CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La rubrique bibliographique débute par deux ouvrages qui viennent apporter des regards nouveaux sur des thèmes anciens, provenant du Canada (S. Peari, The Foundation of Choice of Law. Choice and Équality ; v. aussi du même pays la thèse de R. Banu, Nineteenth Century Perspectives on Private International Law, Rev. crit. DIP 2018, compte rendu H. Muir Watt) et du Royaume-Uni (V. Ruiz Abou-Nigm, K. McCall-Smith et D. French (éds.), Linkages and Boundaries in Private and Public International Law). Sur une question de la plus grande actualité, celle concernant le respect des droits de l’homme par les entreprises privées et la possibilité d’un traité qui le garantirait, sont présentés trois ouvrages collectifs (C. Rodriguez-Garavito (éd.), Business and Human Rights. Beyond the End of the Beginning ; S. Deva et D. Bilchitz (éds.), Building a Treaty on Business and Human Rights. Context and Contours ; J.L. Ĉerniĉ et N. Carrillo-Santarelli (éds.), The Future of Business and Human Rights : Theoretical and Practical Considerations for a UN Treaty), suivis de deux publications dont la thématique est proche : une perspective africaine sur l’extraterritorialité des droits de l’homme (L. Chenwi et T.S. Bulto (éds.), Extraterritorial Human Rights Obligations from an African Perspective) et une vue panoramique du droit de l’anti-corruption (F. Heimann et M. Pieth, Confronting Corruption : Past Concerns, Present Challenges and Future Strategies). Viennent ensuite de nouvelles productions sur le droit de l’Union européenne, intéressant le droit social (S. Barbou des Places, E. Pataut et P. Rodière (éds.), Les frontières de l’Europe sociale), la reconnaissance mutuelle (E. Bonifay, Le principe de reconnaissance mutuelle et le droit international privé. Contribution à l’édification d’un espace de liberté, sécurité et justice) et le pluralisme juridique (M. Abvelj, The European Union under Transnational Law). Sont enfin recensés quatre ouvrages s’inscrivant plutôt dans une perspective de droit comparé, sur le droit marocain de la famille (M.-C. Foblets (éd.), Le Code marocain de la famille en Europe : bilan comparé de dix ans d’application), le droit de la procédure (L. Cadiet, B. Hess et M. Requejo Isidro (éds.), Approaches to Procedural Law. The Pluralism of Methods), la théorie comparatiste (C. Valcke, Comparing Law. Comparative Law as Reconstruction of Collective Commitments) et l’histoire du droit européen (T. Herzog, A Short History of European Law).

The Foundation of Choice of Law. Choice and Equality, par Sagi Peari, New York, Oxford University Press, 2018, XXIV + 316 pages

2Outre-Atlantique, la matière du conflit de lois a connu tant de vicissitudes que d’aucuns n’ont pas hésité à la réduire à un état de « désordre », dans lequel elle aurait, à l’aube du troisième millénaire, fini par sombrer (K. Roosevelt, The Myth of Choice of Law: Rethinking Conflicts, 97 Michigan Law Review 2448, 2449 [1999]). Il fallait donc à l’auteur une certaine dose de courage et de hardiesse pour entreprendre une recherche sur le thème du Fondement du Conflit de lois dans ce contexte. Certains qualifieront même l’entreprise de témérité, puisque les deux piliers sur lesquels l’auteur entend faire reposer ledit fondement du conflit de lois auraient pour substrats théoriques les travaux de Savigny et la better law, soit deux conceptions ou systèmes de droit international privé les plus critiqués dans la littérature internationaliste états-unienne ! Voici donc une étude qui se propose de remettre de l’ordre dans la méthodologie du conflit de lois (dans une perspective essentiellement anglo-américaine), en offrant une représentation néo-kantienne de la matière, appuyée sur un raisonnement principalement inductif. Servie par une langue claire, remarquablement bien écrite et concise, cette démonstration ne présente donc a priori que de l’intérêt pour le spécialiste européen de droit international privé.

3Conformément au sous-titre de l’ouvrage, le fondement du conflit de lois, tel qu’identifié par M. Peari, reposerait donc sur deux piliers, celui du choix et celui de l’égalité. S’il y a quelque tautologie, voire inélégance, à faire reposer le « choix de loi » (choice of law) sur… le choix (choice), la logique suivie nous semble pourtant essentiellement être celle de faire comprendre à la doctrine conflictualiste états-unienne que le conflit de lois suppose avant tout un choix, et que les travaux de Savigny peuvent sur ce point être relus avec attention, pour y trouver non de la « confusion » mais une « révélation » (p. 31 s.). À cette fin, l’auteur entend mettre l’accent sur la théorie savignienne de la « soumission volontaire » – présentée à juste titre comme l’élément central de la pensée du maître allemand en la matière (p. 45) –, davantage que sur la « mystérieuse formule du “siège universel” » du rapport de droit, pour éclairer sa compréhension de ce premier pilier fondamental que serait celui du choix (ibid.). Si celle-ci doit donc beaucoup à Savigny, elle s’en distingue pourtant sur certains points, qu’elle étend (dans son recours au principe d’autonomie de la volonté, notamment – p. 90 s.), ou qu’elle dépasse, en associant à cette théorie d’autres éléments, constitutifs du second pilier fondamental de sa conception d’ensemble, soit le pilier de l’égalité (Equality Pillar – p. 125 s.).

4Conçu comme protecteur du processus conflictuel, ce pilier « Égalité » est présenté par l’auteur comme un « bouclier », en opposition à celui du « Choix », qui serait plutôt une « épée » (p. 125). De façon ramassée, ce second pilier est censé fournir des limites substantielles à la structure formelle du premier. M. Peari le fait reposer sur la méthodologie de la better law, qu’il entend en quelque sorte réhabiliter, car victime selon lui de trop nombreuses incompréhensions et idées fausses. La méthodologie de la better law devrait ainsi faire l’objet, pour l’auteur, d’une division, selon que l’on souhaite la concevoir comme une règle primaire ou secondaire. Si la première conception – la plus critiquée, et la moins appliquée par les tribunaux – est disqualifiée (p. 13 s.), la seconde est en revanche promue, essentiellement pour son aptitude, dans une perspective positiviste kantienne, à justifier la mise à l’écart du droit étranger dans les cas limites, c’est-à-dire les cas dans lesquels se pose, notamment, la question de l’application de lois injustes (au sens de la philosophie du droit). Détaillée et argumentée (p. 127 s.), cette approche est ensuite éprouvée, à l’aune des deux tests auxquels les fondements de la better law sont traditionnellement confrontés – à savoir le test de subjectivité (quel critère objectif d’identification de la « meilleure » des lois en présence ?) et celui de légitimité (quel pouvoir pour apprécier le contenu matériel d’une loi étrangère ?) –, et dont les résultats obtenus ont inéluctablement conduit à sa remise en cause. En prenant argument sur les solutions retenues par certains systèmes de droit international privé contemporain ou différentes décisions de justice, l’auteur considère que sa conception franchit positivement ce double test, au prix toutefois d’un certain nombre de concessions (v. not. p. 53 s. ; p. 195 s.). La prétention à l’universalisme de la théorie proposée par l’auteur se heurte ainsi à la réalité des choses, soit une leçon que les particularistes avaient déjà tiré en Europe voilà plus d’un siècle.

5Ce constat qui pourra apparaître d’évidence sur le Vieux Continent ne doit pourtant pas occulter la qualité et la densité de la réflexion proposée dans une série de développements ultérieurs, où la mise à l’épreuve se poursuit par le traitement de plusieurs questions choisies, des plus classiques (ainsi de la matière délictuelle, qui permet à l’auteur de proposer une lecture renouvelée des célèbres arrêts Babcock v. Jackson ou Boys v. Chaplin – p. 179 s.) aux plus contemporaines (la résolution du conflit de lois dans une ère numérique, p. 273 s.). Si l’on ne peut manquer de regretter que l’érudition de l’auteur se limite aux seuls travaux de langue anglaise, l’on concédera bien volontiers à ce dernier qu’il n’a nullement négligé l’étude de textes européens contemporains (ainsi des règlements dits Rome I et Rome II).

6L’on retiendra surtout de la démonstration de M. Peari que celle-ci est majoritairement fondée sur une analyse inductive du conflit de lois, tel que mis en œuvre par les praticiens anglo-américains. Il semble ainsi permis d’y voir une sorte d’écho à l’appel lancé voilà près de quatre lustres par Mathias Reimann, invitant les universitaires européens et américains à renouer le dialogue pour faire progresser la science du conflit de lois (Domestic and International Conflicts Law in the United States and Western Europe, in International Conflict of Laws for the Third Millenium, Essays in Honor of Friedrich K. Juenger, Ardsley (NY), Transnational Publishers, Inc., 2001, p. 109 s.). Nul doute qu’avec de tels fondements méthodologiques, cet ouvrage aussi rafraîchissant que stimulant, saura œuvrer à ce que ce dialogue soit, de ce côté-ci de l’Atlantique, pleinement repris.

7Jeremy Heymann

Linkages and Boundaries in Private and Public International Law, par Verónica Ruiz Abou-Nigm, Kasey McCall-Smith et Duncan French (dir.), Hart Publishing, 2018, 250 pages

8Pour discuter des liens et des limites entre droit international public et privé, les éditeurs de l’ouvrage commenté ont choisi de structurer le propos en trois parties. Précédée par un chapitre introductif, la première concerne les points communs ainsi que les influences réciproques des deux champs du droit, à la fois d’un point de vue descriptif (chapitre 1 et 2) et normatif (chapitre 3). La seconde partie discute spécifiquement de l’identité fonctionnelle des deux disciplines – soit l’un des points communs du droit international public et privé listés dans le premier chapitre – au regard de trois concepts partagés : la compétence (jurisdiction, chapitre 4), l’ordre public (chapitre 5), et le droit mou (soft law) dans le contexte particulier de l’arbitrage international (chapitre 6). La troisième partie de l’ouvrage présente des problématiques globales actuelles que le droit international public et privé sont amenés à appréhender, ce qui peut éventuellement requérir leur dépassement : le chapitre 7 revient sur (le nœud gordien de) la responsabilité sociale des entreprises, qui implique elle aussi le droit mou ; le chapitre 8 considère la nécessité de briser le clivage public-privé dans la recherche sur les questions environnementales ; le chapitre 9 reprend l’étude de l’arbitrage commercial international et d’investissement du chapitre 6, cette fois quant à l’exigence de transparence ; et enfin, le chapitre 10 envisage le rôle du droit international public et privé dans la protection des lanceurs d’alerte.

9L’ouvrage examine deux questions, plus ou moins imbriquées. La première concerne l’étude, descriptive, des points communs, des différences, et des influences réciproques entre le droit international public et privé. Cette étude permet d’évaluer la mesure dans laquelle les deux branches du droit peuvent collaborer, voire fusionner. L’ouvrage peut dès lors appréhender une seconde question, soit celle, normative, de la nécessité d’opérer cette collaboration ou fusion. Dans le cadre de l’analyse de ce deuxième point, plusieurs contributions proposent des modalisations – de collaboration ou de fusion – plus ou moins concrètes – qui impliquent parfois de repenser la notion de droit elle-même, afin de refléter la contrainte normative transnationale, non étatique.

10L’étude combinée du droit international public et privé occupe les juristes depuis 150 ans (v. par ex., Ch. Calvos. Dictionnaire manuel de diplomatie et de droit international public et privé, Puttkammer & Muhlbrecht, 1885 ; B. A. Wortley, The interaction of public and private international law today, RCADI, 1954, t. 85) et celle de la pertinence de la séparation entre les deux disciplines est aujourd’hui très à la page (v. par ex., B. Hess, The Public-Private Divide in International Dispute Resolution, RCADI, 2018, t. 388 ; H. Muir Watt, Private International Law Beyond the Schism, (2011) 2(3) Transnational Legal Theory 347-427).

11Dans ce contexte, le plus grand intérêt de l’ouvrage – bien qu’il recèle plusieurs articles réellement nouveaux, par ailleurs – réside dans la variation des réponses apportées aux deux questions posées. Comme évoqué ci-dessus, l’ouvrage comprend en effet une double thèse : l’une consiste à dire que les deux disciplines doivent (au moins) fusionner ; et l’autre, plus traditionnelle, vise à convaincre de la nécessité d’une simple collaboration entre les deux branches du droit. En outre, cette double thèse est émise de manière relativement ambiguë, suggérant un entre-deux au sein de la littérature ce qui complexifie – sans doute à juste titre – les possibilités d’évolution du droit international. Enfin, cette ambiguïté est intéressante car elle ne montre pas seulement les différences de points de vue entre les tenants du droit public et du droit privé, mais elle reflète aussi la variété des conceptualisations de leur discipline par les publicistes et privatistes, respectivement. Comme le notent J. d’Aspremont et F. Giglio, cela n’est qu’un signe de bonne santé académique, puisque, selon eux, il faut bien se garder de naturaliser une quelconque définition de l’une ou l’autre discipline. En effet, en parlant de l’approche romaine du raisonnement juridique, qui se veut un exercice heuristique, ils précisent : « l’on donne une certaine image du droit international public et privé dans le but de révéler des points de contact entre les disciplines à la fois en termes de méthode et de raisonnement juridique » (p. 34, traduction libre).

12L’ambivalence de la double thèse se perçoit aussi bien au niveau du contenu que pour ce qui a trait à la méthode – étant entendu que la dernière suggestionne le premier (v., par ex., J. d’Aspremont, Epistemic Forces in International Law. Foundational Doctrines and Techniques of International Legal Argumentation, Edward Elgar Publishing, 2015, p. 177-179). Quant au contenu, il est frappant qu’à la fois le chapitre introductif et le second chapitre font office de fil rouge, sans défendre exactement la même idée. D’un côté, dans le chapitre introductif, les éditeurs conçoivent l’ouvrage comme une considération « du mouvement de va et vient » en faveur et à l’encontre de la distinction, non seulement entre le public et le privé, mais aussi entre le national et l’international, au regard de la nécessité du développement du « bien commun » à l’échelle globale (p. 1, traduction libre). K.J. Hood exemplifie d’ailleurs l’imbrication de ces quatre catégories – public, privé, national et international – à travers son étude du système britannique (chapitre 3). Les éditeurs expliquent également que tous les auteurs impliqués « sont d’avis que les horizons traditionnels du droit international privé et public doivent faire l’objet d’une refonte, au regard des besoins actuels de notre société multiculturelle globalisée » (p. 7, traduction libre). Ils concluent en explicitant que « le scénario global » exige une régulation et une conceptualisation holistiques, ce qui implique idéalement de reléguer le tandem public-privé à un « outil descriptif appartenant à l’histoire du droit » (p. 9, traduction libre). Certains articles illustrent très bien cette conclusion, puisqu’ils traitent de phénomènes qui ne peuvent être saisis par les quatre catégories susmentionnées (public, privé, national et international), même à les faire collaborer ou fusionner. Par exemple, R. Collins et M. Mercedes Albornoz proposent de concevoir le rôle interconnecté des acteurs publics et privés « dans la création d’un espace d’ordonnancement ou de régulation horizontal et transnational des transactions juridiques de nature privée » (p. 107, traduction libre). À cette fin, les auteurs consacrent leur article à l’étude des instruments de droit mou, à la fois en droit international public et privé, mais aussi en droit non-étatique, comme celui émis par la Chambre de commerce internationale (CCI).

13D’un autre côté, le chapitre 2, par J. d’Aspremont et F. Giglio, intitulé « Des fenêtres en droit international » (Windows in International Law), propose une construction analytique originale (bien qu’elle en évoque d’autres, parfois plus complexes ; v., par ex., G. Teubner, Legal Irritants: Good Faith in British Law or How Unifying Law Ends up in New Divergences, (1998) 61(1) Modern Law Review 11-32), à laquelle il est fait référence dans plusieurs contributions. Cette analyse vise à évaluer les échanges – et leur limites – entre les deux branches du droit international. Ainsi, il est fait état de fenêtres (windows), présentes dans chaque discipline conçue comme un système, qui permettent à cette dernière d’avoir conscience des autres disciplines. À travers ces fenêtres, certains principes et structures peuvent voyager vers et en dehors du système. Ce sont les voyageurs (travellers) entrants et sortants. Cependant, les voyageurs entrants ne parviennent à pénétrer le système – entendez, à influencer les discours juridiques de la discipline concernée – que si les (-)codeurs de ce système sont capables de traduire les voyageurs dans une langue comprise par le premier (p. 36-37). De l’avis des auteurs, cet outil analytique permet d’envisager une vision holistique du droit international sur les fenêtres tout à la fois du droit international privé et de son pendant public (p. 52) et de reconnaître plusieurs similitudes aux deux disciplines. La séparation public-privé apparaît dès lors tout à fait susceptible d’atténuation. Mais susceptible seulement, donc. On est ici, à notre avis, dans un projet un peu différent que celui exprimé dans le chapitre introductif – le premier vise la collaboration, et le second, la fusion (et la refonte du droit).

14Or, comme mentionnée ci-haut, la métaphore de J. d’Aspremont et F. Giglio est utilisée dans plusieurs contributions, qui elles-mêmes expriment soit la collaboration soit le dépassement de la division public-privé. Notamment, D. Kiagaros et A. Wyper voient dans la reconnaissance, en matière de droits de l’homme, du fait que les « représailles injustifiées » (unwarranted retaliation) contre les lanceurs d’alertes qui révèlent des informations d’intérêt public constituent une violation de la liberté d’expression, un « voyageur normatif » du droit international privé vers le droit international public (chapitre 10, p. 218). Dans ce cas, l’on comprend bien la pertinence d’un dialogue et d’un rapprochement entre les deux disciplines internationales, telle que conseillée dans le chapitre 2. Dans d’autres cas, la métaphore des disciplines juridiques à fenêtres ouvertes est reprise pour rendre compte, non pas des échanges entre le droit international public et privé, mais du « réseautage » (v., G. Teubner, Constitutional Fragments: Societal Constitutionalism in Globalization, Oxford University Press, 2012) entre le public et le privé, l’international et le national, et le transnational et le non-étatique. Dans cette mesure, la métaphore élaborée dans le second chapitre, qui encourage la collaboration des disciplines, est ainsi utilisée pour défendre la thèse du chapitre introductif, qui prône la fusion et le dépassement des disciplines. Par exemple, M. B. Noodt Taquela et A. M. Daza-Clarck envisagent la notion d’ordre public comme « fenêtre » permettant à des idées externes aux deux disciplines – c’est-à-dire qui n’appartiennent ni au droit international privé, ni au droit international public – de les pénétrer respectivement (chapitre 6, p. 121). Ainsi, ces auteurs soutiennent que l’interprétation de l’ordre public générée dans le contexte de l’arbitrage commercial international et d’investissement influence – ou peut influencer – la notion d’ordre public en droit international public et privé. K. McCall-Smith et A. Rühmkorf appliquent quant à eux le qualificatif de « voyageur » aux droits de l’homme, dans le contexte de la réglementation des chaînes de production, depuis le droit international public vers les « systèmes juridiques nationaux privés » (private domestic legal systems) (chapitre 7, p. 151). La métaphore permet ici de repenser le droit international comme un droit global, qui dépasse la séparation entre le national et l’international, une fois encore, comme recommandé dans le chapitre introductif.

15Quant à la méthode, l’idée mentionnée dans l’introduction est de procéder par tandems : l’idéal recherché consiste en la production d’articles co-rédigés par un publiciste et par un privatiste (p. 2), de façon à ce que les contributions résultent d’un dialogue entre les deux disciplines. Ce choix méthodologique vise, selon les éditeurs, à permettre la conception d’un ordre international « pluraliste plutôt que fragmenté » (p. 3, traduction libre). À notre sens, sa mise en œuvre est intrigante. En effet, d’une part, le modèle du tandem n’est pas appliqué pour toutes les contributions, et d’autre part, il peut perdre de sa pertinence lorsque l’article touche plutôt à une nouvelle forme de droit qu’au droit international privé et/ou public. Le premier cas de figure est illustré par le premier article, rédigé par A. Mills seul, qui identifie six points de contact – y compris l’origine commune (p. 18) – du droit international public et privé. L’auteur peut aisément se revendiquer de la double identité disciplinaire, ce qui tend à faire penser d’ailleurs qu’il est, si pas nécessaire, en tout cas bienvenue, de se faire expert dans les deux matières pour bien comprendre le rapport entre l’une et l’autre. Le second cas de figure se retrouve notamment au chapitre 7. K. McCall (public) et A. Rühmkorf (privé) y explicitent les changements qui leur paraissent nécessaires au niveau du droit international privé et public afin d’engager la responsabilité des entreprises pour la violation des droits de l’homme commise tout au long de la chaîne de distribution – aussi bien au niveau des groupes de sociétés que pour ce qui concerne les relations contractuelles. À cet égard, les auteurs prônent un agencement global du droit international public et privé, du droit dur et du droit mou, et des droits substantiels nationaux, ainsi qu’un amendement de chacun de ces outils juridiques, au regard des autres (faisant écho, dans un autre style, à R. Wai, Enforcement in the Shadows of Transnational Economic Law, in H.-W. Micklitz et A. Wechsler (dir.), The Transformation of Enforcement. European Economic Law in Global Perspective, Hart Publishing, 2016, p. 16-46). Dès lors, pour ce qui concerne la responsabilisation des multinationales, il apparaît que prendre le tandem public-privé comme point de départ ne suffit pas : ce dernier possède une pertinence limitée et c’est plutôt l’approche du droit tout entier qui semble à repenser.

16Ceci étant dit, parmi les articles qui sont le fruit de tandems public-privés, il est des sujets qui se prêtent parfaitement à l’exercice méthodologique. Le chapitre 10, rédigé par D. Kagiaros (public) et A. Wyper (privé), démontre limpidement la nécessité d’imbriquer les règles de compétence et de droit applicable, d’une part, avec celles qui protègent la liberté d’expression d’autre part, de manière à accorder aux donneurs d’alerte un statut légal digne de ce nom. Les auteurs mentionnent le cas particulier des travailleurs temporairement détachés dans un autre pays que celui du droit applicable au contrat de travail, qui rendent publiques certaines informations concernant leur entreprise (p. 218). Dans ce contexte, les auteurs recommandent que la liberté d’expression constitue une loi de police au sens du droit international privé, et que le droit international public clarifie la répartition de la responsabilité de la protection des lanceurs d’alerte entre les États concernés.

17Au-delà de ce commentaire général, l’on peut remarquer quelques apports – non exhaustifs – de l’ouvrage pour le droit international privé, notamment par rapport au débat grandissant du rôle du droit international privé dans la gouvernance globale (v., D. Fernández Arroyo et H. Muir Watt, Private International Law and Global Governance, Oxford University Press, 2014). Premièrement, au titre des principes, A. Mills, qui apparaît donc comme ayant un pied dans chaque discipline (v. supra), remet en question l’utilité des techniques du droit international privé pour réguler les « problèmes » d’interaction entre régimes juridiques (p. 29-31). À cet égard, A. Mills stigmatise ce qu’il appelle « la technique du choix » (technique of choice) visant à éviter les chevauchements de qualifications. Selon lui, cette technique ne convient pas à la résolution des conflits de systèmes, pour lesquels la technique de l’hybridation ou de l’aménagement horizontal, est plus appropriée. Cette technique se retrouve en droit international public (de manière verticale), notamment dans les principes d’interprétation des traités. Au contraire, elle ne fait pas partie du droit international privé tel que pratiqué par les cours et tribunaux, même si quelques auteurs recommandent le remplacement de la technique du choix par l’hybridation (v. p. 30). À tout le moins, explique A. Mills, l’hybridation ne se retrouve dans le droit international privé positif que de manière indirecte, via la règle de la preuve du droit étranger, la division entre la substance et la procédure, et le dépeçage. Cependant, d’aucuns pourraient opposer à cela que la « technique du choix » fait certes partie du droit positif actuel, mais ne constitue pas plus l’essence du droit international privé que la méthode unilatéraliste, qui fait partie du droit positif elle aussi. Or, l’on a vanté les mérites pour la réalisation du pluralisme juridique – qui permettrait notamment de contraindre les entreprises multinationales au respect de leurs code de conduite (H. Muir Watt, Private International Law Beyond the Schism, préc., spéc. p. 383, 415 s.). En outre, l’objectif premier du droit international privé, qui vise précisément à apporter des solutions à des conflits de normes appartenant à des systèmes horizontaux – toujours présent quelles que soient les techniques utilisées – lui confère un potentiel difficilement égalable par le droit international public, à titre de méthodologie de l’interaction des systèmes (entre autres, ibid., spéc. p. 358 et 415).

18D’un point de vue méthodologique et substantiel, plusieurs auteurs estiment – comme A. Mills – que le droit international privé ne peut participer à la gouvernance globale que s’il est épaulé par le droit international public. À cet égard, l’idée de cohérence et de cadre que le droit international public confère au droit international public semble appréciée (v. les mots d’A. Mills à nouveau, p. 24 : « Le droit international privé possède ses propres intérêts et préoccupations politiques, lesquels opèrent dans le cadre posé par le droit international public » ; v. aussi chapitre 3, p. 55 et chapitre 10, p. 218 ; cf. chapitre 4, p. 76, où la coordination est dite mise à mal dans les deux branches du droit – par l’unilatéralisme en droit international privé, et par une conceptualisation pragmatique de la souveraineté en droit international public). L’on peut cependant mettre cette analyse en balance avec d’autres. En effet, plusieurs auteurs ont souligné le potentiel constitutionalisant du droit international privé dans un monde qui ne se pense plus en termes d’interactions purement étatiques, mais comme un réseau mouvant de régimes juridiques étatiques et non étatiques. La méthodologie privatiste constituerait une façon d’« ordonner » le global d’une manière précisément alternative au droit international public, qui permette de considérer le caractère décentré et ouvert du réseau juridique actuel, lequel ne peut être qu’un ordre juridique pluriel (v., par ex., J. Bomhoff, The Constitution of the Conflict of Laws, in Private International Law and Global Governance, op. cit., p. 262-276 ; G. Teubner, Constitutional Fragments, op. cit.). D’autres encore ont mis en lumière la nécessité de considérer la contestation comme une possibilité – et peut-être la seule – d’« ordonnancement » des différents régimes juridiques, qui est portée par la raison d’être du droit international privé, alors que le droit international public s’est montré jusqu’ici défaillant pour réguler le comportement des acteurs économiques privés (R. Wai, Private v Private: Transnational Private Law and Contestation in Global Economic Governance, in Private International Law and Global Governance, op. cit., p. 34-53).

19En outre, les aspects du droit international public qui se retrouvent en droit international privé ne lui apportent pas que des outils pour participer à la gouvernance globale. En effet, certains aspects de droit international privé qui font obstacle à son évolution pour réguler les échanges de notre monde globalisé – souvent transnationaux et parfois non localisables – trouvent leur fondement dans l’origine commune du droit international public et privé. Il en est ainsi du principe de territorialité, qui limite, entre autres, la responsabilisation des entreprises multinationales (v., H. Muir Watt, Private International Law Beyond the Schism, préc., spéc. p. 385-386 ; I. Isailovic, Reframing the Kiobel Case: Political Recognition and State Jurisdiction, (2015) 38(1) Suffolk Transnational Law Review 1-32). Comme l’expliquent V. Ruiz Abou-Nigm et D. French (chapitre 4, sur le concept de compétence), les fondements juridictionnels les plus connus en droit international privé reposent sur des connexions territoriales. Or, selon eux, cet état de droit reflète des considérations de droit international public (p. 78).

20En tous les cas, l’ouvrage donne matière à réfléchir aux privatistes, et les invite notamment à regarder ce que disent les publicistes des sujets gouvernés par le droit international privé, précisément parce qu’ils y voient des implications pour les sujets dits publics. L’on peut remarquer que l’inverse est vrai aussi : les publicistes ont à apprendre des sujets « typiquement publics » tels qu’analysés au regard du « style intellectuel » (intellectual style) du droit international privé (v., K. Knop, R. Michaels et A. Riles, From Multiculturalism to Technique: Feminism, Culture and the Conflict of Law Style, (2012) 64(3) Stanford Law Review 589-656, qui aborde la question du port du voile dans les pays occidentaux, et K. Knop et A. Riles, Space, Time, and Historical Injustice: Feminist Conflict-of-Laws Approach to the Comfort Women Agreement, (2017) 102(4) Cornell Law Review 853-928, qui ré-évalue (à la baisse) le potentiel réparateur de l’Accord sur les « femmes de réconfort » entre le Japon et la Corée du Sud).

21Passées ces tensions théoriques, l’ouvrage illustre plusieurs façons dont le droit international privé peut contribuer, concrètement, à réguler des questions d’intérêts communs (ou publics) – et non purement individuels (ou privés), et ce de manière directe et indirecte. De manière directe, l’ouvrage encourage à nouveau la discipline à intégrer les droits de l’homme (sur le sujet, v., H. Muir Watt, Concurrence ou confluence ? Droit international privé et droits fondamentaux dans la gouvernance globale, RID éco. 2013. 59), soit la liberté d’expression pour la protection des lanceurs d’alertes (chapitre 10), et la responsabilisation des entreprises multinationales pour la violation des droits humains (chapitre 7). De manière indirecte, les mêmes contributions pointent le rôle du droit substantiel national à portée extraterritoriale, notamment dans le cadre de la mise en œuvre du droit international privé, pour des objectifs de régulation à l’échelle globale : le chapitre 7 sur la RSE recommande la mise en œuvre d’une obligation de diligence à respecter tout au long de la chaîne de production, de manière extraterritoriale si nécessaire, et le chapitre 10 concerne la qualification de loi de police à accorder à des lois protégeant les lanceurs d’alerte extra-territorialement (v., aussi le chapitre 8 sur le droit international public environnemental). Dans ce cadre, l’utilité du droit international privé dans la gouvernance globale – qui rappelons-le est un des objectifs du livre – n’est pas seulement soumise à l’importation de concepts et considérations de droit (international) public, mais aussi et surtout à l’élaboration d’un droit transnational applicable à des acteurs non étatiques. L’extraterritorialité, autant que le dépassement du clivage public-privé, apparaît comme une nécessité.

22Pour terminer, quelles que soient les thèses spécifiques soutenues, il faut convenir que l’ouvrage, au regard de l’ambivalence qu’il dégage, constitue d’une part un nouvel appel à la re-théorisation du droit (international et/ou public-privé), et démontre d’autre part que la méthode utilisée pour ce faire possède un potentiel considérable. À cet égard, le livre invite à notre sens, non pas à délaisser la question de l’évolution du clivage public-privé souvent discutée ces dernières années, mais, tout au contraire, à s’y consacrer à nouveau, et quelques autres fois encore. À ce sujet, l’ouvrage permet d’identifier trois nouveaux procédés, bien que non explicités et peu exploités. Ceci ne constitue ni un problème ni une lacune, mais pourrait encourager de futures approches.

23D’abord, il est à noter que les auteurs sont affiliés à des universités du Nord et du Sud (Mexique, Argentine, Royaume-Uni, États-Unis et France). Cela semble tout à fait prometteur dès lors que l’ouvrage consiste, en partie, à repenser le droit international dans la perspective de l’intérêt commun au niveau global. Néanmoins, l’on peut regretter – sans en faire une nécessité – que n’aient pas été incluses d’autres visions juridiques alternatives à l’imposant modèle occidental, telles que celles qui auraient pu être exprimées par des académiques orientaux, asiatiques, africains et autochtones. Cela aurait été particulièrement pertinent pour ce qui concerne les deux dernières catégories culturelles, étant donné, d’une part, que l’ouvrage comprend un cas d’étude consacré à l’industrie du téléphone mobile, qui met en lumière plusieurs minéraux qui se retrouvent dans tous les smartphones et qui constituent indiscutablement la source de conflits internes dans plusieurs pays africains (p. 167). D’autre part, le livre évoque l’implication du droit autochtone dans l’élaboration de conventions de protection environnementale (p. 179). Or, les académiques autochtones, à plusieurs endroits du monde, sont de plus en plus nombreux, et dévoilent petit à petit la richesse de leurs ontologies pour appréhender les enjeux environnementaux (v., par ex., J. Borrows, Recovering Canada: The Resurgence of Indigenous Law, University of Toronto Press, 2017).

24Ensuite, l’on a apprécié plus haut l’idée de tandem académique public-privé afin de faire bénéficier les recherches d’un dialogue interdisciplinaire. L’on pourrait encore étendre l’interdisciplinarité en dehors du droit – même comme simple source d’inspiration ou connaissance sous-jacente – afin d’évaluer la faisabilité (politique, économique et culturelle) des propositions normatives contenues dans l’ouvrage, ainsi que les limites (peut-être plus proches) et les possibilités (peut-être plus nombreuses) de l’évolution du droit international. À cet égard, il est notable que l’ouvrage, bien qu’il soit introduit par la reconnaissance d’une société « multiculturelle » globalisée (p. 7) semble surtout – voire uniquement – réfléchir à la gouvernance des puissances économiques. Il s’agit certes d’un élément crucial dans la recherche de l’intérêt global commun – auquel le livre est consacré. Cependant, l’ouvrage laisse de côté plusieurs enjeux habituellement qualifiés de « culturels ». L’on pense notamment à la gestion de l’immigration dans le monde occidental de communautés qui portent parfois un bagage traditionnel ou religieux très différent de celui sur lequel le droit local est fondé. Or, le droit international, privé et public, vu à travers les prismes de la sociologie et de l’anthropologie notamment, a un rôle à jouer dans la compréhension et la gestion de ce phénomène (v. K. Knop, R. Michaels et A. Riles, From Multiculturalism to Technique, préc. ; H. Muir Watt, Discours sur les méthodes du droit international privé (Des formes juridiques de l’inter-altérité), RCADI, 2018, t. 389).

25Enfin, il est remarquable que quelques auteures, comme A. Wyper et K. Hood, soient intégrées au monde académique tout en étant praticiennes du droit. Elles peuvent ainsi mettre leur expérience de la pratique au service de leur recherche académique – à nouveau, au moins comme simple source d’inspiration ou connaissance sous-jacente. Or, une telle expérience nous semble pouvoir être utilement exploitée pour traiter du sujet, discuté à plusieurs reprises dans l’ouvrage, de l’arbitrage, et spécialement de la distinction entre l’arbitrage commercial international et l’arbitrage d’investissement.

26Par exemple, dans le chapitre 9, Sharon Foster examine l’arbitrage d’investissement comme un site d’interactions entre le droit international public et l’arbitrage commercial international. Dans ce cadre, elle met subtilement en lumière l’apparition récente du caractère exclusivement privé et confidentiel de l’arbitrage commercial international, jadis pluraliste, et souvent public, voire même tenu dans un lieu public (p. 200). Ensuite, elle justifie la nécessité de rendre transparent l’arbitrage d’investissement – et de le différencier ainsi de l’arbitrage commercial contemporain, pour la raison que celui-là implique « le déboursement de l’argent public » (p. 206, traduction libre ; cf. D. Fernández Arroyo, The Legitimacy and Public Accountability of Global Litigation: The Particular Case of Transnational Arbitration, in The Transformation of Enforcement, op. cit., p. 355-373. spéc. p. 369-363). Cependant, du point de vue d’une certaine pratique, il n’apparaît pas tout à fait justifié que l’exigence de transparence ne concerne que l’arbitrage d’investissement et non l’arbitrage commercial. En effet, il arrive que des États soient impliqués dans de « simples » arbitrages commerciaux internationaux. C’est le cas de certains pays africains, qui contractent souvent avec des entreprises multinationales chercheuses d’or, qu’il soit noir ou blanc.

27Au vu de ce qui précède, il nous semble que l’intérêt de l’ouvrage est indéniable, principalement du fait des questionnements méthodologiques fascinants auxquels il confronte à la fois les privatistes, les publicistes, et les rêveurs de révolutions juridiques.

28Sandrine Brachotte

Business and Human Rights. Beyond the End of the Beginning, par César Rodríguez-Garavito (dir.), Cambridge University Press, 2017, 207 pages

29Business and Human Rights. Beyond the End of the Beginning est consacré à la thématique « entreprises et droits de l’homme », perçue comme une nouvelle discipline (la conclusion de C. Rodríguez-Garavito souligne les caractéristiques de ce champ d’étude spécifique et sa contribution à la protection effective des droits de l’homme). Il est le produit d’un travail collectif mené sur plusieurs années. Ces modalités de travail ont donné l’occasion aux contributeurs, qui proviennent d’horizons différents (universitaires et praticiens), d’échanger leur point de vue et de commenter leurs arguments respectifs (ce qui constitue l’une des originalités de l’ouvrage). Le livre s’ouvre sur une riche contribution de C. Rodríguez-Garavito qui précise l’angle sous lequel la problématique des entreprises et des droits de l’homme sera discutée par les différents contributeurs. D’une part, il retrace l’émergence des principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’homme adoptés à l’unanimité par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies et du groupe de travail chargé de veiller à leur diffusion et à leur application concrète. D’autre part, il analyse, tant en pratique qu’en théorie, la dynamique des principes directeurs. Il évoque enfin la perspective d’un traité international, complétant les principes et précisant les obligations et les responsabilités des États et des entreprises.

30La réflexion collective initiée par C. Rodríguez-Garavito prend pour point de départ les principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’homme. Bien qu’ils aient pour ambition de remédier à l’asymétrie des pouvoirs et de l’information entre les entreprises et les victimes de leurs activités, ils n’ont jamais été conçus comme une fin en soi pour protéger les droits de l’homme dans le contexte des activités des entreprises et pour déterminer les responsabilités en cas de violation de ces droits. Ainsi que le relevait le Professeur John Ruggie, leur promoteur et ardent défenseur, ces principes ponctuent un premier cycle, axé sur la production normative, et marquent l’ouverture d’un nouveau cycle, destiné à la diffusion des normes protectrices des droits de l’homme et à leur assimilation par les différents acteurs impliqués dans les activités économiques menaçant les droits fondamentaux des plus vulnérables (entreprises, sous-traitants, investisseurs, bailleurs de fonds, États d’origine des multinationales, États où se déroulent les activités économiques).

31Délaissant une approche statique qui consisterait à analyser le contenu des principes et à pointer leurs lacunes, les différents contributeurs ont développé une approche dynamique consistant à évaluer les réalisations auxquelles les principes ont donné lieu (en particulier, les réactions et les engagements qu’ils ont suscités de la part des États – plan national d’action –, des entreprises – charte de bonne conduite, bonne pratique –, des organisations publiques ou privées telle que la FIFA pour assurer la promotion, le développement et le respect des droits de l’homme dans les activités économiques) et les différents modes de gouvernance et structures les plus à même d’œuvrer à leur dissémination et à leur effectivité sur le terrain (v. néanmoins S. Deva qui établit un lien entre la dimension statique des principes et leur dimension dynamique, la première déterminant et limitant la portée de la seconde). La dynamique des principes directeurs est d’abord alimentée par le Groupe de travail mis en place après la fin du mandat de rapporteur spécial de John Ruggie. Plusieurs contributions se font l’écho des critiques et des inquiétudes que le Groupe de travail a suscitées en concentrant son attention sur les bonnes pratiques et la dissémination des principes directeurs plutôt que de remédier à l’asymétrie entre les victimes et les entreprises du point de vue de leur pouvoir respectif et de la détention de l’information (v. spéc. C. Jochnik). En négligeant son rôle de mécanisme spécial du Conseil des droits de l’homme et en refusant d’adopter une attitude pro-victime, il semble avoir peu contribué à changer la situation. C’est pourquoi la crédibilité du Groupe de travail est subordonnée à un renouvellement de sa composition, moins apparentée aux intérêts des entreprises, à un effort de transparence et à une meilleure définition des critères d’engagement des entreprises (sur ce point, v. not., J. Kweitel).

32C’est de ce point de vue que l’influence des principes directeurs est discutée et analysée. L’ouvrage, à cet égard, réunit et confronte des points de vue très différents sur leurs mérites et faiblesses. Sans surprise, John Ruggie souligne leur importance pour la sauvegarde des droits et répond à chacune des attaques qui leur sont adressées. Certaines d’entre elles sont particulièrement virulentes, à l’image de celle qu’articule B. Meyersfield qui dénonce un défaut de conception dans leur architecture (les trois piliers, protéger, respecter, réparer), idéale en théorie, mais défaillante en pratique, dans leur construction et dans leur nature (soft law).

33La question de la participation de la société civile (notamment les organisations non gouvernementales et les communautés affectées par les violations des droits de l’homme) est l’une des plus discutée de l’ouvrage. L’enjeu est fondamental car abandonner aux entreprises le soin d’appliquer les droits fondamentaux alimente un risque d’ineffectivité. Contrairement à la société civile, qui agit dans un intérêt collectif, une entreprise n’agira jamais que dans la perspective de ses propres intérêts. Or, en l’état, la participation de la société civile dans la conception et le suivi des principes directeurs apparaît beaucoup trop faible. La renforcer supposerait de lui donner plus de poids institutionnel par exemple en s’inspirant du modèle offert par la convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées qui, notamment, prévoit d’associer pleinement les personnes handicapées et les organisations qui les représentent à la fonction de suivi de l’application nationale de la convention (art. 33, § 3). J. Ruggie doute cependant de la pertinence de ce modèle car les victimes d’atteintes à leurs droits fondamentaux par des sociétés multinationales ne forment pas un groupe d’une homogénéité similaire aux personnes handicapées. J. Kweitel, pour sa part, sans pour autant régler le problème de l’incarnation de la société civile (L. Bickford suggère de lui donner le plus large spectre, des universités jusqu’aux organisations internationales), développe le rôle qu’elle pourrait jouer en ce domaine : recenser les atteintes aux droits de l’homme, mener des campagnes de sensibilisation y compris en utilisant le name and shame comme moyen de pression, mener des procédures – pas seulement aux États-Unis ou au Royaume-Uni, mais dans les États où les violations ont été commises dont les systèmes sont négligés parce qu’ils sont peu étudiés ou dans des États connaissant des compétences quasi-universelles tels que le Brésil –, développer de nouveaux outils pour assurer l’effectivité des principes directeurs à l’échelle nationale ou encore former de nouvelles coalitions.

34Les différents contributeurs s’opposent également sur la meilleure façon d’assurer le respect des droits de l’homme en reprenant le débat classique sur la nature de la norme (hard law v. ssoft law ; obligatoire v. volonté). L’opposition entre une norme obligatoire et des normes non obligatoires, entre une approche intégrée et centralisée, d’un côté, et une approche polycentrique, de l’autre, est au cœur de l’ensemble des contributions (not., J. Ruggie, S. Deva, T.J. Melish, L.C. Baker, C. Vargas, C. Rodríguez-Garavito). Chacune adopte des angles d’analyse différents de sorte que leur ensemble fournit un appareil critique dense sur la question. La distinction entre hard law et soft law doit en toute hypothèse être nuancée, C. Vargas soulignant avec justesse que ce qui importe est moins la nature de l’instrument qui énonce les normes de comportement que l’effectivité de ces normes (rappr. M. Ailincai, Soft Law et droits fondamentaux, Pédone, 2017). J. Ruggie et A. Mehra rappellent au demeurant que le caractère non contraignant des principes et que la faveur pour les modes non judiciaires de règlements des différends ont été déterminants dans l’adoption des principes par les Nations unies et dans l’engagement des États à prendre des mesures destinées à les concrétiser. Le volontarisme que suppose l’adhésion aux principes, la faiblesse des modes judiciaires en cas de violation et l’asymétrie des pouvoirs dans la définition et la mise en œuvre des principes sont peut-être regrettables, mais constituent un point de résistance important pour les États et les entreprises. En toute hypothèse, relativise J. Kweitel, les principes directeurs ne créent aucune nouvelle obligation ; ils sont adossés au droit international existant.

35Dans l’ensemble, les contributeurs s’accordent sur le fait que les voies menant à la protection, au respect des droits de l’homme et à la mise en place de recours en cas de violation (pour reprendre les trois piliers des principes directeurs) ne sont pas exclusives l’une de l’autre, mais complémentaires. Il n’y a pas à choisir entre un traité international, obligatoire, et des principes directeurs et leur dissémination dans des instruments de soft law. La seconde voie appelle des approfondissements et ne doit pas être négligée tant sont grandes les difficultés à élaborer un traité international susceptible de réunir un nombre significatif et pertinent (c’est-à-dire incluant les États d’origine des sociétés multinationales – États-Unis, Canada, les États de l’Union européenne) d’adhésion. Faut-il limiter son champ d’application aux violations les plus graves des droits de l’homme (en faveur de cette limitation, C. Rodríguez-Garavito), malgré leur indétermination (J. Kweitel) ? Par exemple, doivent-elles inclure la pauvreté, s’interroge B. Meyersfield ? Faut-il viser toutes les entreprises ou seulement celles qui ont une dimension transnationale ? Le processus d’élaboration d’un instrument obligatoire ne va-t-il pas suspendre la mise en œuvre des principes directeurs ou tout au moins les affaiblir ? Comment associer la société civile et les communautés affectées par les activités des entreprises au processus d’élaboration du traité ? Toutes ces interrogations et ces incertitudes sont suffisamment imposantes pour ne pas orienter tous les efforts sur l’élaboration d’un traité, ardemment souhaité par les pays du Sud et globalement rejeté par les pays du Nord industrialisés.

36Fabien Marchadier

Building a Treaty on Business and Human Rights. Context and Contours par Surya Deva et David Bilchitz (dir.), Cambridge University Press, 2017, 516 pages

37L’ouvrage coordonné par les professeurs S. Deva (qui contribue également aux ouvrages Business and human rights. Beyond the end of the beginning et The Future of Business and Human Rights: Theoretical and Practical Considerations for a UN Treaty, recensés également dans ce numéro) et D. Bilchitz s’inscrit dans un mouvement résolument favorable à l’élaboration d’un traité international pour pallier les défaillances des mécanismes, essentiellement de soft law (et parmi eux essentiellement les principes directeurs des Nations unies promus par John Ruggie ; v., sur les échecs des initiatives passées et défaillances des dispositifs actuels, la contribution de K. Hamdani et L. Ruffing), destinés à imposer aux acteurs économiques d’assumer la responsabilité des violations des droits de l’homme qu’ils commettent à travers le monde. Même si le phénomène n’est pas récent et précède l’extraordinaire libéralisation des échanges économiques consécutive à l’effondrement du mur de Berlin (v., F. Rigaux, Droit public et droit privé dans les relations internationales, Pédone, 1977), les entreprises privées ont acquis une redoutable puissance économique et le pouvoir de nuisance qui l’accompagne trop souvent. Elles rivalisent avec les États et les dépassent dans la menace qu’elles font peser sur le respect des droits individuels. Canaliser les activités privées et imposer aux acteurs privés des obligations en matière de droits de l’homme est l’un des principaux défis et l’une des principales difficultés dans l’élaboration d’un traité obligatoire. La question n’est pas de savoir si un traité est désirable ou nécessaire. Les différents contributeurs partent du principe que la réponse est positive. C’est un parti pris (que D. Bilchitz prend néanmoins la peine de justifier dans l’introduction en présentant les principaux arguments en faveur d’un traité et en réfutant les principales objections qui lui sont adressées ; v. également la contribution de P. Simons qui met en lumière la plus-value d’un traité) dont il faut avoir conscience, car la nécessité même d’un traité en ce domaine est évidemment discutable (v., not., à cet égard l’ouvrage coordonné par C. Rodriguez-Garavito, Business and human rights. Beyond the end of the beginning, Cambridge University Press, 2017). L’ouvrage est destiné à présenter ce à quoi pourrait ressembler un tel traité, tant du point de vue de son champ d’application que de son domaine.

38C’est ainsi que, dans son introduction, D. Bilchitz identifie quatre problèmes essentiels auquel un traité (et plus généralement toute norme, nationale, régionale ou internationale, relative à la protection des droits de l’homme menacés par les activités économiques) devra répondre. Le premier problème se rapporte aux obligations des entreprises relatives aux droits de l’homme, en gardant à l’esprit qu’il n’est pas certain qu’elles assument une quelconque responsabilité directe du point de vue du droit international (et le récent arrêt de la Cour suprême américaine rendu dans l’affaire Jesner-Jesner v. Arab Bank, PLC, n° 16-499, 584 U.S. (2018), Rev. crit. DIP 2018. 670, note H. Muir Watt – est de nature à accroître cette incertitude, tout au moins dans une perspective américaine) et que, en toute hypothèse, la nature et l’étendue de leurs obligations demeurent indéterminées. Le deuxième problème concerne la faiblesse des États qui parfois participent aux violations privées des droits de l’homme et qui, d’autres fois, sont dans l’impossibilité de réagir efficacement aux violations ou n’ont pas la volonté de le faire par peur de perdre leur attractivité et diminuer les investissements étrangers. Le troisième problème est lié à la façon dont les entreprises sont généralement structurées : la personnalité juridique de la société commerciale autorise les montages sociétaires les plus complexes dans lesquels se dilue la responsabilité des décisions et dans lesquels les actionnaires assument une responsabilité limitée. Le dernier découle des précédents et réside dans les difficultés éprouvées par les victimes d’accéder à des procédures permettant l’identification des responsables, la cessation des comportements dommageables et la réparation de leur dommage. Les recours existants souffrent d’ineffectivité. Le voile de la personnalité juridique, la structuration des multinationales, la faiblesse des autorités publiques locales (là où le dommage a été causé), le coût et l’incertitude d’une procédure à l’étranger (dans l’État du siège de la multinationale ou de la société mère) sont autant d’obstacles à surmonter.

39L’immixtion du droit international public explique en grande partie les difficultés ; elle est un facteur de complication (sur cet aspect, v., par ex., les débats qui ont suivi la communication de H. Muir Watt relative à l’affaire Kiobel au Comité français de droit international privé, not. les interventions de J.-P. Ancel et P. Mayer, TCFDIP années 2010-2012, Pédone, 2013, p. 233, spéc. p. 247-248) qu’un traité pourrait précisément résoudre (v. la contribution de D. Bilchitz présentant les différents modèles disponibles et soulignant l’originalité que devrait revêtir une telle entreprise).

40La première partie de l’ouvrage (qui réunit les contributions de K. Hamdani et L. Ruffing, P. Simons et S. Leader) replace la proposition d’un traité international relatif aux droits de l’homme et aux entreprises dans son contexte historique. La deuxième partie expose les principes et les politiques devant présider à l’élaboration d’un tel traité (v. les contributions de L. Catá Baker, D. Aragão et M.C. Roland, et S. Deva). Les parties 3, 4 et 5 se rapportent davantage à son hypothétique contenu en développant ce que pourraient être les obligations à la charge des entreprises en matière de respect des droits de l’homme (en particulier le devoir de vigilance discuté plus spécifiquement dans les contributions de R. McCorquodale et L. Smit, d’une part, et de R. Mares, d’autre part ; J. Nolan aborde le problème de la responsabilité qui pourrait être associée aux manquements dommageables imputables à la chaîne d’approvisionnement, problème auquel a récemment été confrontée la Cour d’appel de l’Ontario à l’occasion d’un litige en lien avec l’effondrement du Rana Plaza, la catastrophe de Dacca – Das v. George Weston Limited, 2018 ONCA 1053), le rôle des États pour assurer l’effectivité des droits (v. les contributions de C. Lopez, S. Skogly et P. Muchlinski) et les remèdes offerts aux victimes pour obtenir la cessation des comportements attentatoires à leurs droits fondamentaux ainsi que la réparation des préjudices qu’ils ont soufferts en conséquence de ces comportements (E. R. George et L. J. Laplante, d’une part, et B. Stephens, d’autre part ; les aspects pénaux sont envisagés par S. Darcy).

41Dans sa conclusion, S. Deva opère une synthèse particulièrement éclairante. Elle expose les principes qui devraient guider les négociations et orienter le contenu d’un traité ayant pour objet la protection des droits fondamentaux des individus contre les activités des entreprises (retenir le domaine d’application le plus large qui soit, donner une place centrale aux victimes et à leurs représentants, réduire le clivage entre les principes Ruggie et le traité). Le succès de ce traité dépendra de son aptitude à répondre aux lacunes de la réglementation actuelle, qu’elle nomme les cinq A (imparfaitement restitués en français) : alignement (Alignment) – des normes étatiques et privées sur les droits fondamentaux protégés – ; évaluation (Assessement) – des conduites des États et des entreprises par des organismes indépendants – ; accès aux remèdes (Access to remedies) – tant judiciaires qu’extra judiciaires et offrant une large variété de sanctions, administratives, civiles et pénales – ; assistance et coopération (Assistance and cooperation) – entre les États afin d’aboutir à une internalisation du respect des droits de l’homme par les entreprises – ; et alliances (Alliances) – entre les États et les parties prenantes pour s’occuper des cibles complexes et puissantes. L’ouvrage ayant pour ambition de contribuer au processus d’élaboration du traité, S. Deva clôt son propos en présentant ce que pourrait être son architecture (Préambule, Domaine, Définitions, Principes généraux, Obligations des États, Obligations des entreprises, Obstacles dans l’accès aux remèdes, Suivi, mise en œuvre et exécution, Coopération internationale et assistance, Dispositions finales, Annexes) et, dans ses grandes lignes, le contenu de chacune de ses rubriques.

42Fabien Marchadier

The Future of Business and Human Rights: Theoretical and Practical Considerations for a UN Treaty par Jernej Letnar Ĉerniĉ et Nicolás Carrillo-Santarelli (dir.), Cambridge, Antwerp, Portland, Intersentia, 2018, 307 pages

43Quel est l’avenir des activités économiques transnationales compte tenu de la préoccupation croissante pour les effets négatifs qu’elles produisent sur les droits fondamentaux des personnes les plus vulnérables (en premier lieu les communautés autochtones et les travailleurs non seulement migrants mais également locaux et les atteintes aux habitats, aux ressources, à l’environnement, aux droits sociaux fondamentaux et plus généralement à la dignité) ? Un traité international sur les entreprises et les droits de l’homme contribuerait-il à améliorer la situation des victimes dont les droits fondamentaux ont été méconnus par les entreprises ? En d’autres termes, est-il un instrument adéquat et préférable à la coutume, aux lois internes ou à la soft law (sur ce point, v. not., la première partie et les contributions de S. Deva, N. Carrillo-Santarelli et C. Macchi) ? Si oui (ce que suggère C. Macchi en conclusion de sa contribution ; v. également A.M. Suárez Franco et D. Fyfe ainsi que D. Kuwali), quel devrait être son contenu ? Devrait-il s’adresser directement aux entreprises ? Comment devraient être traités les litiges présentant un élément d’extranéité ? Le travail collectif coordonné par J. L. Ĉerniĉ et N. Carrillo-Santarelli réunissant une dizaine de chercheurs (et 14 contributions, en comptant l’introduction et la conclusion des coordinateurs) a pour ambition d’apporter des réponses ou tout au moins des éléments de réponse et des éléments de réflexion relativement à ces interrogations en s’appuyant sur les expériences régionales et locales en ce domaine (l’Amérique latine : H. Cantú Rivera ; l’Inde : M. K. Sinha ; l’Afrique : D. Kuwali ; l’Europe : J. L. Ĉerniĉ) et en tenant compte des avancées réalisées dans l’ordre international pour la résolution de problèmes similaires (tout particulièrement l’Organisation internationale du travail – v. A. Shin-Ichi qui souligne que le succès de l’entreprise repose moins sur le caractère contraignant des normes que sur un mécanisme de suivi efficace contribuant à l’effectivité des normes). La diversité des opinions et des arguments ainsi que la confrontation des points de vue et leur discussion constituent l’un des principaux intérêts de l’ouvrage.

44L’hypothèse d’un traité international rappelant et garantissant les droits fondamentaux dans le contexte particulier des activités économiques a gagné en crédibilité depuis que le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a institué, par la résolution 26/9, un groupe de travail intergouvernemental sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’Homme afin « d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises ». Des négociations ont été ouvertes en octobre 2018 et elles ont été précédées en juillet 2018 par une consultation (la quatrième) organisée par l’Équateur.

45L’aboutissement d’un tel processus se heurte cependant à d’importantes difficultés : les réticences des entreprises et des États où celles-ci ont leur siège (plutôt les États du Nord : Europe, États-Unis, Canada) qui redoutent d’écrasantes responsabilités ; la méfiance des défenseurs des droits de l’homme qui estiment qu’un traité international n’est pas le moyen le plus adéquat pour protéger les victimes de la mondialisation, lui préférant des modes de régulation plus souples et supposés plus immédiatement effectifs ; les oppositions entre les promoteurs d’un traité (S. Deva compte parmi eux), en particulier sur son champ d’application personnelle (insister sur les obligations des entreprises ou sur celles des États – ce point est notamment discuté par N. Carrillo-Santarelli, se prononçant en faveur d’une responsabilité directe des entreprises ; le point de vue contraire est soutenu par T.L Van Ho – ; se limiter aux entreprises transnationales ou considérer l’ensemble des entreprises, y compris celles dont l’activité est locale, car fondamentalement, quelle que soit la dimension de ses activités, n’importe quelle entreprise est susceptible de méconnaître les droits fondamentaux) et matériel (sur le domaine personnel et matériel d’un éventuel traité, v. not. C. Macchi), ou sur son contenu.

46L’adoption d’un traité améliorerait certainement le sort des victimes des entreprises. Pour autant, elle ne constituerait pas un remède miracle. Le traité est perçu comme un outil supplémentaire au service de la protection des personnes, qui compléterait plus qu’il ne concurrencerait les outils de régulation actuellement disponibles (en ce sens, S. Deva).

47Quand bien même le processus de négociation échouerait, il faudrait au moins parvenir à l’élaboration d’une déclaration qui aurait le mérite de rappeler que le respect des droits de l’homme n’est pas optionnel ou un élément qui pourrait être sacrifié pour faciliter les affaires (v. S. Deva). Et, en toute hypothèse, par sa seule existence, ce processus permettra de conforter une nouvelle gouvernance, plus robuste, relativement aux effets des activités économiques sur les droits de l’homme (en ce sens, L. C. Backer, A. M. Suárez Franco et D. Fyfe).

48Fabien Marchadier

Confronting Corruption: Past Concerns, Present Challenges and Future Strategies, par Fritz Heimann et Mark Pieth, New York, Oxford University Press, 2018, XXI + 287 pages

49Le développement ces dernières années de nouveaux dispositifs nationaux en matière d’anti-corruption, et en particulier la diffusion internationale des modèles américains de justice négociée mis en œuvre dans le cadre du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), a généré un regain d’intérêt marqué pour toutes les questions relatives au droit de l’anti-corruption. La littérature sur le sujet, déjà pléthorique, s’est étoffée et spécialisée, si bien que l’on peut s’interroger sur l’intérêt d’une nouvelle publication dans ce domaine.

50Cela peut être indiqué sans ambages, un praticien du droit de l’anti-corruption ne trouvera pas dans cet ouvrage un fidèle compagnon recensant de manière détaillée le droit et la pratique sur le sujet. Nulle étude scrupuleuse des contours du champ d’application du FCPA, nulle analyse des dispositifs de compliance exigés en vertu de la nouvelle loi Sapin 2 ou du UK Bribery Act et nulle recension de la pratique de la convention de l’OCDE ou d’une coopération judiciaire internationale bourgeonnante en la matière. L’intérêt de ce travail réside ailleurs et tient avant tout au parcours de ses auteurs.

51Fritz Heimann et Mark Pieth sont ce que l’on pourrait appeler de « vieux routiers » du droit de l’anti-corruption qui ont été au cœur de ses principaux combats au cours des vingt-cinq dernières années. Le premier a fondé Transparency International au début des années 1990 qui s’est imposée comme l’ONG de référence avec notamment son indicateur phare, le Corruption Perception Index (p. 10-11, 17-18, 41, 49 s.). Le second a notamment présidé le Groupe de travail de l’OCDE sur la corruption entre 1990 et 2013 et a ainsi œuvré au développement des principaux instruments et politiques de l’organisation, en particulier la convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales (p. 11-12, 75 s.). Il a également été nommé par le Secrétaire général de l’ONU membre de la commission d’enquête indépendante du programme « Pétrole contre nourriture » (p. 186-193). L’ouvrage revient ainsi dans une large mesure sur certains de leurs faits d’armes, partage leurs retours d’expérience et leurs désillusions personnelles, et ce, avec un certain regard sur les coulisses parfois déroutantes de la galaxie anti-corruption.

52L’ouvrage se compose de 23 chapitres regroupés en six parties. Après une première partie (Setting the Scene, p. 3-45) qui présente les enjeux et principaux acteurs, la deuxième (Drivers for Change, p. 49-116) revient sur quatre principaux éléments : Transparency International, le FCPA (qui est de manière assez surprenante rapidement expédié), et les conventions anti-corruption de l’OCDE et de l’ONU. La troisième partie (Pervasive Trouble Spot, p. 117-195) explore certaines activités et industries qui présentent un risque particulier en ce qu’elles servent de plate-forme aux infractions (le secteur financier et le marché de l’art) ou présentent des risques structurels de corruption (les industries extractives, les infrastructures, le secteur de la défense, l’industrie pharmaceutique, les instances et fédérations sportives, et l’aide au développement). On trouvera dans la quatrième partie (Criminal Law and other Forms of Regulation, p. 199-218) quelques brefs développements sur les mécanismes de mise en œuvre où sont notamment explorés les limites du droit pénal et le développement d’une régulation de nature administrative, alors qu’une cinquième (Private Sector Responses, p. 219-240) aborde les initiatives du secteur privé (rôle des ONG, standards, etc.). La sixième et dernière partie (Moving Forward, p. 241-267) explore les défis à venir, en particulier les opportunités offertes par le tournant numérique et les enjeux que représentent certains États (Russie, Chine, etc.).

53Au final, cet ouvrage réussit la prouesse en moins de trois cents pages d’offrir une vue à la fois synthétique et informée. Si certains aspects ne sont pas traités en profondeur et qu’il y a nécessairement quelques développements plus descriptifs, l’expérience et le recul des auteurs font de ce travail une lecture particulièrement utile à quiconque désire avoir une compréhension périscopique du monde de l’anti-corruption.

54Régis Bismuth

Extraterritorial Human Rights Obligations from an African Perspective par Lilian Chenwi et Takele Soboka Bulto (dir.), Intersentia, 2018, 308 pages

55À n’en pas douter, lorsque les États ont adopté les premiers traités de protection de la personne humaine, ils n’entendaient limiter que leurs propres pouvoirs sur leur seul territoire. On sait cependant qu’avec le développement exponentiel, lié à la dernière mondialisation, de leurs activités ainsi que de celle des acteurs non étatiques hors de leur territoire, les organes de protection de la personne humaine ont développé une « jurisprudence » consistant à affirmer que l’applicabilité des obligations des États en la matière n’est pas bornée par les frontières de ceux-ci mais s’étend partout où ils exercent un contrôle, même purement factuel, sur un espace, les victimes de violations ou les auteurs allégués de celles-ci. C’était consacrer la portée « extraterritoriale » des obligations des États en matière de protection de la personne humaine quoi que stipule la disposition du traité précisant la portée des obligations des États parties et même en l’absence de clause y relative, ce qui est le cas des traités africains. Toutefois, l’édifice n’est pas encore entièrement construit et butte toujours sur la question des frontières. En effet, s’il est établi que l’État est débiteur d’une obligation de ne pas violer lui-même les droits de la personne humaine sur son territoire et même sur un autre, il est moins facilement admis que son obligation de prévenir, réparer voire réprimer les violations commises par lui-même ou par d’autres entités s’étende hors de son territoire. Formulée sous un autre angle, la question qui se pose est de savoir si l’État territorial doit être le seul à devoir répondre des violations commises sur son territoire alors qu’y participent, de différentes manières, d’autres acteurs (étatiques ou non) étrangers. On le devine, la protection la plus complète des droits de la personne humaine commande une réponse négative.

56Cet ouvrage a pour objet de déterminer l’état du droit en vigueur, non sans faire appel parfois à des évolutions de celui-ci en prenant largement appui sur les Principes de Maastricht sur les obligations extraterritoriales des États dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels de 2011 qui distinguent les obligations de respecter, de protéger et de mettre en œuvre les dits droits.

57On saluera l’heureuse initiative, non seulement dans la mesure où elle rend accessible une information moins disponible que celle qu’on peut connaître au sujet des autres systèmes de protection de la personne humaine mais également parce qu’il s’agit de dépasser une présentation de l’état du droit en Afrique pour embrasser la question de manière générale dans une « perspective africaine ». Or celle-ci ne peut se comprendre en analysant seulement les obligations des États africains exerçant un pouvoir, une autorité ou un contrôle sur un territoire africain tiers ou des personnes y étant situées, mais doit prendre en considération celles des États non africains quand ils agissent en Afrique. On le comprend dès l’abord, étant donné la très forte intervention d’États tiers (et de leurs entreprises) sur le continent africain et ses implications pour les Africains, la réflexion dépasse donc le cadre du seul droit africain de la protection de la personne humaine.

58Cet ouvrage interroge ainsi le concept général d’extraterritorialité et sa reconnaissance dans le système africain et international de protection de la personne humaine. Il développe ensuite l’examen de questions plus précises ancrées dans la perspective africaine susmentionnée, en particulier la privatisation et la commercialisation des services liés à l’éducation, l’aide au développement à l’attention des États africains, le droit à la nourriture, le droit à l’eau, l’interdiction de la torture en lien avec la pratique des transferts et restitutions extraordinaires de personnes dans le cadre de la lutte antiterroriste, les déplacements des communautés autochtones provoqués par le changement climatique, l’accaparement des terres et les expulsions qu’il provoque ou encore la protection des civils en cas de conflit avec une entité non étatique (en l’espèce l’Armée de libération du Seigneur).

59Dès l’abord, les directeurs de cet ouvrage précisent que celui-ci ne saurait épuiser la question des obligations extraterritoriales pour se concentrer sur les obligations des États et non celles des acteurs non étatiques. Toutefois, c’est heureux, l’activité de ces acteurs si importants en Afrique est appréhendée au moins en partie, par le prisme de l’examen des obligations des États à l’égard du comportement de leurs nationaux et entreprises à l’étranger.

60L’ouvrage offre ainsi, au prix certes de certaines répétitions, une information considérable non seulement sur le sujet traité mais également sur certaines problématiques et réalités africaines contemporaines qu’on connaît souvent trop peu. On appréciera plus particulièrement, s’agissant du premier point, les développements relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels et aux droits collectifs.

61Jean Matringe

Les frontières de l’Europe sociale, par Ségolène Barbou Des Places, Étienne Pataut et Pierre Rodière (dir.), IREDIES/Université Paris 1, Cahiers européens n° 11, Pédone, 2018, 282 pages

62La lecture de l’ouvrage, fruit d’un séminaire de recherches mensuel qui s’est tenu à l’Université Paris 1 au cours de l’année universitaire 2015-2016, est incontournable pour tout chercheur qui s’intéresse à l’Europe sociale. Agrégation de douze articles sur des thèmes parfaitement choisis autour de l’idée de frontières, l’ouvrage collectif propose une réflexion juridique unique sur le sens, l’identité, les ressorts visibles et invisibles, les évolutions passées et à venir de l’Europe sociale.

63Le premier bloc de contributions se concentre sur les compétences de l’Union en matière sociale. Comme le titre de cette première partie le laisse deviner (« L’Europe sociale au risque de l’impuissance »), les analyses des trois auteurs, bien que se situant sur des plans différents, s’inscrivent dans le climat pessimiste ambiant autour de l’Europe sociale. Les mêmes observations, critiques et interrogations se font jour, lesquelles scrutent l’évolution des sources du droit de l’Union, de leur contenu et de leur force : sont ainsi analysés dans une vision dynamique et historique la place des droits sociaux fondamentaux, le rôle de la CJUE et de la Commission, la cohabitation du droit de l’Union avec les normes sociales internationales, la place du soft law, le rôle des partenaires sociaux. Les trois contributions de ce bloc appellent également une présentation séparée.

64Pierre Rodière donne le ton de la critique en évoquant sans détour un « jeu de dupes » (« Compétences et incompétences législatives de l’Union : un jeu de dupes »). Par le biais d’une série d’exemples tirés de l’histoire du droit social de l’Union, l’auteur met à jour les incohérences et contradictions qui se révèlent à l’analyse du système de répartition des compétences entre l’UE et ses États membres. En substance, il est démontré que l’incompétence de façade de l’Union n’a pas empêché celle-ci de se saisir de questions diverses (par exemple, celle de la rémunération ou de la grève) tandis que, à l’inverse, des compétences formelles ont donné lieu à constat de carence ou d’échec sur des aspects pourtant centraux du droit du travail (le licenciement, en particulier). Le lecteur sera particulièrement intéressé par un autre aspect de l’article relatif au droit social international non communautaire : Pierre Rodière constate le caractère plus protecteur de certaines de ces normes et se questionne avec la créativité qui caractérise sa pensée sur une méthodologie de résolution des conflits entre le droit social de l’Union et les normes sociales internationales (conventions de l’OIT spécialement) plus protectrices. Pour ceux qui s’interrogent sur l’existence d’une base juridique en droit de l’Union permettant la mise en place de salaires minima communs (au moins dans certains secteurs d’activité tel celui du transport routier où le marché du travail est international), l’article de Pierre Rodière est incontournable car il donne des clés indispensables de compréhension.

65La contribution de Marie-Ange Moreau (« Regards croisés sur l’existence des compétences sociales dans l’Union européenne ») se situe dans le prolongement de celle de Pierre Rodière. L’auteure démontre que l’équilibre qui avait été trouvé dans les années 1970 et 1980 autour d’un droit social de l’Union s’est fracturé avec la crise de 2008, la question étant de savoir si la fracture institutionnelle est réversible. Marie-Ange Moreau fait état du même pessimisme quand elle décrit les phénomènes, au demeurant incontestables, que sont la montée du droit mou, la prégnance des libertés économiques (à travers la jurisprudence de la CJUE) et l’institutionnalisation de la domination de la gouvernance économique de l’Union. Elle déplore que le droit social international non-communautaire (charte sociale européenne, conventions de l’OIT) n’ait pas pu s’opposer au mouvement de déflagration de l’Europe sociale. Pour l’avenir, Marie-Ange Moreau doute à juste titre de la capacité du socle des droits fondamentaux à renforcer les droits concrets des personnes et ce alors qu’il n’existe aucun mécanisme juridique pour assurer leur justiciabilité dans l’Union. À l’instar de Pierre Rodière, Marie-Ange Moreau s’interroge sur les ponts entre le droit social de l’Union et le droit social international, lesquels pourraient prendre la forme d’une ratification de la charte sociale européenne par l’Union européenne. Au final, pour l’auteure, il est difficile de savoir vers quel modèle social ira l’Union européenne. Il est difficile de ne pas adhérer à cette observation finale.

66La dernière contribution du premier bloc par Emmanuelle Mazuyer (« Les compétences-frontières de l’Union européenne en matière sociale : quels moyens d’action pour les États membres et les partenaires sociaux européens ? ») ne se départit pas d’un ton critique. Elle traite de deux questions distinctes autour du principe de subsidiarité : d’une part, l’articulation des compétences entre l’Union et les États membres, d’autre part, entre le législateur communautaire et les partenaires sociaux européens. S’il faut mettre en valeur certaines questions traitées, celles de la résistance des cours constitutionnelles au transfert de compétence vers l’UE, de la faible marge de manœuvre laissée aux États pour transposer les directives (y compris dans des domaines qui relèvent en principe de leur compétence, comme la rémunération) et du risque de dénaturation des accords collectifs européens par la CJUE méritent une lecture très attentive. Sur ce dernier point, le parallèle avec le droit français est souligné par l’auteure qui suggère de s’inspirer de la méthode de la Cour de cassation pour l’interprétation des accords collectifs. Au-delà de ce point de vue qui peut se discuter (v., en ce sens, les critiques de la doctrine française sur la toute-puissance reconnue aux accords collectifs dans la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation, par ex., A. Fabre, Transfert conventionnel : le principe d’égalité meurt chaque jour un peu plus, RDT 2018. 56), Emmanuelle Mazuyer expose la crise actuelle profonde à laquelle est confrontée le dialogue social européen, crise qui trouve sa source dans des politiques de la Commission qui réduisent délibérément la place qui est accordée aux partenaires sociaux.

67Le deuxième bloc intitulé « Les droits sociaux en quête de protection » regroupe cinq contributions de nature plus diverse. Sophie Robin-Olivier revient sur un sujet très discuté, celui de la justiciabilité des droits sociaux fondamentaux (« Les droits sociaux fondamentaux dans l’Union européenne : quelle force juridique ? »). Rejoignant une majorité de juristes, elle est assez critique sur les positions prises par la CJUE. Elle considère que si les juges européens se sont refusés à construire un véritable régime des droits sociaux fondamentaux, c’est en raison du contexte qui n’est pas propice. S’appuyant sur une analyse juridique méthodique, elle déplore que les droits sociaux fondamentaux soient privés de force, accordant une place particulière dans son travail à l’arrêt Association de médiation sociale dans lequel la Cour de justice a effectivement écarté l’application directe horizontale de l’article 27 de la charte (information/consultation des travailleurs). Comme Pierre Rodière et Marie-Ange Moreau, Sophie Robin-Olivier invite l’Union à s’inspirer des exemples et idées venant du droit social international. Faut-il être aussi dur avec la CJUE, serait-on tenté de se demander à la fin de la lecture de cet article ? Le récent arrêt Bauer, par lequel a été reconnue l’applicabilité directe horizontale de l’article 31 de la charte, inviterait-il à une position plus mesurée ? Après tout, l’arrêt Association de médiation sociale pouvait aussi faire l’objet d’une lecture réversible (et optimiste). La justiciabilité des droits sociaux fondamentaux interroge en creux la fonction des juges de la CJUE : peuvent-ils se détacher de la volonté des États membres inscrite dans des textes pour faire émerger une politique européenne plus sociale ? Car la volonté des États membres, et c’est cela qui doit le plus inquiéter, n’est pas aujourd’hui de favoriser les politiques sociales, y compris parmi les pays les plus socialement avancés comme la France.

68La contribution de Diane Roman (« Garantie des droits fondamentaux et contrôle juridictionnel des mesures d’austérité en Europe : les nouvelles frontières de l’Europe sociale ») prolonge le questionnement autour de la jurisprudence européenne. Est mise en exergue la timidité de la Cour EDH, qui construit ses décisions autour de la marge d’appréciation des États, et celle de la CJUE, qui souhaite éviter que les dépenses sociales ne deviennent un poids déraisonnable et se refuse à exercer un contrôle sur les mesures d’austérité nationales au regard des dispositions sociales de la charte. Cette timidité est mise en comparaison avec le dynamisme du Comité européen des droits sociaux (CEDS) confronté aux mesures nationales d’austérité. Le CEDS, en quête de visibilité et d’identité, a beau jeu d’adopter cette posture alors que ses « décisions » ne revêtent pas de caractère obligatoire à l’égard des États.

69L’intervention de Jean-Yves Carlier (« Les frontières de l’Europe sociale et le traitement des ressortissants des États tiers : la dignité au risque de la charité ») se situe sur un tout autre registre, tout en initiant une réflexion qui traverse d’autres contributions de l’ouvrage. Il pose l’hypothèse d’un possible mouvement sous-jacent du droit de l’Union consistant à élargir le champ des bénéficiaires de la solidarité tout en réduisant le socle de droits ouverts à la solidarité européenne. L’auteur constate d’abord ce qu’il appelle un « allégement des frontières », au sens où l’opposition entre le national et l’étranger (y compris d’un État tiers à l’Union) n’est plus binaire. Si d’autres critères de différenciation apparaissent, celui de la qualité du séjour (régulier) devient suspect. Les droits sociaux fondamentaux s’universalisent en même temps que leur champ d’application matériel s’étend (hébergement, nourriture, vêtements…). Mais en parallèle, le niveau qualitatif des droits sociaux, en particulier au profit des bénéficiaires de la libre circulation, s’amenuise.

70L’hypothèse fondée sur ce double mouvement contraire est d’autant plus séduisante qu’elle trouve une illustration dans l’article de Prodromos Mavridis (« Sécurité sociale européenne : la solidarité européenne et ses limites »). L’auteur, fin connaisseur de l’histoire des règlements de coordination de sécurité sociale à laquelle il a participé au sein de la Commission, montre, par une analyse minutieuse des textes et de la jurisprudence de la Cour de justice, que l’élargissement du champ des bénéficiaires (du travailleur migrant au citoyen et au ressortissant d’État tiers) s’est accompagné d’une mise sous condition de la solidarité autour du critère du lien d’intégration et du statut paradoxal attribué aux inactifs (qui ne peuvent circuler que s’ils ont des ressources suffisantes, ce qui exclut les pauvres alors que ce sont les premiers récipiendaires de la solidarité).

71L’article d’Étienne Pataut (« Sécurité sociale, assistance sociale et libre circulation : remarques sur les frontières de la solidarité en Europe ») offre au lecteur la lecture originale et pénétrante du spécialiste de droit international privé. La comparaison entre sécurité sociale et assistance sociale s’opère ainsi à la lumière de la distinction entre d’un côté la technique conflictualiste (sécurité sociale) et de l’autre celle de la jouissance des droits (assistance sociale), ce qui explique une différence radicale quant au domaine et aux méthodes. En quelques mots, le résultat est que, en matière de sécurité sociale, le mécanisme du conflit de lois garantit l’application d’une loi (et donc d’une couverture de sécurité sociale) nationale, tandis que l’assistance sociale, organisée autour du principe d’égalité de traitement, est renvoyée à une logique nationale avec le risque qu’une personne puisse être dépourvue de protection. Étienne Pataut est tout aussi convaincant lorsqu’il s’interroge sur le rapport entre étrangers et solidarité sociale. Le glissement d’une solidarité arrimée aux règles de libre circulation dans l’Union vers une solidarité conférée aux étrangers en tant que tels, pourvu qu’ils soient en situation régulière, est parfaitement montré, mais c’est surtout les failles d’une logique d’ensemble qui sont pointées à travers l’évolution de la jurisprudence communautaire autour des droits sociaux des inactifs et le dévoiement des règlements de communautaires de coordination. L’analyse est implacable même si les tenants d’une lecture littérale de la directive 2004/38 pourraient objecter que la Cour de justice ne mérite pas une telle opprobre dès lors qu’elle se contente, finalement, d’appliquer l’article 7, § 1 b) dans sa lettre. Au fond, ce qui pourrait être reproché à la Cour est de ne pas procéder à une lecture dynamique et fondamentaliste des textes, grief qui n’est pas dépourvu de nostalgie puisque la CJUE était, il n’y a pas si longtemps, baignée de cet esprit. La tendance des juridictions nationales et européennes à la prudence en matière sociale est une autre évidence qui résulte de l’ouvrage collectif. Avec l’effacement des pouvoirs intermédiaires, on pense aux syndicats, s’esquisse un mouvement inquiétant de concentration des pouvoirs. Sur un autre registre, celui du déplacement des solidarités, les contributions d’Étienne Pataut, de Jean-Yves Carlier et de Prodromos Mavridis se complètent et convainquent.

72La dernière partie de l’ouvrage rassemble des contributions qui élargissent les horizons du social. Nicolas Moizard propose une analyse très intéressante de la notion de travailleur (« La frontière entre travailleurs et travailleurs indépendants et le droit des discriminations de l’UE »). Il démontre de manière nuancée que la réglementation communautaire ne fixe pas de ligne claire, adoptant tantôt des dispositions communes à tous les travailleurs, tantôt des normes distinctes pour les travailleurs salariés et indépendants, tandis que la CJUE adopte lorsqu’elle le peut une interprétation extensive des textes. L’auteur souligne à juste titre que l’Union ne parvient pas encore à appréhender, dans toutes les situations modernes de travail, tous les travailleurs quel que soit leur statut (salarié, non-salarié, catégorie intermédiaire). L’émergence de nouvelles formes d’activité professionnelle, en particulier celles de l’économie numérique, ne trouve ainsi pas de réponse dans la logique binaire travail salarié/travail non salarié qui est celle de l’Union.

73De son côté, Aujke Van Hoek (« La ré-intégration de la relation transfrontière de travail – les propositions de la directive détachement peuvent-elle tenir leurs promesses ? ») adresse une série de propositions sur le droit du détachement. On retiendra quelques-unes d’entre elles : pour être plus efficace dans la ré-intégration de la relation de travail, l’UE devra adopter une approche globale de la mobilité en reliant le régime fiscal, la sécurité sociale et le droit du travail, tout en synchronisant les systèmes de droit international privé et l’intégration du marché ; l’égalité de salaire pour un travail égal ne peut pas être atteinte par une loi mais dépend de pratiques et d’accords dont le droit européen ne rend pas assez compte ; le ciblage sur l’employeur principal et sur l’entreprise utilisatrice risquent d’être interprété comme un risque de protection maximum empêchant l’utilisation d’autres moyens par les États membres. Deux interventions de très haut niveau clôturent le dernier bloc.

74Celle de Ségolène Barbou des Places tout d’abord, sur « Les frontières de l’Europe sociale », offre au lecteur une analyse transversale inédite du droit des étrangers à l’aune de leurs droits sociaux. La finalité de cette contribution est de rendre compte de la « socialisation » du droit des étrangers de l’UE et d’en évaluer la portée. L’article montre ainsi que l’étranger n’est pas seulement un objet de contrôle migratoire, il est aussi un être social bénéficiaire de normes protectrices. Toutefois, et c’est là l’apport essentiel de cette contribution, la multiplication des références sociales en droit des étrangers n’est pas l’écho d’un affermissement de la protection sociale des étrangers, le droit de l’Union renfermant en arrière-plan une « face sombre » en poursuivant son projet de contrôle de l’étranger et de sa mobilité en saisissant désormais l’individu dans sa condition sociale. Autrement dit, le contrôle social de l’étranger sous-tend la planification des migrations, la différence de situation sociale étant le support de différenciations et de répartition des étrangers entre les États membres.

75Enfin, Loïc Azoulai se prête à une réflexion sociologique sur « Le sens du social dans le droit de l’Union européenne » dans laquelle il pose comme hypothèse que l’Europe sociale n’existe pas en raison de la faiblesse du pouvoir syndical en Europe, de la difficulté des mouvements sociaux à se développer et de l’absence d’une véritable solidarité sociale européenne. Cette affirmation est prolongée par une série de conclusions qui prennent appui sur l’idée forte selon laquelle le social se présente plus comme le résultat d’une reconstruction conceptuelle que comme le reflet des mécanismes d’interaction sociale à l’œuvre dans les sociétés nationales. Si le social est d’abord la régulation sociale d’un espace de libre circulation, il est aussi une forme de régulation émergeant de l’application du droit du marché intérieur, il est un espace relationnel émergeant du droit de la citoyenneté de l’Union, il repose sur la règle selon laquelle chacun doit être en mesure de mener une vie décente selon ses besoins essentiels.

76Au final, le lecteur aura compris que l’ouvrage est appelé à servir de repère pour la compréhension du droit social de l’Union.

77Jean-Philippe Lhernould

Unity in Adversity. EU Citizenship, Social Justice and the Cautionary Tale of the UK par Charlotte O’Brien, Hart Publishing, Modern Studies in European Law, 2017, 304 pages

78C’est un débat européen de bientôt 30 ans que celui des liens entre justice sociale et citoyenneté de l’Union. Dans ce débat, le droit international privé semble ne tenir presque aucune place. La question, pourtant, en relève profondément.

79L’Union, et les Communautés européennes avant elle, n’a en effet pas de politique redistributive propre à l’égard des individus et chaque État détermine librement l’existence et l’étendue de son État providence. Il reste qu’imposer la liberté de circulation des travailleurs suppose, d’une façon ou d’une autre, de coordonner les régimes de solidarité nationaux, pour permettre au bénéficiaire d’une protection sociale nationale de ne pas perdre celle-ci lors du franchissement d’une frontière de l’Union. Un important travail a donc été réalisé, sous la forme de règles de coordination extrêmement proches de règles de conflit de lois, visant à permettre d’articuler entre eux des systèmes nationaux de sécurité sociale. À cette coordination par le conflit de lois, s’est ajoutée celle qui résultait de l’égalité de traitement. Celle-ci, en effet, implique que les travailleurs mobiles puissent accéder à l’assistance sociale de l’État d’accueil. Coordination des sécurités sociales et accès non discriminatoire à l’assistance sociale ont ainsi conduit à un véritable système global et méthodologiquement riche de coordination des systèmes nationaux de solidarité. Ces règles de coordination, proches d’un véritable système complet de droit international privé, apparaissaient toutefois comme techniques et spécialisées et, surtout, secondaires par rapport à l’objectif substantiel de libre circulation des travailleurs. D’autre part, l’accès à ces règles était limité aux personnes économiquement actives et donc contributives nettes aux systèmes de protection sociale, permettant de rendre relativement indolore l’extension de ceux-ci aux autres ressortissants de l’Union. Ce sont ces raisons qui nous semblent expliquer que cette branche, pourtant essentielle, du droit de l’Union, soit restée relativement inaperçue en dehors de l’étroit cénacle des spécialistes.

80L’irruption de la citoyenneté européenne a profondément modifié les termes de la discussion, en lui donnant une bien plus vaste ampleur. En reconnaissant en effet la liberté de circulation non plus aux seuls travailleurs mais bien à l’ensemble des citoyens européens, le droit de l’Union a d’une part conduit à repenser en profondeur l’articulation des systèmes nationaux de solidarité et d’autre part fait surgir la question dans le débat politique, sous la forme d’une crainte aussi viscérale que faiblement attestée d’une explosion d’un « tourisme social » qui verrait les populations d’un État se déplacer sur le territoire d’un autre pour bénéficier de la générosité de son État providence.

81À l’inverse, les origines essentiellement économiques de la liberté de circulation, ainsi que la liste finalement relativement étroite des droits reconnus aux citoyens européens a fait craindre que les promesses de la citoyenneté européenne ne soient finalement qu’illusion, faisant naître une « citoyenneté de marché », dont les bénéfices ne seraient réservés qu’aux citoyens les plus aisés, économiquement actifs.

82C’est résolument à ce courant critique que se rattache le livre brillant et engagé de C. O’Brien, qui met doublement à l’épreuve les difficultés pratiques et théoriques nées de la citoyenneté.

83Le livre, tout d’abord, vient du Royaume-Uni, encalminé dans un interminable Brexit dont il est aujourd’hui périlleux de prévoir la conclusion, mais dont on sait qu’il trouve aussi son origine dans les questions de mobilité intra européenne des personnes. Les craintes relatives au soi-disant tourisme social ont pris juste avant le Brexit une telle ampleur qu’elles avaient justifié le désastreux accord de 2016 entre le Royaume-Uni et l’Union qui limitait de façon plus que contestable la liberté de circulation et l’accès à l’égalité de traitement des européens au Royaume-Uni ; tout cela pour un résultat absolument nul, puisque cet accord, censé amadouer les plus réticents des britanniques, a été refusé sans ménagement et, surtout, n’a joué absolument aucune place dans la campagne référendaire postérieure. C’est bien la difficulté de ces débats politiques, si enflammés qu’ils n’en laissent que peu de place non seulement à la nuance, mais bien souvent à la réalité même. Or, celle-ci en Grande-Bretagne, comme le montre Mme O’Brien, n’est pas celle d’une expansion infinie du système de protection sociale en faveur des ressortissants des États membres, mais celle, bien au contraire, de la rétractation progressive de l’État providence. En ce qui concerne les ressortissants de l’Union, la conséquence en est aussi l’extrême difficulté, précisément et minutieusement décrite, à faire valoir leurs droits.

84À cet égard, à rebours du discours anti immigrationiste des représentants du Brexit, l’auteure développe une analyse résolument généreuse et vigoureusement critique de la citoyenneté européenne et de ses conséquences en Grande-Bretagne, notamment pour les citoyens les plus pauvres. Oscillant entre l’analyse dogmatique des droits européen et britannique et la multiplication d’exemples extrêmement concrets, l’auteure avance sa thèse fondamentale, selon laquelle la citoyenneté européenne n’a nullement fait disparaître la discrimination par la nationalité et le statut économique reste encore très largement déterminant de l’accès aux droits. Dès lors, l’exemple (« le récit édifiant » ou « cautionary tale » du titre) du Royaume-Uni montrerait, au contraire, combien la réalité de la citoyenneté européenne est bien éloignée de ce qu’une simple lecture des traités pourrait laisser croire. Loin de garantir la liberté de circulation et l’égalité de traitement, le droit de l’Union laisserait au contraire subsister une fracture fondamentale entre les citoyens nationaux et les autres, surtout lorsque ces autres sont les plus démunis, ceux dont l’accès à la protection sociale devrait, pour des raisons de justice, être la mieux garantie.

85Les multiples exemples développés au fur et à mesure de l’ouvrage constituent la seconde originalité, méthodologique, de l’ouvrage. Celui-ci s’appuie en effet sur une importante recherche ethnographique, d’observation dans les centres sociaux eux-mêmes, au sein des équipes chargées par le gouvernement britannique de conseiller et d’orienter les citoyens ayant besoin de recourir à l’aide sociale. À cet égard, le constat des multiples obstacles administratifs dressés sur la route des citoyens européens, mal conseillés par des personnels mal formés et peu au fait des subtiles arcanes du droit de l’Union est édifiant. Il vient au renfort des très nombreuses études qui montrent, particulièrement en matière d’immigration, combien la mise en œuvre concrète des règles applicables aux plus démunis est entièrement dépendante d’une administration au bon vouloir fréquemment (et institutionnellement) défaillant. Il achève de convaincre que le law in books ne se conçoit pas sans le law in action, lequel dans ce genre de domaine, ne se dévoile qu’avec les ressources non pas du droit mais de l’ethnographie.

86Il reste qu’on pourra trouver la critique un peu sévère. L’évolution du droit de l’Union est vue de façon si négative qu’il paraît difficile de trouver quoi que ce soit qui trouve grâce aux yeux de l’auteure. À cet égard, des positions peut-être plus nuancées auraient sans doute plus aisément emporté la conviction. Malgré ses imperfections et malgré surtout l’incontestable recul de ces dernières années (analysé avec brio par Mme O’Brien), l’articulation des régimes de protection sociale reste à nos yeux une réussite majeure de l’Union dont, à nouveau, témoignent les difficultés très concrètes posées par le Brexit pour les citoyens britanniques en Europe ou les Européens au Royaume-Uni. Pouvoir toucher sa retraite en France ne relève désormais plus de l’évidence pour les Britanniques qui y sont installés, non plus que, pour un Italien licencié à Londres, percevoir une allocation chômage en Angleterre.

87Il n’en demeure pas moins que la critique met le doigt sur la faiblesse principale de la citoyenneté européenne et, surtout, essaye d’y remédier en s’appuyant sur une vision positive de la justice sociale. Le livre de Mme O’Brien est donc, de ce point de vue, à ajouter aux nombreuses et importantes recherches actuelles visant à reconstruire sur des bases nouvelles, tenant compte de la mondialisation, les mécanismes de redistribution. La perspective ouverte par le neuvième et dernier chapitre de l’ouvrage de l’auteure est particulièrement stimulante, qui vise à refonder notamment à travers une vision renouvelée du principe de proportionnalité, les conditions dans lesquelles une nouvelle justice sociale détachée du marché, pourrait être reconstruite.

88Le livre de Mme O’Brien est donc une brillante tentative pour essayer de construire le cadre théorique et pratique permettant aux règles de coordination et de non-discrimination de participer à l’élaboration d’une véritable justice sociale transnationale. Il est à cet égard, presque ironique que cette tentative soit destinée à rester plus ou moins lettre morte en Grande-Bretagne. Elle n’en est pas moins d’un extrême intérêt pour qui s’intéresse aux liens entre coordination des systèmes (et donc droit international privé) et justice sociale et, à ce titre, cet ouvrage devrait intéresser plus d’un lecteur de la présente Revue.

89Étienne Pataut

Le principe de reconnaissance mutuelle et le droit international privé – Contribution à l’édification d’un espace de liberté, sécurité et justice, par Emmanuelle Bonifay, préface Isabelle Barrière Brousse, éd. Institut Universitaire Varenne, 2017, XVI + 495 pages

90Par son étude du principe de reconnaissance mutuelle – figure centrale du droit de l’Union européenne – dans ses rapports avec le droit international privé, la thèse d’Emmanuelle Bonifay s’inscrit parmi les travaux scientifiques qui expliquent l’existence et décryptent l’essence du droit international privé de l’Union. En cela, elle participe à l’exploration juridique du volet civil du très large espace de liberté, de sécurité et de justice (ci-après « l’ELSJ »), venu se superposer au marché intérieur de l’Union afin, notamment, de garantir aux citoyens européens la libre circulation des personnes. L’étude a été couronnée en 2017 du prix de thèse de l’Institut Universitaire Varenne dans la catégorie « Droit européen ». Il s’agit là d’un motif de satisfaction, témoignant du rayonnement croissant des travaux scientifiques à dominante « privatiste » au sein de la doctrine « européaniste ». L’objet même de la recherche – la reconnaissance mutuelle –, inscrit au sein de la dimension « citoyenneté » de l’ELSJ, devrait en faire un ouvrage de référence pour les lecteurs francophones. En effet, si la reconnaissance mutuelle retient l’attention accrue de la doctrine européenne depuis une trentaine d’années, les études françaises ont été plus tardives et davantage centrées sur le marché intérieur et la coopération judiciaire en matière pénale.

91Dès les premières pages de l’ouvrage, le chemin tracé par Emmanuelle Bonifay est clairement énoncé : il s’agit de « repenser » et de « systématiser » l’emploi de la reconnaissance mutuelle (n° 31) dans ses rapports avec le droit international privé – non limité à ses sources européennes –, à travers ce que l’auteur considère comme sa « double fonction » au sein de l’ELSJ (n° 23) : faciliter la circulation des décisions au sein de l’espace judiciaire européen en matière civile et moduler le résultat de la mise en œuvre des règles nationales de conflit de lois dans le cadre du contrôle des entraves à la liberté de circulation des citoyens européens. Sans que cela soit dit explicitement et sans savoir donc si l’auteur marque volontairement une distance, l’on aura reconnu la distinction classique entre la reconnaissance mutuelle issue du droit dérivé, recentrée ici sur la coopération judiciaire en matière civile, et celle fondée sur le droit primaire des libertés de circulation, dans sa dimension « citoyenneté européenne ». On peut penser qu’Emmanuelle Bonifay entend prendre de la hauteur et se détacher des analyses antérieures, peut-être trop techniques et insuffisamment enclines à faire émerger une vision politique renouvelée de la reconnaissance mutuelle. Or, c’est bien là, nous semble-t-il, l’ambition de l’auteur : au terme de la recherche, il est proposé que le droit international privé devienne « le vecteur de la reconnaissance mutuelle, autant que le vecteur de la liberté de circulation des citoyens européens » (n° 427). Sans que l’ouvrage ne nous révèle une figure unitaire de la reconnaissance mutuelle dans ses rapports avec le droit international privé (car peut-être, tout simplement, celle-ci n’existe pas ?), il s’ouvre sur une « proposition de règlement visant à favoriser la liberté de circulation des citoyens en simplifiant la reconnaissance mutuelle de certaines situations personnelles et familiales constituées dans un État membre » (v. infra), témoignant de l’aboutissement de la recherche conduite.

92Dans une première partie consacrée à « l’essor du principe de reconnaissance mutuelle en droit international privé européen », Emmanuelle Bonifay mène un travail d’identification de la reconnaissance mutuelle et conclut à une « évolution-révolution dans ses fondements et dans son objet » (n° 329). S’agissant du sens de la reconnaissance mutuelle, l’auteur rappelle les origines du principe de reconnaissance mutuelle au sein de la liberté de circulation des marchandises, avec la volonté de retourner aux sources politiques originelles, plutôt que d’adopter une approche purement technique, et peut-être déjà éprouvée, du fonctionnement de la reconnaissance mutuelle. Le saut est ensuite rapide du marché intérieur à l’ELSJ grâce au « pont entre ces deux espaces » que constitue la reconnaissance mutuelle (n° 33). L’ELSJ comme domaine d’étude est alors rattaché à la citoyenneté européenne et la reconnaissance mutuelle y apparaît comme un principe au service des citoyens européens (n° 121), en particulier à travers la liberté de circulation des décisions de justice.

93La recherche du « nouveau fondement » de la reconnaissance mutuelle transposée à l’ELSJ conduit Emmanuelle Bonifay à consacrer des développements importants à la confiance mutuelle (n° 123 s.) qui, plus fondamentalement, s’impose au sein de l’Union comme un « objectif à atteindre » (n° 134 s.). La confiance mutuelle est étudiée dans ses rapports avec le droit international privé, essentiellement sous l’angle du droit dérivé. Dans ce contexte, son existence serait fondée à la fois sur l’harmonisation des règles de compétence internationale et sur le socle européen de droits fondamentaux. Ce double fondement ne suffit toutefois pas à faire de la confiance mutuelle une réalité et sa fragilité explique l’harmonisation européenne du droit international privé (n° 148 s.).

94L’auteur explicite ensuite la distinction tracée en introduction, assignant au principe de reconnaissance mutuelle une double fonction. D’une part, l’accueil des décisions judiciaires, déjà connu en droit international privé classique, voit son régime évoluer sous l’impulsion de la reconnaissance mutuelle. Emmanuelle Bonifay propose alors une « nouvelle distinction » (n° 183) pour appréhender le rôle de la reconnaissance mutuelle – remplaçant la dichotomie classique entre reconnaissance et exécution des décisions – entre, d’un côté, « l’accueil de la force exécutoire des décisions judiciaires » lors duquel la reconnaissance mutuelle joue à plein au sein des textes européens qui suppriment l’exequatur et, de l’autre, « l’exécution des décisions judiciaires » de laquelle la reconnaissance mutuelle est pour l’heure exclue, exclusion palliée par la mise en place progressive de voies d’exécution européennes uniformes. Dans ce contexte, on retiendra spécialement l’analyse relative aux relations entre reconnaissance mutuelle et exception d’ordre public international en matière de circulation des décisions : la reconnaissance mutuelle agirait « davantage sur le seuil de déclenchement et de mise en œuvre de l’exception d’ordre public international que sur le contenu même de la notion » (n° 198 in fine). L’auteur récuse, par ailleurs, le concept souvent utilisé de « force exécutoire européenne ». Bien plus s’agirait-il d’« une reconnaissance mutuelle de la force exécutoire de l’État d’origine vers l’État d’accueil par extension » (n° 224). La reconnaissance mutuelle paraît ainsi directement intégrée à l’effet juridique décrit. D’autre part, l’accueil des situations juridiques s’impose, selon l’auteur, comme une « fonction nouvelle » assignée à la reconnaissance mutuelle, sur la base des arrêts bien connus de la Cour de justice en matière de nom patronymique. L’auteur note ensuite que ce mouvement jurisprudentiel trouve (indirectement au moins) une certaine résonnance dans les travaux de la Commission qui, ces dernières années, s’est montrée à plusieurs reprises favorable à « la reconnaissance du negotium des actes publics en provenance d’États membres » (n° 319).

95La seconde partie relative à « l’influence du principe de reconnaissance mutuelle sur le droit international privé au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice » est consacrée à l’étude successive des objectifs et des méthodes du droit international privé. La démonstration de « l’ajustement » des objectifs de la matière permet à Emmanuelle Bonifay de faire pénétrer le lecteur au sein de l’ELSJ, « espace d’adoption » du droit international privé de l’Union (n° 335). L’auteur propose, de manière originale, une « étude téléologique de l’espace de liberté, sécurité, justice » (ibid.) permettant de mettre en lumière une « nouvelle hiérarchie des objectifs de droit international privé » (n° 352 s.). La jouissance des droits par le citoyen européen serait, selon l’auteur, l’objectif central de l’ELSJ et il est jugé compatible avec les exigences classiques de sécurité juridique, de prévisibilité et de continuité des solutions poursuivies par le droit international privé. Pour Emmanuelle Bonifay, « c’est […] surtout la notion de citoyenneté européenne qui permet de comprendre les objectifs du droit international privé européen. Plus qu’un objectif, la libre circulation du citoyen européen est désormais un véritable postulat de départ : c’est parce que la circulation est un droit du citoyen européen qu’il va falloir en faciliter l’exercice » (n° 340). Et, cette fois, ce n’est plus la reconnaissance mutuelle mais la « libre circulation » qui est décrite comme le « pont » entre le marché intérieur et l’ELSJ (ibid.), témoignant peut-être d’un léger glissement de l’analyse par rapport à son objet d’étude. Il n’en reste pas moins que ce travail sur les objectifs du droit international privé et leur reconstruction retient véritablement l’attention. Quant à l’influence de la Charte des droits fondamentaux de l’Union, elle aurait peut-être pu donner lieu à une exploration plus poussée (n° 342). On retiendra que « le droit international privé européen s’intéresse avant tout aux intérêts des justiciables pris individuellement et dénote ainsi un renversement de la pyramide traditionnelle des objectifs » (n° 373 in fine) classiquement dominés par l’exigence de protection de l’ordre juridique interne (n° 362). L’auteur poursuit par une confrontation plus générale entre objectifs de l’Union et droit international privé, exposant l’influence des libertés de circulation sur les solutions de droit international privé, puis l’infléchissement des rattachements en droit international privé de l’Union.

96Le dernier mouvement de l’étude permet d’aborder la dimension méthodologique du droit international privé, influencée par la mise en œuvre de la reconnaissance mutuelle dans le cadre de la libre circulation des citoyens européens. Après une déconstruction des deux principales lectures méthodologiques proposées par la doctrine – reconnaissance des situations et exception de reconnaissance mutuelle –, Emmanuelle Bonifay propose de manière intéressante une troisième voie, inspirée des solutions des conflits de systèmes et formalisée par une proposition de règlement européen (préc.). Ce dernier commanderait aux États membres confrontés à une demande de reconnaissance de certains éléments du statut personnel (nom patronymique, lien de filiation, partenariat enregistré et mariage, n° 502) du citoyen européen « de respecter d’abord la qualification donnée au rapport juridique dans [l’]État d’origine, puis de l’apprécier en fonction de la règle de conflit de lois applicable dans cet État, dit État de cristallisation. Ensuite, au stade des effets de la situation, la règle de conflit de lois du for pourrait retrouver son rôle s’agissant des effets futurs du statut “dissociables de sa création” » (n° 591 in fine). Il s’agit de la sorte de faire pénétrer la reconnaissance mutuelle « au sein du raisonnement conflictuel » (n° 494 in fine) puisqu’il y aurait ainsi « reconnaissance mutuelle » de la qualification et de la règle de conflit de lois de l’État membre d’origine, par l’État membre d’accueil, lors de la circulation du statut. Chacun jugera de la faisabilité d’une telle évolution, moins peut-être d’ailleurs sous l’angle institutionnel qu’en termes d’exigences juridiques nouvelles pour les autorités nationales (les magistrats en particulier). Dans tous les cas, la voie tracée par l’auteur mérite certainement d’être explorée !

97Marion Ho-Dac

European Union under Transnational Law par Matej Avbelj, Hart Publishing, 2017, 192 pages

98Le livre de Matej Avbelj intitulé The European Union Under Transnational Law, publié chez Hart Publishing en 2018, vise à étudier l’interaction du droit transnational avec l’Union européenne (UE) et son droit. L’utilisation du concept de droit transnational est de plus en plus répandue dans le monde académique, à tel point que l’on pourrait presque parler de l’émergence d’une école du droit transnational (le concept a été popularisé par le juriste américain Philip Jessup au milieu du siècle dernier, v., P. C. Jessup, Transnational Law, Yale University Press, 1956). Les travaux de Peer Zumbansen, directeur de l’Institut de droit transnational à l’Université de King’s College London, sont souvent considérés comme fondateurs à cet égard (v., en particulier, P. Zumbansen, Transnational Law, Evolving, in J. Smits (éd.), Elgar Encyclopedia of Comparative Law, Edward Elgar, 2012, p. 898-925, et Transnational Legal Pluralism, Transnational Legal Theory, 2010, vol. 1, p. 141-189). De nombreux autres auteurs, en France comme à l’étranger, font aujourd’hui usage de la notion de droit transnational (en France v. récemment G. Lhuillier, Le droit transnational, Dalloz, 2016). En bref, le droit transnational est à la mode, bien qu’il fasse souvent l’objet de définitions contradictoires ou qu’il soit mobilisé dans des contextes très différents.

99M. Avbelj est professeur associé de droit de l’UE à la Graduate School of Government and European Studies en Slovénie. Ses travaux antérieurs étaient principalement consacrés à l’approche pluraliste du droit de l’UE (M. Avbelj et G. Davies (éds.), Research Handbook on Legal Pluralism and EU Law, Edward Elgar, 2018, et M. Avbelj et J. Komarek (éds.), Constitutional Pluralism in the European Union and Beyond, Hart Publishing, 2012). Cet héritage joue un rôle important dans l’approche théorique qui sous-tend le livre. L’entreprise est justifiée par le fait que le droit transnational poserait des problèmes au droit de l’UE qui sont nouveaux et sous étudiés (p. 2). L’auteur avance quatre objectifs principaux pour son livre (p. 3) : (1) proposer une réinterprétation pluraliste du concept de droit ; (2) développer une conceptualisation rigoureuse et convaincante du droit transnational et de l’UE ; (3) démontrer que la théorie du « pluralisme juridique de principe » (la traduction de « principled legal pluralism » n’est pas aisée. L’idée de l’auteur étant d’insister sur un pluralisme juridique ancré dans des principes communs, nous avons opté pour la traduction « pluralisme juridique de principe ») permet une meilleure compréhension de la relation entre le droit de l’UE et le droit transnational ; et (4) établir en s’appuyant sur des cas concrets d’interactions entre l’UE et le droit transnational que les valeurs de l’UE sont mieux protégées lorsque ces interactions sont régies par des préceptes dérivés de la théorie du « pluralisme juridique de principe ».

100Cette recension a pour ambition de présenter les arguments théoriques et pratiques développés dans le livre, avant de proposer une critique de certains aspects de l’approche proposée par M. Avbelj.

101Une théorie et quatre cas pratiques – La théorie du « pluralisme juridique de principe » constituant la « colonne vertébrale » (p. 3) de l’ouvrage, il s’agit selon l’auteur de « la contribution la plus importante et originale du livre aux études juridiques transnationales » (p. 147). Dans sa dimension descriptive, elle ambitionne de développer « un dispositif conceptuel permettant d’appréhender et de décrire le plus précisément possible la réalité juridique polycentrique contemporaine » (ibid.). D’un point de vue normatif, « elle doit être employée pour favoriser les conséquences normatives positives [de la polycentricité juridique] au lieu de ses potentiels effets négatifs » (ibid.). L’auteur est convaincu que le pluralisme juridique doit être en position de fournir « une feuille de route afin d’être utile aux acteurs du monde juridique polycentrique » (p. 28). À cet égard, il n’est pas évidemment le seul, et d’autres tentatives intellectuellement ambitieuses ont également vu le jour récemment (v., par ex., N. Roughan et A. Halpin (éds.), In Pursuit of Pluralist Jurisprudence, Cambridge University Press, 2017 ; Rev. crit. DIP 2018. 385, compte rendu H. Muir Watt, ou les travaux de M. Delmas-Marty).

102Le point de départ de cette théorie est « un concept de droit affiné » (p. 32), construit autour de l’idée que « pour que quelque chose ait valeur de droit, il faut passer un seuil de plausibilité » (ibid.). Malheureusement, l’auteur ne donne que très peu d’éléments relatifs à la définition de ce seuil. La seconde condition qu’impose sa théorie est l’adoption d’un « esprit normatif pluraliste » (ibid.). Concrètement, en cas de conflit de systèmes, le pluralisme juridique impose de les résoudre à la lumière de cet esprit pluraliste, c’est-à-dire, en préservant leurs spécificités respectives. Cette obligation se traduit en pratique par des « attentes procédurales, imposant une ouverture mutuelle, une autoréflexivité et un engagement en faveur d’un universel commun pluriel composé d’un ensemble de sites producteurs de droit » (p. 34). In fine, M. Avbelj distille sa théorie en deux « principes transcontextuels » (p. 36) : (1) le principe substantiel qui affirme « le respect de l’égale dignité des hommes », et (2) le principe procédural qui impose « l’ouverture mutuelle, l’engagement en faveur de la pluralité et d’un universel commun, ainsi qu’une réflexivité dialogique ».

103L’auteur considère sa théorie comme épistémologiquement et normativement supérieure. Ainsi, elle doit offrir un accès « à un meilleur savoir sur le monde contemporain » (p. 37), tout en constituant « un discours de la continuité pratique » (ibid.). Elle est aussi « normativement attirante » car elle représente « une via media entre l’universel et le particulier, entre le global et le local » (p. 38). Autrement dit, elle garantit « le droit de faire les choses à sa manière » (p. 39).

104Le chapitre théorique étant extrêmement abstrait, la décision de l’auteur de confronter sa théorie à quatre cas pratiques est particulièrement bienvenue. Son ambition est ainsi de vérifier, si la relation entre le droit de l’UE et le droit transnational « respecte les conditions imposées par la théorie du pluralisme juridique de principe » (p. 60). Malheureusement, il nous est impossible dans le cadre de cette recension de rendre justice à l’ensemble des cas étudiés.

105L’auteur consacre, par exemple, un chapitre à la crise de la zone euro et au rôle joué par les agences de notation dans celle-ci. M. Avbelj voit dans ces agences « les gardiennes de l’accès aux marchés financiers internationaux qui conditionnent le destin économique, et donc démocratique, de l’UE » (p. 99). Elles sont dès lors productrices de « droit administratif transnational privé » (p. 100). Après la crise financière de 2008, l’UE a encadré leur activité en adoptant le règlement (CE) n° 1060/2009 sur les agences de notation de crédit. L’auteur considère que cette intervention législative constitue « tout sauf un engagement à préserver l’existence durable et indépendante des agences » et que par conséquent l’UE a adopté « une attitude moniste » (p. 106). Il en conclut que « la relation entre l’UE et les agences de notation n’a pas été jusqu’alors conforme aux attentes du pluralisme juridique, et qu’au contraire les réformes proposées et adoptées par l’UE pointent dans la direction opposée » (p. 107). Il aurait selon lui été suffisant de rappeler aux agences « qu’avec de grands pouvoirs, viennent aussi de grandes responsabilités » (ibid.) et qu’il est dès lors de leur responsabilité de connaître et de contrôler les effets de leurs notations.

106L’auteur s’est aussi intéressé à l’interaction entre d’un côté les règles européennes de protection de la vie privée, et en particulier des données, et de l’autre la lex sportiva et la lex informatica. Par lex sportiva, il entend les normes antidopage, telles que le code mondial antidopage et les standards qui y sont attachés. La notion de lex informatica est utilisée pour qualifier les protocoles, standards et règles internes de Google affectant la vie privée des usagers. Dans ce chapitre, M. Avbelj compare l’attitude du droit de l’UE vis-à-vis des normes de l’Agence mondiale antidopage (AMA) et celle opposée à Google. Alors que les tensions entre la lex sportiva et le droit de l’UE sont selon lui résolues par un dialogue d’experts, patient et progressif (p. 118), la CJUE aurait fait preuve d’une rigueur particulière dans sa décision contre Google relative au droit à l’oubli (CJUE, gr. ch, 13 mai 2014, aff. C-131/12, Google Spain SL et Google Inc. c/ Agencia Española de Protección de Datos et Mario Costeja González). La Cour aurait trop fermement imposé les standards de protection de la vie privée de l’UE à la lex informatica, tout en négligeant le fait qu’internet ne connaît pas de frontières (p. 124). Cette différence de traitement entre la lex sportiva et la lex informatica serait due à plusieurs facteurs. D’une part, la lex sportiva n’est pas uniquement guidée par la recherche de bénéfices, alors que Google est une entreprise mue par le profit. D’autre part, la lex sportiva est « un système autonome de droit transnational bien établi », alors que la lex informatica « est encore en cours d’élaboration » (p. 127). M. Avbelj en conclut que la relation entre le droit de l’UE et la lex sportiva correspond à l’approche pluraliste que propose sa théorie, ce qui n’est pas le cas de l’attitude du droit de l’UE vis-à-vis de la lex informatica (p. 129).

107Lost in transnational law : quel droit transnational ? – L’idée du droit transnational est au cœur de ce livre – ce sont les défis qu’il poserait au droit de l’UE qui servent de justification à son écriture. Cependant, et c’est un des problèmes majeurs de cet ouvrage, l’auteur n’explicite que de manière imprécise ce qu’il entend par droit transnational. Le terme est pourtant polysémique et employé de multiples façons (v. C. Scott, “Transnational Law” as Proto-Concept: Three Conceptions, German Law Journal, 2009, vol. 10, n° 7, p. 859-876), il est donc particulièrement nécessaire d’énoncer clairement ce que l’on entend par droit transnational lorsqu’on en fait usage. Dans ce livre, l’auteur constate qu’il existe des acteurs producteurs de droit (jurisgenerative actors) qui opèrent de manière transnationale et créent des normes qu’il nomme de droit transnational (p. 2). Il ajoute ensuite que « le droit transnational constitue un champ de droit autonome et séparé » (p. 9). Mais qu’entend-il par « champ de droit » ? Un ordre, système ou régime juridique (des termes qu’il emploie de manière indifférenciée pour qualifier différentes sortes de « droit transnational » dans le livre) ? A-t-on à faire à un système, champ, ordre, régime juridique transnational ou à plusieurs ? Que veut-il dire par « autonome et séparé » ? Doit-on concevoir des droits anationaux des communautés transnationales (v., par ex., R. Cotterrell, Transnational Communities and the Concept of Law, Ratio Juris, 2008, vol. 21, n° 1, p. 1-18) ? Comment mesure-t-il l’autonomie, voire même l’existence, d’un champ, ordre, système, régime juridique transnational ? Toutes ces questions restent en suspens.

108À vrai dire, M. Avbelj nous offre quelques précisions dans son premier chapitre. En effet, il distingue le « droit transnational stricto sensu », qu’il qualifie de « droit transnational sans l’État », du « droit transnational sensu lato » qui inclut « tout droit ayant des effets au-delà de l’État » (p. 10). Ces deux approches sont extrêmement différentes, la seconde inclut en ces temps de mondialisation quasiment tout le droit et est similaire à la définition que donnait Jessup du droit transnational. Paradoxalement, quelques pages plus avant, M. Avbelj lui-même se fait critique de la conception de Jessup qu’il considère « trop vaste » (p. 9). En pratique, l’auteur qualifie de droit transnational un ensemble très varié de phénomènes : les décisions du Conseil de sécurité des Nations unies, les notations des agences de notation, les règles et codes de Google, les normes antidopage de l’AMA, et les décisions d’un groupe terroriste comme l’État islamique. Tous ces phénomènes transnationaux posent certainement des questions et des difficultés à l’UE et ont un caractère plus ou moins juridique, mais peut-on véritablement les mettre sur un pied d’égalité et les considérer comme des ordres, systèmes, régimes, champs juridiques transnationaux ? Lorsqu’on a affaire à des notations d’agence, peut-on réellement parler de l’existence d’un système de droit ? Cette question mériterait à tout le moins quelques développements et on aurait aimé que l’auteur nous donne de plus longues explications quant aux raisons qui lui font considérer que le seuil de plausibilité qu’il invoque est dépassé dans ces cas de figure.

109Le danger est évidemment que son pluralisme juridique serve d’auberge espagnole du droit où tout le monde est bienvenu, sans qu’il ne soit plus possible de discriminer entre droit et non-droit. Cette critique d’une certaine conception du pluralisme juridique n’est évidemment pas nouvelle, elle a été portée puissamment par B. Tamanaha au milieu des années 90 (B. Tamanaha, The Folly of the “Social Scientific” Concept of Legal Pluralism, Journal of Law and Society, 1993, vol. 20, n° 2, p. 192-217). Même s’il l’on ne souscrit pas entièrement à la critique de B. Tamanaha et que l’on considère qu’une définition institutionnelle du droit peut être utile pour déterminer la juridicité de phénomènes normatifs, il demeure nécessaire d’indiquer les conditions précises permettant d’identifier l’existence d’un ordre, système, régime juridique transnational. Le lecteur est ici dépourvu d’une grille de lecture claire pour identifier les raisons qui ont poussé l’auteur à qualifier un phénomène particulier de droit transnational. À la lecture de ce livre, il semble que n’importe quelle institution ou groupe qui influence par ses activités les actions d’autres acteurs est générateur d’un système de droit transnational. Le concept de droit perd de fait tout son tranchant analytique.

110Mais alors, que penser du droit transnational ? Est-ce un concept inutile ? Pas nécessairement : bien que l’ouvrage se réfère aux travaux de P. Zumbansen ou G. Shaffer et T. Halliday (T. Halliday et G. Shaffer (éds.) Transnational Legal Orders, Cambridge University Press, 2015), il s’en écarte aussi considérablement. Selon ces auteurs, l’idée de droit transnational ne caractérise pas tant un ordre, système, champ, régime séparé et autonome, mais plutôt un état général dans lequel se trouve le droit. Au lieu de s’entêter à identifier l’émergence d’ordres juridiques transnationaux autonomes, que ce soit sous la forme d’une lex mercatoria ou d’une lex sportiva, ces auteurs s’intéressent à l’assemblage transnational des droits. Ils démontrent que la pratique contemporaine du droit est transnationale, au sens où les juristes mobilisent dans leur travail des arguments tirés d’une variété de contextes et de sources. Dès lors, le droit transnational n’est pas immédiatement localisable, il ne se cristallise pas dans des nouveaux ordres juridiques transnationaux, car il qualifie plutôt la pratique contemporaine du droit, transformée en jeu complexe, pluriel et transnational. Le droit transnational est alors un concept heuristique permettant de mieux visualiser le fonctionnement actuel du droit et d’en jouer le jeu. Il nomme une nouvelle perspective sur le droit qui modifie profondément notre façon de décrire, comprendre et pratiquer le droit, ainsi que de former les étudiants à la pratique juridique du XXIe siècle.

111Éloge de l’interventionnisme transnational de l’UE – Les faiblesses analytiques de l’approche de M. Avbelj fragilisent aussi les soubassements de son dispositif normatif. En effet, le livre se veut très directif, il ambitionne de tracer la voie à suivre en proposant une « feuille de route » – la théorie du pluralisme juridique de principe – aux acteurs du droit (et en particulier à l’UE) pour gérer les relations entre le droit de l’UE et le(s) droit(s) transnational(aux). Dans les cas d’étude choisis, l’auteur se montre plutôt critique des positions adoptées par l’UE. Il rejette en particulier l’interventionnisme de l’UE qui ne serait pas en phase avec sa capacité de régulation et démontrerait son manque d’ouverture aux droits transnationaux (que ce soit face aux décisions du Conseil de sécurité des Nations unies ou aux protocoles de Google). La situation est présentée comme une sorte de choc des civilisations, entre d’un côté le droit de l’UE et de l’autre les droits transnationaux, mais qui ne doit jamais aboutir à l’exercice d’une domination de l’un sur les autres. C’est ce conflit potentiel que sa théorie se propose de gérer par l’intermédiaire d’une voie médiane pluraliste qui préserve les modes d’existence respectifs des différents droits. En pratique, il n’encourage donc un interventionnisme de l’UE que contre l’État islamique, qui perd son droit au respect pluraliste, car il ne respecte pas le principe cardinal de la dignité humaine.

112Les fondements de sa critique pluraliste des positions adoptées par les institutions de l’UE demeurent cependant insuffisamment explorés dans le livre. On déduit de l’approche de M. Avbelj, qu’il considère que tout ordre, système, régime, champ juridique transnational mérite le respect (sauf l’État islamique). Cependant, on a bien du mal à discerner dans l’ouvrage les raisons qui justifient ce respect. On imagine que l’argument repose sur l’idée que les ordres, systèmes, régimes, champs juridiques ont une égale légitimité et qu’ils se doivent donc respect mutuel dans la limite de leur engagement commun à honorer la dignité humaine. Mais on peine tout de même à accepter de mettre sur un même plan la légitimité du Conseil de sécurité et de Google, ou encore celle de l’UE et des agences de notation. L’auteur a sans doute raison de pointer du doigt le fait que Google et les agences de notation influencent (voire déterminent) le champ d’action de l’UE, mais cela ne leur donne pas per se une légitimité particulière. Au contraire, ce qu’il semble illustrer, sans le problématiser, c’est bien le manque de légitimité démocratique d’un nombre d’acteurs transnationaux qui, sans être nécessairement des producteurs d’un droit transnational autonome, sont néanmoins intimement imbriqués dans la fabrique contemporaine d’un droit transnational. Le problème de la légitimité du droit transnational est indubitablement un des plus difficiles se posant à la doctrine juridique contemporaine (P. Zumbansen, The Incurable Constitutional Itch: Transnational Private Regulatory Governance and the Woes of Legitimacy, in M. Helfand (éd.), The Challenges of Global and Local Legal Pluralism: Mediating State and Non-State Law, Cambridge University Press, 2014). La pratique du droit échappant de plus en plus au contrôle des institutions étatiques, sa légitimité ne peut plus être aisément connectée à l’onction démocratique des peuples. En particulier, le pouvoir normatif des acteurs transnationaux privés (que ce soit Google, les agences de notation ou le Comité international olympique) n’est pas soumis au contrôle de ceux qui sont au final affectés par son expression.

113Il est dès lors d’autant plus difficile d’accepter sans ciller les critiques portées aux tentatives d’intervention de l’UE face à Google ou aux agences de notation. D’une part, l’auteur semble minimiser la capacité d’intervention de l’UE et de son droit, alors que de nombreux travaux ont démontré la puissance normative transnationale de l’UE et sa capacité à peser politiquement et juridiquement notamment grâce à la taille de son marché (v., par ex., C. Amro, Market Power Europe, Journal of European Public Policy, 2012, vol. 19, n° 5, p. 682-699). De l’autre, il dramatise l’intensité des interventions de l’UE, alors que les institutions européennes n’ont pas dans les exemples qu’il nous soumet remis en cause l’existence même de Google ou des agences de notation, mais simplement opposé une résistance à leur mode actuel de fonctionnement. Dans nos travaux récents sur la lex sportiva, nous avons tâché de démontrer que le droit de l’UE a une forte capacité de résistance face à la force juridique transnationale des organisations sportives (A. Duval, La lex sportiva face au droit de l’Union européenne. Guerre et paix dans l’espace juridique transnational, EUI, thèse, 2015). Cependant, bien que l’intervention de la CJUE dans l’arrêt Bosman ait été souvent présentée comme un coup mortel à l’autonomie des organisations sportives et de la lex sportiva, rien de tel ne s’est réalisé en pratique. Les organisations sportives (bien souvent des associations de droit suisse) contrôlent et régulent toujours les activités sportives transnationales, mais elles demeurent sous la surveillance de l’UE via l’application de son droit du marché intérieur. Dès lors, l’UE ne dessaisit pas les organisations sportives de leur pouvoir normatif transnational, elle l’encadre et le contrôle. Le droit de l’UE, de par sa capacité et sa volonté d’intervention face à lex sportiva, remplit en quelque sorte une fonction contre-démocratique, au sens que lui donne Pierre Rosanvallon (P. Rosanvallon, La contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance, Seuil, 2006). Autrement dit, il oppose au pouvoir transnational des organisations sportives une obligation de justification, à laquelle elles doivent se plier du fait de la puissance économique et de la surface territoriale de l’UE.

114M. Avbelj conçoit le jeu juridique transnational comme un espace de conflits horizontaux entre ordres juridiques, avec d’un côté le droit de l’UE et de l’autre les droits transnationaux. Notre désaccord principal est là. En pratique, le droit de l’UE et, par exemple, la lex sportiva forment ensemble du droit transnational, ils sont imbriqués l’un dans l’autre (v. A. Duval, The FIFA Regulations on the Status and Transfer of Players: Transnational Law-Making in the Shadow of Bosman, in A. Duval et B. Van Rompuy (éds.), The Legacy of Bosman: Revisiting the relationship between EU Law and sport, Springer, TMC Asser Press, 2016, p. 81-116). Le droit transnational n’est pas un tiers droit séparé du droit national, du droit de l’UE ou du droit international, il est l’ensemble juridique complexe et combinatoire qui régi telle ou telle situation. Quand l’UE fait preuve d’interventionnisme face à Google et aux agences de notation, elle agit à l’intérieur du droit transnational pour essayer d’en infléchir la teneur et d’en modifier les effets. L’UE n’a pas, loin de là, la capacité de s’emparer du droit transnational et de contrôler exclusivement sa production, mais elle peut certainement influencer sa structure, sa portée et ses procédures au profit de l’intérêt général européen. La feuille de route de l’UE dans l’espace juridique transnational doit donc être d’intervenir au cœur même du droit transnational pour défendre autant que faire se peut les intérêts des citoyens européens. Ces interventions ne menacent pas des mondes juridiques qui sont étrangers au droit de l’UE comme l’envisage M. Avbelj, elles renforcent la prise en compte des intérêts des européens au cœur même du droit transnational.

115Conclusion : mettre l’Union européenne au cœur du droit transnational – Les références au droit transnational sont souvent axées sur les différentes leges (mercatoria, electronica, informatica, petrolea, sportiva, etc.) qui formeraient des ordres juridiques transnationaux autonomes. Mais on peut aussi concevoir le droit transnational comme une notion mettant l’accent sur la fluidité et la transnationalité de la pratique juridique contemporaine (c’était l’inspiration originelle de Ph. Jessup, que P. Zumbansen a revigorée). Au lieu d’ordres juridiques tiers autonomes, l’on perçoit alors une pratique transnationale du droit qui mêle les éléments issus du droit national et international, du droit dur et mou, de normes privées et publiques. Ce livre a le mérite de nous faire réfléchir à la place de l’UE dans ce contexte. L’approche de l’auteur axe la perspective sur la relation entre le droit de l’UE et différents types de droits transnationaux. Il nous offre alors une théorie pluraliste supposée régir de potentiels conflits et les résoudre de manière à préserver l’intégrité de chacun des ordres juridiques. Cependant, l’exposé proposé ne repose pas sur une définition précise de ce qui constitue un droit transnational. Par ailleurs, les recommandations présentées par l’auteur sont fondées sur une présomption d’équivalence de légitimité des ordres qui paraît difficile à accepter en l’état. On peut dès lors douter que la perspective choisie dans ce livre permette de comprendre pleinement le rôle joué par le droit de l’UE dans le droit transnational, ainsi que de déterminer justement celui qu’il devrait jouer.

116Néanmoins, ce livre vise juste lorsqu’il insiste sur le peu de travaux existants s’intéressant au droit de l’UE d’un point de vue transnational. Pourtant, le droit de l’UE fait partie intégrante du droit transnational, à tout le moins tel qu’il est vécu au quotidien par les citoyens européens. En effet, l’assemblage complexe de normes et de pratiques qui caractérise le droit transnational est nécessairement influencé par les décisions prises par les institutions européennes. Ainsi, bien que le droit de l’UE ne soit pas aux manettes, il a un impact non négligeable sur les solutions transnationales apportées à de nombreux problèmes juridiques. De plus, les interventions de l’UE ont pour vertu de replacer au centre du jeu juridique transnational les intérêts des citoyens européens. En bref, il faut que l’UE prenne conscience de sa force juridique et de sa responsabilité politique transnationales pour représenter les citoyens européens et leurs intérêts au cœur même d’un droit transnational qui s’est largement émancipé, du fait de la mondialisation, de leur contrôle démocratique.

117Antoine Duval

Le code marocain de la famille en Europe – Bilan comparé de dix ans d’application par Marie-Claire Foblets (dir.), préface Jean-Yves Carlier, LGDJ/La Charte, 2016, 719 pages

118Le Maroc s’est doté en 2004 d’un nouveau code de la famille (ci-après le Code) inspiré du droit musulman malékite et applicable à tous les Marocains à l’exception de ceux de confession juive qui sont soumis aux règles du statut personnel hébraïque marocain. Le Code s’applique également à toute relation entre deux personnes lorsque l’une d’elles est marocaine (art. 2).

119Le Code porte une attention particulière aux Marocains résidant à l’étranger qui s’est concrétisée par l’élaboration de dispositions qui leur sont spécifiques (art. 14 et 15 sur la conclusion du mariage et art. 128 sur la reconnaissance des décisions étrangères en matière de dissolution du mariage).

120Vu la présence significative de Marocains dans certains pays européens (ce qui a pour conséquence l’application fréquente du Code) et les difficultés auxquelles peut faire face le juriste européen ayant à manier un texte conçu en langue arabe et inspiré du droit musulman, de nombreuses publications en langues européennes ont été dédiées au Code dans les années qui ont suivi son adoption (y compris par le Ministère de la justice marocain qui a établi un Guide pratique du code de la famille disponible en ligne en langue française).

121Les années passant et les juges tant marocains qu’européens se saisissant des dispositions du Code, un nombre important de publications a été consacré à l’application jurisprudentielle du Code (notamment à la reconnaissance en Europe des dissolutions de mariage prononcées au Maroc).

122L’ouvrage dont nous rendons compte fait partie de ces publications, mais il s’en distingue par son volume (719 p.), par son étendue (cinq droits européens sont étudiés en plus du droit marocain) et par sa profondeur (des centaines de décisions des juges du fond sont analysées). Cet ouvrage se distingue également par la diversité et la richesse des horizons des auteurs (des spécialistes de droit international privé, des spécialistes de droit marocain et des anthropologues du droit) à la lumière de la directrice de la publication M.-C. Foblets (anthropologue du droit belge qui dirige actuellement le Max Planck Institute for Social Anthropology à Halle en Allemagne, auteure de nombreuses publications sur le droit marocain de la famille et l’appréhension judiciaire du fait religieux en Europe). Dès lors, on ne s’étonnera pas de l’approche empirique de cet ouvrage (entretiens avec des juges marocains et études de terrain auprès de trois consulats marocains) et de sa visée pratique destinée à faire état de l’application concrète du Code.

123L’ouvrage est divisé en trois parties qui se complètent. La première partie, qui se focalise sur le droit marocain, constitue une entrée en matière bienvenue. La première contribution (« Le Code et les vies des familles marocaines en Europe. Promesse tenue ou espoirs déçus ? », par M.-C. Foblets) revient sur les dispositions intéressant les Marocains résidant à l’étranger et les difficultés que leur application est susceptible de poser en Europe. Cette riche contribution, nourrie par l’expérience et les connaissances juridiques et sociologiques de l’auteure, permet de prendre conscience de l’acuité des problèmes qui seront traitées tout au long de cet ouvrage.

124La deuxième contribution fait état de « la jurisprudence marocaine relative à l’application du code de la famille » (M. Loukili). Elle repose sur l’analyse de « plus de cent décisions inédites ». La connaissance de cette jurisprudence est nécessaire pour le juriste européen qui cherche à établir le contenu du droit marocain, car « lorsque l’on dit [que le juge] doit appliquer la loi étrangère désignée par la règle de conflit, il faut entendre le droit étranger dans sa totalité, solutions coutumières et jurisprudentielles comprises » (P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, Montchrestien, 11e éd., 2014, p. 147. V. aussi art. 15, § 1, du code de droit international privé belge et Tribunal fédéral suisse, 22 août 2014, 5A_10/2014, ATF 140 III 456). Même le juriste marocain pourra en tirer profit vu la difficulté d’accès aux décisions des juges du fond marocains ainsi que le peu d’études en langue arabe fondées sur une analyse fouillée de la jurisprudence.

125La deuxième partie de cet ouvrage, qui en constitue la « pièce maîtresse », intéresse directement les spécialistes de droit international privé. Elle comprend une analyse de la jurisprudence rendue depuis l’entrée en vigueur du Code jusqu’à fin 2015 dans cinq États européens connaissant une présence marocaine significative ; chaque État se voyant dédié un rapport national rédigé en langue française : France (F. Monéger), Espagne (A. Quiñones Escámez), Belgique (H. Englert et J. Verhellen), Pays-Bas (L. Jordens-Cotran) et Italie (R. Aluffi). Plus spécifiquement, chaque rapport analyse la manière dont sont effectivement appliquées, ou rejetées, les dispositions du Code se rapportant en particulier au mariage, au divorce et à la filiation. Certains rapports contiennent des développements conséquents sur la Kafala qui pourtant est réglementée par une loi distincte du Code.

126Sur la méthode, le choix d’une approche comparative nous semble opportun. En effet, la jurisprudence des États européens, appartenant à la même « communauté de droit » et liés par des normes identiques (notamment la CEDH), a vocation à servir de source d’inspiration à tous les juges européens. Sur le fond, nous ne reviendrons pas sur le contenu de ces rapports riches. Nous nous contenterons de remarquer que le recours fréquent à l’ordre public fondé sur l’égalité entre époux conduit à écarter plusieurs dispositions du Code, notamment en matière de dissolution du mariage.

127La troisième partie de l’ouvrage est strictement empirique. Elle contient les résultats des études de terrain effectuées dans trois consulats marocains (dont celui de Lille) afin de décrire les pratiques d’enregistrement des mariages contractés par des Marocains résidant à l’étranger. Cette partie reproduit également les comptes rendus d’entretiens réalisés avec une quinzaine de magistrats marocains qui ont été notamment invités à se prononcer sur « les questions épineuses » que révèle l’étude de la jurisprudence européenne. Si le recours à la méthode des entretiens mérite d’être saluée, on regrettera qu’ils n’aient pas été analysés ou même synthétisés. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si des entretiens avec les juges européens ayant appliqué le Code n’auraient pas été autant utiles étant donné l’orientation (et l’intitulé) de l’ouvrage qui se focalise sur l’application du Code en Europe.

128Enfin, l’ouvrage contient plus de 200 pages d’annexes. Outre le résumé des décisions marocaines et européennes ainsi que les comptes rendus des entretiens susmentionnés, les annexes contiennent un lexique des principaux termes juridiques marocains permettant ainsi au juriste européen de se familiariser avec les institutions du droit musulman classique.

129Sur le plan formel, on regrettera l’absence d’une conclusion ou d’un tableau synthétisant les solutions des tribunaux européens sur chaque point et qui serait de nature à faire émerger la jurisprudence européenne sur le Code. Dès lors, le lecteur, soucieux d’avoir un aperçu des tendances de la jurisprudence européenne sur une question spécifique, se voit obligé de consulter les différents rapports nationaux afin de dégager lui-même ces tendances. On regrettera également l’absence à la fin de l’ouvrage d’une table des matières détaillée facilitant la navigation dans cet ouvrage volumineux et aidant le praticien (qui est généralement un lecteur pressé) à identifier rapidement l’information qu’il recherche. Sur le fond, une contribution traitant de l’impact du réglement européen n° 1259/2010 du Conseil du 20 décembre 2010 (Rome III) sur l’application du Code nous semblait opportune.

130Bien que l’ouvrage dont nous rendons compte vise à faire le « bilan comparé de dix ans d’application du Code en Europe », il serait réducteur de n’y voir qu’un ouvrage descriptif compilant jurisprudence et données brutes. Cet ouvrage, qui se situe à la charnière du droit international privé et du droit comparé, regorge d’informations et de réflexions intéressantes sur ces deux matières et, en particulier, sur les questions de l’accès au droit étranger et de son application. À titre d’illustration, nous citerons le rapport italien dans lequel R. Aluffi, professeur de droit comparé et de droit musulman à l’Université de Turin, écrit – non sans rappeler les enseignements de son collègue, le grand comparatiste R. Sacco – que « la clarté n’est pas intrinsèque aux textes de loi, mais elle provient de la précompréhension que l’interprète a de la matière ». Or, lorsque le juriste appréhende une loi étrangère (notamment lorsqu’elle découle d’une tradition juridique différente de la sienne) et que l’accès à la jurisprudence et à la doctrine relatives à cette loi est restreint, cette précompréhension lui fait défaut. Après cette observation savante, la comparatiste italienne envisage les deux options envisageables pour compenser l’absence de précompréhension et les illustre par des décisions italiennes qu’elle évalue (p. 412-417).

131L’ouvrage contient également quelques recommandations fondées sur le souci d’harmonie des solutions. Ainsi, l’aversion pour les situations boiteuses amène M.-C. Foblets à suggérer aux tribunaux européens de faire, dans la mesure du possible, référence dans leurs jugements en matière de dissolution du mariage à des motifs qui sont de nature à faciliter leur reconnaissance au Maroc (p. 20).

132Contrairement à certains écrits doctrinaux (notamment français), l’ouvrage commenté (et en particulier les contributions de M.-C. Foblets) a la particularité de s’intéresser en premier lieu aux membres des familles transnationales et aux difficultés pratiques qu’ils rencontrent plutôt qu’aux théories doctrinales à l’aune desquelles les décisions judiciaires sont (trop) souvent évaluées (sur le besoin d’humaniser le droit international privé, v., tout récemment, G.-P. Romano, Souveraineté « mono-nationale », relations humaines « transterritoriales » et « humanisation » du droit international privé. Libres propos, in Mélanges en l’honneur du Professeur Bertrand Ancel, LGDJ/Ipralex, 2018, p. 1415).

133Enfin, la lecture de cet ouvrage nous permet de prendre conscience d’un certain paradoxe. Alors que la Cour de cassation et la doctrine tiennent à l’application d’office des règles de conflit en matière de droits indisponibles, peu d’efforts sont faits pour garantir que la loi étrangère éventuellement désignée soit correctement appliquée. L’ouvrage, que nous avons eu le plaisir de lire, a le mérite de contribuer à combler ce manque.

134Karim El Chazli

Approaches to Procedural Law. The Pluralism of Methods, par Loïc Cadiet, Burkhard Hess et Marta Requejo Isidro (dir.), Baden-Baden, Nomos, Studies of the Max Planck Institute Luxembourg for International, European and Regulatory Procedural Law, vol. 9, 2017, 552 pages

135La diversité des approches et des méthodes d’étude du droit des procédures a été mise à l’honneur lors de la seconde édition de l’école d’été organisée conjointement par l’Association internationale de droit processuel et le Max Planck Institute for Procedural Law.

136La particularité de cette école d’été est de faire se rejoindre des auteurs du monde entier et de tout âge. Ainsi, de jeunes auteurs sont accompagnés dans leurs réflexions par d’autres plus chevronnés et, comme pour la première édition, ces travaux ont donné lieu à publication.

137Les contributions de l’ouvrage trouvant leur origine dans des initiatives individuelles et le plan n’étant qu’une reconstruction, nous nous permettrons de nous détacher de celui-ci pour identifier à travers les contributions les grands thèmes et les grandes questions que pose le droit procédural, dans toutes ses dimensions.

138Plusieurs contributions de l’ouvrage attirent l’attention sur l’aspect fonctionnaliste de l’analyse comparée des procédures. Fernando Gascón Inchausti (p. 15 s.) illustre bien cette tendance à travers l’utilisation du droit comparée à des fins d’harmonisation et de mise en place de normes subsumant les particularismes ou, et c’est essentiel, privilégiant les systèmes jugés les plus efficaces. L’hybridation que l’auteur identifie à la suite de cet usage de la méthode comparatiste doit être rapprochée de l’idée d’harmonisation. C’est d’ailleurs l’un des résultats de l’analyse statistique, fortement utilisée à l’appui de cette approche fonctionnaliste du droit comparé des procédures, mise en avant par la Commission européenne pour l’efficacité de la justice ou la Banque mondiale dans ses rapports Doing Business. La légitimité que l’auteur accorde à ces études, fondée sur l’identification des faiblesses des systèmes nationaux, doit pour autant être interrogée. Dans cette optique, la contribution de Christoph A. Kern (p. 121 s.) fournit un éclairage sur les biais épistémologiques des méthodes statistiques actuellement mobilisées, réduisant dès lors la légitimité des rapports institutionnels les exploitant. Si cette approche critique est bienvenue, on regrettera l’absence de données plus actuelles (l’auteur reprend une analyse déjà publiée en 2007) et une véritable mise en lien avec des mesures justifiées statistiquement, qu’elles soient issues du semestre européen ou de la Troïka et de son intervention grecque. Paradoxalement, la contribution d’Anastasia L. Papadopoulou (p. 211 s.) reflète cette nécessaire mise en perspective des réformes structurelles qui affectent la procédure civile grecque. Cherchant à démontrer que la réduction des formalités, justifiée par des raisonnements économiques et statistiques (p. 228-229), est une solution évidente pour améliorer la qualité de la procédure civile et le fonctionnement du système judiciaire, elle véhicule tous les a priori des « experts » à l’origine de ces études. Ces derniers, justifiant l’intervention de la Troïka et la destruction des systèmes nationaux au nom de l’efficacité économique, souffrent pourtant d’un statut de juge et partie, puisque rémunérés, comme le rappelle Christoph A. Kern à propos des fondateurs du courant legal origins (p. 127), par les institutions utilisant ensuite les rapports (Banque mondiale notamment). L’argument de l’« objectivité » (p. 214) amenant à passer sous silence les dimensions politiques et les liens entre systèmes juridictionnels et gouvernance transnationale demeure donc inaudible.

139L’étude de la gouvernance transnationale et celle des procédures à un niveau national doivent échanger et s’informer mutuellement afin de permettre une plus grande intelligibilité des réformes comme celles qu’a connues la Grèce. C’est en ce sens que milite Remo Caponi (p. 535 s.) en regrettant, à la suite d’Horatia Muir Watt et Diego P. Fernández Arroyo en droit international privé (Private International Law and Global Governance, Oxford University Press, 2014), l’absence d’apport et de participation du droit procédural à l’étude de la juridicisation des questions internationales (p. 540). Il met en cause l’approche traditionnellement trop formaliste de la procédure. En effet, réduite à un simple enchaînement de formalités (ce qui a été en France l’un des « apports » de Pothier), la procédure n’a que peu de choses à dire sur les développements internationaux ou les grandes tendances du droit subjectif. Les systèmes nationaux, s’émancipant d’une lecture technique des mécanismes procéduraux, peuvent alors dévoiler au juriste de nombreuses clés de compréhension du droit contemporain, à condition de prendre au sérieux la dimension culturelle de la jurisdictio. En ce sens, la contribution de Carlo Vittorio Giabardo (p. 67 s.), reprenant la prudence chère à Pierre Legrand (Le droit comparé, PUF, 2016), questionne la question des pouvoirs coercitifs des juges civils dans une approche comparée entre droit continental et common law. Selon lui, la culture de chaque droit vient expliquer les particularismes nationaux et révèle la « théologie politique » du common law, le juge y étant un représentant du Roi (Her Majesty’s judges) et le roi un vicaire de Dieu. Pour autant, assimiler l’autorité moindre du juge continental qui, faute de contempt of court, doit se contenter de l’astreinte (récemment implantée en droit italien), à la faiblesse symbolique associée à la fonctionnarisation des juges peut être contestable. L’érudition historique (Gaines Post, Harold J. Berman, Brian Tierney ou encore Pierre Legendre) a depuis longtemps montré l’importance de la fonctionnarisation dans la construction de l’État et la dimension quasi-ecclésiologique de ce dernier malgré son apparente sécularisation. Valentin Rétornaz (p. 93 s.) étudie dans une approche également comparative l’autorité de chose jugée et ses effets à l’égard des tiers, sans nier la grande variété des questions techniques auxquelles est liée l’autorité de chose jugée, il montre, à travers l’étude du droit des brevets et de la responsabilité, la possible transcendance de la distinction common law – droit continental. À la manière de Cappelletti, après avoir identifié une question juridique commune : que faire quand le litige entre deux parties a des effets sur les tiers ? (p. 113) et un enjeu matériel commun : éviter la multiplication des procès et économiser les ressources allouées à la justice (p. 107), il démontre les convergences au-delà des systèmes nationaux et « familiaux », et permet ainsi de dépasser un cadre national inadapté à certains problèmes contemporains. Ce dépassement du nationalisme procédural (que la grande leçon de Chiovenda, Romanesimo e germanesimo nel processo civile, Fratelli Bocca Editori, 1902, ne manque pas d’illustrer) peut également se penser à partir de l’expérience sud-américaine. Leandro J. Giannini (p. 249 s.) étudie ainsi le writ of certiorari argentin et le critère de la trascendencia (relevance) mis en place par la Cour suprême fédérale afin de se donner une marge de manœuvre dans les fonctions inarticulables qu’elle prétend exercer : juridiction constitutionnelle de dernière instance et organe de cassation. Illustrant la double tradition argentine, entre États-Unis et modèle continental, l’étude permet de mettre en perspective l’expérience française d’auto-réforme de la Cour de cassation. Dans une tradition proche, le modèle brésilien étudié par Aluisio Gonçalves de Castro Mendes (p. 491 s.) et Eduardo de Avelar Lamy (p. 477 s.) reflète également ces échanges procéduraux entre vieux continent et influence américaine. Le premier revient sur l’intégration de nouveaux mécanismes afin de diminuer l’engorgement des juridictions, notamment le Musterverfahren allemand. Ce dernier permet, en cas de litiges répétitifs, aux cours supérieures de sélectionner quelques affaires et de choisir les arguments juridiques que devront – le choix est contraignant – utiliser les cours inférieures dans des cas similaires (mis en suspens en attendant la décision de la juridiction supérieure). Dans une logique similaire, le second revient sur la mise en place d’une logique du précédent dans le code de procédure civile brésilien (2016). Il prend sur ce point le parti de le traiter à travers la théorie du forward-looking aspect of precedent de Frederick Schauer (Precedent, 39 Stan. L. Rev. 571 [1986-1987]). L’idée de ce dernier est que lorsqu’il exerce son office, le juge ne doit pas seulement prendre en compte le litige qu’il a sous les yeux mais également (et surtout) prévoir l’utilisation future de son jugement dans d’autres affaires. Cela ne fait que traduire, sous un nouvel aspect, la confrontation de deux modèles juridictionnels, et organisationnels. Pour le juriste continental, la proximité avec le travail du législateur et la disparition de la dimension factuelle du litige sera évidemment interrogée. Pour autant il convient de voir, comme l’a relevé de nombreuses fois Cappelletti dans ses travaux fondateurs (certains réunis dans Dimensioni della giustizia nelle società contemporanee, Il Mulino, 1994), que le problème est commun aux « familles juridiques » : comment diminuer et faciliter le travail des juges (p. 489). Si Cappelletti fut un auteur majeur, l’ouvrage permet également de revenir sur une figure sud-américaine qui caractérise si bien ce que l’on rencontre aujourd’hui au Brésil et en Argentine : Eduardo J. Couture. Dans sa courte prosopographie consacrée au plus grand processualiste sud-américain du XXe siècle, Eduardo Oteiza (p. 441 s.) retrace les correspondances qu’avait eues l’uruguayen avec des figures telles que Goldschmidt, Liebman, Calamandrei ou encore Sentís Melendo. À travers ces rencontres se matérialisent les grands courants européens et, en retour, Couture apportera en 1952 en Europe (p. 449) les premières théorisations du due process et de la constitutionnalisation de la procédure (Due Process as protection for human rights, La Ley, Buenos Aires, 1953, vol. 72, p. 802-813, article issue du second Congrès de l’Association internationale de droit processuel tenu à Vienne en 1952).

140À partir des expériences nationales, il est donc possible de penser l’international, notamment à travers des problématiques communes. C’est ce que rappellent les contributions sur les modes alternatifs de règlement des différends mais surtout celles, plus novatrices sans doute, sur les actions collectives. Si Aluisio Gonçalves de Castro Mendes reprend l’idée du modèle sud-américain ou latino-américain, fusion des modèles américain et européen, en matière d’actions collectives (p. 493), Francisco Verbic (p. 391 s.) illustre la dimension très politique de ces actions. Revenant sur la jurisprudence de la Cour suprême argentine, et notamment la décision Halabi (Halabi, Ernesto c/ Poder Ejecutivo Nacional (PEN), Ley 25873 s/ Amparo Ley 16986), il identifie l’instrumentalisation de la question par l’organe juridictionnel et la mise en place de conditions d’ouverture d’actions collectives qui empiéteraient directement sur le pouvoir législatif. Si ces conditions sont désormais inscrites dans la loi, il demeure que cette question a permis d’interroger l’articulation des pouvoirs puisque la Cour se reconnaît compétente et autorise les actions collectives pour les problèmes qui intéressent l’État et l’intérêt général (p. 410-412). Cet enjeu politique, au cœur du fonctionnement argentin, est central dans l’étude des systèmes procéduraux, et c’est également en cela que les expériences nationales permettent de penser les phénomènes transnationaux. Michele Angelo Lupoi (p. 327 s.) l’illustre parfaitement en faisant le lien, à propos de l’enlèvement d’enfant, entre les logiques de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. Comparant la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme, il identifie très clairement l’influence d’un principe comme la confiance mutuelle dans la construction européenne et ses liens avec l’autorité accordée au jugement du pays où résidait l’enfant avant son enlèvement. Selon cette logique, le pays où l’enfant kidnappé est amené ne peut s’opposer à l’application forcée du premier jugement, même sans exequatur (art. 42, règl. n° 2201/2003, p. 330). Parallèlement à cette dynamique la Cour EDH ne peut fonctionner sur la seule considération de la nécessité de la confiance mutuelle ou de l’équivalence des protections, elle vérifie donc plus en détails la sauvegarde des droits de l’homme notamment dans le pays qui prétend faire revenir l’enfant sur son territoire. Ceci étant, cette casuistique de Strasbourg n’est pas incompatible avec la politique de l’Union européenne, et revenant sur sa jurisprudence Neulinger, la Cour EDH reconnaît que la convention de La Haye de 1980 est basée sur la présomption que le retour de l’enfant dans son pays d’origine est généralement la mesure la plus protectrice de ses intérêts. Il en découle donc que l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme enjoint surtout le pays d’origine de l’enfant à vérifier, réellement, que ce retour est une mesure protectrice des intérêts de l’enfant, ce qui n’est donc pas de facto ni de jure contraire à la politique du retour automatique promue par l’Union au titre de la confiance mutuelle.

141Les mots de Rehbinder, rappelés par Hilde K. Ellingsen (p. 532) dans sa contribution sur le locus standi tel qu’instrumentalisé par l’Union européenne, résonnent donc à tous les niveaux d’étude de la procédure : « rules relating to standing are deeply imbedded in the respective domestic system of judicial review, they are an expression of basic constitutional concepts and function in the framework of domestic political-administrative and social cultures ». Comme cela avait été mis en évidence dans l’arrêt Van Gend en Loos, l’intérêt à agir participe à la politique d’implémentation du droit européen par les actions individuelles des sujets de droit. Les politiques générales nouent donc une relation très particulière avec les techniques procédurales. Luisa Enna (p. 175 s.), reprenant la méthode d’Oscar G. Chase, cherche à dévoiler comment la procédure affecte et reflète les autres champs d’étude. Ainsi, le droit de la famille italien et ses grandes orientations sont analysés à travers la lentille processualiste : l’amincissement du rôle du ministère public dans les affaires où il n’y a pas d’enfant à protéger dévoile que le changement de statut conjugal a perdu de son importance (p. 204-205). Parallèlement, mais dans un sens contraire, lorsque l’affaire reflétera des questions encore essentielles aux yeux de l’État, et de la société civile (ce qui est de moins en moins le cas du lien nuptial), la procédure se fera immédiatement plus complexe (p. 208).

142De complexité il est également question dans la contribution de Juliana Pondé Fonseca (p. 147 s.) qui reprend deux grandes tensions présentes en filigrane dans tous les autres travaux : la privatisation de la procédure, via les contrats de procédure ou les accords procéduraux, et la privatisation de la fonction juridictionnelle, par le biais des modes alternatifs de règlement des litiges. L’analyse procédurale dévoile les paradoxes de ces grands mouvements : la privatisation de la procédure aboutit souvent à réduire les pouvoirs du juge, tout en s’insérant paradoxalement dans une logique de managérialisation qui lui confère, habituellement, un pouvoir accru. Cela justifie donc le refus de toute conclusion hâtive sur la question et le réinvestissement de la logique coopérative du procès civil, ce que nous connaissons en France depuis Motulsky et les travaux de Loïc Cadiet (p. 152). Dans le même temps, la privatisation de l’activité juridictionnelle pose problème : si elle s’insère parfaitement dans une logique managériale de diminution des coûts publics et d’accélération du temps judiciaire corrélatif au désengorgement, elle empêche le développement de la jurisprudence (p. 149) et prive l’État d’une de ses composantes essentielles.

143Au terme de cet ouvrage, une saine conviction animera le lecteur : la procédure reste un accès privilégié aux enjeux culturels et théoriques, mais elle doit également prendre sa juste part dans la compréhension des phénomènes judiciaires internationaux. Dépasser les frontières nationales ne signifie pas pour autant oublier leurs spécificités, toute méthode qui l’oublierait risquerait alors de faire fi du caractère polysémique de l’harmonisation.

144Étienne Nédellec

Comparing Law. Comparative Law as Reconstruction of Collective Commitments, par Catherine Valcke, Oxford University Press, 2018, 231 pages

145Cet ouvrage élégant et clair, que nous livre une auteure dont les travaux pèsent déjà indiscutablement dans le champ des études juridiques comparatives, a pour ambition d’interroger les fondements mêmes de ce dernier en tant que discipline académique. Qu’est-ce que comparer en droit, et que faut-il entendre par droit dans l’entreprise de comparaison ? Les réponses proposées, denses et profondes même si elles peuvent évidemment prêter à discussion et ne prétendent au demeurant à aucune exhaustivité, sont élaborées à travers six chapitres très pédagogiques liés par le fil rouge que constitue l’idée d’engagement collectif, qui révèlent progressivement le contour de celui-ci. Dépositaire des cultures européennes (belge) et transatlantique (canadienne), Catherine Valcke nous fait passer successivement par la philosophie du droit, la théorie de la comparaison, l’épistémologie, la géographie (au sens de la délimitation des systèmes), la méthodologie (pour celui ou celle qui veut s’aventurer sur un terrain dont on sait bien qu’il est densément miné) et enfin, en guise d’épilogue, une réflexion sur le devenir académique du droit comparé.

146De nature à attirer autant qu’à susciter la curiosité, le titre même de l’ouvrage signale déjà qu’au sein d’une littérature souvent appauvrie par un penchant trop descriptif ou, désormais, trop quantitatif, il ne réitère aucune recette méthodologique banale. La comparaison en droit selon Catherine Valcke ne sera ni une affaire de classification des traditions juridiques en familles, ni une entreprise d’unification transnationale, ni un projet technique de juxtaposition d’institutions juridiques différentes, ni une opération de benchmarking ; elle n’impliquera pas non plus de choisir en des termes également rebattus entre le camp des fonctionnalistes et celui des contextualistes. Annonçant l’idée selon laquelle l’acte de comparer tend à reconstruire pour chacun des droits en cause les engagements collectifs d’une communauté politique (d’un « système » juridique, comme l’expliquera l’auteure), ce titre est déjà révélateur d’une position épistémologique subtile. Celle-ci procède de la conviction qu’aborder un système étranger ne peut se faire qu’en le comprenant selon ses propres termes. Si un tel postulat pourrait sembler à première vue avoir été largement labouré à son tour dans la littérature comparatiste, on verra que l’auteure le prend au sérieux au point d’en tirer des conséquences théoriques qui ne le sont aucunement. C’est ainsi que l’ouvrage propose de mettre en exergue les caractéristiques qui tout à la fois permettent de distinguer le droit d’autres formes de normativité, de façon à ouvrir aussi largement que possible l’éventail des phénomènes comparables, et d’établir parmi elles une échelle de comparabilité.

147À ce dernier égard, l’un des apports majeurs de l’ouvrage se situe dans le contexte du débat, initié par Pierre Legrand, relatif à la commensurabilité (ou plutôt l’incommensurabilité) des droits. L’inévitable projection subjective (auto-biographique) du juriste formé dans une culture juridique donnée n’est-elle de nature à rendre vaine toute tentative de représenter la vérité d’un autre droit ? Mais, selon Catherine Valcke, comparabilité et commensurabilité ne sont pas synonymes. Pour comprendre le sens de son intervention sur ce terrain, il faut se rappeler que l’un des autres grands débats qui traversent la discipline des études juridiques comparatives concerne le choix de la perspective à adopter pour appréhender le droit qui fait l’objet de l’étude. Une approche épistémologique positiviste consiste à s’en tenir à une perspective interne, tandis que des courants plus critiques, souvent fondées sur l’interdisciplinarité, conduisent à envisager le droit à travers un prisme constitué à l’extérieur de lui-même. Il faut dire que les deux approches ne sont pas étanches ; sur ce point comme sur beaucoup d’autres, l’auteure se situe sur un terrain médiane, préférant conclure à l’existence d’une dialectique entre les deux approches plutôt qu’à une opposition. Cela lui permet de prendre position dans le débat évoqué selon une démarche intellectuelle combinatoire, ou en deux temps. Ainsi, on peut comprendre la position de l’auteure comme signifiant que si l’ipséité de chaque système implique indiscutablement de comprendre et de reconnaître l’identité propre d’un droit donné, elle n’exclut pas pour autant la comparaison au regard de paramètres tiers. Une pomme et une orange ont chacune leur identité propre et incommensurable, lorsqu’on les appréhende, comme il importe de le faire, selon leur propres termes ; mais dès lors que cette lecture est bien acquise, rien n’empêche ensuite de les comparer sur une échelle de « fruititude », en employant des critères élaborés pour cette catégorie (goût, temps de maturation, volume en jus, etc.), c’est-à-dire, de les situer chacune sur une échelle externe.

148L’échelle tierce choisie à ce titre par l’auteure pour la comparaison des droits est celle d’engagement collectif. L’exercice comparatif implique donc dans un premier temps de reconstituer, selon la perspective interne, comment les systèmes normatifs revendiquant la qualification de droit se comprennent eux-mêmes (analyse des discours et des pratiques internes des acteurs), avant d’en confronter le résultat à la définition de l’engagement collectif. L’auteure s’efforce alors, selon la dialectique spécifique qu’implique la comparaison et une démarche informée tout à la fois d’intuitions et de théoriques politiques dures, d’élaborer six critères constitutifs de l’échelle de la juridicité. Ces critères sont le formalisme, l’effectivité, le caractère public, l’ouverture à l’argument, la cohérence et la force normative. De tels paramètres, faut-il comprendre, situent les systèmes qui les remplissent dans la sphère même de la comparabilité. Ces derniers sont peut-être composés de pommes et d’oranges, mais celles-ci sont toutes en même temps des fruits. En même temps, de façon subtile, ces identifiants traduisent aussi, en eux-mêmes, des engagements collectifs. Dans cette dernière catégorie, l’auteure ne met pas des idéaux abstraits – par exemple, la justice, l’équité, ou l’égalité sociale –, mais plutôt des préoccupations convergentes des acteurs au sein des divers systèmes qui revendiquent une qualification juridique.

149C’est à ce stade que nonobstant tout le soin mis par l’auteure à préciser sa position épistémologique – effort rare, qui, encore une fois, mérite en soi d’être souligné – et à affirmer sa volonté d’ouvrir sans préjugé le champ de la comparabilité, la démonstration semble bien présenter une faille, qui est précisément d’ordre épistémologique avant d’être politique. Car on ne peut manquer de reconnaître dans la notion d’engagement collectif telle qu’elle se traduit par les caractéristiques évoquées, une généalogie occidentale et libérale, venue des doctrines politiques d’un Rawls ou d’un Dworkin. Autrement dit, les critères qui permettent d’identifier un système comme juridique sont précisément ceux de la théorie politique occidentale, libérale et démocratique, plutôt anglo-américaine, de l’État de droit. On ne discutera pas de leur désirabilité normative ; cependant, on peut s’interroger sur leur place dans une entreprise comparative, où le piège épistémologique de l’ethnocentrisme est précisément de nature à expliquer l’échec des grands récits classificateurs du début du XXe siècle. Désormais, la critique politique arrive massivement dans le champ du droit comparé en provenance du Sud global par la voix aussi bien des anthropologues que des historiens ou des internationalistes-publicistes. Certes, comme le souligne l’auteure, la définition proposée n’a d’autre ambition que d’établir les contours de la discipline comparative. Néanmoins, il semble étrange, et quelque peu décevant, d’en limiter la portée aux seuls systèmes qui reproduisent un modèle géographiquement, historiquement et culturellement situé. Il n’est pas absolument clair non plus si un régime autoritaire, qui négligerait (de façon à les effacer des préoccupations des acteurs) l’un ou l’autre des paramètres (le caractère public, ou la contestabilité, ou l’effectivité du droit) se situerait en dehors du droit (et deviendrait ainsi incomparable) ou y resterait mais lesté, en quelque sorte, d’une mauvaise note.

150Ces questions feront sans doute l’objet de débats instructifs au sein de la discipline comparative. Mais à la périphérie de celle-ci, pour les lecteurs de cette Revue, l’intérêt premier de l’ouvrage réside dans les questions qu’il soulève par ricochet. À cet égard, la question des divisions disciplinaires se pose à nouveau – comment se sont-elles constituées, à quelles fins, avec quelle conséquences pour l’évolution de la pensée juridique ? (v. F. Audren et S. Barbou des Places (dir.), Qu’est-ce qu’une discipline juridique ? Fondations et recompositions des disciplines dans les facultés de droit, LGDJ, 2018). On peut se demander en effet si certaines des plus stimulantes avancées de la théorie comparative ne se trouvent pas désormais en dehors du cœur de la discipline qui s’identifie encore formellement comme étant le droit comparé, avec l’émergence des courants critiques déjà évoqués dans le domaine de l’anthropologie du droit (G. Frankenberg), de l’histoire (P. G. Monateri) ou du droit international (M. Koskenniemi), et dont cette Revue s’efforce très régulièrement de rendre compte. Ces courants s’intéressent, sous des angles différents, à l’interaction des cultures ou à la dialectique du local et du global, qui sont ou devraient être, cardinales dans une approche comparative du droit. Les mêmes pôles d’intérêt se retrouvent évidemment en droit international privé, qui, de son côté, aborde également la question de l’altérité, mobilise tout à tour des perspectives épistémologiques aussi bien interne et externe, et s’interroge au demeurant très concrètement, à travers la question de l’ordre public, sur la teneur des engagements collectifs de l’État du for comme celles de la loi étrangère.

151Pour faire écho à l’un des fils conducteurs de l’ouvrage de Catherine Valcke, on peut dire que le débat classique entre méthodologies statutiste et conflictualiste s’articule sur le terrain normatif autour du point de savoir si l’autre droit doit ou non être invité à entrer dans l’État hôte selon ses propres termes. Si divers courants contemporains, notamment la méthode de reconnaissance, tendent aujourd’hui à s’inscrire dans cette voie, au risque de bouleverser les schémas construits depuis le milieu du XXe siècle, ils se lient aussi, au-delà des frontières disciplinaires, avec les avatars contemporains du pluralisme juridique (sur lesquels, v. N. Roughan et A. Halpin (éds.), In Pursuit of Pluralist Jurisprudence, Cambridge University Press, 2018 ; Rev. crit. DIP 2018. 385, compte rendu H. Muir Watt). Or, de façon intéressante, Catherine Valcke s’interroge dans le champ du droit comparé, en entreprenant une recherche sur les contours du système juridique (du droit comparable), sur les relations entre ses propres positions et les divers courants pluralistes. On sait que parmi ces derniers se décèlent deux variantes, respectivement forte et faible. La première accepte, au titre du droit, la pluralité (et la possible superposition et conflictualité) de revendications d’autorité normative autonomes ; la seconde n’accepte comme juridiques que celles qui correspondent à des critères posés en dehors de lui. Sans surprise au regard de ce qui précède, l’auteure se range dans ce dernier camp.

152Si on pose maintenant la question, propre au droit international privé, de la méthode à employer pour déterminer le champ d’application d’une loi dans l’espace (plutôt donc que pour en apprécier la juridicité ou la comparabilité), la position prise par Catherine Valcke en lien avec le pluralisme dans le débat comparatif correspond certainement à celle du conflictualisme. Selon cette position, on veut bien faire place à la loi étrangère, mais aux conditions et dans la mesure définies par l’ordre juridique du for, dans l’intérêt de certaines valeurs – la sécurité, la prévisibilité. Elle s’oppose à une démarche très différente, celle du statutisme, qui consiste à accueillir la loi étrangère selon ses propres termes, c’est-à-dire, selon sa propre revendication de souveraineté ou d’applicabilité dans l’espace ; ici, la variante forte du pluralisme oblige à assumer les conséquences de revendications désordonnées d’autorité. Les valeurs concurrentes poursuivies s’alignent alors sur l’autonomie des acteurs privées et des intérêts du marché, ou au contraire sur les droits de l’homme et de la recherche de l’égalité tant inter-individuelle que structurelle. L’histoire de la discipline nous enseigne que ces deux approches méthodologiques et axiologiques sont possibles, voire même concomitamment pratiquées. Quoi qu’on pense de l’une ou de l’autre, et on sait que les oppositions politiques sont fortes, il est difficile de trancher le débat en recourant à l’épistémologie, plutôt qu’en les évaluant sur le terrain purement normatif. C’est pourtant, nous semble-t-il, ce que tente de faire Catherine Valcke sur le terrain du droit comparé. Cependant, pour revenir à nouveau sur le droit international privé, il semblerait incohérent de considérer que l’ordre juridique étranger doive être appréhendé dans ses propres termes puis de s’arrêter à mi-chemin pour lui imposer un modèle à respecter sous peine de refoulement à la frontière.

153Bien entendu, à ce stade, on peut instaurer un dialogue avec l’étranger et donc une dialectique, comme le propose l’auteure lorsqu’il s’agit de déterminer la comparabilité des systèmes juridiques. Pirouette théorique habile, ou démarche pragmatique destinée à sortir des impasses qu’induisent les débats actuels, qui intéressent tant le droit comparé que le droit international privé, sur la place de l’altérité et de l’extranéité dans nos sociétés ? On ne peut qu’inciter les lecteurs internationalistes-privatistes à réfléchir à ces questions méthodologiques fondamentales qui engagent – collectivement ! – la communauté épistémique au-delà des frontières disciplinaires, en la compagnie très stimulante de Catherine Valcke.

154Horatia Muir Watt

A Short History of European Law. The Last Two and a Half Millennia, par Tamar Herzog, Harvard University Press, 2018, 296 pages

155Conçu pour un public d’étudiants tant en droit qu’en histoire outre-Atlantique, ce passionnant « petit » livre (proposant un « courte » histoire du très long passé du droit européen) ne cherche évidemment pas à présenter un récit historique exhaustif, mais tente plutôt de répondre à la question de savoir comment on « fait » de l’histoire du droit, en présence de vestiges du passé qui ont survécu en revêtant un sens complétement transformé par rapport à celui que leur conférait leur contexte temporel et géographique d’origine. La Magna Carta elle-même, la notion de due process, sont cités dès le début comme exemples de textes ou de concepts qui, drapés aujourd’hui à travers le monde occidental d’un caractère quasi-mythologique, sont désormais invoqués dans des cadres historiques très éloignés des circonstances qui les ont vu naître. Quel sens peut-il y avoir aujourd’hui de prendre au sérieux le contenu littéral de ce qui allait devenir le texte fondateur de l’État de droit, et de le resituer parmi les causes et les interprétations de l’époque ?

156La réponse apportée est d’autant plus intéressante qu’elle est écrite par une auteure qui porte (au moins en partie) un regard extérieur sur ce que constitue la tradition juridique européenne. Autrement dit, elle met en exergue des événements ou des institutions qui ne sont pas nécessairement perçus de l’intérieur comme revêtant autant de signification (parmi les juristes européens, considère-t-on que la plus grande invention de la modernité juridique est la création de la personne morale ? a-t-on conscience, en dehors de l’histoire du droit français, de l’intérêt très réduit pour le phénomène de la coutume, y compris en Angleterre où l’état du droit d’avant l’imposition de la common law est délaissé ?) tandis que d’autres sont exposés comme étant largement le produit imaginaire d’intérêts politiques ou de valeur éphémère (comme la transposition à partir du terrain aride de la preuve, de l’idée, supposée fondatrice de la common law, selon laquelle celle-ci aurait ses racines dans le passé « immémorial » du pays).

157Le questionnement est alors pédagogique avant d’être herméneutique : dans quelle mesure la connaissance de l’environnement – devenu souvent invisible, et pourtant pourvoyeur de sens – dans lequel émergent les concepts juridiques et les institutions politiques est indispensable pour bien en comprendre la signification contemporaine ? L’un des plus fascinants passages du livre concerne la réinterprétation délibérée et très politique de la common law par Edward Coke au XVIe siècle, dans son œuvre monumentale Institutes of the Laws of England 1628-1644, dans laquelle prend l’origine le grand mythe de la source coutumière de la common law. De tels mythes politiques et juridiques transmis d’âge en âge devraient-ils pouvoir « se reposer en paix », en laissant dans l’oubli les reconstitutions successives dont ils sont issus ?

158De là, d’autres interrogations surgissent inévitablement. Au fond, comment et pourquoi les interprétations d’une même source changent-elles parfois radicalement dans le temps ? S’agissant à cet égard du droit européen, comment l’Europe en est-elle venue à se représenter et à se projeter au cours des périodes fondatrices du droit occidental en tant qu’épitome de la Raison à vocation universelle ? Quels sont les facteurs qui ont commandé, ailleurs, une obédience très large à l’égard des principes ainsi forgés ? D’ailleurs, un seul récit « européen » est-il possible ? Qu’est-ce que l’Europe, sinon une idée, plutôt qu’un lieu dans l’espace ?

159L’ouvrage révèle alors un certain nombre de prémisses, elles-mêmes induites d’une exploration du passé comme un lieu à la fois étrange et familier. De quoi rappeler, encore une fois, la proximité épistémologique de l’historien et du comparatiste, qui adoptent chacun une perspective mixte, interne externe à l’égard de leur objet de recherche. L’apport essentiel de l’une et de l’autre approche est, comme on le sait, de « dénaturaliser » l’histoire ou alors telle réalité géographiquement située. On peut dire encore qu’elles aident au décentrement. On comprend alors la thèse de l’auteure comme signifiant que rien, dans les grandes évolutions du droit, n’est « donné » ni « logique ». Bien entendu, elle ne se place pas dans une perspective anthropologique, au regard de laquelle la tradition de l’Europe n’est qu’une infime partie d’une réalité bien plus ancienne et bien plus vaste et au regard de laquelle le sens et la cohérence des inventions culturelles des sociétés humaines peuvent se discuter. Mais dans la « petite » focale de l’histoire de la modernité, la progression est lente, hasardeuse, complexe et pleine de détours d’imprévus. Au demeurant, l’un des messages importants du livre est que l’histoire européenne s’est forgée aussi en dehors du centre. Bien entendu, l’exemple plus notable concerne le droit des États-Unis. Mais on sait, notamment en raison de la multiplication d’écrits en ce sens en droit international (public), que les événements et interprétations de la périphérie sont perçus comme de plus en plus importants dans l’élaboration du droit du « centre ».

160La modernité, nous explique l’auteure, annonce une prise progressive de la conscience contemporaine de ce que l’autorité des idées ou des institutions (en droit comme ailleurs) tient au crédit qui leur est accordé par ceux même qui les initient, plutôt que parce qu’ils sont créées ou endossées par une autorité externe (en somme, Dieu ou alors la raison naturelle). Cette évolution paradigmatique a été préfigurée ou rendue possible par la conversion de l’empire romain à la chrétienté, après laquelle la distinction entre droit séculier et religion perdait sa raison d’être. De là, la nouvelle croyance en l’agence humaine et la capacité d’innover, de sorte que le droit moderne est apparu comme pouvant être au service du changement plutôt que le dépositaire du seul passé. En somme, souligne Tamar Herzog, la conviction selon laquelle le droit peut changer et (surtout) être changé est récente. Tout comme celle que chaque communauté politique peut ou doit avoir son droit propre ! La longue vue de l’histoire sur ce point est assurément très intéressante pour les internationalistes, dont l’imaginaire présuppose l’état pluraliste du droit. Et si c’était ce dernier qui est au fond une anomalie, et non l’inverse ? En tout cas, le droit romain a incontestablement fourni les bases du cadre de notre conscience juridique. Une illustration citée par l’auteure est celle des présomptions, qui permettent de tenir a priori pour vraie (« établie ») l’existence de certaines choses. On est tenté de rapprocher cette observation de la « boîte à penser » du droit romain, selon Geoffrey Samuel, dont on ne parvient pas à s’extirper, même aujourd’hui (v. G. Samuel, Does One Need an Understanding of Methodology in Law Before One Can Understand Comparative Law Methodology?, in M. van Hoecke (éd.), Methodologies for Legal Research: Which Kind of Method for What Kind or Discipline, Hart Publishing, 2011, p. 177-208). De même, on peut souligner que la trouvaille juridique a également joué un rôle significatif en dehors du droit (sur le modèle épistémologique que le droit a pu fournir dans le domaine des sciences, v. R. Encinas de Munagorri et al. (éd.), Analyse juridique de (X), éd. Kimé, 2016).

161Un autre point qui retient l’attention dans une perspective comparatiste, est la conviction de Tamar Herzog selon laquelle les traditions distinctes de common law et de droit civil, loin de se regarder en chiens de faïence, ont plutôt été en dialogue constant dans l’histoire, et sont donc liées entre elles par un rapport dialectique et non d’opposition. Même si elles ont emprunté des chemins divergents, ius commune et common law sont issus du même passé, et répondent à des pressions extra-juridiques similaires. Elles s’inscrivent tous les deux dans une série récurrente de tensions constitutives, et doivent être comprises par référence, d’une part, à une quête permanente d’unification, depuis l’empire romain jusqu’à l’Union d’aujourd’hui – à travers l’expansion de la chrétienté, le colonialisme, puis l’apparition de l’État-nation et le droit international –, contrebalancée par des forces locales et particularistes ; d’autre part, à une recherche dynamique de lumières, se heurtant à des résistances conservatrices et protectrices du statu quo. L’histoire du droit européen est alors celle des communautés humaines en constante réformation – expansion ou contraction – selon l’identité ou l’ipséité perçue de leurs membres. Et bien entendu, même si cette « courte » histoire – un récit ouvert lui-même à la réinterprétation de ceux qui viendront après lui – ne le mentionne pas explicitement, le droit international privé, partagé entre personnalisme et territorialisme, en constitue un élément cardinal !

162Horatia Muir Watt

Signalements

163Mélanges en l’honneur du professeur Claude Witz,

164LexisNexis, 2018, 923 pages

165Droit sans frontières. Mélanges en l’honneur d’Eric Loquin,

166LexisNexis, 2019, 927 pages

167Jurisdiction in Matrimonial Matters, Parental Responsibility and International Abduction. A Handbook on the Application of Brussels IIa Regulation in National Courts,

168Constanza Honorati (dir.), G. Giappichelli, 2018, 344 pages

169Introduction to Law and Global Governance,

170par Elaine Fahey, Edward Elgar, 2018, 168 pages

171Advanced Introduction to Law and Globalisation,

172par Jaakko Husa, Edward Elgar, 2018, 200 pages

173Droit international privé,

174par Bernard Audit et Louis d’Avout, LGDJ, 2018, 1213 pages

  1. The Foundation of Choice of Law. Choice and Equality, par Sagi Peari, New York, Oxford University Press, 2018, XXIV + 316 pages
  2. Linkages and Boundaries in Private and Public International Law, par Verónica Ruiz Abou-Nigm, Kasey McCall-Smith et Duncan French (dir.), Hart Publishing, 2018, 250 pages
  3. Business and Human Rights. Beyond the End of the Beginning, par César Rodríguez-Garavito (dir.), Cambridge University Press, 2017, 207 pages
  4. Building a Treaty on Business and Human Rights. Context and Contours par Surya Deva et David Bilchitz (dir.), Cambridge University Press, 2017, 516 pages
  5. The Future of Business and Human Rights: Theoretical and Practical Considerations for a UN Treaty par Jernej Letnar Ĉerniĉ et Nicolás Carrillo-Santarelli (dir.), Cambridge, Antwerp, Portland, Intersentia, 2018, 307 pages
  6. Confronting Corruption: Past Concerns, Present Challenges and Future Strategies, par Fritz Heimann et Mark Pieth, New York, Oxford University Press, 2018, XXI + 287 pages
  7. Extraterritorial Human Rights Obligations from an African Perspective par Lilian Chenwi et Takele Soboka Bulto (dir.), Intersentia, 2018, 308 pages
  8. Les frontières de l’Europe sociale, par Ségolène Barbou Des Places, Étienne Pataut et Pierre Rodière (dir.), IREDIES/Université Paris 1, Cahiers européens n° 11, Pédone, 2018, 282 pages
  9. Unity in Adversity. EU Citizenship, Social Justice and the Cautionary Tale of the UK par Charlotte O’Brien, Hart Publishing, Modern Studies in European Law, 2017, 304 pages
  10. Le principe de reconnaissance mutuelle et le droit international privé – Contribution à l’édification d’un espace de liberté, sécurité et justice, par Emmanuelle Bonifay, préface Isabelle Barrière Brousse, éd. Institut Universitaire Varenne, 2017, XVI + 495 pages
  11. European Union under Transnational Law par Matej Avbelj, Hart Publishing, 2017, 192 pages
  12. Le code marocain de la famille en Europe – Bilan comparé de dix ans d’application par Marie-Claire Foblets (dir.), préface Jean-Yves Carlier, LGDJ/La Charte, 2016, 719 pages
  13. Approaches to Procedural Law. The Pluralism of Methods, par Loïc Cadiet, Burkhard Hess et Marta Requejo Isidro (dir.), Baden-Baden, Nomos, Studies of the Max Planck Institute Luxembourg for International, European and Regulatory Procedural Law, vol. 9, 2017, 552 pages
  14. Comparing Law. Comparative Law as Reconstruction of Collective Commitments, par Catherine Valcke, Oxford University Press, 2018, 231 pages
  15. A Short History of European Law. The Last Two and a Half Millennia, par Tamar Herzog, Harvard University Press, 2018, 296 pages
  16. Signalements
Sous la direction de
Toni Marzal
Lecturer à l’Université de Glasgow
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.191.0281
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