CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les animaux ont longtemps été au premier rang des réflexions chrétiennes à propos de la création, donnant lieu à d’abondants discours n’ayant été repoussés en arrière-plan qu’aux xxe-xxie siècles. Nous ne ferons pas un état des positions théologiques, une approche ayant l’inconvénient de transformer le sujet en une discussion intemporelle entre des positions constituées, rationalisées, figées, mais nous insisterons sur la dynamique historique, sur l’implantation, la résistance, la transformation des discours et des positions, afin de montrer que la relation aux animaux, à l’animal, est une construction temporelle, d’ordre social et culturel.

2Une (et non pas la) conception chrétienne de l’animal est bâtie tôt au gré de l’interprétation cléricale des considérations bibliques, nombreuses mais contradictoires, à l’aide des philosophies de la Grèce antique, essentiellement néoplatonisme et aristotélisme [1]. Cette représentation s’est imposée dans l’Église dès le haut Moyen Âge et elle a perduré en grande partie jusqu’à nos jours tout en fluctuant à court ou moyen terme, parce qu’elle oscille entre l’attachement aux principes établis tôt et l’adaptation aux représentations de chaque époque. Longtemps qualifiée de chrétienne, avec l’idée qu’il ne pouvait en exister d’autres, cette conception a été mise à mal à partir du xviiie siècle, d’abord dans le monde protestant où une revalorisation de l’animal a été entreprise, puis dans le monde catholique à partir du xixe siècle. Partout, la remise en cause est forte depuis les années 1970. On assiste à la déconstruction d’une conception qu’on croyait évidente et à la construction d’une autre, au moment où l’Occident révise son rapport à la nature.

Une créature inférieure

3Nombre de Pères de l’Église, notamment saint Augustin, sont gagnés au néoplatonisme qui présente à leurs yeux l’intérêt d’être proche du christianisme, avec sa croyance en une divinité transcendante. Il donne une interprétation convenable de « l’image de Dieu » de la Genèse, en soutenant que l’âme humaine est de nature intellectuelle et immatérielle, donc parente avec le divin, alors que le sens originel semble avoir été différent [2] (Pury), et se démarque du paganisme, en plaçant la relation avec Dieu dans une sphère supraterrestre [3]. À l’inverse, si l’animal est doté d’une âme comme l’indique l’Ancien Testament, et ce sera toujours le cas hormis l’épisode cartésien, elle est conçue matérielle et attachée au corps, puisqu’il n’est pas image de Dieu. Elle permet une connaissance, mais uniquement basée sur les sens et toutes les facultés qui paraissent relever de la raison ne lui appartiennent pas.

4Les grands traits de la distinction restent fixés jusqu’à nos jours, quelles que soient les philosophies qui se succèdent pour interpréter et compléter la Bible. Lorsque, au xiiie siècle, Thomas d’Aquin tente de concilier la foi avec l’aristotélisme redécouvert, il rompt la continuité des âmes matérielles que le philosophe grec avait instituée de la plante à l’homme, pour donner à celui-ci, et à lui seul, une âme intellective, spirituelle, de type platonicien. En conséquence, et bien qu’il adopte l’idée aristotélicienne d’une création hiérarchisée et graduée de créature en créature, il introduit des différences de nature dans les facultés les plus communes et les plus simples, les attribuant à la raison pour l’homme, aux sens ou à l’instinct pour l’animal [4].

5Cette version majoritaire du christianisme ne pense l’homme qu’en dévalorisant l’animal. Ainsi, la thèse cartésienne de l’animal machine, qui apparaît vite irréaliste à beaucoup, séduit le clergé catholique des xviie-xviiie siècles parce qu’elle accroît le fossé avec l’homme (défini par le seul esprit) et la prérogative de celui-ci. À l’inverse, le spiritualisme des xviiie-xixe siècles, qui attribue une âme spirituelle aux bêtes, génératrice de facultés assez développées, n’est adoptée qu’avec retard par le clergé, durant quelques décennies de la première moitié du xixe siècle. Elle suscite de telles oppositions, parce qu’elle ne distinguerait pas assez les créatures, qu’elle est supplantée dans les années 1870 par un néothomisme en place jusqu’à nos jours [5].

6Cette constante suscite des contestations, comme celles des courants libertins puis philosophiques, aux xvie-xviiie siècles, qui développent une conception matérialiste des vivants tout en maintenant une hiérarchie [6]. Elle pose aussi problème aux xixe-xxie siècles, au regard du développement de la paléontologie, de la biologie évolutionniste, de l’éthologie qui rapprochent l’homme et l’animal, rendent les frontières floues et repoussent sans cesse leurs bornes. Ce brouillage suscite de vives oppositions du clergé au xixe siècle, puis son désintérêt délibéré de nos jours : hormis un courant marginal dans le catholicisme et encore minoritaire dans le protestantisme, la plupart des théologiens s’en tiennent à une lecture classique de l’homme et de l’animal [7].

L’absence de destin

7La thèse d’une immortalité consubstantielle à la nature immatérielle de l’âme humaine s’impose sous l’impulsion des Pères acquis au néoplatonisme [8]. Elle contribue à installer le dualisme matière-esprit qui structure cette vision chrétienne, avec Dieu, les anges, les hommes qui vivent dans les cieux éthérés ou aspirent à les rejoindre et des créatures définitivement attachées à la terre, les théologiens n’accordant qu’une âme mortelle à l’animal. Cette différence devient un élément majeur de la distinction, des prérogatives humaines : lorsque le spiritualisme catholique du xixe siècle concède une âme spirituelle à l’animal, il la conçoit… mortelle [9] !

8D’où le refus de prendre en compte des versets plus nuancés de l’Ancien Testament (Qo 3, 19.21), l’oubli des bêtes dans les commentaires de la « nouvelle terre » promise par saint Pierre (2 P 3, 13), leur absence dans les descriptions du paradis, alors qu’y figurent les rivières et la flore. D’où la difficulté à concéder des facultés développées aux animaux, car elles semblent entraîner une essence spirituelle, et la constance à ne parler que de capacités sensitives. D’où les réticences envers les mouvements contemporains de protection qui sont, dans l’ensemble, favorables à l’idée d’une âme spirituelle et d’une survie des bêtes [10].

Un missionnaire auprès des hommes

9Cette prudence a semblé longtemps nécessaire car la bête doit aider l’homme dans sa quête spirituelle, à la fois parce qu’elle est la créature juste en dessous, mais tout en étant assez différente pour qu’elle ne partage pas le même destin et ne participe pas au dialogue avec Dieu.

10À la suite de saint Augustin, ce christianisme affirme que Dieu a donné aux créatures une participation à sa nature. Il est donc possible de Le connaître en les observant, même si elles ne sont que des reflets, des vestiges de Dieu, contrairement à l’homme, Son image. La recherche du Créateur par Ses traces naturelles devient une constante et trouve son apogée dans le franciscanisme prônant une contemplation mystique de la nature [11]. Mais l’animal a un rôle plus actif dans l’hagiographie et la prédication. Il est un symbole usité du Christ, du Saint-Esprit, des anges, des évangélistes mais aussi des fidèles [12]. Ces figures ont une origine biblique ou résultent d’interprétations extérieures. Philon d’Alexandrie, juif néoplatonicien d’origine grecque, établit une alliance entre les animaux et les péchés, qui est reprise par les Pères de l’Église. Elle prend une telle ampleur au Moyen Âge que les bêtes figurent les péchés capitaux, jusqu’au début du xxe siècle dans le catholicisme. Un rapprochement entre Satan et le serpent est officialisé par les premiers chrétiens (Ap 12, 9). Ce reptile et le dragon deviennent les images naturelles du démon qui est déchu de ses aspects humains aux xie-xiie siècles pour prendre les apparences de bêtes velues et lubriques [13]. C’est également à partir de cette époque que les sorcières au sabbat sont affublées d’allures bestiales et que les hérétiques sont symbolisés par des animaux malfaisants.

11L’animal sert aussi de modèle. Les récits lui donnent un comportement édifiant que les fidèles doivent méditer et imiter : il obéit aux hommes de Dieu, respecte voire vénère les lieux et les objets sacrés, fait preuve de vertus, etc. Il aide à l’accomplissement de l’histoire divine en se mettant au service de Dieu, des saints ou de la foi ordinaire, par exemple en pourchassant les hérétiques et les incrédules. Mais la chute ayant obscurci les relations avec les bêtes, celles-ci deviennent souvent les auxiliaires du démon et de ses agents, participant ainsi au combat entre le bien et le mal [14]. Cela s’explique par une longue adhésion à une religion de proximité, où le divin intervient sans cesse auprès des hommes, par la nécessité d’une pastorale concrète pour enseigner à des populations paysannes en utilisant la créature la plus proche biologiquement et géographiquement.

12Cependant, le danger de vénération, par confusion entre l’agent matériel et la puissance invisible, est évité grâce à une désincarnation : l’animal n’est pas considéré pour lui-même. Il est réduit à sa fonction et s’efface derrière le symbole présenté, le ministère rempli, la leçon véhiculée. Il n’est qu’un signe, un instrument de la Providence, sa réalité importe moins que les exemples de foi. Même lorsqu’ils participent à l’engouement pour l’histoire naturelle des années 1670-1840, clercs et pasteurs n’observent la nature que pour apercevoir Dieu à travers elle [15].

13Cette utilisation reste en vigueur dans le monde catholique jusqu’au début du xxe siècle avec des hauts, tels les xvie-xviie siècles lorsque l’animal est enrôlé dans le combat contre les protestants, ou des bas, comme au xviiie siècle sous l’action de la réforme catholique, luttant contre les superstitions populaires. Elle s’efface dans les années 1900-1940 du fait d’une transformation de la religion, avec un Dieu lointain, intervenant peu, un dialogue plus intériorisé, se dispensant des intercesseurs terrestres, une pastorale délaissant les champs pour les villes et transformant ses méthodes.

Une créature faite pour l’homme

14Le risque d’un culte aux animaux est d’autant circonscrit que le christianisme sécularise leur statut. Les apôtres interdisent les immolations en faveur des idoles tandis que le sacrifice juif est remplacé par la messe. L’abattage quotidien est transformé en opération profane. Toutefois, les interdits alimentaires du judaïsme perdurent plus longtemps : le refus des viandes étouffées, non-saignées jusqu’aux viiie-ixe siècles ; celui des animaux impurs jusqu’au ixe siècle par souci de lutter contre le paganisme. Seule l’abstinence des viandes persiste jusqu’au xxe siècle. En refusant la nourriture jugée la plus terrestre, la moins digeste, la plus susceptible de provoquer des désirs immodérés, il s’agit de libérer symboliquement l’âme des pesanteurs du corps pour lui permettre de penser au spirituel. L’abstinence s’inscrit dans le dualisme matière-esprit de ce christianisme, dans l’abaissement de la bête symbole d’un monde rejeté et dans le refus de la condition terrestre et animale. Elle s’efface au xxe siècle du fait de la revalorisation de cet univers matériel, bien qu’il s’agisse en fait de mieux s’en emparer et d’en jouir [16].

15Ce christianisme renvoie l’animal dans le profane, en fait un objet à utiliser car il semble évident qu’il a été créé pour le bien de l’homme, centre et maître de la création. Le péché originel n’a pas remis en cause sa souveraineté et Dieu a disposé les choses pour sa plus grande convenance : les bêtes farouches sont au loin, celles des champs donnent leurs produits et celles des villes proposent leurs loyaux services. Jusqu’au début du xxe siècle, la notion de domestication ne concerne que les animaux d’agrément, les bêtes d’élevage semblant avoir été créées dès les origines (d’après Gn 1, 25). Ce finalisme prend à certaines époques une ampleur étonnante : pasteurs protestants et prêtres catholiques du xviiie siècle sont persuadés que le cheval a été conçu pour porter l’homme, le chien pour le caresser, etc. Du coup, les versets de la Genèse évoquant la domination prennent un sens matériel qu’ils n’avaient pas à l’origine [17]. L’homme a le droit d’utiliser les bêtes, mais il peut aussi les tuer pour se vêtir, se nourrir ou le plaisir. La légitimité est telle que des théologiens doutent régulièrement que l’homme ait été végétarien avant le déluge. Et tous considèrent cette pratique comme le fruit d’une superstition païenne, d’une croyance en la détestable métempsycose. La consommation de viande dégagée de tout rituel est vécue comme le signe du christianisme, mais aussi de la domination absolue sur la nature et d’une distinction abyssale entre l’homme et les bêtes. Si la répartition providentielle et le finalisme naïf disparaissent dans les années 1870-1930 sous l’effet des découvertes paléontologiques, si l’abstinence carnée perd son caractère symbolique dans la seconde moitié du xxe siècle, le droit sur les animaux reste bien ancré [18].

Un discours de domination

16Tout au long de l’histoire chrétienne, il légitime une indifférence envers le sort de l’animal, plus ou moins amplifiée selon les époques [19]. La théorie de l’animal machine, un temps à la mode, permet de nier la douleur chez les bêtes et de les utiliser à volonté. L’adoption d’un évolutionnisme chrétien, à partir des années 1940, transforme l’animal en une créature du passé, se sacrifiant pour permettre à l’homme de progresser, et justifie une exploitation industrialisée. Des réserves marginales sont émises de temps à autre. Des clercs affirment que les abus sont condamnables, non pas à propos de l’animal, mais afin qu’ils ne rejaillissent pas sur les hommes en banalisant la violence et le sang. La réserve ne porte que sur l’excès, voire le gratuit ou l’inutile, ce qui la cantonne souvent à la pure recommandation, car où faire débuter l’abus lorsque le plaisir est inclus dans le droit ?

17De fait, l’amour pour l’animal n’est jamais bien considéré. Il est interprété comme un attachement à des créatures matérielles incapables de porter vers le divin, un oubli de Dieu, un renoncement au destin supraterrestre, une perte dans la matière. Dans le monde catholique, le seul amour toléré est celui des saints, eux seuls sachant transcender la matière, considérer les créatures comme des traces de Dieu et L’adorer à travers elles. C’est en ce sens que le franciscanisme a toujours été admis et revendiqué par l’Église tout en étant marginalisé [20].

Une conversion du protestantisme

18Cette version du christianisme est loin d’être un socle inébranlable. Aux xvie-xviie siècles, rien ne sépare les protestants des catholiques sur la conception des animaux, et l’Angleterre, par exemple, est alors célèbre pour sa cruauté envers les bêtes. Le cas de la France, une zone de confrontations et d’émulations entre ces religions, montre que les virulentes critiques des protestants, à propos d’épisodes déformés de la vie du Christ, comme le bœuf et l’âne de la nativité, ou bizarres des vies des saints, notamment de François d’Assise entouré d’animaux à qui il prêche, qu’il protège, qui l’assistent, incitent les catholiques, lancés dans la contre-réforme initiée par le concile de Trente, à expurger leurs lieux de culte, les vies des saints, l’iconographie, les sermons, en supprimant les images et les histoires où les animaux participent au sacré. Par le dépouillement du culte, une démarche centrée sur l’introspection et le dialogue individuel avec Dieu, le protestantisme est alors le fer de lance d’une séparation du spirituel et du matériel, d’un rejet de l’animal hors du religieux, d’une dénaturation du christianisme [21].

19Cependant, une évolution contraire se dessine aux xviie-xviiie siècles, d’abord en Angleterre. Elle est initiée par des membres de groupes protestants minoritaires, donc souvent en rupture avec les conceptions dominantes. Des puritains, des quakers, des évangélistes, etc., retrouvent dans l’Ancien Testament les versets favorables aux bêtes, affirment que Dieu s’intéresse autant à elles qu’aux hommes, qu’elles doivent être respectées, qu’il faut combattre les cruautés, signes d’une tyrannie injuste des humains. Ces protestants minoritaires s’appuient aussi sur les philosophies sensualistes, justement créées en Angleterre à la fin du xviie siècle, pour prôner l’avènement de l’homme sensible et la compassion envers la souffrance partagée par les vivants animés, plus importante que la présence de la raison, pour affirmer ensuite que les animaux ont une âme, aux facultés développées, survivant à la mort. Initiée dans la bourgeoisie citadine, cette conception est diffusée ensuite dans les autres terres protestantes d’Europe ou d’Amérique du Nord avec quelques écarts chronologiques.

20Désormais, et même si la majorité des pratiquants suit lentement jusqu’à nos jours, c’est dans le monde protestant que surgissent les idées neuves en faveur des animaux. En France, c’est le pasteur David Bouillier qui popularise au xviiie siècle l’idée d’une âme spirituelle des bêtes ; c’est le protestant Paul Sabatier qui, à la fin du xixe siècle, recrédibilise le franciscanisme et sa vision de la nature ; c’est Albert Schweitzer qui développe, à partir de l’entre-deux-guerres, la notion de respect de la vie comme base d’une nouvelle éthique [22]. Depuis les années 1970, la révision des concepts est forte dans les pays d’Europe du Nord-Ouest et d’Amérique du Nord. Des théologiens, des pasteurs regrettent les mauvais rapports entretenus avec les animaux, de la cruauté à la destruction, soutiennent l’idée d’une lourde culpabilité des Églises, prônent une réparation commençant par une profonde relecture de la Genèse, insistent sur la continuité de l’évolution, de la molécule à l’homme, donc sur la ressemblance avec l’animal, sur la présence commune d’une âme, sur la solidarité et le partenariat avec la nature qui a sa propre valeur, son propre droit à l’existence. Ils affirment que l’homme n’en est pas le but final, qu’il n’est que le vicaire de Dieu devant administrer avec amour des créatures promises à un avenir après la Rédemption, et qu’il doit bannir les cruautés, même institutionnalisées. D’abord incluse dans une théologie globale de la nature [23], la réflexion sur l’animal devient indépendante, suit sa propre voie à partir du milieu des années 1990 et, bien qu’elle soit encore minoritaire, cette « théologie de l’animal [24] » montre l’ampleur de la transformation.

21Il ne s’agit pas d’un phénomène strictement interne au protestantisme, qui serait dû à quelques révélations théologiques, mais d’une adaptation progressive aux changements de sensibilité des sociétés concernées. La structure décentralisée du protestantisme facilite cet ajustement et permet de le vivre au diapason des évolutions sociales, sans trop d’écart chronologique. Dans ces communautés religieuses, la pression sociale est plus forte que l’encadrement ecclésial.

Les initiatives catholiques

22Du côté catholique, le courant d’opinion qui émerge sur la scène publique au xixe siècle en appelant au respect des animaux, trouve quelques échos auprès d’une minorité de clercs et surtout de fidèles dans les pays les plus développés. Il n’est pas possible de décrire ici cette évolution, diverse selon les contrées. Elle se limite au xixe siècle à la critique des abus, à la volonté de remplacer la cruauté par la bonté au nom du respect de la création de Dieu, de la protection morale de l’homme, deux arguments anciens mais systématisés, et d’un meilleur rendement des bêtes. Elle se transforme peu à peu à partir de la fin du xixe siècle (plus tôt pour les catholiques anglais). Les arguments anthropocentriques déclinent au profit d’un respect de l’animal en tant que créature vivante, sensible, intelligente et souffrante. Les principes de la domination sont progressivement remis en cause pour aboutir, depuis les années 1930-1970, au refus du maître omnipotent et à la promotion d’une communauté des vivants basée sur le respect et la fraternité, les devoirs de l’homme et les droits de l’animal [25]. Cela se traduit par une opposition croissante aux violences, par des interrogations sur l’usage des viandes à partir des années 1880-1890, qui aboutissent à des conversions au végétarisme dans le dernier tiers du xxe siècle. Parallèlement, l’animal est intégré dans l’économie du salut par l’octroi de plus en plus fréquent d’une âme spirituelle, par la croyance de plus en plus certaine d’une survie et d’une présence au paradis, par l’usage de prières, de messes en leur faveur et de pratiques d’inhumation. Le fossé entre l’homme et l’animal est progressivement comblé bien que l’idée d’une hiérarchie demeure.

23D’abord émises par des laïcs plus libres vis-à-vis du magistère ecclésial, bien qu’au xixe siècle les cardinaux Donnet en France et Manning en Angleterre se soient illustrés en la matière, ces idées sont peu à peu reprises par des clercs, notamment des prêtres de terrain mais qui restent marginaux, voire entourés d’un parfum de scandale [26]. Ce courant renforce le discours ancien d’une nécessaire modération et il incite des membres de la hiérarchie catholique à des positions plus neuves en Angleterre, en Belgique, en Suisse, en Italie, où des prélats appellent à respecter, à valoriser les animaux, à fonder une éthique globale pour tous les vivants. L’initiative vient aussi de papes, notamment Paul VI, qui demande l’interdiction de tous les jeux cruels envers les bêtes, et surtout Jean-Paul II qui déclare à des militants allemands que « la protection animale est une éthique chrétienne » (1979), qui félicite la Lega di S. Francesco de s’occuper de « nos frères les plus petits » (1981), mais en restant sur le terrain de la morale et de la pratique, sans (encore ?) remettre en cause l’édifice théologico-philosophique affirmant la singularité, la suprématie, le droit de l’homme, à la différence des protestants [27]. En revanche, les épiscopats espagnol et français restent très en retrait, si l’on excepte, en France, l’éphémère épisode du catéchisme national de 1937 qui condamnait la souffrance inutile, ou quelques positions contemporaines, individuelles et sporadiques. À la différence du monde protestant, l’organisation hiérarchisée de l’Église catholique, qui se conçoit comme une société autonome, directrice des consciences et dispensatrice d’une religion de groupe, peut expliquer l’attachement aux dogmes établis, la timidité et la lenteur des modifications. Celles-ci sont pourtant réelles en Angleterre, en Belgique, en Suisse [28], où le souci de l’écologie en général, de la protection animale en particulier, est important dans les sociétés, ce qui prouve que le catholicisme peut s’adapter lorsque la pression sociale et la concurrence des autres Églises sont fortes.

24Il peut s’accorder avec une minoration de l’anthropocentrisme, contrairement à ce que beaucoup de croyants ont cru ou croient. Ce glissement est incarné par l’encyclique Loué sois-tu (2015) du pape François [29] qui s’inscrit dans le sillage de ce qu’on récemment écrit des protestants, des orthodoxes [30] ou un Jean Bastaire en France [31]. L’encyclique condamne un anthropocentrisme « déviant », un dualisme matière-esprit « malsain », dépréciant le monde, ayant « défiguré l’Évangile », une mauvaise interprétation de la Genèse et une « présentation inadéquate de l’anthropologie chrétienne » faisant soutenir la domination du monde. Elle revalorise les autres créatures de Dieu qui ont une « valeur en elles-mêmes », une priorité de l’être sur le fait d’être utiles à l’homme, leur éventuelle disparition étant une catastrophe religieuse puisqu’elles ne rendraient plus gloire à Dieu. Elle rappelle qu’on ne doit pas gaspiller leurs vies, ni les éprouver ou les faire souffrir inutilement, esquissant même l’effacement de cet adverbe : « Quand on lit dans l’Évangile que Jésus parle des oiseaux, et dit qu’“aucun d’eux n’est oublié au regard de Dieu” (Lc 12, 6) : pourra-t-on encore les maltraiter ou leur faire du mal ? » Elle rappelle aussi les liens unissant les hommes aux autres créatures, en ayant même origine, même appartenance au Père et même avenir, y compris quand tout sera remis au Père et que Dieu sera tout en tous (1 Co 15, 28). En élargissant l’application de ce verset longtemps réservé à l’homme, François officialise l’acclimatation catholique du salut cosmique des orthodoxes. Cela permet au pape de proclamer que la protection fait partie intégrante de la foi, comme reconnaissance et fidélité au Créateur, selon l’exemple de François d’Assise. Cette promotion du saint achève la tendance initiée par Jean-Paul II : il n’est plus un marginal, ni un exemple réservé aux saints ou aux plus motivés, mais un modèle obligatoire pour tous. Avec cette figure « fidèle à l’Écriture », le pontife encourage un christianisme biblique prenant ses distances avec les constructions philosophico-théologiques ultérieures.

25Cette analyse historique permet de prendre du recul vis-à-vis du débat théologico-philosophique sur l’animal, et de se garder de croire en l’existence d’une seule position chrétienne, inhérente au christianisme, et d’une représentation consubstantielle à l’Occident par son intermédiaire. Le cas animal est exemplaire de ce qui a été fait et de ce qui est en train de se produire à l’échelle de la création/nature en son ensemble, pour laquelle une représentation longtemps conçue chrétienne/occidentale/normale est aussi en train d’être défaite et une autre édifiée, plus adaptée à une nouvelle conception de la place et de l’action de l’homme dans la nature.

Notes

  • [1]
    Voir Éric Baratay, Des bêtes et des dieux. Les animaux dans les religions, Paris, Éd. du Cerf, 2015.
  • [2]
    Voir Albert de Pury, Homme et animal, Dieu les créa. Les animaux dans l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, 1993.
  • [3]
    Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Letouzey et Ané, 1930, I, 1022-1025.
  • [4]
    Voir Fernand van Steenberghen, Le Thomisme, Paris, PUF, 1992, p. 76-92.
  • [5]
    Voir Éric Baratay, L’Église et l’animal (France, xviie-xxe siècle), Paris, Éd. du Cerf, 1996, 2e éd. 2015, p. 85-96, 149-153.
  • [6]
    Voir Thierry Gonthier (dir.), Animal et animalité dans la philosophie de la Renaissance et de l’Âge classique, Louvain, Peeters, 2005 ; Jean-Luc Guichet (dir.), De l’animal machine à l’âme des machines, Paris, PU Sorbonne, 2010.
  • [7]
    Voir Éric Baratay, L’Église et l’animal (France, xviie-xxe siècle), p. 161-170, 233-246.
  • [8]
    Voir Dictionnaire de théologie catholique, I, 1022-1025.
  • [9]
    Voir Éric Baratay, L’Église et l’animal (France, xviie-xxe siècle), p. 149-153.
  • [10]
    Voir ibid., p. 149-153, 204-208.
  • [11]
    Ibid., p. 53-54.
  • [12]
    Voir Jacques Voisenet, Bêtes et hommes dans le monde médiéval, Tournai, Brepols, 2000, p. 353-370.
  • [13]
    Voir Mireille Vincent-Cassy, « Les animaux et les péchés capitaux : de la symbolique à l’emblématique », Le monde animal et ses représentations au Moyen-Âge (xie-xve siècles), Toulouse, PU Mirail, 1985, p. 121-132.
  • [14]
    Voir Jacques Berlioz, Marie-Anne Polo de Beaulieu (dir.), L’Animal exemplaire au Moyen Âge, Rennes, PUR, 2000 ; Jacques Voisenet, Bêtes et hommes dans le monde médiéval, p. 194, 292, 353.
  • [15]
    Voir Éric Baratay, L’Église et l’animal (France, xviie-xxe siècle), p. 115-118.
  • [16]
    Ibid., p. 264-268.
  • [17]
    Voir Albert de Pury, Homme et animal, Dieu les créa. Les animaux dans l’Ancien Testament.
  • [18]
    Voir Jacques Voisenet, Bêtes et hommes dans le monde médiéval, et Éric Baratay, L’Église et l’animal (France, xviie-xxe siècle).
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Voir Jacques Voisenet, Bêtes et hommes dans le monde médiéval, p. 244-254 ; Éric Baratay, L’Église et l’animal (France, xviie-xxe siècle), p. 199-203.
  • [21]
    Voir Éric Baratay, Des bêtes et des dieux. Les animaux dans les religions, p. 85-142.
  • [22]
    Voir Éric Baratay, Des bêtes et des dieux. Les animaux dans les religions ; L’Église et l’animal (France, xviie-xxe siècle).
  • [23]
    Voir Willem Visser’t Hooft, « L’homme et la création », Deux mille ans de christianisme, Paris, Société d’histoire chrétienne, 1975, III, p. 281-282 ; Jûrgen Moltmann, God in Creation, Londres, SCM Press, 1985. Traduction : Dieu dans la création, Paris, Éd. du Cerf, 1988.
  • [24]
    Voir Andrew Linzey, Animal Theology, Chicago, University of Illinois Press, 1995 ; Stephen Webb, On God and Dogs. A Christian Theology of Compassion for Animals, New York, OUP, 2002.
  • [25]
    Voir Éric Baratay, Des bêtes et des dieux. Les animaux dans les religions, p. 199-214.
  • [26]
    Voir Robert Culat, Méditations bibliques sur les animaux, Paris, L’Harmattan, 2015 ; Eugen Drewermann, De l’immortalité des animaux, Paris, Éd. du Cerf, 1992 ; Guy Gilbert, La magie des animaux. Aimons ces bêtes qui nous rendent humains, Paris, Rey, 2010.
  • [27]
    Voir Jean-Paul II, Le gémissement de la création, Paris, Parole et Silence, 2006.
  • [28]
    Voir Deborah Jones, The School of Compassion. A Roman Catholic Theology of Animals, Leominster, Gaecewing, 2009 ; Éric Baratay, Des bêtes et des dieux. Les animaux dans les religions, p. 287-288.
  • [29]
    François (pape), Loué sois-tu (Laudato si’), Paris, Éd. du Cerf, 2015 ; Éric Baratay, « Laudato si’ dans le développement de la théologie des animaux », Bulletin de littérature ecclésiastique, 120/3, 2019.
  • [30]
    Ignace IV, Sauver la création, Paris, Desclée de Brouwer, 1989.
  • [31]
    Jean Bastaire, Un nouveau franciscanisme : les petits frères et les petites soeurs de la Création, Paris, Parole et Silence, 2005 ; Jean Bastaire, La terre de gloire : essai d’écologie parousiaque, Paris, Éd. du Cerf, 2010.
Français

Le christianisme a beaucoup pensé l’animal pour situer l’homme dans la création et pour penser celle-ci. Cela a été fait en s’appuyant sur la Bible, notamment sur l’Ancien Testament, mais dont le contenu souvent incertain, elliptique à propos des animaux, a incité les théologiens à s’aider des philosophies grecques pour l’interpréter, ce qui a peu à peu imposé la conviction évidente, « naturelle », d’origine divine d’une infériorité de l’animal, considéré comme une créature matérielle, mortelle, sans avenir dans l’au-delà, vouée à servir matériellement les hommes, voire à les aider spirituellement en les aidant à penser à Dieu. Ce n’est qu’à partir des xviiie-xixe siècles qu’une minorité de clercs, de pasteurs et de fidèles, surtout des protestants mais aussi des catholiques en moindre nombre et plus tardivement, a entamé une revalorisation chrétienne de l’animal, en reconsidérant aussi bien sa nature, son avenir que son rôle à côté de l’homme, déconstruisant ainsi une conception historiquement construite, en rien consubstantielle au christianisme. Une tendance récemment encouragée par le pape François avec l’encyclique Loué sois-tu.

Mots-clés

  • animal
  • christianisme
  • relation
  • représentation
  • histoire
Éric Baratay
Université Jean-Moulin – Lyon III
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/10/2020
https://doi.org/10.3917/retm.308.0037
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