CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La thématique du corps en relations interethniques prend une dimension originale dans le contexte particulier de la Guyane française (215 000 habitants en 2009) qui est une société polyethnique, une société créole, que l’anthropologie de la Caraïbe considère comme étant représentative d’un modèle d’organisation du pluralisme ethnique hérité de la période coloniale esclavagiste (1604-1848). L’ordre social et politique local est un ordre moral hérité de la société de plantation esclavagiste, de l’idéologie raciale qui préside à la rencontre initiale des populations autochtones amérindiennes avec les « Blancs », puis avec les « Noirs » et les « Sangs-Mêlés » (groupe des « libres » et métis affranchis). L’ordre dominant dans ce type de société a été la hiérarchie sociale et raciale imposée par l’idéologie coloniale à partir de 1604, avec une idéologie coloriste (Bonniol, 1992) imposant la suprématie du Blanc sur tous les autres groupes ethniques, d’origine africaine, asiatique, caribéenne (autochtones amérindiens), métissés ou au phénotype autre que blanc (« Noirs », « Mulâtres », etc.). Mais, à la différence des Antilles françaises (Martinique, Guadeloupe), la composition ethnique de la population guyanaise porte la marque d’une plus grande diversité ethnique et culturelle qui a ouvert la voie à une autre conception de la créolité, celle de la guyanité, celle du passage d’une créolité dominante à un multiculturalisme guidé par un réaménagement fondamental des rapports entre les trois communautés les plus anciennes sur le sol guyanais : les « Blancs », les Créoles et ceux que l’on appelait les « primitifs » au xviiie siècle, les Amérindiens et les Bushinenge [1].

2Dans une société polyethnique comme celle de la Guyane française, la stabilité d’un modèle de relations interethniques est une question d’équilibre : un équilibre reposant sur la puissance d’un ordre dominant, un équilibre facilement rompu si des événements surviennent de façon volontaire ou involontaire, comme l’arrivée de nouveaux esclaves d’origine africaine, de travailleurs engagés [2], de nouvelles vagues de migrations (Haïtiens, Brésiliens, Surinamiens). Mais l’ordre moral dans la société coloniale – qui est aussi et surtout dans le cas présent celui d’une société créole, c’est-à-dire une société locale ordonnée par une hiérarchie de la naissance qui distingue très nettement l’ici (« né ici ») et l’ailleurs (« né ailleurs »), les origines et les vertus de la créolisation, de « l’acclimatation » – peut tout autant rejeter des groupes autochtones, des groupes immigrés créoles et acclimatés, et aussi, en certaines circonstances, les réintégrer et les valoriser dans une dimension très politique de l’identité nationale. La flexibilité du modèle de créolisation autorise différentes définitions du pluralisme culturel guyanais : du rejet total des groupes non guyanais à la simple exclusion des populations étrangères (Cherubini, 1994, 2002). De projets de peuplement en projets d’immigration, la Guyane n’a en effet jamais cessé d’être alimentée par des flux de population, voulus ou non voulus, intéressants à analyser du point de vue des discours tenus sur la créolisation socioculturelle, « l’acclimatation », la capacité des uns et des autres à résister aux conditions du développement économique (mode de production esclavagiste, petite agriculture vivrière, etc.). La Guyane française est de ce point de vue un lieu intéressant pour analyser les discours sur « l’acclimatation » (ou « l’acclimatement »), selon l’usage fait d’un vocabulaire emprunté aux conceptions biomédicales et sanitaires du xviiie siècle, comme elle l’est pour analyser les discours sur le corps dénudé et ses rapports à l’œuvre civilisatrice.

3Le matériau utilisé est le récit descriptif des « voyageurs » et visiteurs qui peuvent être assimilés à des élites politiques, administratives, préoccupées par le développement de la Guyane, déportés politiques de 1798 et administrateurs de haut rang, pour lesquels « les frontières de la civilisation » [3] (Comaroff, 1984 : 306) sont les marges de la définition européenne de la santé articulée sur un ordre moral et social de la corporeité dressé dans un contexte de colonisation. L’Étranger est ici ce déporté (Billaud-Varenne, Barbé-Marbois, Aymé) ou ce fonctionnaire (Itier, Dupont-Gonin), tantôt malade, tantôt resplendissant de santé, qui découvre tantôt le corps sain de l’autochtone, tantôt son corps malade, ainsi que le corps parfois meurtri de l’étranger, immigré ou travailleur engagé.

Le corps dans le modèle des relations interethniques guyanais

4On a toujours considéré dans une société esclavagiste que le corps avait avant tout une qualité première : celle d’assurer la force de travail que demandent les tâches agricoles et industrielles sur la plantation. L’esclavage permettait de disposer d’une main-d’œuvre peu coûteuse, docile et dégradable autant que la production de sucre l’exigeait (Bonniol, 1992 : 54). Parlant des « esclaves nègres » que l’on commençait à installer sur les habitations des Antilles (début des années 1660), après avoir renoncé aux « esclaves sauvages » (Amérindiens), le Père Du Tertre (cité dans Bonniol, 1992 : 51) écrit : « on les traite en esclaves, on les nourrit comme on veut, on les pousse au travail comme des bêtes, et l’on en tire de gré ou de force jusqu’à leur mort, tout le service dont ils sont capables… » Les aptitudes du corps de l’Amérindien pour remplir les tâches liées au travail sur l’habitation ont rapidement été passées au second rang derrière une curiosité esthétique et une sympathie présentée comme presque instinctive mais que, bien entendu, nous pouvons analyser ici en termes d’inutilité sur le plan de la force de travail par rapport aux aptitudes décrites plus haut concernant les esclaves d’origine africaine. La fascination pour la nudité devient alors du « beau » du côté des Amérindiens et la marque des châtiments corporels chez les Noirs : « beaucoup portaient sur leur dos la marque des coups de fouets qu’ils avaient reçus : cela excitait la compassion de ceux qui n’y étaient pas accoutumés, mais on s’y fait bientôt. » (le Père Labat à la Martinique, écrit publié en 1722, cité dans Bonniol, 1992 : 53)

5Ce passage du corps aux sentiments est aussi l’une des marques de la rencontre avec les « Sauvages » du Nouveau Monde. Les descriptions qui ont pu être faites des premiers Amérindiens rencontrés dans la Caraïbe ou sur le continent sud-américain mettent en évidence une altérité : le sauvage est bon et beau mais il est aussi monstrueux et bestial. Les premiers contacts avec la population amérindienne de Guyane au xviie siècle (Hurault, 1972 : 199) viennent confirmer cette « sympathie instinctive » : les premiers colons français, à l’exception de quelques individus, ont été très favorablement impressionnés par les Indiens, et ont recherché leur amitié, le plus souvent au détriment de leur propre intérêt. Un siècle et demi plus tard, il fallait se résoudre à faire avec leur différence : « … Notre luxe, nos maisons, nos bijoux, nos vêtements, nos repas, rien de tout cela ne peut les séduire, et notre police domestique ou servile les épouvante » (Malouet, 1717, cité dans Hurault, 1972 : 204), « Rien ne cause plus d’effroi aux Galibis que d’être contraints à nous ressembler », note le déporté Barbé-Marbois, réfugié à Sinnamary en 1796 (cité dans Hurault, 1972 : 204).

6David Le Breton (2008 : 41-42) résume assez bien ces principes de classement et de stigmatisation : « La stigmatisation de l’Autre passe par l’affirmation de son manque d’intelligence, de sa paresse, de ses tendances retorses ou criminelles, de son esprit intéressé, des menaces qu’il fait courir à l’intégrité du « peuple »…. À tous égards, il manifeste une imperfection radicale qui rend son humanité problématique. » Les circonstances de la première abolition de l’esclavage de 1797 font que des observateurs comme les déportés de 1798 trouvent en Guyane matière à s’interroger sur la capacité des anciens esclaves à devenir des citoyens à part entière. On sait que l’esclavage sera rétabli en 1802, avant d’être aboli définitivement en 1848. Installé sur une habitation dans l’Ile de Cayenne (« relégué au milieu des bois, seul avec des Nègres que je n’entendais pas »), Jean-Jacques Aymé [4] juge en ces termes « cet état mitoyen entre la liberté et l’esclavage » qui prévaut en 1798 : « Il a tourné à la ruine de la colonie et des colons, et au très grand préjudice des Nègres, qui s’en sont trouvés beaucoup plus mal qu’auparavant. » Jean-Jacques Aymé décrit par ailleurs les Nègres en ces termes : « Il est certain que le Nègre, superficiellement vu, est d’une ignorance étonnante. Les idées les plus communes et les plus simples ont bien de la peine à pénétrer dans son cerveau (…) Le souverain bonheur des Nègres, et peut-être pour tous les hommes, est le repos : ne rien faire est pour eux la félicité suprême (…) D’abord ils vont nus, et n’ont pas par conséquent pas besoin de travailler pour se procurer des vêtements. »

7La découverte de l’Autre est aussi celle des « Blancs » de Guyane, du métissage, de la diversité des phénotypes. Jean-Jacques Aymé (1800) relate ainsi ses premiers pas en Guyane en juin 1798 : « En arrivant sur le port de Cayenne, où nous débarquâmes, je fus frappé du contraste que produisait ce mélange de blancs, de mulâtres, de noirs, qui étaient accourus pour nous voir. L’état de nudité de ces derniers me parut extrêmement choquant ? Je remarquai avec beaucoup de peine que parmi les blancs il n’y avait pas un visage coloré ; c’étaient des teints pâles ou jaunes, tels qu’on les a au sortir d’une grave maladie. Quel climat, dis-je en moi-même ! Si les hommes qui y sont nés, ou qui l’habitent volontairement depuis longtemps, ont une si mauvaise santé, à quoi doivent s’attendre ceux qu’on y mène à cinquante ans, dans un état de proscription ? »

8Cette façon de percevoir la vulnérabilité du Blanc créole et d’anticiper sur un échec de l’acclimatation du relégué aux Colonies, ici le déporté de 1798 – mais on pourrait penser aussi aux bagnards (Européens, Annamites, Arabes) qui seront envoyés en Guyane à partir de 1852- est à l’image des principaux discours concernant les projets de peuplement de la Guyane qui se construisent eux aussi sur ce rapport au corps sain et au corps malade, sur l’aptitude des uns et des autres à résister aux maladies, au travail plus ou moins forcé, au climat et aux conditions de vie difficiles sous l’Équateur.

Le corps acclimaté du « bon colon »

9Nous avons montré ailleurs (Cherubini, 2002) que la Guyane française, terre de peuplement pour la France depuis 1604, était un terrain d’expérimentation étonnant pour l’administration coloniale et les habitants créoles qui, dans leur majorité, ne cessèrent jamais d’encourager les nouvelles tentatives de développement de la colonie. Faute d’obtenir une main-d’œuvre en nombre suffisant, les habitants de la Guyane et les responsables de la colonie se sont penchés très rapidement sur la question de « l’acclimatation » des populations candidates au départ ou proposées par l’administration coloniale. Il semble en effet que le rôle d’intégration interethnique de la société d’habitation n’ait jamais été négligé par les administrateurs coloniaux. Durant son voyage en Guyane en 1843, l’inspecteur des douanes Jacques Itier (1999 : 106) a pu constater que « la population blanche, qui comptait de 1 000 à 1 100 individus, constituait le cinquième de la population libre sédentaire de la Guyane et se composait de créoles et d’Européens que les fièvres intermittentes des marais et les maladies qui les accompagnent, atteignent à peu près également ». Il estime que « le travail de la terre en Guyane pouvait offrir au blanc créole ou Européen des moyens d’existence » mais qu’il convenait que « les blancs ne fussent pas employés dans les terres basses, aux cultures de la canne à sucre, du rocouyer et du cotonnier, pour lesquelles la population esclave était toute désignée ».

10Pour Jules Itier, « il est évident que la constitution de l’Européen s’altère à la longue, à la Guyane, sous l’influence de la chaleur humide qui y règne constamment ». Toutefois, prenant le contrepied de la théorie des climats chère à Montesquieu, il se prononce en faveur de colons du Nord de l’Europe : « Les tempéraments nerveux sanguins m’ont paru résister infiniment mieux au climat de la Guyane, ainsi la constitution des blonds s’altère moins profondément, moins rapidement que celle des bruns ; ils ne sont pas abattus par la fatigue, et perdent moins de leur énergie native… au surplus en Guyane, la plupart des maladies des Européens sont souvent des affections biliaires, auxquelles les bruns sont bien plus disposés par leur constitution que les blonds ». S’agissant des « fructidorisés », déportés à Sinnamary en 1794 (Billaud-Varenne, Collot d’Herbois), il estime qu’ils ne pouvaient prétendre coloniser le pays puisqu’ils n’étaient que « des politiques, des prêtres et des vieillards brusquement arrachés aux habitudes d’une vie aisée » (Itier, 1999 : 107).

11En 1970, Pierre Dupont-Gonin (1970 : XIV) qui fut inspecteur des douanes en Guyane de 1962 à 1967 – et qui sera plus tard l’artisan principal de l’arrivée des Hmong du Laos en Guyane en 1977 – propose toujours de « faire de la Guyane une terre de peuplement ». Il faut pour cela « prendre en considération l’accroissement des autochtones par une politique populationnelle ou d’apports extérieurs homogènes ». Il envisage « l’opportunité d’une immigration étrangère dont les origines et le nombre resteraient à doser. Par exemple, une main-d’œuvre en provenance de zones d’Asie, d’Afrique, du Moyen-Orient ou de l’Europe sous-industrialisée ». Il propose aussi d’ouvrir la Guyane à « des gens de mêmes ethnies, par exemple par un renfort de populations voisines, soit des Indiens du Surinam, de Colombie, du Brésil, et peut-être même des États-Unis d’Amérique du Nord, soit des Noirs des Guyanes voisines ». On sait que « le plan vert » de 1976 échouera dans sa tentative d’implanter des agriculteurs blancs en Guyane et que les Surinamiens viendront d’eux-mêmes comme réfugiés entre 1986 et 1992 (20 000 bushinenge), tandis que le nombre de Brésiliens clandestins était évalué à 15 000 ou 25 000 par Frédéric Bourdier (2002 : 7) en 2000, soit environ 12 ou 13 % de la population totale officielle de l’époque.

12Le discours sur la nudité et le discours sur le développement s’inscrivent donc dans une même trame de la conception des relations interethniques, construite lors des premiers temps du contact interculturel et en fonction des exigences de la survie des communautés de colons Blancs. Il n’existe aucune rupture entre les appréciations initiales de la nudité des autochtones, des aptitudes au travail des corps des esclaves venus d’Afrique, de la beauté de « la métisse créole » (Bonniol, 1992), et celles que l’on peut formuler par la suite sur les corps réinsérés dans une histoire post-esclavagiste.

L’égalité des corps devant la maladie ?

13L’ordre dominant actuel serait fondé sur la démocratie, l’égalité entre tous les citoyens quelle que soit leur origine, leur phénotype, et sur une idéologie privilégiant le multiculturalisme, la diversité culturelle, le métissage. Toutefois une telle évolution n’est pas sans poser de problème aux autorités sanitaires qui entendent lutter contre les inégalités en matière d’accès aux soins et à la santé en général et qui doivent gérer une situation de multiculturalisme en constante évolution depuis une vingtaine d’années. On recensait en effet 25 000 habitants en 1946, 55 100 en 1974, 100 500 en 1985, 114 808 en 1990 (INSEE). Puis, la population recensée en 1999 a été arrondie à 157 000 et celle qui pouvait être recensée en 2006 à 190 000 (on l’estimait à 220 000 en 2008, avant d’avoir les chiffres du recensement de 2009 : 215 000 habitants). Mais, ces derniers temps, on assiste à un accroissement important des migrations transfrontalières, en particulier de ressortissants de nationalité brésilienne, surinamienne, et à une augmentation notable des immigrés en provenance du continent sud-américain qui viennent bouleverser des équilibres difficilement atteints en matière de couverture sanitaire et sociale, accroître les inégalités spatiales et sociales dans le domaine sanitaire (accès aux soins et à la prévention), accroître les vulnérabilités sanitaires et sociales [5]. Les autorités politiques et administratives ainsi que les personnels médicaux et sociaux doivent gérer les conséquences de l’orpaillage illégal dans les zones fluviales de l’intérieur, de l’Oyapock et du Maroni, avec son lot de violences, d’alcoolisme, de risque de propagation du sida.

14Le corps de l’autochtone et le corps de l’étranger se retrouvent alors au centre d’une vaste redistribution des rôles de victimes face à la maladie et au risque sanitaire qui affectent directement les modèles de régulation du pluralisme ethnique et culturel. Citons, par exemple, l’adaptation des Brésiliens à des contextes et à des conditions de vie pénibles qui renforcent l’image d’une population « vigoureuse » dont on peut tirer parti, ce qui, du côté brésilien, fait que le corps mis en avant comme instrument de travail permet de justifier leur revendication de rester, même s’ils sont officiellement clandestins (Bourdier, 2002 : 10). La juxtaposition de populations de nationalité française, de clandestins sans papiers, de populations de nationalité étrangère, sur des territoires appropriés par des individus et des groupes qui fonctionnent selon une toute autre logique que les critères de citoyenneté républicaine demande probablement une autre approche du rapport à la santé, aux soins et à la prévention, que celle qui leur est offerte par les services de l’État ou des collectivités locales. On évoquera bien entendu des inégalités territoriales liées à la coupure littoral-intérieur, à la dispersion des populations fluviales et littorales, à l’insuffisance d’infrastructures sanitaires et de voies de communication. Or, l’insuffisance de moyens affectés à la prévention n’est pas, là non plus, pour rassurer.

15On ne s’étonnera pas ainsi de voir la thématique du corps envahir un « espace de l’or » qui se localise dans l’intérieur du pays et qui s’inscrit dans un espace forestier très peu peuplé et enclavé, dans lequel on retrouve des peuples autochtones, Amérindiens et Bushinenge, auxquels s’ajoutent les populations drainées par l’orpaillage, créoles et Brésiliens (Calmont, 2004 : 293). La mobilité des hommes augmente la prévalence de certaines maladies comme le paludisme et le sida. Les populations amérindiennes qui consomment beaucoup de poisson ont été aussi confrontées au problème du mercure lié aux activités aurifères artisanales. Consommer des poissons carnivores pêchés dans un fleuve pollué par le mercure a entraîné un sentiment de crainte légitime chez tous les habitants du fleuve, puis de peur, à la vue de certaines malformations congénitales constatées dans certains villages. Les scientifiques ont immédiatement dénoncé les propos tenus dans plusieurs articles de presse concernant ces malformations congénitales : « Ils ne sont pas en accord avec l’état actuel des connaissances sur les populations guyanaises et sur l’ensemble du bassin amazonien. Certaines malformations ont été constatées dans les villages amérindiens, comme hélas dans toute population, mais aucun argument ne permet de démontrer qu’il s’agit des effets neurotoxiques du MMHg sur le développement du fœtus : les niveaux d’imprégnation mesurés sur les enfants et les adultes sont nettement inférieurs aux niveaux décrits dans la littérature comme susceptibles d’engendrer de tels effets tératogènes. » [6] Mais les représentants des populations autochtones s’avèrent peu convaincus et continuent de demander de nouvelles enquêtes et des comptes aux autorités administratives et politiques [7].

16Les tensions sociales liées à l’immigration massive de populations défavorisées en Guyane (Haïtiens, Surinamiens, Brésiliens) entraînent aussi un traitement différencié dans l’accès aux soins et à la prévention. C’est le malaise des populations amérindiennes face aux risques sanitaires liés au mercure, celui de la prostituée d’origine étrangère face à la prévention du sida, celui des Haïtiens et des Surinamiens accueillis dans les maternités de Cayenne et de Saint-Laurent du Maroni, celui des métropolitains toxicomanes, parfois tombés dans « l’errance », qui incarnent, avec l’Haïtien victime du sida, plus que jamais « l’étranger ». La question de l’immigration rebondit par ailleurs au niveau des relations transfrontalières, avec leur lot de trafics (crack, cannabis, cocaïne, etc.) qui participent activement à la dégradation de l’image du corps de l’Autre, à la dégradation du corps tout court.

17Cette grille d’analyse très sommaire du multiculturalisme, dressée à partir d’évaluations démographiques et de données sociohistoriques relatives aux conditions du peuplement, nous permet de comprendre plusieurs dimensions très contemporaines de l’embodiment qui ont pu attirer l’attention des observateurs et des chercheurs en sciences humaines et sociales. On a vu ainsi que l’une des représentations les plus répandues porte sur le corps beau – et même très beau chez certains auteurs – de l’Amérindien mais que celui-ci serait soumis depuis quelques années à des déformations congénitales que certains imputent au mercure des eaux fluviales polluées par l’orpaillage, thèses contestées par les scientifiques et les médecins, comme nous l’avons vu rapidement. On sait aussi que ce corps de l’autochtone, naturellement beau et « traditionnellement » « plus sain » que celui de « l’étranger » non acclimaté ou de « l’immigré », porteur de maladies comme le sida (haïtien, brésilien, métropolitain), a pu être présenté dans des « zoos humains », à Paris, à la fin du xixe siècle, comme le corps des Galibis (Kalina) du littoral qui ont été photographiés par le prince Roland Bonaparte (Collomb, 1995). Mais, ce que l’on sait moins, c’est que l’ouverture future au tourisme du parc national de la Guyane, dénommé « Parc amazonien en Guyane », créé par décret en février 2007 [8], inquiète au plus haut point la communauté scientifique et les responsables des associations amérindiennes de Guyane, qui y voient l’ouverture d’un nouveau « zoo humain » au xxie siècle [9]. On mesure mal l’efficacité des mesures de protection prises pour éviter un afflux de touristes, surtout que certains des promoteurs du parc sont venus présenter aux Amérindiens, Wayana, Teko (Emerillon), Wayapi, des exemples de parcs fonctionnant selon des principes d’écotourisme, avec une cogestion parc-communautés villageoises, des métiers de guide (éco)touristiques à l’appui, des retombées commerciales et économiques non négligeables pour ces populations, puisqu’une soixantaine de postes sont attendus dans le cadre de la création de ce parc amazonien de la Guyane. On sait depuis le premier « contact de civilisation » puis avec le contact prolongé avec les autres groupes ethniques (Hurault, 1972 : 321) que la vulnérabilité des populations autochtones est forte : « habitude de l’alcoolisme au tafia » (rhum), infections ou maladies d’origine virale ou bactérienne, etc.

18L’irruption de la maladie provoque aussi une rupture d’équilibre entre l’homme et son environnement social. Ce modèle relationnel de la maladie, explicité entre autres par François Laplantine (1986 : 63-75), par opposition à un modèle ontologique dans lequel le système des représentations de la maladie est commandé par la maladie elle-même (« il existe un être de la maladie »), fonctionne sur l’harmonie et la disharmonie, l’équilibre et le déséquilibre, sur une compréhension relationnelle qui implique l’homme et le social, son cosmos, son environnement social ou son milieu social, les relations de la communauté avec elle-même et les autres. On sait ainsi que l’apparition du sida en Guyane a été rapidement associée à la présence des Haïtiens dans les années 1985-1987 (Cherubini, 2002). La maladie est venue s’ajouter aux représentations stigmatisantes qui culturalisent et racialisent leur identité sociale et culturelle (Gallibour, 2008). Le rejet et la forme de mépris qui étaient jusqu’à ce moment-là réservés aux Bushinenge sont venus se greffer sur l’image de l’Haïtien, au nom des valeurs culturelles qui déterminent le rapport à la « civilisation », dans l’expression de la guyanité créole et côtière. Et on peut parier que l’histoire ne s’arrêtera pas là.

Notes

  • [1]
    Terme récent originaire de la langue parlée par les Aluku et désignant les populations descendantes des communautés de « marrons » (Ndjuka, Aluku, Saramaka, Paramaka, Matawai) issues des plantations surinamiennes qui ont trouvé refuge dans les forêts et sur les fleuves dans l’intérieur.
  • [2]
    On a fait signer des contrats d’engagement à certains travailleurs : Chinois (1820, 1860), Indonésiens (1853, 1855), Indiens (1856) et même Africains, avant et après 1848.
  • [3]
    « The frontiers of “civilisation” were the margins of a European sense of health as social and bodily order, and the first susbtained probe into the ailing heart of Africa was “a mission to the suffering” » (Comaroff, 1993 : 306).
  • [4]
    Jean-Jacques Aymé (1752-1818), dit Job Aymé, procureur général syndic du département de la Drôme, député au Conseil des Cinq-Cents, a été déporté en mars 1798 en Guyane, d’où il s’est évadé en octobre 1799. Il a écrit ses mémoires, publiées en 1800 : Déportation et naufrage de Jean-Jacques Aymé, ex-législateur ; suivie du tableau de vie et de mort des déportés, à son départ de la Guyane, avec quelques observations sur cette Colonie et sur les Nègres, Paris, Maradan, d’où sont extraits ces passages (ANSOM : Archives nationales section outre-mer).
  • [5]
    Il s’agit désormais de faire face, en terme d’accès aux soins et à la prévention, à la présence de quelques 37 000 Bushinenge, 30 000 Haïtiens (16 000 au recensement INSEE de 1999), 20 000 à 25 000 Brésiliens (7 000 au recensement de 1999, avec un nombre estimé d’orpailleurs clandestins de 10 000), et de quelques nouveaux arrivés comme les Péruviens, passés par le Brésil, estimés à déjà plus d’un millier.
  • [6]
    Note diffusée par le professeur Alain Boudou, coordinateur du programme CNRS « Mercure en Guyane », le 12 janvier 2004 : Mercure en Guyane état actuel des connaissances concernant cette pollution dans l’écosystème guyanais, Cayenne, Bureau du CNRS en Guyane.
  • [7]
    Voir dans Oka’Mag, n° 28, 2005, pp. 21-26.
  • [8]
    Décret n° 2007-266 du 27 février 2007 : il concerne 5 communes où vivent 7 000 personnes.
  • [9]
    Citons Survival International (France), 2009 : Le Parc national de la Guyane : quelle protection pour les Amérindiens ? (Points de vue exprimés par B. Wyngaarde, chef coutumier de Balaté, F. Dupuy, F. Grenand, anthropologues, et J.-P. Razon, directeur de Survival France).

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Bernard Cherubini
Bernard Cherubini est anthropologue, maître de conférences à l’Université Bordeaux Segalen et membre de l’UMR 5185 CNRS « Aménagement, développement, environnement, santé et sociétés ». Ses recherches portent sur l’anthropologie des sociétés créoles (Guyane française, Réunion), en anthropologie urbaine et en anthropologie historique, sur les politiques de santé publique, la promotion de la santé et la prévention.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2017
https://doi.org/10.3917/corp1.010.0143
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