CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Molla Sali c/ Grèce

21. Par l’arrêt Molla Sali, la Cour Européenne des Droits de l’Homme, en grande chambre, vient d’ajouter une pièce importante à la saga des rapports entre les droits civils européens et la charia (loi musulmane sacrée) en Europe.

3On le sait, la charia est un système normatif religieux mais avec des effets civils, un droit confessionnel comportant des règles (surtout en matière familiale et successorale) qui sont, en partie tout au moins, incompatibles avec les principes fondamentaux protégés par la Convention. C’est ainsi que le droit successoral musulman (Farâ’idh) ne connaît en principe que la succession ab intestat et obéit à une logique particulière, classant les héritiers parmi les tiers de rang inférieur par rapport aux autres créanciers. Mais en même temps, il comporte certaines discriminations, comme par exemple celle de la part successorale des héritiers de sexe masculin qui est double par rapport à celle des héritiers de sexe féminin, ce qui rend incompatibles ces discriminations avec les principes fondamentaux européens (en l’occurrence avec ceux de l’égalité des sexes et de la non-discrimination). Il est à noter que selon la charia, ce qui a une importance particulière pour notre espèce, l’épouse survivante recevra obligatoirement un huitième de la succession tandis que la notion de testament n’existe pas en tant que telle mais se rapproche plutôt de la donation. Le sort de l’épouse héritière est ainsi strictement circonscrit au huitième de la succession par la charia, de façon obligatoire dès lors que la volonté du défunt ne peut avoir aucun effet au sein du système de la charia.

42. En l’espèce, Molla Sali, musulman grec de Thrace, avait établi un testament notarié public, conformément au droit civil grec commun, par lequel il léguait à son épouse la totalité de ses biens en Grèce et en Turquie. La succession en vertu de ce testament fut acceptée devant notaire par son épouse selon le droit civil grec et les biens (immeubles sis en Grèce) furent enregistrés en son nom.

5Ce testament fut contesté devant le tribunal de première instance de Rhodope par les deux sœurs du défunt qui, arguant sa nullité – car en tant que membres de la communauté musulmane de Thrace, toute question relative à la succession relevait de la compétence obligatoire et exclusive du Moufti et de la charia – revendiquaient les trois quarts de la succession, ce qui constituait un enjeu économique non négligeable. Le problème juridique ainsi posé devant les juridictions grecques était celui de savoir si un citoyen grec musulman de Thrace avait le droit de faire un testament civil par lequel il exprimerait sa volonté concernant le sort de sa succession ou si, en raison de son appartenance aux musulmans de Thrace, il se verrait obligé de suivre le régime ab intestat de la charia.

63. Bien sûr derrière ce débat plusieurs questions importantes se posent : celle de la distinction de l’identité civile et religieuse d’une personne, du respect de sa volonté et même de sa dernière volonté, de la coexistence et de l’application des règles confessionnelles et laïques au sein d’un même système ; mais surtout se pose en arrière-plan la question du rapport entre autonomie de la volonté et droits de l’homme. C’est pour dire que l’affaire Molla Sali est intéressante à plus d’un titre, cela étant d’ailleurs confirmé par le simple constat qu’elle fut jugée en grande chambre.

7L’affaire évoluant dans un contexte historique et juridique grec complexe, force est tout d’abord d’essayer de décrire sommairement l’exceptionnalité grecque jusqu’à une époque récente.

I – L’abolition de l’exceptionnalité grecque concernant l’application obligatoire et exclusive de la charia

83. On va exposer sommairement le labyrinthe législatif en droit interne grec, qui est d’ailleurs évoqué dans l’arrêt. Par l’important Traité d’Athènes du 14 novembre 1913 entre la Grèce et l’Empire Ottoman ont pris fin les guerres balkaniques. La Grèce s’est vue reconnaître sa souveraineté en Macédoine, en Epire et dans certaines îles de la Mer Egée. Afin de protéger l’identité culturelle des musulmans grecs, et en application du Traité d’Athènes, l’article 4 de la loi 147/1914 prescrivait et délimitait l’application (limitée) de la charia en Grèce associée à la compétence du mufti [2]. Il s’ensuivait que la charia ne pouvait être appliquée que par le mufti. C’est ainsi que la charia a acquis droit de cité dans le système juridique hellène, étant perçue comme un droit spécial, d’application obligatoire et de portée territoriale limitée.

9L’article 4 de la loi 147/1914 fut analysé comme une règle de droit substantiel par laquelle compétence interne législative était concédée à l’application de la charia aux Grecs musulmans. Ce même article (étant une règle d’applicabilité plus générale) disposait en somme que les rapports du mariage comme les rapports personnels et les rapports de parenté de citoyens musulmans grecs seraient régis par la charia, en tant que loi personnelle de ces derniers.

10Cet article fut complété plus tard par l’article 10 de la loi 2345-1920, qui conférait compétence juridictionnelle au mufti (disposition procédurale correspondante) pour appliquer de façon limitée la charia dans le cadre de la loi 147-1914.

11Il n’est peut-être pas sans intérêt de mentionner que son article 15 abrogea la disposition précédente de la loi obligatoire du 22 juin 1882 (en application du Traité de Constantinople de 1881) qui reconnaissait une compétence consultative au mufti (un peu comme aujourd’hui les charia councils au Royaume Uni).

12Le Traité des Sèvres de 1920 ne fut jamais appliqué et le Traité de Lausanne de 1923 a spécialement visé la protection de la population musulmane de Thrace (et la population correspondante chrétienne orthodoxe, à Constantinople). Il est à noter que cette prescription accompagna le statut de non-échange de ces deux minorités.

134. Ces dispositions ne furent jamais abrogées ; tout au contraire elles furent explicitement maintenues par l’article 8 de la loi introductive du code civil (du 23 avr. 1946). Le législateur intervint bien plus tard et par l’article 5, § 2 et 3, délimita la compétence du mufti rationae materiae (mariage, divorce, pension alimentaire, testament islamique et succession ab intestat) et rationae loci (« Grecs de confession musulmane domiciliés dans la région » [Thrace Occidentale]). De surplus le § 3 prescrivit une procédure gracieuse de reconnaissance interne quasi-automatique d’exécution de la décision du mufti. La décision du mufti n’était pas immédiatement exécutoire mais nécessitait une sorte d’exequatur interne pratiquement automatique sous réserve de l’ordre public (comme s’agissant d’un droit étranger) dans une fonction tout de même un peu étonnante s’agissant d’un droit spécial interne. Tel était le régime d’application de la charia en Grèce décrit sommairement.

145. Toutefois certaines questions étaient restées ouvertes, notamment quant au caractère d’application obligatoire, l’étendue du contrôle et l’application géographique. La jurisprudence grecque fut divisée quant à son application obligatoire, question qui fut le point central de la décision commentée. L’Aréopage de façon constante [3] considérait – comme dans le cas en espèce (Aréopage, 1862/2013) – que l’application de la charia est obligatoire car le Traité d’Athènes était toujours en vigueur et les lois de son application ne furent jamais abrogées, tandis que le Conseil d’État grec considérait au contraire, correctement, que l’article 11 du Traité d’Athènes n’était pas conforme au principe supérieur de l’égalité et n’était plus applicable [4].

15En somme l’opinion majoritaire de l’Aréopage en formation civile, sur le principe de l’application obligatoire de la charia était que : (a) l’article 4 de la loi 147/1914 était toujours en vigueur (repris par l’art. 5, § 2, de la loi 1920/1991), (b) que ces lois formaient un droit spécial qui s’applique de façon obligatoire aux rapports interpersonnels des musulmans grecs de Thrace et (c) que ces lois n’étaient pas contraires ni à la Constitution (art. 4 sur l’égalité) ni à la Convention Européenne des Droits de l’Homme (not. à l’art. 6, v. Aréopage, 2138/2013). Au surplus il ressortait de cette jurisprudence que la charia ne pouvait pas être appliquée par une autre autorité que le mufti, la compétence législative entraînant la compétence juridictionnelle. C’est ainsi que fut formé un îlot juridique au sein du système juridique hellène indépendant et partiellement contraire aux principes fondamentaux constitutionnels et européens.

166. L’espèce commentée a suivi un long parcours procédural qu’il n’est point nécessaire de retracer en détail ici et qui au surplus est repris dans la décision de la Cour (n° 11-30). L’Aréopage a donné finalement raison aux sœurs du défunt par son arrêt 1862/2013 et après renvoi par son deuxième arrêt 556/2017 acceptant l’application spécifique et obligatoire du droit musulman personnel ce qui, au bout de cette longue procédure, a eu pour effet de priver l’épouse de trois quarts des biens légués par le testament civil de son mari.

177. Ainsi l’« exceptionnalité » grecque [5] consistait, tout au moins dans l’opinion ayant prévalu à l’Aréopage, en ce que les Grecs musulmans de Thrace ne pouvaient pas opter pour le régime de droit civil commun du code civil, ce qui faisait de la Grèce le seul pays dans lequel la charia s’appliquait obligatoirement à une catégorie de ses citoyens.

18Cette position a été vivement critiquée par une partie de la doctrine et notamment par Ktistakis [6], Kotzampasi [7], Pantelidou [8], et Pamboukis [9], qui ont été écoutés par le législateur, lequel est intervenu par la loi 4511/2018 abolissant le caractère obligatoire et rendant la compétence du Mufti exorbitante et facultative. La Cour l’a d’ailleurs noté avec satisfaction, mais sans conséquence juridique en l’espèce.

II – Les dits de la décision : la condamnation sans équivoque de la discrimination imposée

198. La Cour en grande chambre a reçu sans surprise la requête pour violation de l’article 14 (interdiction de discrimination) combiné avec l’article 1 du Protocole n° 1 et a condamné la différence de traitement entre épouse citoyenne grecque non musulmane et épouse citoyenne grecque musulmane quant à leurs droits tirés du testament de leur mari.

20Le raisonnement de la Cour fut du reste classique. Ayant constaté l’applicabilité de l’article 14 et de l’article 1 du Protocole 1 aux faits de l’espèce, il a cherché, ensuite, à établir si l’épouse d’un testateur de confession musulmane se trouvait dans une situation analogue ou comparable et enfin si la différence avait une justification objective et raisonnable. La position de l’épouse héritière musulmane soumise obligatoirement à la charia restrictive de ses droits par rapport à celle d’une épouse grecque non musulmane étant soumise au régime de droit commun était une discrimination manifeste. Notons auparavant le constat de la Cour, lors du contrôle de la proportionnalité, que les Traités de Sèvres et de Lausanne ne font pas obligation à la Grèce d’appliquer la charia mais garantissent le particularisme religieux de la modeste minorité musulmane de Thrace. C’est un point de droit international important que les juridictions civiles grecques ont négligé.

21Dans cette lecture intéressante et correcte des Traités, il semble que la Cour distingue une obligation de moyens – garantir le particularisme religieux – par rapport à une obligation de résultat – appliquer la charia de façon obligatoire. Traduit en termes explicites, cela signifie que la protection du particularisme religieux étant l’objectif, cela ne présuppose pas nécessairement le moyen, l’application de la charia. Cet objectif peut être satisfait par des moyens ne violant pas dans leur application les principes fondamentaux européens.

22En outre les obligations internationales ne restent pas intactes par rapport à l’évolution du droit international. Elles doivent être adaptées à l’évolution du droit international et aux principes généraux plus récents. En l’occurrence les obligations de la Grèce et la Turquie (qui du reste n’a pas du tout respecté la minorité chrétienne de Constantinople/Istanbul, passée de deux cent mille personnes à deux mille aujourd’hui à peine – comme elle en avait pourtant l’obligation par divers moyens qu’il n’est pas nécessaire d’expliciter ici) de protection de minorités respectives avaient été prises il y a une centaine d’années (1914), et une quarantaine d’années avant la Convention Européenne des Droits de l’Homme (entrée en vigueur en 1953). Nécessairement, ces Traités doivent être lus et appliqués à la lumière des principes fondamentaux compris dans la Convention (qui constitue un jus cogens). L’insistance à l’application obligatoire de la charia n’était donc pas du tout une nécessité pour atteindre l’objectif, ce que le législateur et les juridictions civiles grecs n’ont pas perçu pendant longtemps, jusqu’à la loi de 2018.

239. La Cour distingue nettement entre la protection des minorités et de leur identité, dont fait partie leur particularisme (car minoritaire) religieux, et le respect des principes fondamentaux civils. D’ailleurs sur ce point la Cour suit sa propre jurisprudence énoncée dans l’affaire Izzetin Dogan (§ 164) : « La liberté de religion n’astreint certes pas les États contractants à créer un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers. Néanmoins, un État qui a créé un tel statut doit non seulement respecter son devoir de neutralité et d’impartialité, mais également veiller à ce que les groupes religieux aient une chance équitable de solliciter le bénéfice de ce statut et que les critères établis soient appliqués d’une manière non discriminatoire ».

24La position sous-jacente de la Cour, la séparation du civil et du religieux, s’inscrit dans la tradition commune européenne et n’a rien de surprenant. C’est un principe qui en tant que tel n’est pas critiquable, mais délicat dans sa mise en œuvre individuelle s’agissant des droits théocratiques comme par excellence – mais évidemment pas seulement – le droit musulman (qui cependant contient une grande variété de dogmes et modèles d’application à ne pas oublier).

2510. L’organisation de cette protection fut aussi précisée. Chaque État a la « possibilité de création d’un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers » (§ 155) qui doit être appliquée d’une manière non discriminatoire cependant. Mais ce régime spécial (voire d’exception) reste sujet à la volonté du bénéficiaire. On est minoritaire seulement si on le veut. La protection de l’identitaire par le régime spécial ne peut pas être imposée à une personne qui a toujours le droit d’opter pour l’application du droit commun. Ce principe était d’ailleurs énoncé dans l’affaire Konstantin Markin (§ 150) comme le rappelle la Cour, mais il fut consacré clairement dans l’affaire Molla. Sur ce point réside le premier apport de cette importante décision : la liberté d’être traité ou non comme minoritaire. La volonté libre reste la pièce angulaire quant au choix de la protection spéciale en tant que minoritaire comme le rappelle la Cour, et un principe fondamental de droit international en matière de protection des minorités.

2611. Le consentement est le premier principe tout à fait fondamental quant à l’application d’un régime protecteur des minorités qui exprime l’aspect négatif de la libre identification. On dispose de nos droits spéciaux et rien ne nous oblige à ne pas nous soumettre au droit commun. Mais logiquement, et à l’inverse, peut-on renoncer à la protection du droit commun en optant pour le régime spécial d’exception ? La Cour répond, dans un obiter dictum de grande importance – suivant sa propre jurisprudence dans l’affaire Konstantin Markin (§ 150) – : « les convictions religieuses d’une personne ne peuvent valablement valoir renonciation à certains droits si pareille renonciation se heurte à un intérêt public important ». On remarque immédiatement que la portée du consentement en faveur du droit commun est illimitée tandis que le consentement quant à la renonciation à la protection de la personne est admis à condition de ne pas heurter un « intérêt public important ». On dispose du régime protecteur spécial mais on ne dispose pas de la protection par le respect des droits de l’homme. La Cour, par un « non-dit » d’une importance capitale, allusivement, prescrit les limites de l’application de la charia en Europe. Bien que le principe soit énoncé de façon prémonitoire et discrète, il est exempt d’ambiguïté. C’est le deuxième apport de la décision Molla. Bien sûr, sa portée et les modalités de son application restent à être précisées. On y reviendra.

2712. Enfin comme le note le juge Mits (§ 7 de son opinion) dans son opinion concordante, c’est la première fois que la Cour a statué sur l’existence d’une discrimination par association. En effet la volonté protégée en occurrence n’était pas celle de la requérante mais de son époux défunt, volonté qu’il avait exprimée. C’est un troisième apport de cette décision, nouée en apparence dans le classicisme dans ses dits, mais davantage importante par ses non-dits.

III – Les non-dits : le sort de la discrimination choisie et l’application de la charia

2813. Il ne fait pas de doute que, mise à part la solution sans surprise s’agissant de la liberté absolue de choisir le droit commun, la décision est importante en ce qui concerne plus généralement l’application de la charia en Europe. Et d’ailleurs pas seulement concernant la charia mais plus généralement encore par rapport à tous les droits religieux. La Cour s’en tient à la distinction entre normes canoniques et normes civiles, s’inscrivant dans la tradition philosophique de John Locke et des philosophes des Lumières. Les droits fondamentaux sont associés aux normes civiles et constituent la pierre angulaire (avec la démocratie et la rule of law) de la société européenne, de la civilisation européenne, en un seul mot de l’identité européenne dont la Cour de Strasbourg est la gardienne, des droits devant être respectés en Europe. L’autonomie religieuse connaît des limites s’agissant de ses aspects juridiques civils.

2914. La décision Molla a provoqué un débat animé dans la presse [10] en raison de ses aspects politiques évidents. Les sociétés ouvertes, pour employer un terme de M. Basedow [11], les sociétés modernes multiculturelles fondées sur le respect des différences connaissent-elles des limites en ce qui concerne cette reconnaissance, cette tolérance ? Le danger souvent mis en avant, pas tout à fait injustement, est celui de l’altération de nos sociétés par l’application de la charia, incompatible avec nos principes fondamentaux et l’identité historique judéo-chrétienne au pire ou la fragmentation de notre identité au mieux, créant des sociétés hétéroclites et incohérentes au plan interne.

30Le problème connaît d’ailleurs un regain d’actualité en raison de l’immigration (principalement syrienne), la charia étant le droit personnel des réfugiés. Et de façon plus générale, il est associé à la liberté de mouvement et à la liberté d’établissement depuis toujours.

3115. M.M. Jayme et Nordmeier (IPrax 2019, 200) dans leur bref commentaire sur la même affaire précisent utilement, chose connue des spécialistes de droit international privé, que l’application de la charia ne se fait pas seulement en tant que droit personnel, comme dans l’affaire Molla, mais aussi soit par le biais de la règle de conflit directement en tant que droit applicable, soit par le biais de la reconnaissance indirectement. C’est pour dire que le problème de l’application de la charia se pose de multiples façons en Europe, la question importante restant toutefois comment l’appliquer. Et son application devient une tâche techniquement délicate en raison de son incompatibilité fondamentale avec les droits européens et nos principes généraux communs [12].

3216. Concernant tout d’abord l’application de la charia directement en tant que droit personnel, la question fondamentale, à laquelle la décision répond discrètement, est de savoir si le consentement peut guérir les incompatibilités fondamentales. Les droits fondamentaux sont-ils à la libre disposition des intéressés ?

33La Cour, en grande chambre, répond par la négative. La règle ainsi posée concernant le rapport entre droits de l’homme et autonomie de la volonté est asymétrique mais raisonnable. L’option pour le droit commun ne peut pas être interdite (car on ne saurait imposer un régime juridique en raison de l’appartenance religieuse), mais le consentement imposant l’option en faveur d’un droit religieux connaît des limites, comme celles du respect d’un intérêt public, dans un sens large comprenant certainement les impératifs de l’ordre public, des lois de police, des principes de droits de l’homme mais aussi ceux de l’Union. Ce principe, ainsi conçu, exprime une tolérance modérée.

34Il ne s’agit donc pas d’un consentement seul tout puissant, mais de sa fonction concrète associée aux principes fondamentaux. Ainsi illimité car optant pour le respect des droits fondamentaux de la culture européenne, mais limité et sujet au contrôle si l’on opte pour le régime d’exception qui transgresserait potentiellement des principes fondamentaux. La source de la solution n’est donc pas le seul consentement, mais l’association de celui-ci au résultat de sa mise en œuvre.

35Donc l’application de la charia ne peut s’effectuer sans contrôle et il n’y a point de possibilité de renonciation volontaire à l’application des droits de l’homme, tronc commun fondamental européen. Les droits de l’homme se situent en dehors de la volonté, ils sont en quelque sorte une expression de droit naturel positif. On ne peut pas, par notre propre volonté, se dessaisir de notre droit naturel sur la vie ou sur la liberté ou sur l’égalité.

36Le principe ainsi posé est justifié non seulement sur le plan des principes (l’autonomie a comme limite les droits de l’homme) mais aussi parce que le consentement est souvent vicié en pratique [13]. Il est significatif à cet égard que seulement un pourcentage infime opte pour le droit commun parmi les Grecs musulmans de Thrace. Et il ne faut pas oublier que le droit tend non seulement à protéger, mais aussi « à éduquer civiquement » dans le sens de la création d’une communauté juridique. Par ailleurs il faut aussi protéger les musulmans qui ne peuvent pas opter en faveur du droit commun car ils ne sont pas psychologiquement libres pour ce faire. Ils ont peur de sanctions sévères s’ils n’appliquent pas la charia. Mais suivant la tradition kantienne, la liberté est le droit de l’homme par excellence après le droit à la vie [14].

3717. L’application de la charia est donc sujette à un contrôle de l’absence de violation d’un intérêt public, dont le sens est imprécis mais qui semble comprendre de façon large les principes fondamentaux souvent couverts par une notion élargie de l’ordre public international. Le principe ainsi posé est téléologique : on ne saurait consacrer un résultat concret qui violerait un intérêt public y compris, bien sûr, les droits de l’homme. On peut ainsi lire la règle posée par la Cour de Strasbourg en tant que passant de la règle de choix du droit commun ou la charia, par le biais de l’autonomie de la volonté, à une règle de proximité culturelle qui impose un contrôle.

38Cette obligation de contrôle ne découle d’ailleurs pas seulement de la Convention Européenne des Droits de l’Homme mais aussi des principes constitutionnels. C’est l’erreur longtemps commise par les juridictions civiles hellènes ayant compris le respect des Traités dans le sens d’une liberté d’application absolue en dehors de tout contrôle. Notons en passant que la nouvelle loi grecque 4511/2018 ne fait, à tort, aucune mention des modalités et conditions du contrôle. Or, lors de la confection de la « quasi-décision » du mufti, le juge grec doit s’assurer de sa compatibilité à la Convention des Droits de l’Homme mais aussi aux principes constitutionnels hellènes [15].

39Le paradoxe consiste en ce que la charia, étant un droit spécial interne, est traitée comme un droit étranger (comme l’a noté la Cour de Strasbourg du reste). En réalité la thèse de la charia en tant que « droit spécial », suivie actuellement de façon unanime en Grèce, prête au doute. Il y a impossibilité systématique de la coexistence parallèle de deux ensembles de règles incompatibles entre elles au sein d’un même système juridique. Dire que la charia reste en réalité un droit culturellement étranger appliqué en tant que droit personnel me semble l’analyse exacte. Les Traités n’ont pas introduit la charia au sein du système juridique hellène en tant que tel. Ils ont seulement prescrit les cas de son application exceptionnelle. La charia n’a aucune proximité culturelle avec le droit grec et ses origines.

40Il s’ensuit que, comme s’agissant d’une norme étrangère (règle ou décision), la décision du mufti est plus correctement assimilée à une quasi-décision étrangère qui doit subir le contrôle au moins de l’ordre public international (au sens large). De ce point de vue il ne me semble pas y avoir dans ce cas de figure une différence de nature avec le cas de la reconnaissance d’une décision d’un mufti sis en dehors de la Grèce.

4118. Le principe de contrôle vaut donc pour les deux cas de figure connus en droit international privé : aussi bien pour l’application que pour la reconnaissance.

42Si la charia est désignée comme droit applicable à un rapport de droit – qui sera donc in concreto créé par cette application – les techniques de l’équivalence (par ex. s’agissant d’un khul’ qui équivaut à un divorce par consentement mutuel) et de l’adaptation (s’agissant des obligations alimentaires, nafaquah) seront des techniques pouvant faciliter l’insertion des règles in casu sans rompre avec les principes généraux du système. Et si la tâche s’avère impossible, la substitution par une disposition fonctionnellement proche du droit interne viendra en aide (union polygamique ou mariage par procuration par ex.) par l’intermédiaire de l’ordre public. S’agissant de l’application directe, il y a toujours des mécanismes flexibles garantissant que le résultat concret sera compatible avec les principes généraux régissant l’ordre juridique en question.

43La reconnaissance est bien plus centrée sur le résultat concret et bien sûr obéit aussi au principe de contrôle. La situation étant déjà existante, effective, il y a moins de marge de manœuvre, sauf l’adaptation quant aux effets. Pour atténuer la rigidité entre le refus et l’acceptation, un contrôle de proportionnalité est à cet égard nécessaire. La situation juridique étant déjà constituée le contrôle suppose une appréciation de proportionnalité entre les effets de la non-reconnaissance, l’intensité de l’atteinte in casu aux principes fondamentaux et l’intégrité systémique de l’ordre juridique de la réception. La reconnaissance oblige nécessairement à un contrôle concret. À mon sens, sont assimilées à des quasi-décisions étrangères les décisions du mufti comme on l’a déjà noté.

4419. M. M. Jayme et Nordmeier dans leur commentaire précité posent aussi le problème « du dépeçage » du statut personnel d’un musulman, et sur ce plan critiquent la décision. Ils s’interrogent sur la compatibilité entre un mariage civil, par choix, de deux personnes et ensuite, aussi par choix, un divorce unilatéral (talaq) islamique. L’exemple est mal choisi il me semble car le choix selon la décision Molla Sali du divorce islamique unilatéral restera sous le contrôle des principes généraux et de cette façon le problème d’articulation ne se posera pas. En outre faire vivre en paix (bien que la charia soit souvent imposée et non pas le résultat d’un libre choix) la minorité et la majorité dans la région de Thrace ne doit pas avoir comme résultat la fragmentation du civil par la pénétration de l’exceptionnalité personnelle. L’argument peut-être lu exactement dans l’autre sens, à savoir que la paix nécessite le respect d’un tronc commun des principes généraux qui garantissent les droits de l’homme et les droits fondamentaux. Vivent en paix les personnes partageant les mêmes principes civils tout en étant libres dans leur croyance religieuse pourvu qu’elle ne commande pas leur vie en société ; vivent en paix ceux qui forment en définitive une vraie communauté civile et juridique. À cet égard un système « d’application délibératoire » comme celui des Sharia Councils peut être une voie d’adaptation utile.

45Et, en règle générale, s’il faut opérer un choix entre la cohérence d’un rapport juridique, d’un régime juridique plutôt individuel et celle de l’ordre juridique, il me semble que le deuxième est un impératif prépondérant. Et force est de constater que le droit international privé post-moderne, de la reconnaissance, devient de plus en plus un droit d’espèces individuelles où la justice devra être déterminée au vu des particularités de chaque espèce.

4620. Il serait téméraire mais aussi utile cependant d’essayer de règlementer l’application de la charia par un texte de droit européen. Car les rapports entre le droit européen et la charia sont complexes. D’abord il semble que sur le plan législatif la charia – tiers droit – est simplement ignorée et abandonnée aux droits nationaux. Il est significatif que par exemple à propos de l’interprétation du Règlement Rome III la CJUE, dans un arrêt remarqué [16], n’a pas inclus le divorce musulman (talak) dans la notion de divorce du Règlement. Je reste très sceptique à l’égard d’une telle pratique de l’ignorance d’un problème pourtant existant dans toute l’Europe et nécessitant une réglementation européenne, plus satisfaisante que celle de l’abandon aux droits nationaux. Une réglementation européenne visant à l’articulation de la charia avec le droit européen serait donc utile.

47La décision de la grande chambre de la Cour de Strasbourg est importante, non seulement par ses dits mais également par ses non-dits. La Cour a opéré des choix de principe, de méthode et de technique considérables dont la mise en œuvre constituera la suite de la saga des rapports entre les droits européens et la charia.

Notes

  • [1]
    Ce quasi-article a été écrit en l’honneur du Président Sicilianos (Cour européenne de droits de l’homme).
  • [2]
    Car la charia n’est pas connue en droit grec ; seul le Coran est traduit mais point la Sunna – la tradition rapportée par la vie du prophète Mohamed –, ni la Itzma – l’interprétation des grands interprètes musulmans –, ni enfin la Kiyas – la dernière source interprétation fondée sur l’analogie et à condition qu’aucune autre source ne donne de solution. V. Ktistakis, Loi Sacrée de l’Islam et musulmans citoyens grecs, Sakkoula, en grec, 2006, p. 29 s.
  • [3]
    Arrêts nos 1723/1980, 1041/2000, 1097/2007, 2113/2009.
  • [4]
    Arrêts nos 1333/2001, pensée 11, 466/2003, pensée 12.
  • [5]
    Car étant le seul pays en Europe d’application obligatoire de la charia en tant que droit personnel des citoyens grecs selon l’excellent rapport de l’Union hellénique pour les droits de l’homme, n° 118 de l’arrêt ; v. aussi V. Koumpli, Managing religious law in a secular State : The case of the Muslims of western Thrace on the occasion of the ECHR judgment in Molla Sali c/ Greece, in Multicultural Challenges and Law, Springer, 2019, à paraître.
  • [6]
    Loi sacrée de l’Islam et citoyens grecs musulmans, 2006, en grec.
  • [7]
    Les rapports familiaux des Grecs musulmans, 2003, en grec.
  • [8]
    La réglementation des rapports successoraux des Grecs musulmans, Journal de droit civil, 2014, p. 809 s., en grec.
  • [9]
    Droit international privé, t. I, p. 202 s., en grec ; idem, Conflits de lois et conflits interpersonnels en matière de succession en Grèce, 2016.
  • [10]
    V. entre autres, M. Puppinck dans Le Figaro, Vox, 26 déc. 2018, qui critique, erronément, la décision car elle n’a pas condamné l’application de la charia, et la réponse de M. Hervieu dans la même tribune.
  • [11]
    The Law of Open Societies, Private Ordering and Public Regulation in the Conflicts of Laws, Hague Academy of International Law Monographs, vol. 9, Brill, 2015.
  • [12]
    La démocratie, par ex., incompatibilité constatée par ailleurs par la Cour dans son arrêt Refah Partisi et a. c/ la Turquie (gde ch., 13 févr. 2003).
  • [13]
    V. en ce sens M. Fabre-Magnan, L’institution de la liberté, PUF, 2018, dont la thèse principale est que le consentement ne suffit pas à garantir la liberté et qu’est nécessaire un choix libre et éclairé, ce qui n’est pas le cas en pratique connaissant les réactions religieuses et sociales contre les musulmans qui opèrent un tel choix en faveur du droit commun comme Molla Sali.
  • [14]
    « La liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir faire usage public de sa raison dans tous les domaines », Kant, La philosophie de l’histoire, trad. Piobetta, Paris, 1947, p. 48 ; v. aussi A. Rand, The Virtue of Selfishness, New American Library, 1964.
  • [15]
    Principe d’égalité de l’art. 4, protection de la famille, art. 21, liberté de religion, art. 13, et procès équitable, art. 20 essentiellement.
  • [16]
    CJUE, aff. C-281/15, Mamish.
Français

La différence de traitement subie par la requérante en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur de confession musulmane, par rapport à une bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur qui n’est pas de confession musulmane, n’ayant pas de justification objective et raisonnable, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention EDH combiné avec l’article 1 du Protocole additionnel n° 1 à la Convention.

Mots-clés

  • (APPLICATION OBLIGATOIRE) CHARIA
  • Volonté
  • Succession
  • Testament
  • Non-discrimination (art. 14 CEDH)
  • Droits de l’homme
  • Droit proprieté
  • Art. Premier Protocole 1
  • Discrimination par association
Charalambos (Haris) Pamboukis
Professeur de droit international privé à l’Université Nationale et Kapodistrienne d’Athènes – Directeur de l’Institut Hellénique de droit international et étranger
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.194.1002
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