CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans ce très riche ouvrage, Ioana Cîrstocea analyse les mécanismes et processus d’institutionnalisation du genre dans les pays postsocialistes d’Europe de l’Est. Le genre est ici considéré, d’une part, en tant que concept analytique et critique, notamment au sein des sciences humaines et sociales, d’autre part, en tant que catégorie d’action publique, nationale comme globale. Toute la force de la démonstration réside dans le fait d’articuler ces deux dimensions pour montrer comment ce concept a été utilisé pour former un nouveau savoir expert dont le rôle a été central dans la production de l’après-socialisme en Europe de l’Est. L’auteure s’intéresse aussi bien à des acteurs transnationaux non gouvernementaux qu’aux trajectoires professionnelles et militantes des actrices de l’institutionnalisation du genre en Europe de l’Est. Certes, le phénomène de cette institutionnalisation n’est pas circonscrit aux années 1990, mais l’auteure a choisi de se concentrer sur ces années parce qu’elle les considère comme déterminantes pour la compréhension des mécanismes d’institutionnalisation et de globalisation du genre, ainsi que pour l’analyse du changement politique en Europe de l’Est.

2Si l’objet de cet ouvrage peut, de ce fait, être considéré comme historique, I. Cîrstocea mobilise avant tout les outils de la sociologie, en particulier celle des sciences et des savoirs et celle de la globalisation. Son analyse est également importante pour celles et ceux qui s’intéressent à la sociologie politique des pays postsoviétiques. À partir d’une démarche à la fois cartographique et prosopographique, l’auteure « reconstitu[e] les milieux sociaux structurés à travers les échanges transnationaux portant sur la condition des femmes et sur le féminisme dans le postsocialisme » (p. 28). Pour cela, elle a réalisé un important travail de dépouillement d’archives, et conduit de nombreux entretiens, afin de retracer l’activité et l’essor de deux institutions pionnières, le Network of East-West Women (NEWW), une organisation féministe transatlantique, et l’Open Society Institute, une fondation philanthropique étasunienne. Sa focale n’est pas pour autant purement institutionnelle, une grande partie de l’analyse se fondant sur l’étude des trajectoires de 86 femmes (sur près de 350 repérées dans les sources), féministes ou professionnelles de la cause des femmes est-européennes.

3La démonstration est construite en trois parties. La première se concentre sur le Network of East-West Women, réseau de féministes étasuniennes et est-européennes, qui s’est professionnalisé durant la décennie 1990. À partir d’une analyse fine de cette organisation et de ses actrices, I. Cîrstocea revient sur les mécanismes de professionnalisation du genre, en soulignant qu’ils reposent sur la mobilisation croisée de deux types de ressources, professionnelles et militantes, à une époque, la dernière décennie du xxe siècle, où le genre se globalise et l’action collective s’institutionnalise. Elle montre que cette professionnalisation n’implique pas la relégation pure et simple des registres militants, mais plutôt leur reconversion. Par ailleurs, bien qu’elle soit fondée sur la coopération, la mise en place de ce réseau transatlantique permet de révéler des tensions et des inégalités, en particulier l’expression d’une critique de la domination idéologique et matérielle des féministes étasuniennes, et plus généralement d’un discours féministe « occidental » à prétention universelle.

4La deuxième partie traite du cas de l’Open Society Institute (Fondation Soros) pour analyser le rôle du genre comme outil philanthropique. L’auteure montre comment cette fondation a investi le champ des débats féministes, notamment en intégrant les études de genre à la Central European University et en apportant son soutien au Network of East-West Women. L’investissement de cette question par un acteur a priori non féministe a renforcé les logiques d’institutionnalisation et de bureaucratisation du genre, avec leurs effets potentiellement dépolitisants, tout en offrant de nouvelles possibilités aux actrices, notamment en termes de socialisation et de consolidation de leur expertise.

5La troisième partie porte sur la sociographie des « pionnières » est-européennes du genre, avec une focale sur les cas roumain et yougoslave. Les processus d’institutionnalisation sont ici incarnés au plus près par la description de la façon dont ils ont façonné et ont été façonnés par les trajectoires individuelles. Tout en soulignant la diversité des profils, I. Cîrstocea établit un lien entre les contextes politiques nationaux et les trajectoires individuelles. Dans les espaces politiques ayant connu de fortes mobilisations (Pologne, ex-Yougoslvaie), les pionnières ont le plus souvent des parcours militants, tandis que dans les pays qualifiés de plus « inertes » (Bulgarie, Roumanie), les profils plus académiques et bureaucratiques dominent.

6Cette double entrée, par les institutions et par les trajectoires individuelles, permet à l’auteure de restituer finement les conditions sociales de l’institutionnalisation, c’est-à-dire les processus de socialisation par lesquels les actrices se sont identifiées et ont été identifiées comme des « féministes est-européennes » et la façon dont elles se sont positionnées vis-à-vis de cette catégorisation. En se fondant sur l’analyse de leurs trajectoires, l’auteure défend l’hypothèse selon laquelle les échanges féministes entre ce qui était encore appelé l’Est et l’Ouest ont permis l’institutionnalisation des savoirs sur le genre en tant que domaine d’expertise. Durant les années 1990, ces savoirs et savoir-faire ont été mobilisés par les féministes est-européennes pour construire leurs carrières militantes et professionnelles, tandis que les identités et pratiques politiques étaient en pleine recomposition. Dès lors, le genre a pu être utilisé comme un outil critique, y compris pour questionner le féminisme dit occidental. Parallèlement, la circulation et la cooptation des féministes et de leurs idées au sein des dispositifs technocratiques contemporains ont fait du genre l’un des vecteurs de la pénétration des logiques libérales dans les pays postsocialistes.

7Cet ouvrage s’inscrit dans la réflexion sur la globalisation et la circulation du genre. En partant du postulat que les savoirs dans ce domaine sont « faits en circulation » (made in circulation) [1], I. Cîrstocea prolonge les analyses formulées dans l’ouvrage qu’elle a codirigé avec Delphine Lacombe et Élisabeth Marteu [2]. Les sociétés postsocialistes constituent en effet un cas d’étude particulièrement heuristique en raison du rôle clé joué par l’égalité des sexes dans la construction de l’identité politique des États socialistes. Au cours des années 1990, cette politique d’égalité des sexes a été largement assimilée à la propagande idéologique et donc délégitimée au profit du concept de genre, qui a commencé à être porté par les institutions internationales, surtout après la conférence sur les femmes de Beijing en 1995. Cependant, comme le montre I. Cîrstocea, si ce concept est repris avec succès en Europe de l’Est, ce n’est pas sans un regard critique sur l’impérialisme et l’universalisme de certains discours féministes dits occidentaux. L’auteure documente ainsi la construction d’une spécificité du féministe est-européen, notamment à travers l’exemple du slogan « le privé est politique » qui, pourtant central dans la déconstruction des systèmes de domination patriarcaux à l’« Ouest », a été mal reçu dans des sociétés durablement marquées par un État policier et intrusif.

8Ainsi, à partir du cas de l’Europe de l’Est, et en se concentrant sur les années 1990, cet ouvrage offre des réflexions stimulantes pour comprendre les logiques et les conditions sociales de l’institutionnalisation et de la circulation du genre. Ces réflexions sont d’ailleurs très pertinentes pour analyser la période contemporaine et d’autres contextes sociaux et politiques. Le travail de I. Cîrstocea s’inscrit en effet pleinement dans le débat relatif à la dilution du genre dans sa circulation et son institutionnalisation, qui a déjà été porté sur d’autres scènes, en d’autres lieux [3]. I. Cîrstocea cherche toutefois à en dépasser la lecture rigide en soulignant la complexité des processus en cause. De fait, tout en étant instrumentalisé, le genre peut demeurer un outil critique, et les artisanes de l’institutionnalisation ne sont pas nécessairement dupes de leur instrumentalisation. Sans disqualifier les critiques qui insistent sur les risques de dépolitisation du genre, I. Cîrstocea met en évidence le fait que cette question est nécessairement contextuelle et doit s’apprécier au regard des ressources des actrices, des possibilités institutionnelles et politiques, et des configurations locales et globales. Elle montre aussi que l’apparente radicalité de certaines actrices et leur capacité à conserver un discours critique peuvent également être mobilisées comme une ressource dans leurs carrières institutionnelles, ce qui brouille définitivement la frontière entre « genre critique » et « genre institutionnel ».

9L’enquête proposée frappe donc par son ampleur et sa richesse, et le résultat en est un ouvrage certes dense, mais toujours clair, y compris pour un lecteur ou une lectrice peu familière de l’histoire et des sociétés de l’Europe de l’Est. On regrette parfois que la volonté, sans doute motivée par la rigueur, de rester au plus près des données laisse moins de place à la montée en généralité. Un autre regret concerne le choix de porter la focale sur les relations entre les femmes (et institutions) est-européennes et étasuniennes. On s’interroge alors sur l’existence d’autres réseaux alternatifs, et sur leurs effets possibles. Dans cette même perspective, la reconversion des réseaux féministes et de solidarité féminine antérieurs, fondés sur la base du socialisme, ainsi que les relations avec les féministes russes sont seulement évoquées. Au vu de la richesse du matériau présenté, il ne s’agit toutefois que de regrets mineurs. Cet ouvrage d’une grande précision et d’une grande richesse, qui articule avec force données empiriques et analyses théoriques, constitue une contribution majeure à l’analyse du féminisme, de la globalisation et des sociétés est-européennes postsocialistes.

Notes

  • [1]
    Wiebke Keim, Ercüment Çelik, Christian Ersche, Veronika Wöhrer (eds), Global Knowledge Production in the Social Sciences : Made in Circulation, Farnham, Ashgate, 2014.
  • [2]
    Ioana Cîrstocea, Delphine Lacombe, Élisabeth Marteu (dir.), La globalisation du genre : mobilisations, cadres d’actions, savoirs, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.
  • [3]
    Sonia E. Alvarez, « Advocating Feminism : The Latin American Feminist NGO “Boom” », International Feminist Journal of Politics, 1 (2), 1999, p. 181-209 ; Nivedita Menon, « Sexuality, Caste, Governmentality : Contests over “Gender” in India », Feminist Review, 91, 2009, p. 94-112 ; I. Cîrstocea, « Du “genre” critique au “genre” neutre : effets de circulation », dans Bérengère Marques-Pereira, Petra Meier, David Paternotte (dir.), Au-delà et en deçà de l’État. Le genre entre dynamiques transnationales et multi-niveaux, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2010, p. 183-196.
Virginie Dutoya
chargée de recherche CNRS au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud (CNRS/EHESS). Ses recherches actuelles portent sur l’institutionnalisation de la cause des femmes en Asie du Sud, les mouvements féministes et LGBTQ en Inde, et la fabrique et la circulation des savoirs liés au genre. Elle a récemment publié « La professionnalisation de la cause des femmes en Inde », Actes de la recherche en sciences sociales (223, 2018, p. 26-43) et, avec Yves Sintomer, « Defining Women’s Representation : Debates around Gender Quotas in India and France », Politics and Governance (7 (3), 2019, p. 124-136).
virginie.dutoya@ehess.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/09/2020
https://doi.org/10.3917/crii.088.0185
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