de l’aristocratie locale qui pratiqua activement le commerce et occupa des fonctions élevées dans les institutions de justice et de gouvernement de Majorque au XVIIe siècle. Ce fonds est déposé chez le comte de Zavellà qui m’a aimablement permis de le consulter (Arxiu de Ca’n Vivot, fonds « Negocis per mar », Palma de Majorque). D’autre part, j’ai consulté le fonds familial des marquis de Castelldosrius, branche cadette de la famille Sentmenat, qui conserve les archives personnelles de Don Manuel de Sentmenat, noble catalan qui fut vice-roi de Majorque entre 1680 et 1688 (Amèlia CASTAN RANCH, « Nobleza y poder en la Cataluña de la época moderna : una aproximación biográfica al primer marqués de Castelldosrius ( 1651-1710)», Pedralbes, n° 13 ( 2), 1993, p. 263-272). Ce fonds a été déposé à l’Arxiu Nacional de Catalunya (désormais ANC), à Sant Cugat del Vallès, fonds Castelldosrius ( 167).
  • [23]
    Tribunal royal de justice, l’Audience est établie à Majorque en 1571. Elle est composée de six magistrats, docteurs en droit, dont obligatoirement deux sont majorquins, les quatre autres devant être originaires des autres royaumes de la Couronne d’Aragon (Catalogne, Valence, Aragon, Sardaigne). Le viceroi est présent aux séances, mais il ne participe pas aux votes. Ce tribunal, en tant que tribunal de première instance, reçoit les plaintes que l’Universitat dépose pour non-respect de ses constitutions lorsque le viceroi ne lui concède pas l’autorisation d’importer de blé maghrébin ou levantin.
  • [24]
    Pour l’année 1652, au cours de laquelle la moisson ne fut que de 153135 quarteres de blé (la quartera était l’unité de capacité employée à Majorque pour mesurer le blé, une quartera de Majorque = 70, 34 litres) au lieu des 340000 nécessaires pour le plein approvisionnement de l’île, il existe le texte de la résolution de l’Audience de Majorque faisant suite à un recours présenté par les jurats en raison du refus du vice-roi d’autoriser l’importation de charges de blé en provenance de Tunis et de Morée (ARM, AH, S. 69, folios 373v.-375v., 18 juillet 1652).
  • [25]
    Pour l’année 1661 – la production céréalière fut cette année-là de 90000 quarteres –, il existe un dossier très complet : celui qui fut envoyé par l’Universitat au Conseil d’Aragon. Il comprend les textes des décisions prises au cours des délibérations du Gran i General Consell ainsi que des lettres explicatives des jurats et des lettres d’appui émanant du chapitre de la cathédrale (ACA, Consejo de Aragón, legajo 979, février-mars 1661). En outre, dans la documentation de la famille Sureda, figure pour cette année-là un mémoire dans lequel les jurats demandent au souverain, à travers le Conseil d’Aragon, l’autorisation d’envoyer un syndic à la cour pour accélérer les négociations concernant les demandes d’autorisation d’importation de blé en provenance de terres d’Islam déposées par l’Universitat (Arxiu de Ca’n Vivot, Palma de Majorque, « Negocis per mar », Reg. Gal 2075).
  • [26]
    Pour l’année 1674, dont la production céréalière fut de 254205 quarteres, un document rare a été conservé: le compte rendu des délibérations du Conseil d’Aragon à l’occasion d’une demande d’importation de blé en provenance de terres d’Islam présentée par l’Universitat de la Ciutat i Regne de Mallorca (AHN, Consejos, libro 2548, folios 103-12, 9 août 1674).
  • [27]
    Lorsque la récolte avait été effectuée, on procédait à l’évaluation précise des quantités de céréales produites ( escrutini cert) afin de réévaluer les besoins, en cas de production déficitaire, ou de mesurer les excédents. Les résultats des escrutinis certs effectués par les jurats entre 1600 et 1700 ont été conservés dans les fonds du Conseil d’Aragon (ACA, Consejo de Aragón, legajos 987 et 988) et ont été publiés par Ubaldo de Casanova Todolí, « El déficit alimenticio del reino de Mallorca a lo largo del siglo XVII y sus problemas de abastecimiento », Mayurqa, n° 21, 1985-1987, p. 217-232.
  • [28]
    Alinea 7 de la bulle In coena domini. Cf. R. NAZ, Dictionnaire de droit canonique, Librairie Letouzey et Ané, 1937, t. II, p. 1132-1136.
  • [29]
    « Lorsque Nous avons accepté de tolérer [ce commerce], Nous avons tenu compte de deux aspects, le premier étant le besoin réel de la denrée à importer, le second la difficulté à effectuer ailleurs le ravitaillement, car si, effectivement, ces circonstances se présentent simultanément la législation canonique ne contraint pas et, [dans ces cas-là,] les rois n’ont [jamais] empêché leurs vassaux de se pourvoir selon leurs besoins ». Délibérations du Conseil d’Aragon à la suite d’une demande de l’Universitat de Majorque pour effectuer le ravitaillement en terres d’Islam. AHN, Consejos, libro 2548, folios 103-112 ( 9 août 1674).
  • [30]
    ARM, Codi Sant Pere 27. cartes, 2a col.; Ordinacions del Regne cartes 168; Codi Rosselló, cartes 127., 1a pag. « Que puga anar en Berberia é aportar mercaderies no prohibides, tant en tems de pau com en tems de guerra ». Des dispenses furent effectivement concédées au Royaume de Majorque par le pape Grégoire IX, puis par le pape Innocent IV, au cours de la première moitié du XIIIe siècle, peu après la conquête du territoire par Jacques Ier, roi d’Aragon, qui en expulsa les Almohades et en fit un royaume chrétien. ARM, Codi Sant Pere, 8. carta, 4a col. fin « Gregorius » ( 9 avril 1241); carta, 1a col. « Innocencius » ( 21 mars 1247).
  • [31]
    « Le Roi Catholique est donc un père et non pas un tyran, un pasteur et non pas un mercenaire ». Fray Juan de SALAZÁR, Política española, Biblioteca Española de Escritores Políticos, Instituto de Estudios Políticos, Madrid, 1945 ( 1re éd. 1619), p. 145.
  • [32]
    Rosario VILLARI, « Elogio de la dissimulazione », in Elogio della dissimulazione. La lotta politica nel Seicento, Rome-Bari, Laterza, 1987, p. 3-48.
  • [33]
    José JUAN VIDAL, « El comercio de trigo en Mallorca y África del Norte », loc. cit.
  • [34]
    Le port de Cagliari est à 657 km du port de Palma. La plupart des achats de blé maghrébin sur lesquels je dispose de données se firent au Bastion de France, au Cap Nègre et à Tabarka. Ces comptoirs étaient isolés sur la côte et avaient l’allure de ports fortifiés. Il s’agissait de concessions administrées par des compagnies de commerce françaises, anglaises et génoises. Le Bastion de France, situé dans le golfe de Stora à mi-chemin entre Alger et Tunis, fut affermé par la Régence d’Alger à la France. La Régence de Tunis céda le Cap Nègre, situé sur le promontoire le plus avancé de la côte nord de la Régence, tantôt à des compagnies françaises, tantôt à des compagnies génoises, tantôt à des compagnies anglaises qui se disputaient le monopole du commerce dans la région. Tabarka, qui est une très petite île, à peine séparée de la terre, située près de la côte nord de la Régence tunisienne, était contrôlée par la famille génoise des Lomellini depuis le XVIe siècle. Objet de convoitises de la part des Anglais et des Français, elle resta cependant en leur possession jusqu’au XVIIIe siècle. Paul MASSON, Histoire des établissements et du commerce français dans l’Afrique barbaresque ( 1560-1793). Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc, Paris, Hachette, 1903.
  • [35]
    Arxiu de Ca’n Vivot (Palma de Majorque), « Negocis per mar », Reg. Gal 2075 ( 1661).
  • [36]
    ARM, AH, S. 69, folios 373v.-375v. ( 18 juillet 1652).
  • [37]
    Il ne s’agit pas d’asientos à proprement parler. Aucun contrat n’est passé entre l’Universitat et les négociants quant à l’approvisionnement. L’Universitat qui ne nolise plus de navires pour le ravitaillement comme elle le faisait jadis concède des prêts à des taux intéressants à travers la Taula Numularia aux marchands qui décident d’acquérir et de faire acheminer des céréales ou bien elle concède des gratifications (un real par quartera) pour inciter les marchands à procéder au ravitaillement en période de disette. En principe, tous peuvent y participer.
  • [38]
    Les mercaders et les menestrals constituent le braç reial, c’est-à-dire la roture, tandis que les cavallers et les ciutadans forment le braç militar, la noblesse.
  • [39]
    Antonio PLANAS ROSSELLÓ, El sindicat de fora. Corporación representativa de las villas de Mallorca, Palma de Majorque, Miquel Font, 1995.
  • [40]
    Pedro de MONTANER ALONSO et Aina LE -SENNE, « Nobleza, comercio y corso en la Mallorca Moderna : los “negocis per mar” de los Sureda », Mayurqa, n° 19, 1979-1980, p. 234-244. Pedro de MONTANER ALONSO, El brazo noble mallorquín durante los siglos XVI y XVII. Su estructura y sus bases económicas, thèse de doctorat, Barcelone, Université Centrale de Barcelone, 1978. À partir de l’étude des archives privées de la famille Villalonga-Mir, Pedro de Montaner Alonso montre dans le chapitreVI de sa thèse intitulé « De menestrales a nobles : los Mir y sus alianzas » que les activités commerciales auxquelles s’adonna l’artisan cordonnier Miquel Bibiloni à partir de 1560, furent à l’origine d’une des plus importantes fortunes de Majorque, celle de Don Joan Mir. Devenu cavaller et puis noble, ce dernier exerçait le commerce tout comme l’avaient fait ses ancêtres.
  • [41]
    S. CERUTTI, « La construction des catégories sociales », in Jean BOUTIER et Dominique JULIA éd., Passés recomposés. Champs et chantiers de l’histoire, Paris, Autrement, 1995, p. 224-234.
  • [42]
    Dans ses travaux concernant la Catalogne, et le gouvernement de Barcelone en particulier, Joan Lluis Palos constate également que l’ensemble des individus qui pratiquent le commerce n’appartiennent pas uniquement à la catégorie socio-juridique de mercader. L’accès à celle-ci n’est pas nécessairement une condition pour l’exercice du commerce, mais certainement un moyen d’obtenir des charges municipales réservées aux membres de cette catégorie. Joan Lluis PALOS, Catalunya a l’imperi dels Austria, Lérida, Pagès Editors, 1994, p. 414.
  • [43]
    Ces entités bancaires municipales ont une double fonction. Elles servent de caisse de dépôt aux municipalités, fonction jadis remplie par les banques privées auprès desquelles les trésoriers des municipalités déposaient le produit des impôts, et d’établissement de change et de dépôt pour les particuliers. Au XVIIe siècle surtout, ces établissements bancaires sont au centre des transactions financières dans les territoires de la Couronne d’Aragon, concurrençant activement les banques privées dans les zones où elles sont établies et, dans certains cas, monopolisant l’ensemble de l’activité bancaire. Il s’agit donc d’une source fiable permettant de mesurer l’évolution des budgets communaux et du capital privé. Josep Maria PASSOLA, Els orígens de la Banca Pública : les taules de canvi municipals, Sabadell, Ausa, 1999.
  • [44]
    En effet, au XVIIe siècle, la population de Ciutat de Mallorca équivaut à peu près à un tiers de la population totale de l’île. Pourtant, au sein du Gran i General Consell, 61% des conseillers représentent la Ciutat tandis que 39% des conseillers représentent la Part Forana (Ramón PIÑA HOMS, El Gran i General Consell, op. cit., p 115).
  • [45]
    Cinq « sacs », correspondant chacun à une catégorie socio-juridique, contiennent des boules de cire à l’intérieur desquelles ont été glissés les noms des personnes pouvant être élues. Chaque année, en présence des conseillers sortants et du vice-roi, un enfant est chargé de tirer de chacun des sacs le nombre de boules correspondant au nombre de conseillers prévus pour chacune des catégories. « La validité des tirages au sort [des conseillers] doit être déclarée simultanément par le vice-roi et les jurats, or ces derniers tentent toujours de tromper le vice-roi, ce qui fait qu’actuellement les “sacs” de ciudadans et mercaders sont contrôlés par deux ou trois familles », Nouvelles de Majorque en plusieurs points à l’attention de l’Illustre Seigneur don Manuel Sentmenat qui, avec grande sagesse, en retirera ce qui lui sera utile pour gouverner avec succès comme il le désire, ANC, fonds Castelldosrius ( 167), Caixa 125, n° 1261. 1. 18. 1., s/f.
  • [46]
    Les listes des personnes ayant exercé la charge de jurat ont été publiées par Álvaro Campaner y Fuertes à la fin du XIXe siècle (Álvaro CAMPANER y FUERTES, Cronicón mayoricense. Notas y relaciones históricas de Mallorca desde 1229 a 1800, extraídas de las apuntaciones, diarios, misceláneas y obras manuscritas y de algunos impresos completamente agotados o poco conocidos, Palma de Majorque, Luis Ripoll, 1957, p. 451-455).
  • [47]
    Il faut croiser ici divers types de données : la liste des individus ayant occupé la fonction de jurat pendant le XVIIe siècle, leur acte de décès tiré des archives diocésaines et les actes testamentaires correspondants. Le nom du notaire ayant établi le testament du défunt est indiqué dans l’acte de décès.
  • [48]
    Miquel Fiol mercader, acte de décès du 13 septembre 1679; Jaume-Mateu Sunyer mercader, acte de décès du 5 septembre 1679; Joan-Batista Sunyer, acte de décès d’août 1679. Arxiu Diocesà de Mallorca (Palma de Majorque), I/73 -D/2, Defuncions de Santa Creu ( 1659-1684). Joan-Batista Sunyer fut jurat en 1654 et son frère, Jaume-Mateu Sunyer, en 1661, 1666 et 1674. Miquel Fiol, beau-frère de ces derniers exerça cette charge en 1672 et en 1678; son beau-fils, Joan Fornari en 1673 et son fils, Salvador Fiol, en 1682, en 1692 et en 1698. Onze autres personnes portant le nom de Fiol, dont je n’ai pu identifier le lien de parenté avec ces derniers ont été jurats pendant ladite période. D’autres liens de parenté pourraient sans doute être décelés parmi les jurats de la deuxième moitié du XVIIe siècle si l’on poursuivait l’enquête, ce qui resserrerait le maillage de ce réseau.
  • [49]
    Un navire en provenance des îles Xafarines (Maroc, côte méditerranéenne) chargé de blé pour le compte de Joan-Batista Sunyer fait naufrage à Valence le 8 mai 1645. Arxiu de Ca’n Vivot (Palma de Majorque), « Negocis per mar », Reg. gal 1630. ACA, Consejo de Aragón, legajo 979. Copie des délibérations du Gran i General Consell du 26 avril 1661, pièce n° 11 du dossier, envoyée au Conseil d’Aragon. Lettre du vice-roi de Majorque au souverain suivie d’une liste des personnes qui ont été autorisées à importer du blé de terres d’Islam cette année-là. ACA, Consejo de Aragón, legajo 953 ( 29 octobre 1682).
  • [50]
    Je rejoins ici les conclusions de Jean-Pierre DEDIEU, « Las élites : familias, grupos, territorios », La culture des élites en Espagne à l’époque moderne, Bulletin Hispanique, numéro spécial, 1995, n° 1, t. 97, p. 13-32; Michel BERTRAND, Grandeur et misère de l’office. Les officiers de finances de Nouvelle-Espagne (XVIIe et XVIIIe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999; José María IMÍZCOZ BEUNZA, Élites, poder y red social. Las élites del País Vasco y Navarra en la Edad Moderna, Servicio Editorial Universidad del País Vasco/EHU, 1996; Zacharias MOUTOUKIAS, « Réseaux personnels et autorité coloniale : les négociants de Buenos Aires au XVIIIe siècle », Annales ESC, t. 47, octobre 1992, n° 4-5, p. 889-915; Christian WINDLER, « Clientèles royales et clientèles seigneuriales vers la fin de l’Ancien Régime (un dossier espagnol)», Annales HSS, t. 52, mars-avril 1997, n° 2, p. 293-319.
  • [51]
    Christian HERMANN et Jacques MARCADÉ, La Péninsule Ibérique au XVIIe siècle, Paris, SEDES, 1989, p. 39.
  • [52]
    En 1674, le conseil d’Aragon exprime ainsi son opinion au souverain au sujet d’une requête de l’Universitat de Majorque concernant le ravitaillement en terres d’Islam : « On ne peut permettre qu’ils se rendent en Barbarie et qu’ils remettent aux Maures des quantités d’argent comme celles qui seront nécessaires à la réalisation de ce ravitaillement ». Compte rendu des délibérations du Conseil d’Aragon, AHN, Consejos, libro 2548, f. 103-112 ( 9 août 1674).
  • [53]
    Les registres du victigal de mar (taxe portuaire perçue par l’Universitat lors de l’entrée et de la sortie de marchandises du port de Portopí, qui est celui de Ciutat de Mallorca) permettent de mettre en lumière ce type d’échanges circulaires pour les périodes où la documentation a été conservée. Grâce aux manifests (listes des marchandises déclarées par les patrons de navire) qui ont été retrouvés, on sait quelles marchandises les navires embarquent au départ de Majorque et de quelles marchandises ils sont chargés à leur retour. En outre, les noms des personnes à qui appartiennent les marchandises vendues ou échangées sont mentionnés. J’ai dépouillé le registre de l’année 1660-1661 (les registres vont de septembre d’une année à septembre de l’année suivante) qui fait état d’échanges circulaires avec Oran, Tabarka, Alger et Alexandrie ainsi qu’avec plusieurs ports chrétiens de Méditerranée et d’Atlantique (ARM, AH 5541).
  • [54]
    En 1674, le vice-roi de Majorque à qui le Conseil d’Aragon demande son avis sur les importations de céréales de terres d’Islam déclare clairement : « Notre avis est qu’il serait préférable pour les caisses de l’administration fiscale de la Sardaigne que les achats se fassent là-bas. » Compte rendu des délibérations du Conseil d’Aragon, AHN, Consejos, libro 2548, f. 103-112 ( 9 août 1674).
  • [55]
    Réponse du Conseil d’Aragon au roi : « Le vice-roi de Majorque, dans une lettre adressée à Votre Majesté et datée du 21 mai, répond que le moyen le plus efficace de réussite serait de continuer à percevoir des droits sur les marchandises françaises, si Votre Majesté permet qu’elles soient admises sous condition de paiement de dix pour cent de la valeur des marchandises importées ou exportées, car si les Français obtiennent l’assurance d’être correctement traités, le vice-roi estime que la quantité que l’on pourra tirer de cela sera considérable. » ACA, Consejo de Aragón, legajo 955 ( 20 juillet 1644).
  • [56]
    Pierre VILAR signale l’existence, en Catalogne, d’une taxe portant sur les produits de contre-bande, mais ne donne pas d’informations sur les conditions et les dates de son établissement : La Catalogne dans l’Espagne moderne, Paris, SEVPEN, 1962, t. II, p. 385.
  • [57]
    Lettre du vice-roi de Majorque, Don Rodrigo de Borja (de la famille Borgia), au Conseil d’Aragon : « Il conviendrait d’affermer cet impôt car on en tirerait, selon moi, bien davantage et ainsi il serait revalorisé parce que quelqu’un s’en chargerait comme d’un bien personnel. » Consejo de Aragón, legajo 979 ( 30 septembre 1665).
  • [58]
    En 1651, 1652 et 1653 l’impôt ne fut pas levé, selon un document datant du 22 décembre 1653 dans lequel il est demandé que l’exemption se prolonge jusqu’à l’année 1654 (ACA, Consejo de Aragón, legajo 979). On sait par ailleurs que le vice-roi de Majorque concéda l’exemption de l’impôt en 1658, sans en référer au souverain (AHN, Consejos, Libro 2529, folios 216-216v., 9 juin 1658).
  • [59]
    « Il faut sans doute être nominaliste : le pouvoir, ce n’est pas une institution, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée »: Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité. I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 123.
  • [60]
    Au sujet du système des consultas dans les pratiques de gouvernement des territoires de la Couronne d’Aragon, cf. Jon ARRIETA ALBERDI, El Consejo Supremo de la Corona de Aragón, op. cit., p. 445-473. Compte rendu des délibérations du Conseil d’Aragon à l’occasion d’une demande d’importation de blé en provenance de terres d’Islam, AHN, Consejos, libro 2548, f. 103-112 ( 9 août 1674).
  • [61]
    De 1673 à 1679, l’Espagne combat contre la France sur trois fronts : au nord (en défense de la Hollande et des Pays-Bas espagnols attaqués par l’Angleterre et la France), en Méditerranée (à Messine où a lieu la fameuse révolte de 1674, les Français se portent au secours des révoltés) et en Catalogne (sur la frontière pyrénéenne que les troupes françaises menacent toujours de franchir en période de guerre).
  • [62]
    Jaime CIRERA, « Escuadra de Mallorca en corso en el siglo XVII. Expediciones de Pedro Flexas y otros capitanes en el bloqueo de Messina », Bolletí de la Societat Arqueològica Lul·liana, t. XXVIII, n° 686-688, 1941, p. 353-388; Gonçal LÓPEZ NADAL, « La participació del cors mallorquí a la desfeta catalana ( 1637-1655)», Bolletí de la Societat Arqueològica Lul·liana, t. XXXVI, 1978, p. 246-272; ACA, Barcelone, Consejo de Aragón, legajo 979, copie des délibérations du Gran i General Consell du 26 avril 1661, pièce n° 11 du dossier envoyé au Conseil d’Aragon et AHN, Consejos, libro 2534, folios 64, 171, 184 ( 1680-1686).
  • [63]
    Antonio Manuel HEPANHA, « La economía de la gracia », La gracia del derecho. Economía de la cultura en la edad moderna, Madrid, Centro de Estudios Constitucionales, 1993, p. 151-176.
  • [64]
    Bartolomé CLAVERO, La grâce du don : anthropologie catholique de l’économie moderne, trad. de l’espagnol par Jean-Frédéric Schaub, Paris, Albin Michel, 1996.
  • [65]
    Pedro de MONTANER ALONSO, El brazo noble mallorquín, op. cit., p. 291-293.
  • [66]
    Antonio Manuel HESPANHA, « La economía de la gracia », op. cit.
  • [67]
    Philippe SOLLERS, «Éloge de la casuistique (Gracian)», Théorie des Exceptions, Paris, Gallimard, 1986, p. 34-37.
Natividad Planas
Natividad PLANAS Université Blaise Pascal (Clermont II), département d’histoire 29, boulevard de Gergovia, 63037 Clermont-Ferrand Cedex 1
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