CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Après avoir sombré dans le chaos politique et la catastrophe économique et sociale à la fin de l’année 2001, l’Ar gentine suscite à nouveau l’intérêt de la presse internationale en raison de la croisade menée par les autorités contre les 1 000 à 2 000 militaires de haut rang et la poignée de civils qui furent les organisateurs et les exécutants de la politique de répression des années 1976-1983 (période dite du Proceso). En l’espace d’un an, le gouvernement au pouvoir depuis mai 2003 a levé un grand nombre d’obstacles à l’exercice d’une justice pénale à caractère systématique. Le président de la République, Nestor Kirchner, péroniste de gauche, a multiplié les hommages aux victimes mobilisées et fourni à plusieurs reprises les preuves de sa volonté d’en découdre avec une armée supposée défendre les siens.

2Tous ces actes sont autant de signes d’une remise en cause du système de « pactes » qui permettait jusque-là aux élites de maintenir leur pouvoir en toute impunité. D’aucuns veulent y voir la preuve que la justice (pénale) finit toujours par triompher, même si sa mise en œuvre a dû être différée pour les besoins de la construction démocratique. Dans cette perspective, à l’état d’exception qu’est supposée avoir connu l’Argentine en 2002 succéderait aujourd’hui une politique tout aussi exceptionnelle conduite par un homme « à la hauteur des circonstances historiques »  [1]. L’actualité brièvement évoquée ici a donc trait à la fois à une politique de justice  [2] audacieuse et à un enthousiasme qui, même à l’état implicite, oriente dans une certaine mesure l’analyse.

Ce qui a été jugé et ce qui devait l’être

3Qu’a donc fait Kirchner pour donner ainsi l’impression de rompre avec les ménagements dont la jeune démocratie argentine a entouré les responsables et les agents de la répression autoritaire ? Trois choses, principalement. Il a tout d’abord épuré le haut commandement des forces armées  [3] ainsi que la police fédérale, qui avait été impliquée dans la répression mais constituait également l’un des principaux rouages de la corruption ambiante. La même logique d’épuration a été appliquée, plus progressivement toutefois, au système judiciaire. Au nom de la primauté du droit pénal international, il a ensuite rompu avec le souverainisme de ses prédécesseurs en matière d’extraditions, facilitant ainsi la tâche aux magistrats étrangers qui instruisaient des poursuites à l’encontre des militaires argentins. Enfin, il a incité le Parlement à annuler purement et simplement – au lieu de les abroger sans portée rétroactive  [4] – deux lois de quasi-amnistie promulguées en 1986 et 1987 sous la présidence de Raúl Alfonsín  [5]. La première, dite du « Point final », interdisait les poursuites pour les plaintes dont la date de dépôt aurait dépassé le délai prescrit de 60 jours après sa promulgation ; la seconde, dite « de l’Obéissance due », mettait à l’abri les nombreux militaires de rang subalterne  [6]. Par ailleurs, en mars 2004, le juge Rodolfo Canicoba Corral a annulé pour inconstitutionnalité deux décrets de grâce dont avaient bénéficié, entre autres, six militaires concernés par son instruction, et il semble aujourd’hui possible que ce troisième rempart juridique, érigé cette fois par Menem en 1989-1990, se trouve également contesté dans l’arène législative.

4En trois temps, Kirchner a ainsi levé les principaux obstacles juridiques qui interdisaient l’administration d’une justice pénale pleine et entière, c’est-à-dire punissant tous les actes constitutifs d’une violation des droits de l’homme et poursuivant tous les responsables et leurs complices. Il serait faux de conclure pour autant à une résurrection de la justice, celle-ci n’ayant, de fait, jamais cessé de s’exercer. Une justice que l’on pourrait qualifier de résiduelle était déjà en vigueur pour les crimes explicitement exclus du champ d’application des lois d’amnistie et pour les infractions secondaires. Sous la contrainte des lois d’amnisties, les « justices de transition » – de même que les justices « différées », qui se penchent sur un passé de violence d’État très longtemps après les faits, comme, par exemple, dans le cas de la guerre d’Algérie en France – se donnent souvent « un crime pour un autre » : non l’enlèvement et l’emprisonnement arbitraire, la torture ou l’assassinat des opposants – le tout pouvant constituer une disparition forcée –, mais la production de faux documents publics, l’apologie des crimes par leurs auteurs, l’appropriation des biens des opposants ou celle de leurs enfants. Ce sont d’ailleurs ces enlèvements et/ou adoptions illégaux de quelque 500 enfants de disparus qui ont été à l’origine de la mise en détention préventive des bourreaux les plus notoires et des hauts responsables du régime impliqués dans cette entreprise de production d’« adoptables » (les généraux Rafael Videla et Eduardo Massera, par exemple). Après le procès des juntes, ces actes avaient été explicitement exclus du bénéfice de la chose jugée, ainsi que des diverses amnisties et grâces, parce que considérés comme « aberrants »  [7], mais certains de leurs auteurs, qu’ils soient civils ou militaires, ont tout de même été condamnés.

5À cette justice résiduelle se sont ajoutés les « procès pour la vérité » ( juicios por la verdad) qui ne donnent pas lieu à des sanctions. En 1995, Carmen Aguiar de Lapacó, soutenue par de nombreuses associations de victimes et de défense des droits de l’homme, avait ainsi invoqué le « droit à la vérité et au deuil » afin d’obtenir de la Chambre fédérale d’appel de Buenos Aires l’ouverture d’une enquête sur le sort de sa fille disparue. Ce droit lui a été dénié par la Cour suprême, mais reconnu par la Commission interaméricaine des droits de l’homme, qui a conclu en février 2000 un règlement à l’amiable avec le gouvernement argentin, selon lequel ce dernier s’engageait à garantir ce droit à la vérité. C’est en vertu de ce dernier que plus de 2 000 disparitions font aujourd’hui l’objet de procès devant le Tribunal fédéral de La Plata.

6Si la justice n’a donc jamais cessé d’être rendue, c’était une justice tronquée, qui ne jugeait pas tous les crimes et n’appliquait pas toutes les sanctions prévues. Du reste, c’est largement grâce à l’intervention de magistrats étrangers qu’a finalement été lancée la « croisade » contre les responsables de la répression à partir du milieu des années 1990. Même si, à ce stade, les verdicts définitifs sont encore peu nombreux, ils ont contribué à rendre plus visible le fait qu’il y avait matière à poursuite. C’est en effet à l’occasion des actions judiciaires engagées pour faire la lumière sur des crimes commis à l’encontre de ressortissants d’autres pays (notamment français et italiens) – et non au nom de la compétence universelle – qu’ont été remis sur le devant de la scène des crimes de diverses envergures : « vols de la mort » (au cours desquels on faisait disparaître des opposants préalablement drogués à l’aide de calmants en les jetant à la mer ou dans divers cours d’eau), systématisation de la torture et de l’enlèvement des enfants de disparus (dont on falsifiait ensuite l’identité) à l’ESMA (École supérieure de mécanique de la Marine), ou encore assassinats ciblés de dizaines d’opposants présumés, coordonnés à l’échelle régionale avec le soutien du gouvernement américain (« opération Condor »).

7Dans ce contexte, il est effectivement possible que les mesures prises par Kirchner depuis mai 2003 aient pour effet, à terme, de parachever la « normalisation » apparemment en cours de la justice argentine. Dans l’immédiat, c’est toutefois leur portée symbolique et celle de leurs discours d’accompagnement qui retiennent surtout l’attention. En effet, le Président a tout d’abord rendu un hommage appuyé aux victimes mobilisées. Il est vrai que Alfonsín et Menem l’avaient fait avant lui – le premier en mettant en place une commission d’enquête sur les disparitions forcées, le second en faisant adopter des lois d’indemnisation –, et c’est même, de manière générale, une figure imposée pour les gouvernements démocratiques succédant à des régimes autoritaires : ces hommages aux victimes – ainsi rassemblées par les souffrances subies par-delà leurs identités et actes spécifiques – peuvent en effet apparaître comme un instrument efficace de dépolitisation des enjeux. Il n’empêche que la démarche de Kirchner, elle, est clairement différente. C’est à la fois en tant que compañero et comme Président qu’il s’est adressé, le 24 mars 2004, jour du 28e anniversaire du coup d’État de 1976, aux représentants des proches des disparus : les Mères de la Place de Mai conduites par Hebe de Bonafini et l’association des Hijos  [8]. Ce faisant, il est parvenu – et c’est un véritable exploit pour un représentant de la classe politique – à s’attirer les bonnes grâces des deux groupes les plus « radicaux »  [9], soit ceux qui non seulement entendent rappeler le souvenir des leurs mais se réclament de leur héritage politique pour justifier leur engagement actuel.

8En outre, le Président a qualifié tous les responsables de la violence d’État d’« assassins » (quand Alfonsín avait opté pour un classement plus subtil, en ne faisant peser de condamnation morale – et éventuellement judiciaire – que sur un petit nombre d’entre eux). Ce label de « droit commun » marque une rupture ostensible avec le statut d’interlocuteurs politiques traditionnellement reconnu aux militaires. Enfin, Kirchner est le premier Président à avoir officiellement récusé la « théorie des deux démons » forgée par le gouvernement Alfonsín en 1983 et avalisée ensuite par Menem, qui renvoyait dos à dos les hiérarques du régime militaire et les éléments « subversifs » d’extrêmegauche en leur attribuant une égale responsabilité au regard des événements passés. Certains généraux ne s’y sont pas trompés, qui ont aussitôt démissionné après avoir décroché les portraits de Videla et de Bignone, chefs des première et dernière juntes, des murs du Collège militaire.

L’exception faite homme ?

9L’état de grâce dont Kirchner bénéficie aujourd’hui en Argentine a trouvé un écho notamment en Europe, où exilés argentins et militants se sont unis pour exprimer leur engouement et leurs espoirs  [10]. Cet enthousiasme mérite toute-fois examen. En effet, à travers cette célébration d’un « processus de refonte démocratique extrêmement créatif et novateur »  [11], engagé depuis décembre 2001 et assimilé à une rupture historique, on trouve les prémices d’une représentation décisionniste de l’événement et d’une conception de la crise – du moment d’exception – comme condition de la refondation durable des rapports entre les pouvoirs, mais aussi entre le pouvoir et ses interlocuteurs établis (les syndicats) et, plus généralement, entre les élites et le peuple ou ses diverses composantes.

10Dans cette perspective, le brusque revirement des Argentins – dont l’unanimité est ici présumée au-delà des frontières de classe  [12] – contre des généraux qui avaient joui jusque-là d’une relative tranquillité apparaît comme le signe d’une rupture globale avec le passé dans toutes ses dimensions : le Proceso, certes, mais aussi plus généralement cette tradition d’interventionnisme militaire établie depuis les années 1930. Les événements de décembre 2001 auraient ainsi, selon cette analyse, constitué une épreuve dont l’institution militaire serait sortie régénérée par son acceptation nouvelle du statut d’armée professionnelle, capable de résister à la tentation d’un retour en politique même lorsque la situation semble friser le chaos et que la police semble en perdre le contrôle. Et de fait, les représentants des forces armées n’ont pas pris position dans le conflit et ont évité de se poser en recours, entérinant ainsi le recentrage corporatiste de l’institution autour de ses fonctions indiscutées. Les militaires se sont également abstenus d’afficher collectivement une quelconque solidarité avec ceux des leurs que les initiatives du gouvernement mettaient en péril, alors qu’une quinzaine d’années plus tôt des officiers n’avaient pas hésité à se mutiner pour obtenir le vote de la loi dite « de l’Obéissance due ».

11Nonobstant les représentations décisionnistes du changement politique évoquées plus haut, cette apparente indifférence au sort des militaires poursuivis en justice s’explique assez largement par le simple passage du temps. Dans les années 1980, les prévenus potentiels constituaient l’essentiel des forces armées. Ils n’en représentent plus aujourd’hui qu’une petite proportion, la plupart d’entre eux étant à la retraite. Par ailleurs, parmi les militaires placés en détention préventive, beaucoup sont octogénaires. La fin de la tradition argentine d’interventionnisme militaire ne saurait donc être portée au seul crédit du gouvernement. Elle ne doit pas non plus faire oublier les survivances du Proceso dont le « moment d’exception » ne semble pas près de venir à bout : l’ambiguïté permanente de la mission des forces armées  [13], la position tout aussi ambiguë d’une minorité puissante ou encore la diffusion au sein de l’armée de récits qui présentent les militaires comme les victimes de la « guerre contre la subversion » – quand ce n’est pas de l’incompréhension des Argentins –, voire prennent clairement la défense du régime issu du coup d’État de 1976.

12Si la « lutte contre l’impunité » engagée par le gouvernement Kirchner tend ainsi à être créditée de résultats définitifs (qui ne le sont d’ailleurs pas), c’est sans doute parce qu’elle s’inscrit dans la continuité des mobilisations de victimes et, plus précisément, parce qu’elle apparaît comme le prolongement de la vaste mobilisation sociale de 2002. Les initiatives du gouvernement semblent favoriser le transfert dans l’arène judiciaire de la « justice populaire » revendiquée et pratiquée par certains groupes de victimes. En effet, à l’époque où juges et avocats se satisfaisaient de la justice tronquée évoquée plus haut, les Mères de la Place de Mai et l’association des Hijos se mobilisaient pour dénoncer les « génocidaires », dont les noms étaient scandés sur ladite Place par les premières, tandis que les seconds s’employaient à signaler leurs domiciles ou leurs lieux de travail à l’attention de tous par des jets de farine, d’œufs et de peinture, dans le cadre de ce que l’on appelait les escraches[14]. Dans les deux cas, l’objectif était de faire peser sur les coupables une « condamnation sociale », à défaut de sanctions judiciaires  [15]. Dès lors, on comprend mieux pourquoi, en Europe du moins, la revitalisation de la justice pénale est d’abord portée à l’actif des mobilisations de victimes. Car c’est du simulacre de justice qu’est l’escrache que semble paradoxalement s’inspirer la justice légale, le gouvernement érigeant alors en politique ce qui n’était à l’origine qu’une revendication minoritaire.

13Cette hypothèse est également alimentée, de manière moins explicite, par d’autres « enthousiasmes » militants, de la part de ceux qui croient percevoir un rapport substantiel entre les récentes décisions gouvernementales et l’« extraordinaire » effervescence sociale que l’Argentine aurait connue depuis décembre 2001. Parallèlement à la « refonte démocratique » (dont la professionnalisation de l’armée serait l’une des principales composantes), un processus de « reconstruction du lien politique et social »  [16] et d’« affirmation d’une nouvelle conscience citoyenne »  [17] serait ainsi engagé. Au gré des mobilisations diverses qui contribueraient, d’une part, à renouveler les répertoires d’actions (concerts de casseroles, barrages de chômeurs, mais aussi pillages de supermarchés et occupations illégales de terres en milieu urbain, etc.), d’autre part, à approfondir la démocratie (en lui donnant une base délibérative à travers les assemblées de quartier, ainsi qu’une dimension redistributive lorsque des groupes militants gèrent des ressources publiques), l’Argentine serait devenue un véritable « laboratoire »  [18] de la démocratie sociale. À cet égard, les associations de victimes du régime militaire auraient joué un rôle décisif, puisque ce sont leurs formes caractéristiques de mobilisation (l’escrache notamment) qui ont ensuite été reprises à une plus large échelle. La levée en masse des Argentins a été d’autant plus remarquée qu’elle paraissait spontanée  [19] et qu’elle était le fait des classes moyennes – catégorie qui relève davantage de l’abstraction que de la réalité statistique et sociale, surtout depuis l’appauvrissement généralisé des années 1990  [20].

14Les enthousiasmes qui s’expriment ainsi relèvent donc essentiellement d’une logique militante. En réalité, les mouvements sont pour la plupart à bout de souffle : les cacerolazos ont pratiquement disparu, les asembleas barriales se sont à la fois raréfiées et institutionnalisées  [21], et le clivage entre « négociateurs » et « radicaux » s’est accentué au sein des piqueteros. Mais c’est surtout le caractère exceptionnel et inédit de cette phase d’action collective – et la thématique de la rupture avec l’héritage du passé qui lui est associée – qu’il importe ici de nuancer. En effet, les piquetes sont apparus dès 1996, en réaction à la privatisation d’entreprises publiques. Quant à la création des assemblées de quartier, elle s’inscrit dans le prolongement d’un réagencement des formes de mobilisation qui a commencé dans les années 1980  [22]. En outre, ces modalités d’action collective, même si elles ont pu servir de caisse de résonance à un mot d’ordre de répudiation des élites – que se vayan todos, que no quede ni uno solo (qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste pas un seul) –, entretiennent avec la classe politique un rapport moins univoque. Les assemblées de quartier ont été en partie organisées par des mouvements qui s’inscrivaient d’emblée dans le champ politique ; plus généralement, les autorités ont bien souvent encouragé les actions associatives menées à l’échelle du quartier. Quant aux piqueteros, ils en sont rapidement venus à jouer le rôle de gestionnaires des politiques sociales à destination des chômeurs. Si l’on considère le mouvement social dans son ensemble, l’hypothèse d’une rupture complète avec les formes traditionnelles de l’action publique n’est donc pas vérifiée. De même, le rétablissement de la justice pénale ne saurait être imputé aux seules mobilisations de victimes, mobilisations du reste hétérogènes et parfois conflictuelles.

15La justice qui pourrait éventuellement être rendue, si la Cour suprême confirmait l’annulation des lois d’amnistie, risque donc fort de ne pas être conforme aux attentes des Hijos et des Mères de la Place de Mai. Ce que revendiquent ces derniers, c’est une justice extraordinaire, tant par son ampleur qu’au regard des normes du droit positif. Dans la perspective qui est la leur, ce sont tous les bourreaux, mais aussi tous leurs complices civils et, au-delà, tous ceux qui ont avalisé la répression qui devraient être jugés et condamnés. Or la « lutte contre l’impunité » engagée par Kirchner et par les magistrats, pour l’heure, s’est principalement limitée aux bourreaux. En outre, il est peu probable que la culpabilité évidente d’un grand nombre d’entre eux puisse être juridiquement établie. Les preuves sont rares, surtout lorsque les corps même des victimes font défaut. À cela s’ajoute l’adoucissement prévisible des sanctions lié à l’âge des généraux, le Code pénal prévoyant en effet un régime de détention et des moyens de défense particuliers au-delà de 70 ans. Massera a déjà bénéficié du premier et tenté de faire usage des seconds en mettant en avant son « incompétence mentale » (à l’instar de Pinochet et de sa « démence d’ordre vasculaire », ou de Maurice Papon et de sa « grabatairisation presque complète »). Certes, l’autonomisation de certains magistrats au sein d’un système judiciaire longtemps inféodé au pouvoir, l’indifférence d’un nombre croissant de militaires, la promotion internationale d’une justice-sanction et la persévérance des victimes ont bel et bien levé certains obstacles. Mais la portée de la justice ainsi rendue demeure largement symbolique, quand bien même sa revitalisation serait légitimée par une crise de grande envergure. Et si la Cour suprême devait confirmer la constitutionnalité des lois d’amnistie, on risquerait fort d’en revenir à la logique minimaliste qui leur était sous-jacente : ne poursuivre qu’une minorité des coupables, les plus gradés ou « les pires ». Interrogé sur cette éventualité, le ministre de la Défense n’a-t-il pas suggéré que la justice ne pourrait alors que se rabattre sur des « hommes emblématiques »  [23] ?

« Justice ! Justice ! » : le charivari comme indifférenciation

16Avant que le droit ne s’applique, même circonscrit à certaines figures emblématiques, il faudra en quelque sorte le suspendre ou du moins suspendre les dispositions juridiques empêchant son application. Car si le charivari  [24] dont participe la « lutte contre l’impunité » ne bouleverse pas les relations sociales, l’ordre juridique, lui, en sort bousculé, la politique menée par le Président Kirchner ne pouvant guère s’accommoder d’un cadre strictement légaliste. En effet, si le fondement juridique des initiatives gouvernementales est clairement formulé – soit le principe constitutionnel de la primauté du droit international –, la voie empruntée n’en constitue pas moins une rupture par rapport à une situation qui, au regard notamment du principe de généralité de la loi, s’apparentait bel et bien à un état d’exception. La Cour suprême en particulier, au sein de laquelle les juges étaient en majorité ménémistes – ce qui constituait un ultime obstacle à la mise en jugement des coupables – a fait l’objet d’un processus de « déménémisation » à caractère éminemment politique. Politique également est la procédure consultative instaurée par Kirchner qui oblige les candidats à l’exercice de la fonction de juge dans le cadre de cette instance à répondre aux questions des associations et de diverses organisations professionnelles, ce qui a pour effet d’inscrire dans la sphère publique cette institution jadis close sur elle-même. Et cette dépolitisation par la politisation a porté ses fruits. En un an, deux membres de la Cour ont été révoqués pour incompétence et un troisième a remis sa démission. Leur remplacement par des magistrats dont la réputation n’est pas mise en cause et qui sont par ailleurs considérés comme des progressistes semble d’ores et déjà garantir l’existence d’une majorité favorable à un jugement qui déclarerait inconstitutionnelles les lois d’amnistie.

17Si elle respecte les formes légales, la mise en question des normes d’« impunité » relève donc essentiellement d’une décision politique. Ce charivari raisonné, et rendu possible notamment par des mobilisations intervenues au sein même du système judiciaire, conduira-t-il à l’instauration d’un ordre « normal » au regard des principes de l’État de droit ? Quelques hypothèses d’apparence suspicieuse, et qui ne sont guère que des pistes d’interprétation pour mieux prendre la mesure des enthousiasmes, peuvent être formulées quant à la nature de la normalisation introduite par le gouvernement Kirchner.

18Les Mères de la Place de Mai et les Hijos, souvent perçus en Europe – à tort – comme porteurs d’une demande morale plus que politique (voire comme des acteurs mus par la pathologie du deuil inachevé), constituent en Argentine une minorité souvent jugée « radicale », à maints égards plus proche des piqueteros que des autres groupes de victimes. Représenter Kirchner comme un homme seul – de cette solitude propre à ceux qui prennent les décisions –, simplement inspiré par une minorité agissante reviendrait à ignorer que ces groupes, que l’on perçoit souvent comme défendant une cause morale, sont loin d’être en état d’apesanteur politique. Ce serait également oublier que Kirchner passe pour être le « protégé » de l’ancien président par intérim Eduardo Duhalde, architecte d’un système clientéliste particulièrement étendu. Les raisons de la publicisation du dialogue avec les plus « radicaux » parmi les représentants des victimes du Proceso résident donc dans le radicalisme même de ces groupes. Ces derniers jouent en effet un rôle de passerelle entre la cause des victimes et les revendications de justice distributive : dialoguer avec eux permet, peut-être, au gouvernement de jeter les bases d’une alliance future avec certaines composantes du mouvement social, et ce tout en conservant un caractère ostensiblement moral, puisque sa démarche est motivée par la douleur des mères et des enfants. Lors de la commémoration du 24 mars, Kirchner a d’ailleurs pris ses distances avec les « corporations traditionnelles » en présentant ses interlocuteurs comme les protagonistes d’une « lutte exemplaire ». Trait d’union entre deux causes, les Mères de la Place de Mai et les Hijos sont enfin porteurs d’un discours de dénonciation des élites dans leur ensemble, dont le « que se vayan todos » constituait l’un des signes précurseurs. La force de leur vindicte, relayée par le Président, apparaît alors comme un instrument efficace de mise à distance des élites répudiées, sans que cette réprobation indirecte ne suscite trop de réactions de la part de ceux qui en sont la cible.

19Faire sienne la demande de justice la plus radicale peut donc être le moyen d’une normalisation moins radicale qu’il n’y paraît de la justice et de l’ordre politique. De la même manière, s’il a rompu avec le souverainisme judiciaire d’un Menem ou d’un De la Rúa en avalisant une forme de délocalisation de la justice – à travers les extraditions –, Kirchner a également fourni aux États étrangers – à l’Espagne notamment – les raisons de mettre fin à l’interventionnisme de leurs magistrats, en multipliant les signes d’une volonté de faire justice en Argentine même. Cet adoucissement d’un principe de souveraineté auparavant appliqué de manière inflexible pourrait bien contribuer à une réappropriation nationale de la justice, qui permet à certains gouvernements étrangers de limiter les poursuites engagées sur leurs territoires. Qu’elles s’adressent aux victimes de la répression ou aux acteurs étrangers des poursuites judiciaires contre des Argentins, les mesures les plus audacieuses ont parfois des effets plus doux qu’on ne le présume.

20L’hypothèse d’une harmonisation en cours entre le droit, la morale, les mœurs politiques et les demandes majoritaires doit donc être nuancée. La croisade menée par le gouvernement ne suspend pas les relations sociales ordinaires pour faire converger toutes les composantes de la société et les organes d’État vers un même objectif, même s’il est vrai que de vastes mobilisations peuvent à l’occasion se constituer autour de causes a priori disjointes. Ainsi la manifestation – une des plus importantes depuis 1983 – qui a eu lieu à Buenos Aires le 1er avril 2004, en hommage à un étudiant enlevé et assassiné, a-t-elle été rapidement qualifiée de manifestation « des classes moyennes ». Face à une insécurité contre laquelle la « maudite police » ne semble pas la protéger (lorsqu’elle ne l’y expose pas), la population a réclamé non seulement une protection plus efficace, mais aussi un durcissement de la législation. Son mot d’ordre était « Justice ! Justice ! ». Au regard des enthousiasmes européens évoqués plus haut, il peut paraître paradoxal que des revendications de type sécuritaire en viennent à nourrir la cause des victimes du Proceso, jadis dénoncées pour leurs visées « subversives ».

21Autre rencontre, moins surprenante, de causes bien distinctes : le jugement des militaires impliqués dans la répression et celui des responsables politiques démocratiques. Ce n’est pas pour les crimes commis par la répression que Kirchner a demandé « pardon » au nom de l’État, le 24 mars 2004, mais « pour la honte d’avoir tu pendant vingt ans autant d’atrocités » : ce ne sont donc pas en premier lieu les bourreaux qui sont désignés comme coupables, mais bien les hommes politiques et les mesures qu’ils ont prises depuis l’établissement du régime démocratique. Et cette mise sur un pied d’égalité de la violence d’État et de sa (relative) passivité à l’égard des violents, parce qu’elle est politiquement opportune (du moins tant qu’elle ne touche pas tous ceux qui ont participé à la consolidation du régime), incite elle aussi à nuancer la portée révolutionnaire de la politique en cours. Le charivari judiciaire a certes des effets, mais il peut aussi bien se dérouler au sein du système judiciaire, et la « refondation politique » dont il participe, au sein du système politique.

Notes

  • [1]
    Puisqu’il a été à l’origine du bras de fer avec le FMI qui a permis le rééchelonnement de la dette en septembre 2003, ainsi que de la remise en question du modèle ultralibéral et d’une réorganisation plus générale du système politique. Cf. Diana Quattrocchi-Woisson (dir.), Argentine. Enjeux et racines d’une société en crise, Paris, Le Félin/Tiempo, 2003, p. 19. Les notes qui suivent ne peuvent proposer, faute de place, de véritable bibliographie sur le sujet.
  • [2]
    Dans ce contexte, cette expression désigne l’ensemble des mesures prises par un gouvernement concernant la répression dictatoriale (poursuites judiciaires, pénales ou administratives, réparations, construction d’un récit historique notamment par une « commission de vérité », etc.).
  • [3]
    En révoquant son commandant suprême et en mettant à la retraite les trois quarts de son état-major.
  • [4]
    Comme cela avait été fait en 1998.
  • [5]
    Ces deux lois faisaient suite au procès « historique » des juntes militaires au pouvoir de 1976 à 1983, à la suite duquel, en décembre 1985, cinq des neuf accusés furent condamnés. Voir S. Lefranc, Politiques du pardon, Paris, PUF, 2002, p. 33-35.
  • [6]
    Cette loi, dont le principe était exposé dans les discours du Président Alfonsín en 1983, ne fut votée qu’après de nombreuses mutineries, dont celle de la Pâques 1987.
  • [7]
    Le Président Alfonsín distinguait les maîtres d’œuvre de la politique de répression, les auteurs de « faits atroces ou aberrants » et les militaires n’ayant fait qu’obéir aux ordres de leurs supérieurs.
  • [8]
    Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio (Enfants pour l’identité et la justice contre l’oubli et le silence). Créée en 1994, cette association réunit les enfants des « disparus », mais aussi d’autres personnes torturées, emprisonnées, voire exilées sous la dictature.
  • [9]
    Il existe en effet un autre groupe, les Madres de Plaza de Mayo-Línea fundadora, qui est considéré comme d’orientation plus modérée.
  • [10]
    Dans le cadre d’ouvrages d’orientation journalistique, mais aussi parfois plus scientifique : voir, par exemple, François Chesnaix, Jean-Philippe Divès, ¡Que se vayan todos ! Le peuple argentin se soulève, Paris, Nautilus, 2002 ; Naomi Klein, Fences and Windows : Dispatches from the Front Lines of the Globalization Debate, Toronto, Vintage, 2002 ; Antonio Negri et al., Diálogo sobre la globalización, la multitud y la experiencia argentina, Buenos Aires, Paidós, 2003.
  • [11]
    D. Quattrocchi-Woisson (dir.), Argentine…, op. cit., p. 13-14.
  • [12]
    Voir, par exemple, Ana C. Dinerstein, « ¡Que se vayan todos ! Popular Insurrection and the Asambleas Barriales in Argentina », Bulletin of Latin American Research, 22 ( 2), 2003, p. 191-192.
  • [13]
    Entre défense du territoire contre une menace extérieure et maintien de la sécurité intérieure, selon que l’on se réfère aux lois de 1988 et de 1992 ou aux décrets présidentiels de 1989 et 1990.
  • [14]
    Le verbe escrachar est un anglicisme qui désigne à l’origine le fait de rayer le nom d’un candidat sur un bulletin de vote.
  • [15]
    Voir S. Lefranc, « Renoncer à l’ennemi ? Jeux de piste dans l’Argentine postdictatoriale », Raisons politiques, 5, février 2002, p. 127-143.
  • [16]
    D. Quattrocchi-Woisson, Argentine…, op. cit., p. 17.
  • [17]
    Victor Armony, L’énigme argentine. Images d’une société en crise, Outremont (Québec), Athéna, 2004, p. 15.
  • [18]
    D. Quattrocchi-Woisson, Argentine…, op. cit., p. 13.
  • [19]
    Voir, par exemple, Nicolás Iñigo Carrera, María Celia Cotarelo, « Social Struggles in Present Day Argentina », Bulletin of Latin American Research, 22 ( 2), 2003, p. 201 et suiv.
  • [20]
    Cf. V. Armony, L’énigme argentine, op. cit., chap. 5.
  • [21]
    Voir Julien Talpin, « Une politique de la présence : les vertus éducatives de la délibération et de la participation au test des assemblées populaires argentines », mémoire de DEA de pensée politique, Institut d’études politiques de Paris, septembre 2003.
  • [22]
    Cf. Denis Merklen, « Le quartier et la barricade : le local comme lieu de repli et base du rapport au politique dans la révolte populaire en Argentine », L’homme et la société, 143-144,1er semestre 2002, p. 143-164.
  • [23]
    Página 12, 19 juin 2004.
  • [24]
    Tapage qui réprouve les mésalliances et les mauvaises conduites. Voir la définition complète du mot dans Trésor de la langue française : dictionnaire de la langue du 19e et du 20e siècles, Paris, CNRS/Gallimard, 1971-1994.
English

Argentina vs Its Generals: A Legal Uproar ?
In Argentina, twenty years after the democratic transition, it has begun to look like the perpetrators of state violence may be prosecuted and punished. This article deals with the latest developments of the debate on military repression. It questions some of the interpretations of this “fight against impunity” that a revival of democracy is credited with.

Sandrine Lefranc
est chargée de recherche au CNRS (Laboratoire d’analyse des systèmes politiques, Nanterre) et enseigne à l’Institut d’études politiques de Paris. Ses recherches portent actuellement sur l’expertise internationale en matière de résolution de conflits intra-étatiques. Elle a publié entre autres Politiques du pardon (PUF, 2002). E-mail : sandlefranc@hotmail.com
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