CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Après l’ère des Empires, puis celle des États-nations, sommes-nous entrés dans celle des fédérations ? En 1648, les traités de Westphalie signaient le déclin de la forme impériale en Europe et l’acte de naissance de l’État territorial moderne fondé sur le principe de la souveraineté nationale. Le traité de Rome de 1957, lui, a indéniablement annoncé la fin du pouvoir exclusif de l’État-nation sur le continent. Et cela d’autant plus qu’il a aussi, fût-ce indirectement, conduit à la résurrection d’entités infranationales.

2Mais c’est plus largement à l’échelle mondiale qu’un double processus de régionalisation se fait jour. D’un côté émergent des ensembles supranationaux d’échelle continentale; de l’autre, les territoires infranationaux acquièrent un poids politique croissant. Paradoxalement, cette évolution ne reflète pas seulement l’affaiblissement des États : elle est aussi le produit de leur action. Contraints de trouver une issue au défi de la mondialisation économique qui met en question l’ancrage territorial du capital, ceux-ci doivent en effet adopter un nouveau cadre de régulation sociale à l’interface du politique et de l’économique. L’intégration régionale peut alors apparaître comme la panacée. Dans ce processus, l’État est sans doute moins appelé à disparaître qu’à adopter des structures à géométrie variable. La fédération en est l’une des expressions privilégiées.

3Le regain d’actualité du principe fédéral s’explique toutefois de bien d’autres façons. Hors de l’Europe occidentale, la prédominance de l’État-nation a été plus symbolique que réelle. Nombre d’Empires ont cédé la place non à des États unitaires mais à des fédérations, au sein desquelles les efforts du pouvoir central pour s’affirmer en tant qu’État national ont souvent échoué. Si la nation brésilienne semble bien assise, l’idée de nation canadienne est contestée. Que dire de la Russie, qui offre un exemple particulièrement bigarré et fragile de fédération multinationale ?

4La tendance à la régionalisation infraétatique se retrouve aussi dans ces ensembles de taille continentale. Elle s’y traduit par un renouveau de la question fédérale, à travers la remise en cause de certaines compétences du pouvoir central. Au Brésil ou au Canada, l’intégration économique entre entités fédérées est restée imparfaite, surtout si l’on se réfère aux canons actuels du marché unique européen. L’unité de la fédération y passe par d’autres médiations que l’économie de marché (le système des partis politiques ici, l’État-providence là). La mondialisation ébranle ces équilibres, appelant un renouvellement du pacte fédéral.

5Un fédéralisme bien compris est fondé sur des institutions qui le prémunissent autant contre le danger de centralisation et d’homogénéisation que contre le risque inverse d’éclatement. Or les règles, vitales, qui organisent la distribution des compétences entre les divers ordres de gouvernement sont difficiles à définir. Elles doivent être à la fois suffisamment souples pour s’adapter à des contextes changeants, et compatibles avec un pacte fédéral à évolution lente, gage de sa permanence : en somme, leur qualité première est une sorte d’élasticité. Ces exigences contradictoires donnent au fédéralisme un caractère potentiellement instable, mais peuvent être sources d’un réel dynamisme créatif si cette instabilité est régulée par des institutions efficaces et légitimes.

6Cela dit, il n’y a pas de fédération possible sans que l’État fédéral dispose des compétences propres à tout État : pouvoir de lever des impôts, d’emprunter, de dépenser, de créer de la monnaie et du droit. Pour cela, il faut qu’il soit lui-même légitime et donc, en démocratie, véritablement représentatif. C’est là, en condensé, le problème d’une Union européenne clairement arrivée à la croisée des chemins. Pour se mesurer à ses ambitions qui sont bien celles d’un État fédéral, ne doit-elle pas se doter d’un véritable gouvernement jouissant d’une légitimité démocratique ? La Russie a également été confrontée à un problème similaire de légitimité et d’efficacité du gouvernement central. Des années durant, celui-ci a pour ainsi dire suspendu toute dépense publique, menaçant ainsi l’existence même du pays.

7En revanche, au Canada, le renouvellement du pacte fédéral semble poser des problèmes inverses. Le risque premier est ici celui d’un excès de pouvoir de l’État fédéral. C’est que, dans la production et la gestion d’un bien reconnu comme public à l’échelle de la fédération, tel que la protection sociale, l’action fédérale est nécessaire mais délicate à mener sans empiéter sur les compétences institutionnelles des entités fédérées, parties prenantes de la souveraineté.

8Le cas du Brésil est intermédiaire. Lors de sa « transition démocratique », les États fédérés sont longtemps restés les seuls à jouir d’une réelle légitimité. Du coup, ils se sont attribué des compétences et des ressources fiscales sans toujours en assumer la responsabilité. Ils ont ainsi contribué activement à une instabilité monétaire qui a remis en cause ce « bien commun » vital qu’est la monnaie nationale. D’où une réaction du gouvernement fédéral, dont la discipline centralisatrice et les conséquences budgétaires pour les États sont maintenant contestées par certains d’entre eux.

9Pour sortir de ce dilemme entre efficacité et légitimité de la gestion fédérale des biens publics communs, les cas de l’Union sociale canadienne et de la « méthode ouverte de coordination » qui se fait jour en Europe comportent un enseignement : il ne suffit pas que le gouvernement fédéral soit efficace et légitime selon les canons de l’État unitaire. Encore faut-il qu’il n’impose pas unilatéralement la définition même de ces biens publics, mais qu’il la construise en accord avec les entités fédérées dans le cadre d’un fédéralisme coopératif.

runo Théret
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