CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le livre de Daniel Serra est unique dans le paysage francophone. Il forme avec les précédents ouvrages du même auteur sur l’histoire de l’économie expérimentale (2015) et sur la neuroéconomie (2016), une série complète sur un courant de recherche qui s’est durablement installé. Ce livre sur l’économie comportementale est très aisé à lire ; ce qui le rend recommandable pour un public plus large qui a ainsi accès à une introduction à cette branche de l’économie extrêmement influente aujourd’hui. Il est néanmoins extrêmement informé, au point qu’un spécialiste du domaine ne cesse d’y apprendre des choses et dispose, notamment grâce aux nombreux encadrés, des moyens de faire le point sur des sujets cruciaux, problématiques, fondamentaux, ou contextuels, dans la discipline. Je le recommanderai à chacun de mes étudiants curieux ou devant s’introduire à l’économie comportementale. Le livre contient quatre chapitres consacrés successivement à des repères historiques et méthodologiques, à la méthode expérimentale en économie, aux enseignements des expériences et aux « nouveaux modèles ».

2 Quelle est cette discipline ? L’économie comportementale est-elle une sous-branche indépendante, repérable, au sein de la science économique, comme par exemple la théorie des prix ou la macroéconomie monétaire ? Ou bien une branche partiellement indépendante comme la théorie des jeux (en l’occurrence cette dernière pourrait être dite à la fois connexe et centrale) ? Il me semble que le cas de l’économie comportementale présente une troisième configuration possible : celle d’un enrichissement des modèles centraux de la rationalité individuelle qui la rend quasiment coextensive à la science économique elle-même (je vais y revenir à la faveur de la discussion des choix thématiques de Daniel Serra) ; et celle d’une hybridation avec des disciplines différentes, en particulier la psychologie cognitive. En principe, tout modèle économique, pour autant qu’il mette en œuvre la fiction modélisatrice d’un individu rationnel idéal, peut inclure des paramètres caractérisant – de manière également idéale d’ailleurs – des aspects psychologiques, cognitifs ou affectifs, de cet individu qui enrichissent et modifient a priori les prédictions empiriques de la théorie. L’économie comportementale, Daniel Serra le souligne parfaitement, peut être avant tout définie par cet enrichissement paramétrique des modèles. A cet égard le quatrième chapitre qui porte sur les modèles principaux en économie comportementale, plus précisément en théorie de la décision comportementale et en théorie des jeux comportementale, présente de la manière la plus nette cette interprétation de ce que prétend accomplir l’économie comportementale, à la fois, donc, comme coextension partielle à la science économique en général et comme articulée à la psychologie.

3 Plusieurs remarques s’imposent. C’est ce quatrième chapitre qui selon moi donne au mieux la substance de l’économie comportementale comme discipline réellement autonome. Elle peut en effet être conçue comme un ensemble de modèles. Mais le statut et la fonction de ces modèles qui forment l’économie comportementale ne sont pas homogènes. J’en distinguerai trois. Je ne pense pas être en désaccord avec l’auteur dans la mesure où il souligne lui-même que « la croissance [de l’économie comportementale] implique la différenciation ». Je surabonde d’une certaine manière sur ses propos et propose quelques éléments de clarification supplémentaires.

4 Il y a d’abord les modèles de décision qui remettent en cause des aspects fondamentaux du cadre classique, au cœur de la microéconomie, de la rationalité des préférences et des choix, le modèle de von Neumann et Morgenstern et dans une moindre mesure de Savage. Ce sont ces cadres initiaux par rapport auxquels Kahneman et Tversky, et avec eux un nombre important de chercheurs depuis plus de quarante ans, se sont situés et ont mis en place le cadre de départ de l’économie comportementale. Dans cette approche inaugurale, et qui se maintient jusqu’à aujourd’hui, il ne s’agit pas, à proprement parler ou exclusivement, d’introduire des paramètres dans un modèle d’utilité espérée. Certes l’aversion aux pertes – une des découvertes fondamentales de Tversky et Kahneman – est une donnée psychologique qui peut être formulée sous la forme d’un paramètre associé à une fonction d’utilité mais le point essentiel, à ce qu’il me paraît, est que les déformations ou anomalies – avérées par une série d’observations psychologiques expérimentales – des préférences et des probabilités par les agents peuvent être rendues compatibles, par le moyen d’une représentation fonctionnelle, avec la maximisation d’une fonction d’utilité sur la base de distorsions des préférences et des probabilités individuelles. Autrement dit, il faut séparer entre deux types de travaux chez Kahneman et Tversky, travaux qui se répondent les uns et les autres, mais qui sont source d’une ambiguïté dans la définition même de l’économie comportementale, qui est de fait finement discutée dans le premier chapitre, de nature épistémologique, de l’ouvrage de Daniel Serra. Kahneman et Tversky sont avant tout des psychologues, expérimental pour le premier, mathématique et expérimental pour le second. Ils travaillent dans une veine psychologique et cherche à comprendre l’esprit, si ce n’est la nature humaine. Un économiste a généralement des ambitions plus limitées. Il envisage généralement le monde social ou les aspects du monde social qui l’intéressent sur la base d’intuitions formelles qu’il développe en modèles et lorsque ces intuitions recoupent des faits psychologiques (anticipations, utilité, décision même) elles sont immédiatement abstraites. Kahneman et Tversky ne sont pas hostiles à la modélisation, mais ce n’est pas leur priorité. Leur travail psychologique pourrait très bien se tenir en dehors d’un tel effort, en dehors de la tentative qu’ils ont menée, à travers les deux versions successives de la théorie des perspectives, de parler un langage acceptable pour les économistes. Peu importent les raisons pour lesquelles ils ont fait ce travail qui n’était pas le centre de leurs préoccupations, mais le fait qu’ils l’ont mené a généré l’économie comportementale. Or, une ambiguïté demeure concernant cette genèse et sa compréhension postérieure : l’économie comportementale est-elle la mise en relation de modèles économiques et de phénomènes psychologiques ou est-elle le développement de modèles intégrant des questions psychologiques mais contraints, dans le cas de l’analyse des comportements de décision individuelles, par le cadre strict de la possibilité de théorème de représentation des préférences et des probabilités sous la forme d’une fonction d’utilité ? Mon interprétation, qui n’est pas forcément celle de D. Serra, et n’est pas non plus forcément partagée par un grand nombre d’acteurs se réclamant aujourd’hui de l’économie comportementale, est que c’est la seconde qui caractérise cette discipline. Il est assez facile de lever cette ambiguïté en parlant dans le premier cas d’économie et psychologie, et, dans le second, d’économie comportementale. La première famille de modèles à distinguer dans le quatrième chapitre de l’ouvrage, est caractérisée par la contrainte exercée par l’usage d’une méthode axiomatique pour décrire les préférences et les attitudes probabilistes des individus et la possibilité de démontrer un théorème de représentation. Le cas emblématique est donc celui de la théorie cumulative des perspectives. La théorie du regret de Sugden et Loomes [2] peut dans une bonne mesure rejoindre cette famille de modèles et cette approche.

5 Le deuxième type de modèles que je distinguerai concerne cette fois une paramétrisation de modèles économiques en fonction de facteurs psychologiques, mais relevés de la contrainte fondationnelle classique de la précédente famille, dans le but de renforcer le pouvoir prédictif ou explicatif de ces modèles. C’est sans doute le pan le plus important, à la fois du point de vue de son extension et du point de vue de sa capacité à illustrer une définition centrale et cohérente du champ, de l’économie comportementale. C’est ce type de modèles, en effet, qui rend l’économie comportementale en principe coextensive à l’économie tout court. On peut inclure dans cet ensemble, parmi les modèles excellement présentés dans ce chapitre 4, les modèles d’escompte temporelle (notamment hyperbolique puisqu’il présente une déviation notable par rapport à la modélisation classique des choix intertemporels), les modèles de hiérarchie cognitive (Camerer, Crawford), ou encore les modèles principaux de préférences sociales (Rabin, Fehr et Schmidt). Je procède ici, il faut le souligner, à une certaine réorganisation de ce chapitre 4, en fonction de distinctions qui me paraissent cruciales entre des modèles dont la présentation, je le répète, est extrêmement claire et utile. Ces modèles peuvent en effet être réunis sous l’angle de la modélisation éco-cognitive qu’ils présentent, entre une mathématisation moins contrainte que dans la famille précédente, et une psychologie moins précise et beaucoup plus stylisée que celle que des psychologues comme Kahneman et Tversky ont pratiqué dans leurs travaux princeps. Les modèles de préférences sociales, par exemple, prennent en compte des intuitions relatives aux comportements d’agents dans des structures d’échanges (divers jeux, diverses institutions) très idéalisées : perception des intentions d’autrui (Rabin), aversion à l’iniquité (Fehr et Schmidt), focalisation sur les effets de distribution (Bolton et Ofenckels). Ou encore, les modèles de hiérarchie cognitive, également testés à travers une série d’expériences sur les capacités stratégiques des individus, idéalisent très fortement les niveaux d’anticipation stratégique des agents, en supposant par exemple qu’ils reposent sur des itérations cognitives et que la distribution de ces niveaux d’itération dans une population quelconque suit une loi de Poisson. Cette idéalisation psychologique n’est évidemment pas un problème en soi – elle est au principe de l’économie comportementale. Ce qu’il est intéressant de souligner cependant est qu’elle ne paraît pas se suffire, aux yeux même de ses promoteurs, à elle-même et qu’elle doit être soumise à des vérifications expérimentales. C’est l’arbitrage, que discute avec acuité Serra dans le premier chapitre épistémologique de son livre, entre la parcimonie ou l’idéalisation du modèle éco-psychologique et son pouvoir prédictif.

6 Il n’y a pas de doute que ces modèles puissent être testés expérimentalement et qu’on puisse jusqu’à un certain point trancher, sans interaction ni recouvrement, entre ces différentes hypothèses psychologiques idéales. Mais le point central est que ces modèles n’ont pas besoin d’être testés pour figurer dignement au cœur de l’économie comportementale. Ils se suffisent à eux-mêmes. A ce titre les travaux de Benabou et Tirole, sur l’image de soi [3], d’Akerlof et Kranton sur l’identité [4], ou de Gabaix [5], sont également au cœur de l’économie comportementale.

7 Enfin, il y a une troisième catégorie de modèles qui sont pertinents, qui traversent et forment l’économie comportementale, ou, plus exactement, nourrissent une série d’interrogations et de perspectives de recherche en économie comportementale, mais qui pour autant ne relèvent pas à proprement parler de l’économie comportementale à la manière des modèles précédemment classés. Il s’agit en particulier des modèles d’apprentissage. Ces modèles proviennent directement des sciences cognitives. Leur incorporation en économie révèle à nouveau ce statut hybride de l’économie comportementale entre discipline interne à l’économie et traversée, du fait de son ambition de modéliser en économie certains aspects de la psychologie humaine, par des paradigmes exogènes. Serra présente de manière convaincante quatre modèles d’apprentissage : le modèle d’apprentissage par renforcement, le modèle d’apprentissage par les croyances, le modèle d’attraction en fonction de l’expérience pondérée, et le modèle d’interdépendance stratégique. Ces modèles supposent des capacités cognitives plus ou moins élaborées de la part de l’individu qu’on modélise à travers eux. Ils s’opposent à deux types de modèles : les modèles de rationalité parfaite et les modèles évolutionnaires. Les modèles d’apprentissage s’opposent aux modèles de la décision rationnelle, d’une part, parce qu’ils ne la modélisent pas et, d’autre part, parce qu’ils se veulent précisément un substitut à ceux-ci dans la tentative de compréhension des comportements individuels en économie. Ils rétablissent un certain aspect processuel et des imperfections possibles, non en termes d’anomalie mais, pour le cas de l’apprentissage par renforcement par exemple, en termes de vitesse ou taux d’apprentissage et d’arbitrage entre exploitation et exploration de l’environnement de décision. L’usage de tels modèles présentent donc un parti pris fort vis-à-vis du cœur de la science économique et de ses enjeux. Cela n’exclut pas qu’il y ait une forme de rationalité propre à l’apprentissage, définie comme le taux de succès, la convergence vers une forme d’optimisation. Cela pourrait sembler les rapprocher des modèles évolutionnaires utilisés notamment dans un champ de la théorie des jeux, mais ce n’est pas le cas. Les agents ont des capacités cognitives, plus ou moins sophistiquées et efficaces, qui les guident vers leur but, le processus n’est pas aveugle, une cognition minimale est requise L’incorporation de modèles d’apprentissage permet donc de situer l’économie comportementale, relativement à la conception de la rationalité humaine, entre deux pôles : une rationalité idéale, celle du modèle standard en économie, et une rationalité globale, mais inutile au niveau individuel, celle des approches évolutionnaires. Elle est donc en accord en principe avec les modèles de rationalité limitée, même si curieusement la majorité des auteurs en économie comportementale ne se reconnaissent pas dans ce paradigme historique, et même si des tenants proéminents du paradigme de la rationalité limitée, comme Ariel Rubinstein, ne se définiraient pas comme économistes comportementaux. C’est là un point de discussion qui resterait à élaborer dans une future contribution de l’auteur.

8 Bien que transverses à l’économie, l’utilisation de tels modèles d’apprentissage en économie comportementale, peut donner lieu à deux remarques révélatrices du rôle potentiellement transformateur de l’économie comportementale. Tout d’abord le fait d’introduire des capacités cognitives, telles que prises en compte par différents modèles d’apprentissage, au cœur de l’analyse des comportements économiques, me paraît rendre ces capacités cognitives objets elles-mêmes de l’analyse économique. On étudie leur performance, leur efficacité, et, fondamentalement, leur interaction avec un environnement économique, à l’intérieur d’un modèle ou d’une expérience stylisée. L’économie comportementale pourrait, dans une extrapolation du sens de cette troisième famille de modèles, être définie comme l’étude de l’interaction entre un système cognitif (défini notamment comme un ensemble de capacités d’apprentissage, mais aussi de mémorisation, d’anticipations, etc.) et une structure économique quelconque. C’est pourquoi, ensuite, on peut regretter que l’ouvrage ne rende pas compte des efforts produits au-delà des expériences types concernant les décisions individuelles ou stratégiques, en direction de la macroéconomie, présentées à la fois extensivement et synthétiquement dans le troisième chapitre du livre (qui n’est pourtant en rien redondant avec l’ouvrage du même auteur sur l’histoire de l’économie expérimentale). Beaucoup d’institutions macroéconomiques soulèvent des questions qui intéressent en principe l’économie comportementale, soit qu’elles sollicitent la cognition ou la psychologie individuelle des agents (comme la monnaie), soit qu’on doive s’interroger sur la disparation de biais individuels par l’effet d’agrégation que produisent ces institutions. On s’approche évidemment par cette remarque de territoires non encore suffisamment explorés, en macroéconomie en effet, ou encore en « behavioral mechanism design ». A cet égard il y aurait alors d’autres macro-applications de l’économie comportementale que celles suggérées par la théorie du nudge, que discute brièvement l’auteur.

9 Le livre de Daniel Serra amène à une seconde série de réflexions, concernant l’articulation entre l’économie comportementale et l’économie expérimentale. L’ouvrage, dans le premier chapitre, justifie cette articulation et semble la rendre nécessaire. Nous avons indiqué plus haut qu’il y a des façons possibles d’autonomiser l’économie comportementale par rapport à l’économie expérimentale. L’auteur semble d’accord avec cela. Il produit lui-même de très nettes distinctions entre ces deux disciplines. En insistant, toutefois, sur leur aspect connexe ; ce qui du point de vue historique, rappelle-t-il également, n’est pas évident tant les approches et motivations de Smith (économie expérimentale) et de Kahneman (économie comportementale, ou « introduction des apports de la psychologie en économie », dans la formulation prudente du Comité Nobel) sont divergentes. La connexion, pour Serra, vient du fait que l’économie comportementale ajoute à la prédictivité, comme critères de sa scientificité, l’explication et possiblement la description. De ce fait une relation avec le monde empirique paraît nécessaire. Mais cette relation n’est pas absente de l’économie non-comportementale. La connexion tient donc plus exactement à la nature des modèles qui forment l’économie comportementale. Les expériences testent la prédictivité de mini-modèles qui ont déjà incorporé, de manière abstraite et suffisamment parcimonieuse, des critères psychologiques et comportementaux. C’est pourquoi chaque expérience, et un grand nombre sont discutés, sont en fait des extensions quasi-organiques des modèles. Une telle connexion intime rend difficile la séparation entre les deux disciplines, même si elles sont séparées en principe. On peut être un économiste expérimental sans utiliser de modèles issus de l’économie comportementale. C’est le cas de Vernon Smith. On peut être un économiste comportemental, ou du moins considéré en partie comme tel, sans être un adepte ou un praticien de modèles économiques, mêmes comportementaux, c’est en fait le cas de Kahneman (en dehors de la théorie des perspectives). Et c’est pourquoi de nombreux chercheurs (par exemple Ariely) sont appelés « économistes comportementaux » bien que leur relation à l’économie, outre l’usage du terme flou « irrationalité », soit ténue du fait qu’ils ne tendent pas à transformer leurs trouvailles psychologiques en nouveaux modèles prédictifs. Le Nobel a ironiquement récompensé, en 2002, des cas-limites, difficilement réconciliables. Serra choisit donc, moins ironiquement, la voie de la connexion intime entre modèle comportemental et expérimentation. C’est ce qui explique la part importante dévolue à l’économie expérimentale et aux expériences dans un ouvrage intitulé « Économie comportementale ». Dans ces parties (chapitre 2 et 3), l’ouvrage est extrêmement sérieux et précis et le lecteur, même averti, gagnera en compréhension de la spécificité de la démarche expérimentale en économie.

10 Par exemple, dans la mesure où le but d’une expérience est de tester le pouvoir prédictif d’un modèle comportemental (ce n’est pas le seul but possible, et on peut aussi considérer l’expérimentation en économie, souligne Serra, comme une stratégie exploratoire), on peut effectivement rappeler que ce but n’est pas compatible avec les exercices d’ajustement post-hoc (data fitting) auxquels se livrent certains expérimentalistes. Ce point me paraît crucial, et renvoie à la définition même de la démarche comportementale en économie, dont on a déjà vu, sur le plan des modèles, qu’elle n’est pas réellement unifiée. Si l’on considère que l’expérience consiste à vérifier la prédictivité d’un modèle comportemental idéal, a priori, ou semi-apriori, c’est-à-dire fondé sur des observations ou des intuitions relatives à la psychologie humaine dans les contextes de décision, d’interaction stratégique, etc., et si les résultats de l’expérience semblent valider ce modèle d’un point de vue statistique, on ne doit pas nécessairement conclure que l’hypothèse psychologique qui est au cœur du modèle est validée si elle n’a pas été mise en compétition, ou non systématiquement en tout cas dans la plupart des expériences en économie, avec d’autres hypothèses et éventuellement d’autres modèles possibles. Certes, des compétitions entre modèles, notamment dans le domaine des préférences sociales, sont parfois organisées à travers des expériences. Mais ce genre de comparaisons s’approchent alors de ce que Serra pointe comme relevant d’une méthode d’ajustement. Au passage ; on peut regretter l’absence d’un encadré – alors qu’ils sont si précieux dans l’ouvrage – sur les techniques de BIC (Bayesian Information Criterion) ou d’AIC (Akaike Information Criterion) qui permettent d’évaluer la part relative de prédictivité d’un modèle donné due au fait qu’il contient un paramètre supplémentaire. Trop de paramètres suggéreraient l’idée d’un overfitting, mais moins de paramètres questionne le réalisme des ingrédients psychologiques du modèle testé. La limite entre les deux approches est fine et floue. Cela est dû aux limites ou aux contradictions internes mêmes de l’économie comportementale : elle repose sur des idéalisations psychologiques et elle emprunte des modèles réalistes à la psychologie, quand elle vise à fournir des explications aux comportements. S’il fallait préserver un sens propre à l’économie comportementale – mais on peut au contraire vouloir rester délibérément dans le flou et garder l’esprit des origines confuses et problématiques de cette discipline – il faudrait certainement choisir la parcimonie des modèles et s’éloigner donc partiellement des apports de la psychologie. C’est une réflexion qui n’a pas encore eu lieu explicitement dans ce champ, à ma connaissance, et que le livre de Serra nous amène à programmer pour la suite.

11 Ce livre présente un nombre impressionnant de points importants, tant pour accroître sa connaissance du domaine que pour susciter la réflexion épistémologique, méthodologique et programmatique. J’ai choisi de m’intéresser à deux points principaux : la pluralité des modèles et l’articulation entre modèle comportemental et expérimentation, car c’est de fait le choix de Serra. On voit aussi que ce choix amène très nettement à questionner l’unité et la viabilité de la discipline. Beaucoup de chercheurs dans ce domaine font ce qu’ils font et ignorent assez largement ces questions, c’est sans doute ce qu’on appelle la science au quotidien, mais le livre de Serra est écrit par un économiste qui se révèle ici philosophe.

Notes

  • [2]
    Loomes, G., Sugden, R. [1982], Regret theory : An alternative theory of rational choice under uncertainty, The Economic Journal, 92 (368), 805-824.
  • [3]
    Par exemple : Bénabou R., Tirole J. [2002], Self-confidence and personal motivation, The Quarterly Journal of Economics, 117 (3), 871-915.
  • [4]
    Akerlof G. A., Kranton, R. E. [2000], Economics and identity, The Quarterly Journal of Economics, 115 (3), 715-753.
  • [5]
    Gabaix X. [2014], A sparsity-based model of bounded rationality, The Quarterly Journal of Economics, 129 (4), 1661-1710.
Sacha Bourgeois-Gironde
Université Paris 2 Panthéon-Assas.
sbgironde@gmail.com
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2018
https://doi.org/10.3917/redp.281.0169
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