CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Est-il possible d’observer les raisons des uns et des autres pour éclairer les dynamiques mises en œuvre au lendemain d’une guerre ? L’ouvrage que Nathalie Duclos consacre aux vétérans du Kosovo permet de répondre par l’affirmative. L’étude proposée se base sur un impressionnant travail de terrain. À contrepied d’une approche strictement économique de la guerre, l’auteure propose une posture de recherche extrêmement stimulante. Plutôt que de s’inscrire dans le courant majoritaire qui considère les ex-combattants comme autant de déviants, elle invite à comprendre leur cheminement. Ce faisant, elle interroge une vision strictement séquentielle entre processus de désarmement, de démobilisation et de réintégration, et permet de comprendre avec plus de finesse ce que recouvre le « retour à la normalité » que tant d’acteurs – le plus souvent extérieurs – appellent de leurs vœux.

2Nathalie Duclos nous décrit une scène bien précise : le territoire du Kosovo depuis le déploiement de la mission des Nations Unies en 1999. Les personnages sont eux aussi ciblés : acteurs internationaux d’une part et anciens combattants d’autre part. Les dialogues qui forment la trame du récit résultent des interactions, marchandages et autres transactions qui se nouent pendant une quinzaine d’années entre « promoteurs de politiques de paix » et « récipiendaires de ces politiques ». La question posée d’emblée est explicite : dans quelle mesure peut-on envisager ces vétérans comme des « courtiers » ou « agents intermédiaires » de la paix ? Ce questionnement éclaire non seulement le cas emblématique du Kosovo, mais aussi plusieurs champs entiers de recherche. Parmi ceux-ci, il en est deux qui méritent ici d’être évoqués.

3Le premier concerne les questions de mémoire post-conflit. Si la plupart des experts de l’après-guerre mettent l’accent sur les intérêts de chaque partie en présence, l’enquête menée par Nathalie Duclos met habilement en lumière la question plus symbolique de leurs récits. Comme Georges Bernanos le souligne déjà en 1949 dans Les Enfants humiliés, « l’avenir n’appartient pas aux morts, mais à ceux qui font parler les morts, qui expliquent pourquoi ils sont morts  [1] ». L’enjeu est particulièrement palpable pour les acteurs kosovars soucieux de diffuser un récit national. Sous cet angle, le lieu qu’il s’agit d’occuper n’est plus le champ de bataille mais l’espace public. D’où l’accumulation de commémorations et de mémoriaux censés sculpter la mémoire nationale. Les rôles assignés aux « libérateurs » justifient les positions actuelles. L’insistance sur les actes héroïques des combattants, plutôt que sur les sacrifices des civils, induit des hiérarchies. L’étude révèle un jeu d’ombres chinoises qui valorise les uns (souvent masculins et armés) et passe sous silence les autres (les femmes violées par exemple).

4Le second champ de recherche enrichi par l’ouvrage est celui de la négociation internationale. L’étude se concentre en effet sur les processus de négociations qui s’enchaînent au jour le jour entre personnel international et vétérans. Tous les facteurs susceptibles d’expliquer le résultat de ces négociations sont abondamment illustrés, qu’il s’agisse du rapport de force, des questions de confiance et de loyauté, du leadership, de la légitimité des acteurs, de leurs représentations ou encore de leurs croyances. Il est bel et bien question de deal lorsque l’Armée de libération du Kosovo (ALK) renonce aux armes en échange de la mise en place du Corps de Protection du Kosovo (CPK) – ce corps permettant d’intégrer nombre d’anciens combattants. Diabolisé par certains observateurs, le CPK devient finalement le principal levier de la démobilisation.

5Au-delà de leurs divergences, les acteurs analysés tout au long de l’ouvrage font preuve d’un seul et même pragmatisme. C’est pour s’adapter aux circonstances que les administrateurs internationaux choisissent de maintenir les vétérans « occupés ». De la même façon, c’est pour garder une position de pouvoir que l’ALK initie le processus de paix. Ces arrangements souvent instables résultent donc d’intérêts bien compris, de ruses et de faux semblants graduellement décortiqués par Nathalie Duclos.

6L’ouvrage invite en somme à réfléchir à la notion même de « post-conflit ». Si cette expression fait l’objet d’un large consensus dans le champ des relations internationales, elle suscite néanmoins moult interrogations. Quand se situe-t-on véritablement dans l’après conflit ? Sur la base de quels critères ? Les observations glanées au Kosovo montrent que le simple passage des générations ne suffit en tout cas pas à régler la question.

Notes

  • [1]
    Bernanos G., Les Enfants humiliés. Journal 1939-1940, Paris, Gallimard, 1949, p. 29.
Valérie Rosoux
Valérie Rosoux est directrice de recherches FNRS et professeur à l’Université de Louvain. Elle est licenciée en philosophie et docteur en sciences politiques. En 2010, elle assure pendant une année un mandat de senior fellow dans le cadre du United States Institute of Peace (USIP, Washington, DC). Elle est aussi membre de l’Académie royale de Belgique et chercheure invitée au Max Planck Institute de Luxembourg.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/01/2021
https://doi.org/10.4000/conflits.22031
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