CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Organisation intergouvernementale créée au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a pour mandant la protection des personnes déplacées par les conflits, en s’appuyant sur la Convention de l’ONU sur le statut des réfugiés de 1951. Initialement, son champ d’action se situait en Europe et principalement sur les plans juridique et diplomatique. Désormais, cette agence intervient à l’échelle planétaire, et sa forte expansion dans les années 1990 est allée de pair avec la montée en puissance du volet opérationnel. Présent aujourd’hui dans 134 pays, le HCR s’occupe de quelque 70 millions de personnes déplacées [1]. Pilier d’un régime international auquel participent, à différents titres, États, ONG et think tanks, entre autres, cet organisme détient en matière d’asile une expertise et un pouvoir normatif inégalés.

2S’il est moins étudié que les grandes organisations internationales économiques et de développement, le HCR a fait l’objet de travaux influents en relations internationales [2]. Ceux-ci mettent en évidence sa quête d’autonomie par rapport aux États, considérés comme des facteurs de contrainte et d’opportunité déterminants, et insistent sur la manière dont les relations interétatiques influencent ses politiques. Cependant, tout en analysant cette dimension fondamentale de l’action d’une organisation internationale, ces travaux ont tendance à réifier l’organisation, conçue comme un acteur monolithique et désincarné, et à négliger les acteurs et les arènes qui n’appartiennent pas à la sphère interétatique.

3Plus récemment, des études en sciences sociales ont documenté le fonctionnement de cette agence et les conséquences de son action. Certaines d’entre elles, souvent critiques, soulignent les fonctions d’endiguement des mobilités, de tri des migrants et les effets de domination qui en découlent [3]. Focalisées davantage sur les populations déplacées et les contextes d’intervention, elles ne prennent que très peu en compte les logiques internes de l’organisation. Par ailleurs, les effets de l’action du HCR au-delà de la gestion des mobilités ne sont pas envisagés. D’autres travaux, en revanche, interrogent le fonctionnement de l’organisation, sur la base d’enquêtes empiriques menées en interne ou d’analyses fines de certains procédés [4]. Ils « dévoilent » le HCR, à travers les réunions préparatoires pour le Comité exécutif, les audiences des demandeurs d’asile en France et les dossiers de réinstallation à Kampala, et décryptent les opérations de classification, les mécanismes de redevabilité ou encore la fabrique d’une identité professionnelle chez le personnel expatrié. Ce faisant, ils témoignent de la pluralité et de la diversité des contextes, des procédés et des agents qui sous-tendent le fonctionnement de l’organisation, et permettent une meilleure compréhension de plusieurs facettes spécifiques de son action. Toutefois, les effets de cette action institutionnelle complexe restent souvent dans l’ombre.

4Je présente ici la démarche théorique et méthodologique qui m’a permis de développer une approche à la fois empirique et englobante du HCR, tout en m’appuyant sur une ethnographie embarquée et des outils d’analyse issus de l’anthropologie politique. Mon objectif est de saisir la portée de l’action planétaire de l’organisation des années 2000 à partir de l’étude de son fonctionnement interne. Mon terrain a commencé par un stage au siège de Genève, dans le Desk pour l’Afghanistan (mars-juillet 2006). J’ai été ensuite embauchée dans le cadre du Programme des volontaires des Nations unies au sein du Branch Office de Kaboul où, en tant que Donor Reporting Officer, j’étais chargée des rapports avec les bailleurs de fonds et de la rédaction de notes destinées à la circulation externe (avril 2007-mars 2008). En étudiant les relations dans lesquelles sont pris ses agents et ses bureaux, j’ai pu appréhender le HCR comme un dispositif bureaucratique enchâssé dans une topographie de rapports de pouvoir plus vastes qui le façonnent, contraignent ses marges de manœuvre et dressent l’éventail des possibles. Mon travail montre en particulier que la posture stato-centrée et nationaliste de l’organisation la conduit non seulement à participer à un mécanisme d’endiguement des populations déplacées, mais aussi, de manière plus large et somme toute assez paradoxale, à nationaliser le monde[5].

5Pour décrire ma démarche, je suggère le terme de « bureaugraphie ». Celui-ci permet de conceptualiser le HCR comme un dispositif bureaucratique se déployant à l’échelle planétaire, de le construire comme un objet d’analyse, de l’ethnographier et de le situer dans une configuration politique plus large que le système interétatique. Mon approche a été nourrie par la réflexion de Michael Barnett et Martha Finnemore [6]. Toutefois, si ces derniers arguent que c’est en considérant les organisations internationales comme des bureaucraties qu’on peut comprendre leur action, j’envisage celle du HCR dans une veine plus empirique, en tant que support concret permettant une analyse ethnographique de l’institution. À la différence des États, dont les appareils ne se composent pas uniquement d’organismes bureaucratiques et qui gouvernent de vastes territoires, les organisations internationales se matérialisent essentiellement à travers leurs bureaux et leurs fonctionnaires. Mis à part son Comité exécutif, qui se réunit une fois par an dans le Palais des Nations de Genève en présence des représentants des États membres, concrètement le HCR se composait à l’époque de mon enquête d’un corps de salariés de 7 000 personnes environ et de quelque 300 bureaux, répartis dans 110 pays, lesquels bureaux constituent d’ailleurs aussi le « territoire » du HCR, dans la mesure où ce sont les seuls espaces que l’organisation peut façonner à sa guise.

6On peut ethnographier une bureaucratie onusienne au même titre qu’une communauté ou une tribu. Le terme « bureaugraphie » fait ainsi ressortir une démarche théorique singulière en anthropologie politique, qui consiste à traiter selon la même méthode différentes formes d’organisation et d’exercice du pouvoir, qu’elles soient fondées sur des rapports interlignagers ou agencées autour de bureaux sur lesquels trônent des ordinateurs et s’empilent des dossiers. Si plusieurs travaux ont désormais montré la pertinence d’une approche ethnographique des institutions bureaucratiques [7], parler de bureaugraphie plutôt que d’ethnographie permet de souligner le renouveau théorique que connaît une anthropologie qui redéploie vers des institutions familières une méthode initialement développée pour étudier des groupes ethniques lointains.

7Après une introduction sur le renouveau des études consacrées aux organisations internationales, j’expliquerai comment j’ai pu « désinstituer » le HCR et envisager son dispositif bureaucratique éclaté comme un terrain. Ensuite, je montrerai la manière dont j’ai délimité le périmètre de mon enquête et je décrirai les procédés qui m’ont permis de passer d’une observation localisée à une réflexion englobante. Enfin, je relaterai le parcours de distanciation épistémologique qu’il m’a fallu entreprendre pour identifier, dans la production de savoir expert, une forme d’autorité majeure de l’organisation. Ma démarche suit un ordre logique plutôt que chronologique, afin d’indiquer clairement les outils qui m’ont permis d’analyser le HCR et son action de manière empiriquement ancrée. Le processus de recherche n’a pas été aussi linéaire.

Renouveau et défis des études sur les organisations internationales

8L’étude des organisations internationales connaît depuis peu un renouveau, tant sur les méthodes que les questionnements, qui a permis de sortir cet objet des débats en relations internationales. Ces derniers, certes très riches, conservent pour un chercheur en sciences sociales un tropisme positiviste et stato-centré [8]. Une production de plus en plus importante documente désormais le fonctionnement interne et les formes d’autorité des organisations internationales en s’appuyant sur des enquêtes empiriques, l’analyse des discours et des travaux d’archives. Quatre dossiers publiés ces dernières années par la revue Critique internationale[9] témoignent de cette dynamique ancrée par ailleurs dans un mouvement théorique plus vaste des sciences sociales qui s’outillent pour saisir des objets internationaux, voire globaux [10].

9Ces études permettent d’ouvrir la « boîte noire » des organisations internationales en les situant dans un environnement plus complexe que le système interétatique. Elles montrent les acteurs qui interagissent en leur sein (fonctionnaires, diplomates, experts), leurs trajectoires [11], ainsi que les pratiques et les routines qui sous-tendent leur fonctionnement [12]. Les historiens retracent les processus d’institutionnalisation [13], révélant ainsi un espace plus ouvert et poreux qu’on ne l’imagine, situé au croisement des champs nationaux et internationaux, traversé par des circulations transnationales d’idées, de normes et de savoirs, et lieu de négociations entre représentations et intérêts différents [14]. Véritables entrepreneurs bureaucratiques, les organisations internationales font également évoluer leurs répertoires d’action pour asseoir leur autorité dans un environnement qui se transforme [15]. Enfin, plusieurs études soulignent le travail de construction des problèmes publics et de diffusion à grande échelle de paradigmes et codes de conduites [16], tout en s’intéressant également à la manière dont ces mêmes normes se déclinent dans les contextes locaux [17]. Nombre de travaux insistent sur la production d’un savoir expert, source de légitimité, d’influence cognitive [18] et de mécanismes de dépolitisation [19].

10Toute cette littérature ouvre de nombreuses pistes de recherche, mais pose trois défis pour saisir empiriquement l’action d’une organisation internationale. Le premier consiste à tenir ensemble une entité singulière, intégrée, et un espace complexe, traversé par des relations de pouvoir, professionnelles et sociales. La plupart des travaux n’ont d’autre possibilité que de choisir une des deux approches, celle de l’institution-acteur ou celle de l’institution-arène. Le deuxième tient à la délocalisation des analyses. Comment concevoir une enquête capable d’étudier des organismes qui se déploient à l’échelle planétaire et dont les effets se diffusent sur plusieurs niveaux ? Peut-on sortir de l’alternative entre étude de cas et comparaison ? Peu d’enquêtes ethnographiques parviennent – en partant de lieux de pouvoir stratégiques ou en circulant au sein de l’organisation – à acquérir une vision englobante de l’organisme et de son action [20]. Le troisième défi est de parvenir à se soustraire à l’emprise cognitive de l’organisation. Les organisations internationales produisent des discours et des normes particulièrement influents vis-à-vis desquels il peut se révéler difficile de prendre ses distances. De plus, la proximité du chercheur avec une organisation internationale entraîne souvent chez celui-ci l’envie d’en influencer l’action, donc de formuler, de manière plus ou moins explicite, des recommandations ou des critiques. Au fil du texte, je vais expliciter la manière dont j’ai fait face à ces défis, en montrant les outils que l’anthropologie politique m’a fournis pour y parvenir.

Le HCR comme objet d’enquête : désinstituer l’organisation

11Un grand nombre d’études sur le HCR et les politiques en matière de réfugiés se situent dans une perspective stato-centrée et normative. Le mythe de la souveraineté étatique (le pouvoir absolu et ultime des États au sein de leur juridiction) et celui du droit étatique et international (à la fois prisme d’appréhension et régulateur de la réalité) structurent en effet les cadres analytiques. Ces travaux naturalisent, essentialisent et réifient le système interétatique et les institutions internationales, en faisant de l’ordre une hypothèse implicite.

12Le HCR est ainsi conçu comme un acteur homogène et monolithique, aux contours nets, doté d’une rationalité et d’une cohérence propres. L’organisation « fait », « dit », « décide », comme réduite à son statut de personne morale. Relativement désincarnée, sortie de tout contexte, elle semble agir comme un deus ex machina en position de surplomb, quelque part « là-haut », au-dessus des États. Le caractère interétatique du HCR est au principe de l’analyse de son fonctionnement, tandis que la Convention de 1951 et son principe de non-refoulement semblent aptes à décrire son action. Le fonctionnement interne, lui, est régi par les statuts de l’organisation, les règlements administratifs, les rapports hiérarchiques et fonctionnels entre agents et bureaux.

13L’ouvrage de Guglielmo Verdirame et Barbara Harrell-Bond décrétant que « les droits des réfugiés ont été violés par le HCR » [21] est emblématique de cette approche. On y retrouve le postulat d’un HCR monolithique par son action (violer les droits de quelqu’un), qui essentialise les « réfugiés », personnes discernables existant en dehors de l’action du HCR et de l’application du droit, et qui conçoit le droit comme une norme supérieure à laquelle les comportements et les phénomènes devraient se conformer. Autre exemple : plusieurs auteurs ayant analysé les programmes de rapatriement gérés par le HCR se demandent si les retours ont été réellement volontaires[22]. Le « caractère volontaire du retour » fait ici figure non seulement de principe sacré et universellement valable auquel les programmes devraient se conformer, mais aussi de critère permettant de juger l’action du HCR sur le fond.

14Dès le début de mon terrain, je me suis heurtée à la difficulté de concilier cette approche normative et positiviste avec ce que j’observais au sein de l’institution. L’organisation HCR n’existait qu’à travers une multiplicité de bureaux, de fonctionnaires, entre lesquels apparaissaient régulièrement des tensions. Celles-ci découlaient souvent d’appréciations différentes des priorités de l’organisation et des façons d’interpréter et de rendre opératoires les principes du droit international. En témoigne le conflit entre les cadres du bureau de Kaboul et ceux du bureau d’Islamabad au sujet de la fermeture de plusieurs camps de réfugiés afghans annoncée par les autorités pakistanaises. Tandis que les premiers, confrontés aux difficultés de réintégration des rapatriés en Afghanistan, défendaient une position intransigeante contre la fermeture des camps et étaient sur le point de dénoncer des retours forcés, les seconds, aux prises avec les autorités pakistanaises, prônaient une attitude plus conciliante avec ces dernières.

15Comment construire l’institution HCR comme objet de recherche « étudiable » de manière empirique ? C’est dans la théorie du pouvoir de Michel Foucault que j’ai trouvé les outils qui m’ont permis de faire « exploser » l’institution et de travailler à partir de ce qui en restait : le fonctionnement de son infrastructure bureaucratique. Foucault incite en effet à déjuridiciser et à désinstitutionnaliser notre approche du politique [23] : « C’est de cette image qu’il faut s’affranchir, c’est-à-dire du privilège théorique de la loi et de la souveraineté, si on veut faire une analyse du pouvoir dans le jeu concret et historique de ses procédés » [24]. S’opère ainsi un renversement de perspective : ce sont l’État et ses lois qui peuvent être expliqués par les rapports de force, non le contraire. L’État et ses lois sont une « forme terminale » [25] dans laquelle les rapports de force se cristallisent. En ce sens, et par rapport aux approches normatives et stato-centrées, l’approche foucaldienne inverse le rapport entre normes et pratiques : ce n’est pas la norme qui détermine ou explique les pratiques, ce sont les pratiques qui font, défont et transforment la norme. À la juridicisation du politique, Foucault oppose une conception du pouvoir comme « mode d’action sur des actions » et une analyse des mécanismes positifs tels qu’ils se jouent et se produisent dans les relations qui traversent les sociétés et les institutions. Le philosophe invite à appréhender les relations de pouvoir à l’œuvre « les plus immédiates, les plus locales » [26] par une démarche « ascendante », à partir de l’analyse minutieuse des mécanismes infinitésimaux du pouvoir.

16Si celui-ci ne s’incarne pas dans les institutions mais les traverse, l’ethnographe est alors en mesure d’apporter un éclairage précieux, car il est outillé pour aller au-delà des documents officiels et donc des représentations évoquant l’ordre et la cohérence que l’organisation donne d’elle-même. Faire tomber les mythes de l’État et du droit nous amène à désinstituer et à désassembler l’organisation. S’ouvre alors la possibilité de l’appréhender dans sa positivité, c’est-à-dire comme une bureaucratie translocale qui fonctionne à travers des bureaux, des fonctionnaires et des procédés reliés entre eux par des faisceaux de pratiques et de relations qui sont observables localement, dans leur matérialité et dans leur dimension sociale. En effet, l’action du HCR prend forme et sens dans la densité des relations (réunions, débats, relations professionnelles, amicales, rivalités) et dans la matérialité des bureaux (salles de réunion, emplacements de travail, couloirs), des textes (l’écriture absorbe une bonne partie du temps des employés, quelle que soit leur fonction), et des procédés institutionnels (la circulation du personnel, par exemple). Un nombre grandissant de travaux récents en sciences sociales, qui étudient des institutions étatiques à partir de l’observation de procédés bureaucratiques, telle la fabrique des documents [27], m’ont encouragée dans cette démarche.

17C’est donc par le biais d’une bureaugraphie que j’ai appréhendé le HCR. Je me suis par exemple appuyée sur les cartes géographiques produites en son sein pour analyser la vision de l’espace politique mondial qu’elles véhiculent. Les manuels et les briefing kits m’ont aidée à analyser les procédés de standardisation de l’organisation. Je me suis servie d’une variété de textes pour analyser les différents points de vue des fonctionnaires selon leur positionnement ou les caractéristiques d’un savoir expert sur les réfugiés qui fait autorité. Observer les opérations récurrentes de traduction de la part des employés afghans dans les interactions au bureau et sur le terrain a aiguisé mon attention sur leur rôle de courtiers. De même, les différents codes régissant les interactions des cadres du HCR à Kaboul avec les représentants du ministère afghan des Réfugiés et ceux des bailleurs de fonds m’ont poussée à interroger l’impact des rapports de force interétatiques sur ces interactions.

Construire son enquête au sein d’une bureaucratie éclatée

18Une fois le HCR construit comme un objet saisissable ethnographiquement, la question se pose de savoir quelle enquête envisager au sein de cette bureaucratie éclatée. Lorsque l’hypothèse de l’isomorphisme entre territoire et culture qui avait longtemps régi le savoir anthropologique a été remise en cause, les oppositions binaires qui fondaient l’appréhension du terrain – ici/ailleurs, soi/autre – ont été ébranlées. Or, si le milieu d’enquête n’a pas d’unité territoriale circonscrite et si le monde, de plus en plus interconnecté, constitue l’horizon du phénomène étudié, les ethnologues sont amenés à s’interroger sur la pertinence et le potentiel heuristique de l’enquête ethnographique, qui repose en principe sur l’immersion prolongée et appelle une observation à petite échelle [28]. Comment étudier des phénomènes à grande échelle ou des processus et institutions peu territorialisés ? À partir de quel ancrage ?

19Parmi les auteurs qui ont tenté de répondre à ces questions, George Marcus a proposé de multiplier les sites d’enquête pour suivre les flux, les objets et les histoires [29]. D’autres ont montré que, s’il est bien agencé, un dispositif d’enquête localisée permet d’appréhender et d’examiner des phénomènes de grande envergure. Michael Burawoy, par exemple, a suggéré de saisir ethnographiquement la mondialisation en se donnant les moyens d’observer, à partir de localités, les connexions (et les déconnexions) entre acteurs et processus à l’échelle planétaire [30]. Il a ainsi pu mettre au jour un phénomène plus contingent et moins inexorable qu’on ne l’imagine communément, résultant de processus conflictuels, négociés au sein d’une « chaîne globale » et entre ses « nœuds ».

20Je m’inspire de ces deux démarches, ce qui implique trois mouvements dans ma méthodologie [31]. Le premier a été l’entrée dans un espace institutionnel, défini entre autres par un habitus professionnel, des cadres spécifiques d’appréhension du monde, un esprit de corps. M’y intégrer a nécessité une phase d’apprentissage. Il m’a par exemple fallu maîtriser rapidement la signification des acronymes : abondamment utilisés, ils forgent un langage hermétique pour qui n’est pas familier de ce milieu d’interconnaissance professionnelle. Le deuxième a été la circulation au sein de l’institution. Le déplacement principal a été le passage du siège de Genève au bureau de Kaboul. Comme ma permanence a été plus longue à Kaboul et que j’ai pu y participer davantage à l’action institutionnelle, ce bureau constitue le pôle principal de mon enquête. D’autres situations ont également fait partie de mon terrain : un stage au bureau de Rome avant le début de ma recherche, les visites des antennes de Bamyan et Jalalabad et des sites des projets du HCR en Afghanistan, la participation à des réunions dans d’autres organismes, et plus largement mon séjour en général et mes congés en particulier à Kaboul, où je vivais et voyageais en tant qu’« expat ». Mon terrain, lui, a pris fin lorsque j’ai quitté l’institution.

21Mon enquête s’est déroulée dans une situation d’implication forte [32] qu’on peut qualifier d’ethnographie embarquée. Après l’obtention de mon diplôme en relations internationales, je voyais le HCR comme un possible débouché professionnel, les valeurs onusiennes et humanitaires étant proches des miennes. J’étais cependant troublée par les critiques virulentes dont l’organisation faisait l’objet depuis les années 1990. Mon projet de recherche est né de la volonté de comprendre la portée de l’action du HCR à partir de mon expérience professionnelle. Pendant mon terrain, mes deux casquettes d’apprentie fonctionnaire onusienne et d’ethnologue ont ainsi fusionné.

22Mon statut d’embarquée m’a permis de mener une ethnographie de longue durée au sein de l’institution, sans avoir à en négocier constamment l’accès. La durée d’un an, traditionnellement conseillée par les manuels d’anthropologie, s’est révélée particulièrement pertinente pour l’étude du HCR, dont le rythme interne est scandé par l’année budgétaire et dont les programmes en Afghanistan dépendent fortement de l’alternance des saisons. Mes supérieurs étant très ouverts au monde de la recherche et moi-même étant entièrement dévouée à mes missions, mon double statut de chercheure et de professionnelle n’a pas posé de problème à mes collègues. Qui plus est, il m’a permis de produire des données particulièrement riches : outre mes carnets de terrain dans lesquels je notais tous les soirs tout ce qui s’était passé dans la journée, j’ai accumulé plusieurs carnets de travail rédigés dans le cadre de mes fonctions et qui m’ont permis de retracer de manière précise mes activités, ainsi que tout un ensemble des documents officiels que je produisais en tant que Donor Reporting Officer (propositions de financement, rapports, bulletins, brochures) et dont je connaissais parfaitement l’historique. L’activité institutionnelle laisse par ailleurs beaucoup de traces écrites : messages mails, rapports, statistiques, certificats... Certes, une partie de ces matériaux ne pouvaient être mobilisés pour des raisons de confidentialité, mais ils m’ont permis de reconstruire des séquences clés, de retracer les positions des uns et des autres et de toujours garder à l’esprit l’hétérogénéité des activités simultanées qui font exister l’institution.

23La contrepartie de cette richesse de données a été la faiblesse de mon contrôle sur le déroulement de mon terrain. Dans la mesure où je n’avais pas choisi mon affectation à Kaboul et que mon temps de veille était accaparé par le travail, c’est mon rôle institutionnel qui a déterminé les situations que j’ai pu observer. J’ai dû ainsi m’« abandonner » à l’institution, renonçant à programmer mon terrain, formuler des hypothèses en amont, faire régulièrement le point sur la récolte de données. Cela s’est traduit par une observation « lâche », qui a demandé a posteriori une longue et rigoureuse entreprise de défrichage des données. Ce n’est qu’une fois le terrain achevé que j’ai pu délimiter précisément les contours de mon enquête en sélectionnant mes données, de manière à en maximiser la puissance heuristique. À cet égard, deux éléments m’ont permis de valoriser et de mettre en lien les données récoltées à Genève et à Kaboul.

24Au moment où j’ai étudié le HCR, le Desk à Genève et le bureau de Kaboul jouaient tous les deux un rôle primordial dans l’action de l’organisation, en particulier dans la réflexion stratégique et la mise en œuvre d’un dossier phare. Au milieu des années 2000, les Afghans continuaient d’être la plus importante population de réfugiés du monde depuis la fin des années 1970 [33]. Après l’intervention de l’OTAN en Afghanistan en 2001, l’« opération afghane » était devenue la plus importante en termes d’effectifs et de budgets, du fait de son importance stratégique. Le Desk mettait en relation les bureaux situés sur le terrain avec l’ensemble des sections du siège, ce qui m’a permis d’avoir un aperçu général des acteurs internes impliqués dans la gestion du dossier : les cadres des opérations sur le terrain, les officiers de la Protection, des Opérations, de l’Administration, et les cadres du siège. Le bureau de Kaboul, quant à lui, était le point névralgique de l’intervention dans toute la région, carrefour d’une circulation intense du personnel. J’ai ainsi rencontré un grand nombre de fonctionnaires affectés dans les antennes, dans les pays voisins et au siège, et dont une partie logeaient dans ma résidence. Outre cette ouverture sur l’organisation, ma présence au sein de ces deux bureaux m’a offert un point de vue privilégié sur la réflexion stratégique, du fait de ma proximité avec leurs cadres. J’ai ainsi pu suivre de près les débats internes et les relations avec les interlocuteurs externes des deux bureaux.

25Par ailleurs, mon déplacement de Genève à Kaboul a coïncidé avec celui de deux cadres qui s’étaient faits les promoteurs d’un projet novateur. J’ai pu ainsi les suivre de leur affectation à Genève, où ils avaient élaboré la stratégie en 2003, à leur implantation dans le bureau de Kaboul, où ils ont dirigé l’opération afghane de 2007 à 2009. J’ai décidé de faire de ce projet le fil rouge de mon travail. Son originalité consistait à reconnaître la mobilité comme indispensable à la subsistance des Afghans et comme un phénomène irréversible. Alors même que les « solutions traditionnelles » du HCR impliquent toujours la sédentarisation des migrants, cette stratégie proposait d’intégrer la mobilité aux solutions [34]. Inspirée par les propositions de G. Marcus, mon enquête a donc suivi à la fois des personnes (les deux promoteurs de la stratégie), une idée (la stratégie elle-même), une histoire (la trajectoire d’une pensée novatrice au sein de l’institution).

26Suivre la conception et la mise en œuvre de ce projet m’a permis d’organiser mes observations de manière à décrire et à analyser la bureaucratie du HCR à l’œuvre : les puissants procédés de standardisation (contre lesquels ce projet sur mesure a dû se frayer un chemin) et la négociation permanente entre les différents points de vue qui coexistaient en interne (en l’occurrence favorables ou opposés à la stratégie). J’ai pu par ailleurs travailler sur les paradigmes qui sous-tendent l’institution : les obstacles qui, au final, ont empêché ce projet de renverser la vision du monde stato-centrée et nationaliste du HCR m’ont aidée à objectiver l’encastrement du HCR dans le système interétatique, et ce qui l’empêche de penser, et de se penser, en dehors de celui-ci.

De l’observation localisée à une réflexion englobante

27De nombreux travaux sur le HCR et les politiques en matière de réfugiés adoptent une approche « morcelée », en se focalisant sur un lieu particulier (un camp, un guichet, une frontière, un forum multilatéral), sur un contexte national et/ou sur une relation binaire (HCR/État(s), HCR/déplacés, État(s)/déplacés). Cela donne souvent lieu à des études précises. Néanmoins, le risque est de négliger la vue d’ensemble et de laisser dans l’ombre les rapports et les articulations qui relient ces lieux, ces relations et ces dispositifs.

28Des études récentes se sont attachées à développer une vision plus large, capable de rendre compte des interactions entre les acteurs et les projets multiples qui façonnent les politiques en matière de réfugiés. Certains auteurs adoptent une approche historique pour montrer les ressorts de l’évolution de certains procédés du HCR dans le temps et dans l’espace [35]. Si Alexander Betts pense la complexité du régime international des réfugiés en analysant ses chevauchements avec d’autres régimes internationaux [36], plusieurs monographies réalisées dans un contexte d’intervention du HCR montrent les articulations entre celui-ci et d’autres régimes de droits non étatiques [37]. D’autres chercheurs ont mis au jour des effets de domination sur une vaste échelle, notamment en termes d’encampement et d’endiguement, à partir de l’analyse multisite des dispositifs d’intervention du HCR dans des contextes éloignés [38]. Quant à Marion Fresia, elle prend appui sur plusieurs recherches sur le HCR pour composer, par touches successives, un portrait efficace de cette organisation [39].

29Pouvoir acquérir une vue d’ensemble a été une préoccupation centrale dans les phases de récolte et d’analyse de mes données. J’ai en effet considéré mon terrain comme la focale à travers laquelle je pourrais appréhender un phénomène d’envergure planétaire (l’appareil bureaucratique du HCR et la manière dont il opère) et interroger ses effets (sur les populations déplacées mais pas seulement). Les travaux cités ont renforcé ma détermination à penser l’articulation entre les procédés mis en œuvre dans des espaces différents et à prendre en compte les interactions du HCR avec les acteurs non étatiques.

30À nouveau, la théorie du pouvoir de Foucault s’est révélée pertinente. Sa force est en effet d’inviter à saisir les rapports de pouvoir à partir des plus petits détails, tout en se souciant de développer une vision globale, en contextualisant les relations de pouvoir locales dans le cadre de configurations stratégiques plus vastes. Il s’agit de retracer la distribution d’éléments discontinus afin de déceler leur « économie », l’« ordre » dans lequel ils s’inscrivent ; d’interroger les rapports de force « aux deux niveaux de leur productivité tactique et de leur intégration stratégique » [40] ; d’envisager les « enchaînements successifs » à travers lesquels un « foyer local » de pouvoir s’inscrit dans une « stratégie d’ensemble » qui assure des « effets globaux » [41]. La notion de dispositif par laquelle Foucault désigne une formation historique résultant d’un ensemble hétérogène d’éléments (discours, institutions, lois, savoirs) qui s’agencent pour assurer des effets globaux [42] s’applique très bien à la bureaucratie du HCR. Elle m’a incitée à situer au sein du dispositif-HCR les relations et les pratiques observées, voire à m’appuyer sur celles-ci pour interroger l’agencement entre les éléments hétérogènes qui le composent. Cet agencement ne relève pas que de rapports hiérarchiques, elle se fait également à travers les circulations des agents et des savoirs, par exemple, et fait apparaître des différences importantes entre bureaux et fonctionnaires. Au niveau pratique, j’ai développé cette vision d’ensemble par un travail continu de mise en perspective de mes données, en les croisant entre elles et avec celles d’autres études sur le HCR, et de comparaison, en relevant par exemple la diversité des rapports que le HCR entretient avec un même interlocuteur selon le contexte, ou l’évolution de la vision d’un fonctionnaire au gré de ses affectations.

31Comparer les bureaux de Kaboul, Téhéran, Islamabad et Rome, qui possèdent tous le même statut administratif mais des structures, des activités et des visions des priorités très différentes, m’a ainsi conduite à reconnaître que le HCR est façonné de l’intérieur par ses multiples contextes d’intervention : chaque bureau est immergé dans une arène particulière, au sein de laquelle il doit assoir la légitimité et la réputation de l’organisation, et rendre son action pertinente et viable. C’est en faisant émerger l’échelle régionale, donc la portée sélective de la stratégie novatrice – qui reconnaissait l’importance de la mobilité des Afghans, mais uniquement en Iran, Afghanistan et Pakistan – que j’ai pu montrer à quel point elle était de fait cohérente avec les visées d’endiguement des pays européens, ses principaux donateurs. Et si de nombreuses études insistent sur les camps des réfugiés, j’ai pu envisager la singularité de l’encampement parmi la multitude de procédés – notamment la « détermination du statut de réfugié » et la surveillance administrative des déplacés – que mettent en œuvre les politiques en matière de réfugiés.

32Certes, la notion de dispositif m’a permis de conceptualiser et d’analyser de manière englobante l’appareil bureaucratique du HCR, mais je me suis appuyée parallèlement sur des travaux récents d’anthropologie politique pour inscrire le dispositif-HCR dans un environnement plus complexe que le système interétatique. Ces travaux proposent de penser sur un plan de continuité la pluralité des instances politiques et des modes d’exercice du pouvoir. Thomas Hansen et Finn Stepputat ont défini comme souverainetés chevauchantes (overlapping soveregnities) l’ensemble des formes hétérogènes d’organisation politique et des figures du pouvoir qui coexistent dans le monde [43]. Ce faisant, ils reconnaissent la prérogative du pouvoir « souverain » sur toute instance politique. La mise à plat que Marc Abélès a, quant à lui, opérée entre une société éthiopienne, un département de l’État français et la Commission européenne lui permet de développer une anthropologie des institutions fondée sur la mise en perspective du phénomène étatique [44]. L’espace politique devient alors un paysage composite et fracturé, façonné par une constellation d’acteurs qui participent au gouvernement des populations et des territoires, et dont il s’agit de retracer la topographie. Lorsque l’on adopte cette approche englobante du pouvoir, la question n’est plus de comprendre qui exerce le pouvoir (ou qui gouverne), mais plutôt de saisir les modalités d’exercice du pouvoir au sein de configurations variées. Ces études prennent en compte les articulations entre projets et instances politiques, afin de cerner des « configurations d’autorité politique » [45] ou des « processus de gouvernement » [46].

33Je me suis ainsi appliquée à inscrire systématiquement le HCR dans une topographie politique élargie, afin d’y positionner l’organisation, d’apprécier la portée de son action, la manière dont celle-ci se diffracte, et de lui attribuer les bonnes proportions. Il s’agissait plus particulièrement de penser ensemble toutes les instances politiques, les projets de gouvernement et les ordres juridiques qui interviennent dans le gouvernement des migrations afghanes (les États, bien sûr, mais aussi les passeurs, les ONG, les néo-Taliban), afin d’analyser la manière dont le HCR et son projet s’y articulent (ou pas). Cela n’a rien d’évident, car souvent les shura (conseils locaux afghans) et les organisations internationales, les Taliban et les ONG sont étudiés par des disciplines différentes, ou de manière déconnectée, comme s’ils appartenaient à des univers éloignés.

34Afin de retracer cette topographie, je me suis appuyée sur toutes les interactions des agents du HCR avec des interlocuteurs externes que j’ai pu observer, et j’ai prêté attention aux représentations, dans les documents du HCR et les discours de ses employés, des acteurs qui jouent un rôle important dans le gouvernement des mobilités afghanes. Plusieurs expériences, certaines fortuites, d’autres recherchées – deux années de bénévolat avec la Cimade en France, plusieurs séances d’observation aux audiences de la Cour nationale du droit d’asile, une visite dans un campement d’Afghans près du port de Patras (Grèce) et une conférence de l’International Association for the Study of Forced Migration à Chypre –, ont constitué autant d’angles, cette fois externes à l’organisation, à partir desquels j’ai pu cerner celle-ci et les effets de son action, et les situer au sein de cet environnement complexe.

35La prise en compte de formes de pouvoir non bureaucratiques confirme l’importance de la bureaucratie dans le mode d’exercice du pouvoir du HCR. Toutefois, cette opération permet surtout de saisir le régime dont le HCR est le pivot et de constater son encastrement dans le système interétatique. Les États sont considérés par ses fonctionnaires comme les interlocuteurs privilégiés et la souveraineté étatique constitue pour eux le pouvoir absolu auquel l’action du HCR doit nécessairement se conformer. Outre les États, des acteurs non étatiques participent au régime international des réfugiés : les ONG et les experts, par exemple, qui reconnaissent l’autorité du HCR (en tant que donateur et/ou expert) et contribuent à relayer son action (à travers la mise en œuvre de programmes d’aide ou la production de savoirs).

36D’autres acteurs, en revanche, restent extérieurs au régime. Ainsi les conseils locaux afghans ou les structures tribales ne sont-ils pas considérés comme des interlocuteurs politiques à part entière au sein du HCR. Ce sont pourtant des acteurs importants pour la subsistance et la mobilité des Afghans, ainsi que des relais incontournables dans la réalisation des programmes du HCR. Les réseaux de passeurs, quant à eux, n’ont pas d’interaction avec le dispositif-HCR et sont rarement mentionnés dans l’organisation. S’ils le sont, c’est, en regard du régime de légalité étatique, comme des criminels qui exploitent les populations déplacées, alors même que, dans les années 2000, c’étaient essentiellement ces réseaux, et non les États, qui permettaient aux Afghans de mettre en œuvre des stratégies de mobilité. De cette posture stato-centrée du HCR découlent, d’une part, une incapacité à mesurer pleinement les effets de son action sur les populations visées, d’autre part, un effet paradoxal de son action qui favorise l’incorporation des déplacés afghans dans un ordre interétatique qui limite leurs stratégies de survie plus qu’il ne les favorise.

L’ethnographe embarquée et l’épistémè institutionnelle

37Mon statut d’employée du HCR s’est traduit par une immersion sociale et cognitive intense, donc par une forte imprégnation de l’épistémè institutionnelle. En qualité de Donor Reporting Officer, je devais produire des textes destinés à la circulation externe. J’ai donc dû apprendre à parler, écrire et penser comme un fonctionnaire du HCR et au nom de celui-ci. Les représentations et les catégories du HCR, leur rationalité, leur terminologie ont ainsi agi sur moi comme un aimant, paralysant dans un premier temps l’analyse de l’institution.

38Comment s’extraire d’un espace discursif qui constitue précisément notre objet ? Par exemple, j’avais besoin de termes sociologiques pour analyser la manière dont le HCR appréhendait le phénomène migratoire, élaborait et appliquait des étiquettes comme celles de « refugié » et de « migrant ». Or, pour désigner ce phénomène, je n’avais pas d’autres termes à disposition que ces mêmes étiquettes institutionnelles. Une autre difficulté : mettre en perspective la réflexion stratégique qui se fait au sein de l’institution. Dans un premier temps, j’ai eu tendance à louer la stratégie novatrice que j’ai suivie, exprimant ainsi un jugement de valeurs sur cette politique [47].

39Ma forte imprégnation s’explique en partie par mon faible ancrage dans le milieu académique à l’époque de mon terrain. Il n’en demeure pas moins qu’objectiver l’épistémè institutionnelle est un passage obligé et souvent inconfortable pour tout chercheur embarqué dans une organisation internationale. Les réflexions de Michael Barnett et de David Mosse sur leurs ethnographies respectives (au sein de la mission des États-Unis auprès de l’Onu et du Department for International Development) montrent que, pour le chercheur-insider, la production du savoir sociologique passe par la reconnaissance de la nature socialement située de ses propres idées et pratiques professionnelles, ce que Pierre Bourdieu a désigné par « objectivation participante » [48]. Ainsi, M. Barnett explique a posteriori le processus qui l’a transformé en un bureaucrate finissant par adopter la réputation de l’institution comme critère fondamental pour juger les interventions de l’Onu. D. Mosse, quant à lui, relate le coût social de la rupture avec la communauté épistémique dont il faisait partie, lorsque le déplacement épistémologique qu’il a opéré a été perçu comme une menace par les défenseurs des représentations de l’institution [49].

40La nécessité d’esquiver l’emprise cognitive des organisations internationales s’impose également, de manière plus large, à tout chercheur qui en étudie une, ou un sujet proche, du fait de l’influence des champs de savoir-pouvoir présidés par les organisations internationales. Cette influence tient, entre autres, à l’échelle d’intervention de ces organisations et au fait que leurs cadres cognitifs sont souvent encastrés dans des cadres cognitifs hégémoniques [50]. Les travaux en matière de réfugiés et de politiques d’asile montrent que cette prise de distance n’est pas aisée.

41Comme en témoignent les débats animés entre chercheurs sur leurs rapports avec les institutions de l’asile [51], les rapports entre le monde académique et le HCR sont étroits, complexes, voire ambigus. Depuis son expansion dans les années 1980, le HCR a intensifié les collaborations avec les chercheurs. L’émergence des Refugee Studies, qui est allée de pair avec l’ouverture de centres de recherches, tels que le Centre of Refugee Studies d’Oxford, et la création de revues, telles que le Journal of Refugee Studies, que le HCR contribue à financer, est à cet égard emblématique. Ce champ d’études a consacré la figure du « réfugié » instituée par le droit international et les politiques en matière de réfugiés comme une branche disciplinaire et académique à part entière.

42Collaborer avec des chercheurs offre aux acteurs institutionnels la possibilité de produire un savoir qui renseigne – et légitime – leurs politiques, parfois neutralise et absorbe la critique, parfois encore noue des alliances externes à des fins réformatrices [52]. Les chercheurs, quant à eux, se prêtent souvent à l’exercice de production d’études qui s’adressent, de manière plus ou moins explicite, à l’organisation. Ce peut être le fruit d’un engagement moral, du désir de produire un savoir utile, d’introduire dans le débat public de nouvelles questions, de proposer des réformes, de déstabiliser les représentations dominantes, ou encore pour approcher des contextes institutionnels autrement inaccessibles.

43S’il est vrai que l’influence est mutuelle et que la littérature insiste davantage sur le risque de subordination et d’enrôlement des chercheurs [53] que sur les réformes induites par eux dans le monde institutionnel [54], cette production témoigne de l’influence des représentations véhiculées par le HCR dans le monde contemporain. L’augmentation d’un corpus de savoirs qui se situe, à des degrés différents, dans le même cadre cognitif que le gouvernement international des réfugiés naturalise la vision du monde du HCR et lui donne davantage de force. Mon expérience montre que l’anthropologie offre des outils permettant de mettre en perspective le « régime de vérité » du HCR, d’esquiver la captation cognitive et de produire un savoir autonome, capable ainsi d’ouvrir d’autres horizons d’analyse [55].

44Au-delà des caractéristiques singulières du HCR et de ma propre enquête, la réflexion proposée ici donne une série de clés d’analyse et d’outils théoriques pour penser les organisations internationales et leur action. Désinstituer l’institution, circuler en son sein en tant qu’ethnographe embarquée, replacer les relations observées dans des configurations politiques plus vastes, objectiver l’épistémè institutionnelle, telles sont les démarches théoriques et méthodologiques qui m’ont permis de développer une « bureaugraphie » du HCR, une analyse à la fois empiriquement ancrée et englobante d’une organisation internationale. Tout en sortant d’une approche réifiante, stato-centrée et homogénisante, une telle analyse envisage l’action de cet organisme à la fois dans ses dimensions éclatées, localisées et situées, et dans ses effets structurels plus larges et englobants, à partir de l’observation ethnographique de son appareil bureaucratique.

Notes

  • [1]
  • [2]
    Michael N. Barnett, « Humanitarianism with a Sovereign Face : UNHCR in the Global Undertow », The International Migration Review, 35 (1), 2011, p. 244-177 ; Alexander Betts, Protection by Persuasion. International Cooperation in the Refugee Regime, Ithaca, Cornell University Press, 2009 ; Nina Hall, « Moving Beyond Its Mandate ? UNHCR and Climate Change Displacement », Journal of International Organizations Studies, 4 (1), 2013, p. 91-108 ; Anne Hammerstad, The Rise and Decline of a Global Security Actor : UNHCR, Refugee Protection and Security, Oxford, Oxford University Press, 2014 ; Sandra Lavenex, « Multilevelling EU External Governance : The Role of International Organizations in the Diffusion of EU Migration Policies », Journal of Ethnic and Migration Studies, 42 (4), 2016, p. 554-570 ; Gil Loescher, The UNHCR and World Politics : A Perilous Path, Oxford, Oxford University Press, 2001.
  • [3]
    Michel Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008 ; M. N. Barnett, « Humanitarianism with a Sovereign Face : UNHCR in the Global Undertow », art. cité ; Barbara Harrell-Bond, Imposing Aid : Emergency Assistance to Refugees, Oxford, Oxford University Press, 1986 ; Stephan Scheel, Philipp Ratfisch, « Refugee Protection Meets Migration Management : UNHCR as a Global Police of Populations », Journal of Ethnic and Migration Studies, 40 (6), 2014, p. 924-941.
  • [4]
    Jeff Crisp, « Finding Space for Protection : An Inside Account of the Evolution of UNHCR’s Urban Refugee Policy », Refuge : Canada’s Journal on Refugees, 33 (1), 2017, p. 87-96 ; Marion Fresia, « La fabrique des normes internationales sur la protection des réfugiés au sein du Comité exécutif du HCR », Critique internationale, 54, 2012, p. 39-60 ; M. Fresia, « Une élite transnationale : la fabrique d’une identité professionnelle chez les fonctionnaires du Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés », Revue européenne des migrations internationales, 25 (3), 2009, p. 167-190 ; Joël Glasman, « Seeing like a Refugee Agency : A Short History of UNHCR Classifications in Central Africa (1961-2015) », Journal of Refugee Studies, 30 (2), 2017, p. 337-362 ; Jennifer Hyndman, Managing Displacement. Refugees and the Politics of Humanitarianism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2000 ; Katja Lindskov Jacobsen, Kristin Bergtora Sandvik, « UNHCR and the Pursuit of International Protection : Accountability through Technology ? », Third World Quarterly, 39 (8), 2018, p. 1508-1524 ; Julia Morris, « Power, Capital, and Immigration Detention Rights : Making Networked Markets in Global Detention Governance at UNHCR », Global Networks, 17 (3), 2017 ; K. Bergtora Sandvik, « Blurring Boundaries : Refugee Resettlement in Kampala : Between the Formal, the Informal, and the Illegal », PoLAR : Political and Legal Anthropology Review, 34 (1), 2011, p. 11-32 ; Jerôme Valluy, Rejet des exilés. Le grand retournement du droit de l’asile, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2009.
  • [5]
    Giulia Scalettaris, « La fabrique du gouvernement international des réfugiés. Bureaugraphie du HCR dans la crise afghane », thèse de doctorat en anthropologie, Paris, EHESS, 2013.
  • [6]
    Michael N. Barnett, Martha Finnemore, Rules for the World. International Organizations in Global Politics, Ithaca, Cornell University Press, 2004.
  • [7]
    Marc Abélès, La vie quotidienne au Parlement européen, Paris, Hachette, 1992 ; Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002 ; Jean-Marc Weller, Fabriquer des actes d’État. Une ethnographie du travail bureaucratique, Paris, Économica, 2018.
  • [8]
    Pour une revue critique de cette littérature, voir David Ambrosetti, Yves Buchet de Neuilly, « Les organisations internationales au cœur des crises », Cultures & Conflits, 75 (3), 2009, p. 7-14 ; Olivier Nay, Franck Petiteville, « Éléments pour une sociologie du changement dans les organisations internationales », Critique internationale, 53, 2011, p. 9-20. Wanda Vrasti témoigne par ailleurs de l’ouverture récente des relations internationales aux méthodes des sciences sociales. Wanda Vrasti, « The Strange Case of Ethnography and International Relations », Millennium. Journal of International Studies, 37 (2), 2008, p. 279-301.
  • [9]
    Birgit Müller (dir.), « L’anthropologie des organisations internationales », dossier, 54, 2012 ; O. Nay, F. Petiteville (dir.), « Le changement dans les organisations internationales », dossier, 53, 2011 ; Sandrine Kott (dir.), « Une autre approche de la globalisation : socio-histoire des organisations internationales (1900-1940) », dossier, 52, 2011, F. Petiteville (dir.), « La (dé)politisation des organisations internationales », dossier, 76, 2017.
  • [10]
    Pour la sociologie, Johanna Siméant, « Localiser le terrain de l’international », Politix, 100 (4), 2012, p. 129-147 ; pour l’anthropologie, Michael Burawoy, et al., Global Ethnography. Forces, Connections, and Imaginations in a Postmodern World, Berkeley, University of California Press, 2001.
  • [11]
    D. Ambrosetti, Y. Buchet de Neuilly (dir.), « Crises et organisations internationales », Cultures & Conflits, dossier, 75, 2009 ; Vincent Pouliot, International Pecking Orders : The Politics and Practice of Multilateral Diplomacy, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
  • [12]
    M. Abélès (dir.), Des anthropologues à l’OMC. Scènes de la gouvernance mondiale, Paris, CNRS Éditions, 2011 ; Regina Bendix, « Une salle, plusieurs sites : les négociations internationales comme terrain de recherche anthropologique », Critique internationale, 54, 2012, p. 19-38.
  • [13]
    S. Kott, « Les organisations internationales, terrains d’étude de la globalisation. Jalons pour une approche socio-historique », Critique internationale, 52, 2011, p. 9-16 ; Rieko Karatani, « How History Separated Refugee and Migrant Regimes », International Journal of Refugee Law, 17 (3), 2005, p. 517-541.
  • [14]
    M. Abélès, « Pour une anthropologie des institutions », L’Homme, 135, 1995, p. 65-85 ; S. Kott, « Les organisations internationales, terrains d’étude de la globalisation. Jalons pour une approche socio-historique », art. cité ; Yann Decorzant, « La Société des Nations et l’apparition d’un nouveau réseau d’expertise économique et financière (1914-1923) », Critique internationale, 52, 2011, p. 35-50 ; Jean-Pierre Cling, Mireille Razafindrakoto, François Roubaud, « La Banque mondiale, entre transformations et résilience », Critique internationale, 53, 2011, p. 43-65.
  • [15]
    Ève Fouilleux, « À propos de crises mondiales... Quel rôle de la FAO dans les débats internationaux sur les politiques agricoles ? », Revue française de science politique, 59 (4), 2009, p. 757-782 ; O. Nay, « What Drives Reforms in International Organizations ? External Pressure and Bureaucratic Entrepreneurs in the UN Response to AIDS », Governance : An International Journal for Policy, Administration, and Institutions, 24 (4), 2011, p. 689-712 ; O. Nay, F. Petiteville, « Éléments pour une sociologie du changement dans les organisations internationales », art. cité.
  • [16]
    Rutvica Andrijasevic, William Walters, « The IOM and the International Government of Borders », Environment and Planning D Society and Space, 28 (6), 2010, p. 977-999 ; M. N. Barnett, M. Finnemore, Rules for the World. International Organizations in Global Politics, op. cit. ; M. Fresia, « Une élite transnationale : la fabrique d’une identité professionnelle chez les fonctionnaires du Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés », art. cité ; S. Lavenex, « Multilevelling EU External Governance : The Role of International Organizations in the Diffusion of EU Migration Policies », art. cité ; Sandrine Revet, « Vivre dans un monde plus sûr. Catastrophes “naturelles” et sécurité “globale” », Cultures & Conflits, 75, 200, p. 33-51 ; Michael Merlingen, « Governmentality : Towards a Foucauldian Framework for the Study of IGOs », Cooperation and Conflict, 38 (4), 2003, p. 361-384.
  • [17]
    Tania Li, The Will to Improve. Governmentality, Development, and the Practice of Politics, Durham, Duke University Press, 2007 ; Sally Engle Merry, Human Rights and Gender Violence : Translating International Law into Local Justice, Chicago, University of Chicago Press, 2006.
  • [18]
    André Broome, Leonard Seabrooke, « Seeing like an International Organisation », New Political Economy, 17 (1), 2012 ; Annabelle Littoz-Monnet, The Politics of Expertise in International Organizations, Londres, Routledge, 2017 ; O. Nay, « International Organisations and the Production of Hegemonic Knowledge : How the World Bank and the OECD Helped Invent the Fragile State Concept », Third World Quarterly, 35 (2), 2014, p. 210-231.
  • [19]
    James Ferguson, The Anti-Politics Machine. « Development », Depoliticization, and Bureaucratic Power in Lesotho, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994 ; B. Müller (ed.), The Gloss of Harmony : The Politics of Policy-Making in Multilateral Organisations, Londres, Pluto Press, 2013 ; Antoine Pécoud, Depoliticising Migration. Global Governance and International Migration Narratives, Londres, Palgrave Macmillan, 2015.
  • [20]
    Laëtitia Atlani-Duault, Au bonheur des autres : anthropologie de l’aide humanitaire, Nanterre, Société d’Ethnologie, 2005 ; M. Fresia, « Enquêter au cœur de la bureaucratie transnationale de l’asile : réflexions sur les rapports ambivalents entre le HCR et les milieux académiques », dans Marion Fresia, Philippe Lavigne Delville (dir.), Au cœur des mondes de l’aide internationale. Regards et postures ethnographiques, Paris/Marseille/Montpellier, Karthala/IRD/ APAD, 2018, p. 41-74 ; David Mosse, Cultivating Development : An Ethnography of Aid Policy and Practice, Londres, Pluto Press, 2005.
  • [21]
    Guglielmo Verdirame, Barbara Harrell-Bond, Rights in Exile : Janus-Faced Humanitarianism, New York, Berghahn Books, 2005, p. 332.
  • [22]
    M. N. Barnett, « Defining Refugees and Voluntary Repatriation at UNHCR », dans M. N. Barnett, M. Finnemore, Rules for the World. International Organizations in Global Politics, op. cit.
  • [23]
    Michel Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ; M. Abélès, « Michel Foucault, l’anthropologie et la question du pouvoir », L’Homme, 187-188, 2008, p. 105-122.
  • [24]
    M. Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, op. cit., p. 118-119.
  • [25]
    Ibid., p. 120.
  • [26]
    Ibid., p. 128.
  • [27]
    Matthew Hull, Government of Paper : The Materiality of Bureaucracy in Urban Pakistan, Berkeley, University of California Press, 2012 ; D. Mosse, Cultivating Development : An Ethnography of Aid Policy and Practice, op. cit. ; Aradhana Sharma, Akhil Gupta, « Introduction : Rethinking Theories of the State in an Age of Globalization », dans A. Sharma, A. Gupta, The Anthropology of the State. A Reader, Oxford, Blackwell Publishing, 2006, p. 1-41 ; Cris Schore, Susan Wright, Anthropology of Policy. Critical Perspectives on Governance and Power, Londres, Routledge, 1997 ; J.-M. Weller, Fabriquer des actes d’État. Une ethnographie du travail bureaucratique, op. cit.
  • [28]
    A. Gupta, J. Ferguson (eds), Anthropological Locations. Boundaries and Grounds of a Field Science, Berkeley, University of California Press, 1997.
  • [29]
    George E. Marcus, « Ethnography in/of the World System : The Emergence of Multi-Sited Ethnography », Annual Review of Anthropology, 24, 1995, p. 95-117.
  • [30]
    M. Burawoy, « Manufacturing the Global », Ethnography, 2 (2), 2001, p. 147-159 ; M. Burawoy, « Introduction. Reaching for the Global », dans M. Burawoy, et al., Global Ethnography. Forces, Connections, and Imaginations in a Postmodern World, op. cit., p. 1-40.
  • [31]
    Certains travaux conceptualisent l’espace politique global selon une spatialité verticale. Laura Nader, « Up the Anthropologist : Perspectives Gained from Studying Up », dans Dell H. Hymes (ed.), Reinventing Anthropology, New York, Vintage, 1972. Selon cette approche, un terrain au HCR impliquerait de « monter en haut ». Je n’ai pas adopté la même approche pour éviter de naturaliser la spatialité du système interétatique.
  • [32]
    Selon la typologie proposée par Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Le “je” méthodologique. Implication et explicitation dans l’enquête de terrain », Revue française de sociologie, 41 (3), 2000, p. 417-445.
  • [33]
    Lors de mon terrain, la population des réfugiés afghans représentait un dixième des déplacés sous la responsabilité du HCR.
  • [34]
    HCR, Towards a Comprehensive Solution for Displacement from Afghanistan, Genève, 2003.
  • [35]
    Bhupinder S. Chimni, « From Resettlement to Involuntary Repatriation : Towards a Critical History of Durable Solutions to Refugee Problems », Refugee Survey Quarterly, 23 (3), 2004, p. 55-73 ; J. Glasman, « Seeing like a Refugee Agency : A Short History of UNHCR Classifications in Central Africa (1961-2015) », art. cité.
  • [36]
    A. Betts, « The Refugee Regime Complex », Refugee Survey Quarterly, 29 (1), 2010, p. 12-37.
  • [37]
    Pierre Centlivres, Micheline Centlivres-Demont, « État, islam et tribus face aux organisations internationales. Le cas de l’Afghanistan 1978-1998 », Annales, 54 (4), 1999, p. 945-965 ; M. Fresia, Les Mauritaniens réfugiés au Sénégal. Une anthropologie critique de l’asile et de l’aide humanitaire, Paris, L’Harmattan, 2009 ; Simon Turner, The Politics of Innocence, New York, Berghahn Books, 2010.
  • [38]
    M. Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, op. cit. ; Mark Duffield, « Global Civil War : The Non-Insured, International Containment and Post-Interventionary Society », Journal of Refugee Studies, 21 (2), 2008, p. 145-165 ; S. Scheel, P. Ratfisch, « Refugee Protection Meets Migration Management : UNHCR as a Global Police of Populations », art. cité ; J. Valluy, Rejet des exilés. Le grand retournement du droit de l’asile, op. cit.
  • [39]
    M. Fresia, « Enquêter au cœur de la bureaucratie transnationale de l’asile : réflexions sur les rapports ambivalents entre le HCR et les milieux académiques », cité.
  • [40]
    M. Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, op. cit., p. 135.
  • [41]
    Ibid., p. 131-132.
  • [42]
    M. Foucault, Dits et écrits (1954-1988), tome II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 299-300.
  • [43]
    Thomas Blom Hansen, Finn Stepputat (eds), Sovereign Bodies. Citizens, Migrants and the State in the Postcolonial World, Princeton, Princeton University Press, 2005.
  • [44]
    M. Abélès, « Pour une anthropologie des institutions », art. cité.
  • [45]
    Ibid., p. 3.
  • [46]
    Ole Jacob Sending, Iver B. Neumann, « Governance to Governmentality : Analyzing NGOs, States, and Power », International Studies Quarterly, 50 (3), 2006, p. 651-672.
  • [47]
    Sur le processus de distanciation qui est allé de pair avec ma transition socioprofessionnelle, voir G. Scalettaris, « L’ethnographe embarqué et la pensée institutionnelle du HCR. Sortir du terrain, entrer dans la critique anthropologique », dans M. Fresia, P. Lavigne Delville (dir.), Au cœur des mondes de l’aide internationale. Regards et postures ethnographiques, op. cit., p. 75-92.
  • [48]
    Pierre Bourdieu, « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, 150 (5), 2003, p. 43-58.
  • [49]
    M. N. Barnett, « The UN Security Council, Indifference, and Genocide in Rwanda », Cultural Anthropology, 12 (4), 1997, p. 551-578 ; D. Mosse, « Anti-Social Anthropology ? Objectivity, Objection, and the Ethnography of Public Policy and Professional Communities », Journal of the Royal Anthropological Institute, 12 (4), 2006, p. 935-956.
  • [50]
    Liisa Malkki a montré en particulier comment le régime international des réfugiés s’ancre dans le système des États-nations qui véhicule une vision sédentaire et territorialisée des identités et construit la mobilité comme un problème. Liisa Malkki, « National Geographic : The Rooting of Peoples and the Territorialization of National Identity among Scholars and Refugees », Cultural Anthropology, 7 (1), 1992, p. 24-44.
  • [51]
    Nicholas Van Hear, « Forcing the Issue : Migration Crises and the Uneasy Dialogue between Refugee Research and Policy », Journal of Refugee Studies, 25 (1), 2012, p. 2-24.
  • [52]
    M. Fresia, « Enquêter au cœur de la bureaucratie transnationale de l’asile : réflexions sur les rapports ambivalents entre le HCR et les milieux académiques », cité.
  • [53]
    Richard Black, « Fifty Years of Refugee Studies : From Theory to Policy », The International Migration Review, 35 (1), 2001, p. 57-78 ; B. S. Chimni, « The Geopolitics of Refugee Studies : A View from the South », Journal of Refugee Studies, 11 (4), 1998, p. 350-374.
  • [54]
    M. Fresia, « Enquêter au cœur de la bureaucratie transnationale de l’asile : réflexions sur les rapports ambivalents entre le HCR et les milieux académiques », cité.
  • [55]
    Je remercie Alessandro Monsutti, David Guéranger, ainsi que les évaluateurs anonymes de Critique internationale pour leurs commentaires. La rédaction de cet article a été rendue possible par une Bourse d’excellence de la Confédération suisse.
Français

Je présente ici la démarche théorique et méthodologique qui m’a permis de développer une approche à la fois empirique et englobante de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR). En m’appuyant sur une ethnographie embarquée et des outils d’analyse issus de l’anthropologie politique j’ai étudié le fonctionnement interne de l’organisation et les relations dans lesquelles sont pris ses agents et ses bureaux, ce qui m’a permis de saisir aussi la portée de l’action planétaire de l’organisation des années 2000. En plus de souligner le renouveau théorique que connaît l’anthropologie lorsqu’elle déploie ses méthodes pour étudier des institutions bureaucratiques, le terme de « bureaugraphie » fait ressortir l’importance que l’infrastructure matérielle de l’organisation a eu au niveau de la construction de l’objet HCR et dans l’analyse de mes données. Après une introduction sur le renouveau des études consacrées aux organisations internationales, j’explique comment j’ai pu « désinstituer » le HCR et envisager son dispositif bureaucratique éclaté comme un terrain. Ensuite, je montre la manière dont j’ai délimité le périmètre de mon enquête et décris les procédés qui m’ont permis de passer d’une observation localisée à une réflexion englobante. Enfin, je relate le parcours de distanciation épistémologique qu’il m’a fallu entreprendre pour identifier, dans la production de savoirs experts, une forme d’autorité majeure de l’organisation.

Giulia Scalettaris
maîtresse de conférences en science politique à l’Université de Lille, et membre du Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS). Ses recherches portent sur les institutions du régime international des réfugiés. Elle a publié « The Afghan Ministry of Refugees : An Unruly Trainee in State Capacity Building », Third World Quarterly (41 (1), 2020, p. 151-167) ; « Refugee Studies and the International Refugee Regime. A Reflection on a Desirable Separation », Refugee Survey Quarterly (26 (3), 2007, p. 36-50).
giulia.scalettaris@univ-lille.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/09/2020
https://doi.org/10.3917/crii.088.0153
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