CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Arrêt

2La Cour de cassation, chambre sociale, a rendu l’arrêt suivant : Attendu, selon l’arrêt attaqué, rendu sur renvoi après cassation (Soc. 9 juill. 2015, n° 14-13.497), que Mme E… a été engagée le 12 novembre 1997 par la société de droit français située à Paris, Images modernes, dont M. G…B…, héritier de la collection B…, était le gérant ; que, par avenant du 12 novembre 2002, la durée hebdomadaire de travail, initialement à temps complet, a été ramenée à huit heures : que, le 10 décembre 2002, elle a été engagée à temps partiel, en qualité de directrice de programme, par la Fondation J… y I… G… B… para el arte (FABA, ci-après la fondation) ; que, licenciée par la société Images modernes le 16 juin 2006, pour motif économique, elle a été engagée, le 28 juillet suivant, directement par M. G… B… en qualité de secrétaire privée chargée des expositions ; que, le 17 décembre 2009, elle a été licenciée par la fondation au motif d’une incompatibilité entre le maintien de son poste et de son lieu de résidence à Paris, alors que le centre des opérations d’art était dorénavant localisé à Bruxelles ; que, le 21 décembre 2009, elle a été licenciée par M. G… B… avec effet immédiat ; qu’elle a saisi la juridiction prud’homale pour obtenir paiement de diverses sommes, en se prévalant des dispositions de la loi française ;

3Sur le deuxième moyen, pris en sa première branche, qui est préalable :

4Vu les articles 3 et 6 de la convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, applicable en la cause ;

5Attendu que pour dire le licenciement de la salariée par la fondation sans cause réelle et sérieuse, l’arrêt retient que la convention n° 158 de l’OIT pose le principe dans son article 8 que le travailleur qui estime avoir fait l’objet d’un licenciement injustifié aura le droit de recourir contre cette mesure devant un organisme impartial tel qu’un tribunal et qu’il pourra être considéré comme ayant renoncé à exercer son droit de recourir contre le licenciement s’il ne l’a pas fait dans un délai raisonnable, qu’il s’ensuit que les délais de prescription et de forclusion sont à prendre en considération dans l’appréciation des mesures impératives attachées au licenciement dans un souci de protection du travailleur dans le rapport inégal qui existe avec son employeur, que le caractère impératif des dispositions relatives à la prescription en droit du travail français est confirmé par l’introduction dans le code du travail français, aux termes de la loi du 14 juin 2013, de l’article L. 1471-1 et que, le délai de prescription de vingt jours imposé au salarié par la loi espagnole pour contester un licenciement étant moins protecteur que le délai de prescription de la loi française qui était de cinq ans en vertu de l’article 2224 du code civil, au moment de la requête de la salariée devant la juridiction prud’homale parisienne, la loi espagnole doit être écartée et l’action en contestation du licenciement par la FABA, déclarée recevable ;

6Qu’en statuant ainsi, alors que, dès lors que le salarié n’est pas privé du droit d’accès au juge, les règles de procédure aménageant les délais de saisine des juridictions du travail ne portent pas atteinte aux dispositions impératives de la loi française qui auraient été applicables en l’absence de choix d’une loi étrangère applicable au contrat de travail, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; Et sur le premier moyen, pris en ses trois premières branches, lesquelles sont recevables :

7Vu les articles 3 et 6 de la convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, applicable en la cause ;

8Attendu que pour dire les licenciements de la salariée sans cause réelle et sérieuse et condamner solidairement la fondation et M. G… B… à payer à la salariée diverses sommes, l’arrêt retient que M. G… B… était le gérant de la société Images modernes qui employait en premier lieu la salariée, qu’il est le signataire, en qualité d’employeur, du contrat de travail espagnol conclu entre cette dernière et la FABA et que c’est à titre personnel qu’il a employé la salariée à compter du 1er août 2006 après l’avoir licenciée de la société Images modernes dans un emploi identique, qu’il est le seul interlocuteur de leurs échanges à propos de la régularisation sociale de celle-ci en rapport avec les contrats espagnol et belge, sans distinction, qu’ainsi que cela ressort de la lettre qui acte la rupture du contrat de travail espagnol, le licenciement est intervenu sur ses instructions, que, par ailleurs, le matériel professionnel mis à la disposition de la salariée à son domicile était utilisé par celle-ci au profit de ses deux employeurs indifféremment, que, le 15 janvier 2009, la salariée a annoncé à M. G… B…, sur sa boîte électronique […], que le scanner hérité de la société Images modernes avait rendu l’âme et lui a demandé l’autorisation de le remplacer, qui lui a été accordée, que lors de pourparlers qui ont précédé les licenciements, relativement au statut social de la salariée par rapport aux deux contrats belge et espagnol, c’est à M. G… B… qu’elle s’est adressée, qu’on ne lui connaît pas d’autre boîte électronique que celle citée précédemment, dans ses rapports avec la salariée, ce qui induit des liens très étroits entre les deux entités dirigées par lui, et une unicité de direction et de gestion, dans ses relations avec la salariée, que de fait la fondation et M. G… B… étaient les employeurs conjoints de cette dernière, qu’il s’ensuit qu’ils sont tenus solidairement au paiement des sommes dues à la salariée au titre de ses contrats de travail ;

9Qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que si la salariée avait exécuté habituellement ses contrats de travail en France, les lois belge et espagnole avaient été choisies par les parties, ce dont il résultait que celles-ci étaient seules applicables à la demande de reconnaissance de la qualité de co-employeurs, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;

10Par ces motifs, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur le troisième moyen :

11Casse et annule, sauf en ce qu’il confirme le jugement s’agissant de la validité du consentement de Mme E… Y… lors de la signature des deux contrats de travail conclus avec la Fondation J… y I… G… B… para el arte et M. G… B…, l’arrêt rendu le 13 octobre 2016, entre les parties, par la cour d’appel d’Orléans ; remet, en conséquence, sur les autres points restant en litige, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Versailles ;

12Condamne Mme E… aux dépens ;

13Du 7 novembre 2018 – Cour de cassation (Soc.) – Pourvoi n° 16-27.692 – M. Huglo, cons doyen faisant fonction de président, SCP Lyon-Caen et Thiriez, SCP Thouvenin, Coudray et Grévy, av.

14L’affaire concerne une salariée ayant travaillé plusieurs années en France pour différents employeurs, une société française d’abord, une fondation artistique espagnole ensuite et un particulier enfin. Pour l’essentiel, la salariée conteste son licenciement. Se pose alors la question de la loi applicable à ce licenciement, sachant que les différents contrats qu’elle a conclus stipulent soit l’application de la loi espagnole, soit celle de la loi belge. Le litige a déjà donné lieu à un arrêt de cassation par lequel la chambre sociale a exercé son contrôle sur la mise en œuvre de la règle de conflit de lois, énoncée à l’article 6 de la convention de Rome, en censurant la Cour d’appel de Paris qui avait suivi le choix des parties et écarté la loi française : la cour d’appel aurait dû rechercher, « comme il lui était demandé, si les dispositions des lois belge et espagnole choisies par les parties et relatives aux différents chefs de demandes de la salariée, étaient plus protectrices que les dispositions impératives de la loi française qui aurait été applicables à défaut de ces choix » (Soc. 9 juill. 2015, n° 14-13.497, D. 2015. 1605 ; ibid. 2016. 1045, obs. H. Gaudemet-Tallon ; Dr. soc. 2015. 741, obs. L. Pailler ; JDI 2016. 912, obs. J. Heymann ; Procédures 2015, n° 10, p. 18, obs. C. Nourissat). Il est ici important de relever que la Cour de cassation ne demandait pas au juge de rechercher « d’office » le contenu éventuellement plus favorable de la loi étrangère, mais de le faire « comme il lui était demandé ». La solution, quoiqu’ainsi un peu timorée sur l’office du juge et silencieuse sur la méthode de comparaison des lois, permettait d’effacer la décision malencontreuse par laquelle la chambre sociale avait fait peser sur le salarié la preuve du caractère plus favorable de la loi dont il réclamait l’application (Soc. 14 mars 2007, n° 05-44.994, sur ce point, v. J. Heymann, note préc.).

15La cour d’appel devant laquelle l’affaire a été renvoyée avait, par application de la loi française, jugé l’action en contestation du licenciement par la fondation recevable et condamné solidairement pour licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse la fondation et le dernier employeur, qualifié de co-employeur. La loi française avait ainsi été appliquée tant à la question de la prescription de l’action en contestation qu’à celle de la qualité de co-employeur. Sur ces deux points, la Cour de cassation, dont la décision appelle certaines réserves, estime que le mécanisme conflictuel mis en place par les articles 3 et 6 de la convention de Rome a été violé. Ce mécanisme, repris à l’article 8 du règlement Rome I, permet en cas de choix de loi de faire bénéficier le salarié des dispositions impératives plus favorables de la loi qui aurait été applicable à défaut de choix. En général, il s’agit des règles impératives de la loi du lieu d’exécution habituelle du travail. Ici, la cour d’appel avait constaté que la salariée avait exécuté habituellement son contrat de travail en France et en avait déduit que les dispositions impératives du code du travail français étaient applicables à chacun des contrats litigieux, chaque fois qu’elles étaient plus protectrices pour la salariée. Cela lui avait permis d’appliquer le droit français à la question de la prescription de l’action, à la procédure de licenciement, à l’indemnité de préavis, à l’indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse mais aussi au co-emploi. L’appréciation du caractère plus favorable des règles françaises ne faisait pas discussion et c’est sur d’autres terrains que se place, avec succès, le pourvoi, celui de leur impérativité, d’une part, et celui de leur applicabilité d’autre part.

I – La nature des règles de prescription de l’action en contestation du licenciement

16Que l’on se réfère à l’article 10 de la convention de Rome, applicable en l’espèce, ou à l’article 2221 du code civil issu de la loi du 17 juin 2008, la prescription relève du droit applicable au fond et non de la loi du for. Or, en matière de contrat de travail, la loi applicable au fond est désignée par l’article 6 de la convention de Rome dont la mise en œuvre nécessite de distinguer au sein des dispositions de la loi applicable à défaut de choix des parties entre règles impératives et règles supplétives. Seules les premières ont vocation à s’appliquer, encore faut-il qu’elles soient plus protectrices du salarié que celles de la loi choisie. En l’espèce, ce mécanisme nécessitait de s’interroger sur la nature des règles françaises relatives à la prescription de l’action en contestation d’un licenciement.

17La cour d’appel avait fait jouer la convention n° 158 de l’OIT. Cette convention que l’on évoque beaucoup aujourd’hui au sujet du barème mis en place par les récentes lois travail (sur la question de la conformité de l’article L. 1235-3 du code du travail à la convention n° 158, v. not. J. Mouly, L’inconventionnalité du barème : une question de proportionnalité ? Dr. soc. 2019. 234 ; adde le dossier Licenciement et barème. Prévoir et sécuriser ?, Dr. soc. 2019. 280) consacre un droit au recours et mentionne un délai raisonnable pour l’exercice du recours. La cour d’appel en déduisait que les règles relatives aux délais de prescription et de forclusion ont un caractère impératif de telle sorte qu’il fallait faire application du délai du droit français (cinq ans en vertu de l’art. 2224 C. civ.) plus protecteur du travailleur que le délai prévu par le droit espagnol pour contester un licenciement (délai particulièrement court puisque fixé à vingt jours), ce qui rendait l’action de la salariée recevable. Le raisonnement de la cour d’appel nous semblait mériter approbation. Il est néanmoins censuré par la Cour de cassation. Précisément, elle conteste l’impérativité des règles de prescription en retenant une conception assez étroite du droit à l’accès au juge : il suffit que le salarié ait la possibilité d’agir en justice, peu importe que ce soit pendant une période très brève. Ainsi seules les règles de prescription privant concrètement le demandeur de toute possibilité d’action paraissent contraires à l’ordre public international (en ce sens, Com. 6 déc. 2017, n° 16-15.674, D. 2018. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 1986, obs. C. Witz et B. Köhler ; Rev. crit. DIP 2018. 682, note J. Klein qui s’ajoute aux arrêts admettant la conformité à l’ordre public de lois étrangères prévoyant des délais très inférieurs à ceux du droit français). En cela, la jurisprudence française est conforme aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme (v. not. CEDH 11 mars 2014, n° 52067/10, Moor c/ Suisse, D. 2014. 1019, note J.-S. Borghetti ; Dr. soc. 2015. 719, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; RDC 2014. 506, obs. F. Marchadier ; pour une application, v. Soc. 3 avr. 2019, n° 17-15.568, D. 2019. 2339, note I. Ta ; ibid. 1558, chron. A. David, F. Le Masne de Chermont, A. Prache et F. Salomon ; RDT 2019. 401, étude A.-S. Ginon ; RTD civ. 2019. 586, obs. H. Barbier). La Cour de justice semble adopter la même position (CJUE 31 janv. 2019, aff. C-149/18, da Silva Martins, JDI 2019. 23, note L. Pailler, spéc. point 34). Néanmoins, et même si le droit français connaît des délais de recours très brefs (que l’on songe au contentieux des étrangers… et le droit du travail n’est pas épargné : en l’espace de quelques années, les délais de contestation du licenciement se sont considérablement réduits : de 30 à 5 ans, puis de 5 à 2 ans, et depuis l’ordonnance du 22 septembre 2017 un an ; sur cette tendance, L. Malfettes, L’accès au droit (du travail) : au cœur d’un paradoxe ?, Dr. soc. 2018. 802), on a du mal à concevoir que la possibilité d’avoir accès au juge dans un délai très contraint, pendant un jour, par exemple, si l’on force le trait, suffise, sauf circonstances particulières, à préserver le droit à un recours effectif. Mais la question, dans l’affaire commentée, n’est pas de savoir si le délai prévu par la loi espagnole est conforme aux exigences fondamentales. Il importe en effet de ne pas confondre ordre public international et ordre public interne. Ici, la question est celle de l’ordre public interne : est-il possible de déroger au délai de cinq ans que prévoyait la loi française applicable en l’espèce ? À cet égard, on doit remarquer que la Cour de cassation ne reprend pas la formule malheureuse par laquelle elle avait, dans une espèce voisine, affirmé que le délai de prescription de vingt jours prévu par la loi espagnole pour la contestation du licenciement n’est pas contraire à l’ordre public international (Soc. 12 juill. 2010, n° 07-44.655, D. 2010. 1884 ; ibid. 2011. 1374, obs. F. Jault-Seseke ; Dr. soc. 2011. 102, obs. M. Keller ; Rev. crit. DIP 2011. 72, 1re esp., note F. Jault-Seseke ; JCP S 2010. 1409, n° 41, note S. Brissy ; JDI 2011. 600, note V. Parisot). Elle se place bien sur le terrain de l’ordre public interne : en affirmant « que, dès lors que le salarié n’est pas privé du droit d’accès au juge, les règles de procédure aménageant les délais de saisine des juridictions du travail ne portent pas atteinte aux dispositions impératives de la loi française », elle dénie le caractère d’ordre public interne du délai de cinq ans. La solution peut se comprendre au regard de l’article 2254, alinéa 1 du code civil qui permet l’aménagement conventionnel de la durée de la prescription. Mais même sur ce terrain, elle n’est pas très assurée dès lors que cet alinéa dans sa deuxième phrase pose une limite qu’en l’espèce le choix de la loi espagnole excède : la durée de la prescription « ne peut toutefois être réduite à moins d’un an ». En outre, et surtout, la solution fait fi des règles spéciales du droit du travail, précisément de l’article L. 1471-1 du code du travail qui prévoit un délai de prescription propre aux actions portant sur l’exécution et la rupture du contrat de travail. Ce texte, à la différence de l’article L. 1134-5 visant les actions en réparation du préjudice résultant d’une discrimination n’interdit pas expressément les aménagements conventionnels mais l’esprit du droit du travail plaide pour cette interdiction. Certes, il y a peu, la chambre sociale a admis l’aménagement conventionnel de la prescription de l’action en requalification d’un CDD en CDI (Soc. 22 nov. 2017, n° 16-16.561, à paraître au Bulletin, D. 2017. 2432 ; ibid. 2018. 813, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2018. 209, obs. J. Mouly ; RDT 2017. 812, obs. F. Guiomard) mais les critiques qui ont été formulées à l’encontre de l’arrêt (v. notes préc.) restent actuelles. L’objectif de protection de la partie faible qu’est le travailleur plaide pour la nature impérative des règles de prescription, comme cela est affirmé tant en droit de la consommation (C. consom., art. L. 137-1) qu’en droit des assurances (C. assur., art. L. 114-1). Faut-il pour s’en convaincre rappeler que l’article L. 1121-1 du code du travail interdit d’apporter « aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché » ? Ce dernier texte par essence impératif commanderait a minima de démontrer la proportionnalité de la restriction au droit d’agir de la salariée résultant de la mise en œuvre de la clause de choix de loi (comp. avec la fragilisation des clauses de choix de loi dans les contrats de consommation qu’a opéré l’arrêt VKI c/ Amazon, CJUE 28 juill. 2016, aff. C-191/15, D. 2016. 2315, note F. Jault-Seseke ; ibid. 2141, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; ibid. 2017. 539, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; ibid. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; ibid. 2054, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; Dalloz IP/IT 2017. 50, obs. E. Treppoz ; Rev. crit. DIP 2017. 112, note S. Corneloup). Tout concourt donc pour considérer que l’affirmation du caractère supplétif des règles de prescription est quelque peu lapidaire.

18L’arrêt suscite d’autres réserves quant à la détermination de la loi applicable à la qualité de co-employeur.

II – La loi applicable à la qualité de co-employeur

19Il est fréquemment fait appel au co-emploi en matière de contentieux international du travail, afin d’offrir un débiteur solvable au salarié. L’entreprise est souvent vouée à l’échec en raison de la définition stricte retenue désormais par la Cour de cassation (v. not. F. Jault-Seseke, note sous l’arrêt Molex, Soc. 2 juill. 2014, Rev. crit. DIP 2015. 594). La cour d’appel avait pourtant en l’espèce réussi à caractériser la situation de co-emploi, en en retenant une approche factuelle. Elle avait constaté que la personne physique, dernier employeur de la salariée, était non seulement le gérant de la société française qui l’avait embauché en premier lieu, mais aussi le signataire du contrat de travail espagnol conclu avec la fondation. Elle avait relevé qu’il était le seul interlocuteur de la salariée, qu’il était à l’origine du licenciement et qu’il n’y avait pas réellement d’étanchéité entre les employeurs successifs. Ces éléments lui avaient permis de conclure à l’unicité de direction et de gestion dont découlait une situation de co-emploi. On retrouve ici les termes de la jurisprudence française en la matière, ce qui permet d’affirmer que la cour d’appel, si elle a fait application d’une notion juridique, a raisonné par application du droit français.

20La Cour de cassation lui reproche de ne pas avoir apprécié la situation de co-emploi au regard des lois belges et espagnoles qui avaient été choisies par les parties. Selon une formule désormais classique, la loi choisie (même s’il faut ici parler au pluriel) est seule applicable à la demande de reconnaissance de la qualité de co-employeurs (déjà Soc. 8 févr. 2012, n° 10-28.537, D. 2012. 560 ; Rev. crit. DIP 2012. 576, note F. Jault-Seseke ; Soc. 13 janv. 2016, n° 14-18.566 ; et encore, depuis l’arrêt sous commentaire, Soc. 20 févr. 2019, n° 17-20.532 et 17-20.536, D. 2019. 1016, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke). Peu importe donc que pour une fois les exigences françaises du co-emploi soient satisfaites. Il appartiendra à la cour d’appel de Versailles devant laquelle l’affaire est renvoyée d’établir (cela fait partie de son office) le contenu tant de la loi espagnole que de la loi belge en matière de co-emploi. La tâche risque d’être rude, sans compter qu’il faudra encore concilier (sans forcément les appliquer de façon cumulative, contra E. Pataut, note préc.) la loi espagnole et la loi belge dès lors que la situation factuelle résulte de l’exécution de deux contrats soumis respectivement à chacune de ces lois.

21Néanmoins, ce n’est pas en raison de sa complexité que la solution est critiquable, mais parce que rien ne justifie en l’occurrence l’application de la seule loi choisie par les parties au contrat.

22D’abord, la détermination de l’employeur est susceptible d’être appréhendée comme une question de qualification (contra E. Pataut, note préc.) commandant l’application de la loi du for (ou la consécration d’une notion autonome en droit européen), et non celle de la loi du contrat. En effet, pour faire jouer l’article 6 de la convention de Rome, il est nécessaire de démontrer l’existence d’un contrat de travail, démonstration qui exige d’identifier deux parties se trouvant dans un rapport de subordination l’une à l’autre. La jurisprudence n’a d’ailleurs jamais, sauf en matière de co-emploi, on l’a dit, fait application de la loi du contrat pour identifier l’employeur. On peut s’en féliciter dans la mesure où cela permet de sanctionner les montages frauduleux (notamment le recours à des sociétés boîtes aux lettres) destinés à dissimuler le véritable employeur (pour une illustration d’une situation de co-emploi international, v. l’affaire ayant donné lieu à Soc. 23 janv. 2019, n° 17-20.937 et 17-24.604).

23Ensuite, même en admettant que la question ne doive pas être résolue au prisme de la qualification et qu’elle relève de la loi désignée par la règle de conflit de lois, l’application des lois belge et espagnole n’est pas assurée. En effet, la convention de Rome (et désormais le règlement Rome I) comporte une règle de conflit spéciale en matière de contrat de travail en raison des insuffisances de l’autonomie de la volonté lorsque les relations contractuelles sont déséquilibrées. Cette règle a pour objet d’assurer une protection minimale au salarié dans les hypothèses où l’employeur aurait inséré une clause de choix de loi dans le contrat. Ne se référer qu’à la loi choisie viole de façon évidente le mécanisme conflictuel. La Cour de cassation l’avait clairement énoncé dans cette même affaire dans l’arrêt de 2015 (préc.). La nouvelle formulation de la règle à l’article 8 du règlement Rome I, « le contrat individuel de travail est régi par la loi choisie par les parties », n’y devrait rien changer (en ce sens, E. Pataut, note préc. et les réf.). Doit-on alors admettre, comme en matière de prescription (v. supra) que la loi française du lieu d’exécution habituelle du travail n’a pas à s’appliquer, faute d’impérativité ? La réponse est assurément négative : les parties ne peuvent librement déterminer l’employeur. Faut-il alors considérer que l’identification de l’employeur échappe à la catégorie spéciale du contrat de travail et relève des règles applicables au contrat en général ? Rien ne le justifie dès lors que de la personne de l’employeur dépend bien souvent l’étendue des garanties offertes au salarié.

24Aussi les raisonnements de droit international privé, quels qu’ils soient, conduisent-ils en l’espèce à soumettre la reconnaissance de la qualité de co-employeur à la loi française. Il sera néanmoins difficile pour la cour d’appel de renvoi d’aller à l’encontre de la solution fulminée par la Cour de cassation. La salariée risque donc d’apprendre à ses dépens « l’art difficile du conflit de lois en matière de contrat de travail » (nous empruntons ici à E. Pataut le titre de sa note).

Français

Les règles de procédure aménageant les délais de saisine des juridictions du travail ne portent pas atteinte aux dispositions impératives de la loi française qui auraient été applicables en l’absence de choix d’une loi étrangère applicable au contrat de travail.
La demande de reconnaissance de la qualité de co-employeurs est soumise aux seules lois choisies par les parties.

Mots clés

  • CONTRAT DE TRAVAIL
  • Loi applicable
  • Prescription – Accès au juge
  • Co-emploi
  • Licenciement
  • Dispositions impératives
  • Choix de loi
  • Lieu d’exécution habituelle
Fabienne Jault-Seseke
Professeur à l’Université de Versailles Saint-Quentin (Paris Saclay) DANTE
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.193.0861
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Dalloz © Dalloz. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...