CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Cet article aborde le conflit en tant que paradoxe par son non-lien avec le passage à l’acte. Nous pourrions considérer, communément, que le conflit débouche sur un passage à l’acte, au contraire notre thèse est que le passage à l’acte vient à la place de l’impossibilité de mettre en tension, d’articuler un conflit : tel est le paradoxe du conflit. Cette thèse permet ainsi de s’orienter dans la clinique en milieu carcéral, qui doit avant tout se charger de cette différence entre conflit et acte, s’agissant de concepts-piliers de ce type de clinique.

2 Comme nous le verrons par la suite, notre élaboration s’appuie, d’une part, sur la conception du « dualisme » freudien (dont la centralité est représentée par le dualisme pulsion de vie/pulsion de mort, sans toutefois oublier le dualisme processus primaire/processus secondaire, et principe de plaisir/principe de réalité), et, d’autre part, sur le « modèle ternaire » lacanien rsi (réel-symbolique-imaginaire), les deux étant complémentaires. En effet, nous avons remarqué que les passages à l’acte de nos patients, bien que tous singuliers et différents, peuvent se rapporter aux trois axes (imaginaire, symbolique ou réel) déterminant trois types de conflits (imaginaire, symbolique ou réel). Par conséquent, la référence au modèle rsi est utile pour montrer l’expression de l’individu (appartenant au domaine du subjectif et singulier) dans le collectif (appartenant au domaine du social), par le biais du passage à l’acte en tant que manifestation de dénouement et de détermination de l’un des trois axes sur les autres (tandis qu’ils devraient être articulés ensemble). L’intérêt et le pari de ce repérage théorico-méthodologique sont particulièrement pertinents pour aborder le travail clinique en milieu carcéral. Notre thèse est donc que le conflit procède d’une « continuité », tandis que l’acte tranche dans celui-ci, surgissant comme une rupture, en tant que « discontinuité » par rapport au conflit même. Dans la partie clinique, nous prendrons la mesure de cette continuité du conflit par les concepts d’indifférenciation et d’aliénation, et de la discontinuité par rapport au passage à l’acte.

3 Procédant paradoxalement d’une abolition du conflit, pour sortir de cette aliénation insupportable de l’un à l’autre, l’acte éclate par sa portée « extrême », puisqu’une indifférenciation du champ de l’individu et du social est instaurée. Nous soulignons « paradoxalement » puisqu’on pourrait penser spontanément que l’acte résulte du conflit plutôt que de son abolition, comme la théorie de Lagache, par exemple, nous le montre par rapport aux actes « criminels » : le criminel, se défendant contre un conflit inconscient pénible, agit au-dehors son conflit, par une sorte de mécanisme pseudo-maniaque de fuite vers la réalité [1].

4 Le paradoxe est, par conséquent, que, dans l’acte, le conflit n’est plus, puisque ce qui caractérise l’acte, c’est l’absence de conflit : l’acte est foncièrement délié du conflit. Nos patients nous témoignent continuellement de cette absence, car, la plupart du temps, ils n’arrivent pas à comprendre ce qui les a amenés jusque-là : un « blanc », « un trou noir », « aucun souvenir », « un point rouge », etc., voici des exemples des infinies nominations que les patients donnent au passage entre le conflit et l’acte. « J’étais en conflit avec moi-même, et puis plus rien… avant l’acte je n’étais plus en conflit », dit un patient après des années de travail, cherchant à renouer les différents moments et états qu’il vivait avant son passage à l’acte.

5 Par conséquent, notre différentiation « paradoxale », émergeant par la distinction fondamentale entre conflit et acte, montre que le conflit est déterminé par le processus de la continuité, tandis que l’acte n’est que discontinuité, apparaissant comme un « éclat », un coup de tonnerre dans un ciel que l’on croyait « serein ».

6 Toutefois, si la psychanalyse considère le conflit comme étant nécessaire et structurant pour le sujet (être humain), au fondement de l’inconscient qui est structuré comme un langage [2], le conflit peut aussi aboutir à des formes terribles et terrifiantes, lorsqu’il se manifeste dans la société : les guerres, le terrorisme, les attentats, les barbaries, les tyrannies, etc. en sont la malheureuse preuve.

7 Comment, donc, penser cette apparente contradiction ? Pouvons-nous « unifier » ces deux « extrêmes » ? Comment le conflit peut à la fois créer et détruire ?

8 La tendance commune, comme susdit, est de penser le conflit comme ce qu’il y a de « préalable » à l’acte, comme une sorte d’anticipation d’un acte qui prend « forme et corps », le pari de cet article est, au contraire, l’hypothèse qu’il y a un hiatus entre le conflit et l’acte, ce dernier procédant plutôt de l’absence du premier. Précisons également que nous ne nous référons pas ici au concept de « conflictualité » qui désigne plutôt l’ensemble des conflits, ou le caractère d’une situation conflictuelle, ou encore l’état et la fonction de ce qui est conflictuel.

9 Nous allons, par conséquent, étudier la forme ultime, l’expression de ces tendances, c’est-à-dire le passage à l’acte – désigné « crime » dans le champ judiciaire et pénal –, par le biais de notre clinique. Celle-ci, dans cette « institution étrange [3] » telle que la prison, pourrait éclaircir ce questionnement, amenant à notre hypothèse tirée de notre expérience clinique : un acte qui semble s’exprimer par un conflit au niveau de la « réalité » (comme les disputes conjugales qui s’achèvent, malheureusement, en « homicide » par celui qui n’arrive plus à cerner son conflit psychique, ou les « incompréhensions » sexuelles entre partenaires qui aboutissent à des accusations d’agression ou de viol, etc.), n’est-il pas le résultat d’une absence de conflit au niveau de l’inconscient ?

Le conflit et l’institution

10 Avant de se plonger dans le développement du conflit entre individu et social, nous remarquons que l’étymologie de ce mot le charge de significations, dans l’interstice entre plusieurs domaines – sociologique, psychologique, psychanalytique, juridique, politique ou social. S’agissant d’abord d’un « rapport de forces » entre, au minimum, deux instances, les versants du conflit prennent différentes connotations, en fonction du champ d’application : par exemple le conflit de couple, le conflit familial ou le conflit entre des bandes appartenant à diverses « cités », ou encore entre des États souverains, au sein d’un même État (en tant que guerre civile), ou entre des partis politiques, entre différentes institutions, ou même au sein d’un seul être humain, sur quoi nous nous centrerons plus particulièrement par la suite.

11 Toutefois, ce vers quoi convergent tous ces champs, de vie et de savoir, c’est l’« effet » du conflit, le résultat produit par son expression, que nous pouvons considérer dans ses versants extrêmes, « positif » ou « négatif » : d’une part, comme source de création – l’artiste ou le génie scientifique étant les exemples paradigmatiques de cette « sortie » prodigieuse du conflit, qui se transforme en un objet, en un savoir ou une formule expliquant la réalité ; d’autre part, comme source de destruction – les guerres, et toutes les formes de barbaries, de tyrannies, de terrorismes nous le montrant, hélas, régulièrement. Cette formulation s’appuie sur la conception freudienne qui suppose, chez l’être humain, l’entrelacement de deux tendances contraires : d’une part, celles qui veulent conserver et unir, érotiques ou sexuelles ; d’autre part, celles qui veulent détruire et tuer, conventionnellement désignées comme pulsions agressives ou destructrices [4]. Bien que ces deux tendances soient présentes chez tous, l’une ou l’autre peut prendre le dessus et s’exprimer en termes de création ou de destruction.

12 La création et la destruction constituent, donc, un binôme qui montre les extrêmes de l’être humain – un être d’amour et de haine, de paix et de colère, d’individuel et de collectif.

13 Ainsi le conflit oblige à penser et repenser l’intersection si compliquée et, parfois, dramatique entre le social et le subjectif, voire le collectif et l’individuel, l’être humain arrivant difficilement à trouver un équilibre entre ces deux pôles disjoints. Se retrouvant toujours en conflit avec le social, puisqu’il pense lui « dérober » sa singularité, la question serait de savoir où se trouve réellement le conflit : au niveau du sujet, au niveau du social, ou entre les deux ?

14 En effet, c’est entre ces deux versants, celui du sujet et du social, que des institutions se sont érigées, formant une espèce de lien, un pont entre les deux rives d’un même fleuve. Les institutions – comme la prison ou l’hôpital psychiatrique – sont, pour le dire avec Freud, des dispositifs de culture bâtis afin de protéger les hommes contre leurs propres motions hostiles. Pourtant les créations humaines sont faciles à détruire : le savoir, la science et la technique qui en sont à la base peuvent aussi être utilisées pour les anéantir [5]. Qui plus est, des tendances destructives, antisociales et anti-culturelles, sont présentes chez tous les hommes, et sont, chez un grand nombre de personnes, suffisamment fortes pour déterminer leur comportement dans la société humaine [6]. La prison en est le reflet, la preuve constante de l’existence et de la puissance de ces tendances destructives.

Le conflit en psychanalyse : l’individu

15 Pour entrer dans les méandres de notre hypothèse, cherchons à comprendre ce qu’est un conflit en psychanalyse. L’être humain est un être de conflit, un être en conflit, un être résultant du conflit. La psychanalyse, avec Freud, pense le conflit à partir d’un « dualisme » que Freud même décline dans de multiples registres, et que nous désignons par pulsionnel, énergétique, symbolique et mécanique : pulsionnel, à travers le conflit entre pulsions de vie et pulsions de mort [7] ; énergétique, par l’opposition entre le processus primaire et le processus secondaire [8] ; symbolique, avec l’ambivalence affective [9], dont découle la conscience morale ; mécanique, par le biais du refoulement, en tant que processus issu du conflit pulsionnel [10].

16 La « résolution » du conflit est, donc, aux yeux de Freud, une « solution » de compromis, dont l’exemple paradigmatique est le symptôme, ainsi que l’identification comme achèvement du conflit œdipien. Toutefois, des « formations » de compromis sont aussi présentes, comme le rêve, en tant que résultat d’un conflit [11], ou les lapsus, les oublis et les actes manqués, comme produits par l’opposition de deux intentions différentes [12]. Pour Freud, le conflit est donc à la base de ce qu’il appelle l’inconscient.

17 Du côté de Lacan – relecteur de Freud et influencé, entre autres, par le structuralisme –, le conflit se retrouve plutôt sous le terme d’opposition. Autrement dit, pour qu’il y ait un système symbolique, ou un système signifiant, il faut, au départ, une opposition, à savoir le plus (présence) et le moins (absence) [13]. Cette opposition est indissociable de la parole : c’est une opposition qui est indispensable pour « parler », pour faire de l’être humain un être de langage, voire un parlêtre[14] pour reprendre le terme forgé par Lacan à la fin de son enseignement.

18 Par conséquent, si Freud forge sa théorie autour du dualisme et du conflit, Lacan la fonde à partir de l’opposition et de la béance, par une discontinuité qui résulte de l’ouverture/fermeture de l’inconscient [15] – système pulsatile –, dans l’aller/retour de la pulsion qui entoure l’objet qui manque [16], la présence/absence (de la mère, de l’objet, de l’objet a, de la métaphore paternelle [17]), etc.

19 Somme toute, qu’on parle de dualisme pulsionnel, autrement dit de conflit pulsionnel, ou d’opposition propre à l’inscription du symbolique, voire du signifiant, le résultat est le même : le conflit est nécessaire pour entrer et être dans le langage.

20 En revanche, lorsqu’il n’y a pas de conflit, il y a une « continuité ». L’acte s’impose alors en tant que « terme » d’achèvement, voire « discontinuité ». C’est ainsi que le conflit est paradoxalement, dans la civilisation, l’expression d’une absence de conflit.

Les différents conflits entre individu et social

21 Pour mener notre démonstration, nous considérons une « nature » différente du conflit qui en détermine trois types – le conflit imaginaire, symbolique et « réel ». De même, nous distinguons les « auteurs », les « protagonistes » du conflit, d’une part, la nature de celui-ci et un « objet » propre au conflit, d’autre part. En effet, si nous voulons tous « la même chose », les objets – dans leur absence – n’ont pas tous un même statut.

22 Lacan, à travers la différenciation qu’il énonce dans le Séminaire iv[18], nous permet alors de distinguer trois types d’objets : « réel », imaginaire et symbolique.

23 À partir de cette nature différente des conflits et des objets qui leur sont liés, émerge alors l’imprévisibilité de l’acte pour chacun de ces types de conflits. Cette différenciation est mise à l’épreuve de la clinique en milieu carcéral, notre terrain d’étude, d’où relève notre hypothèse du paradoxe du conflit. Elle peut ainsi s’appliquer, à la fois, au champ de l’individu, voire du singulier – par rapport aux structures de la névrose (symptôme), la psychose (délire, et certitude délirante) et la perversion (déni ou démenti du conflit et de la castration) –, et au champ du social, voire du pluriel – la délinquance, le banditisme, voire la dite « organisation de malfaiteurs », le vol, le viol, le meurtre, et la guerre.

24 Rappelons qu’aucune de ces trois catégories que nous allons énoncer n’est exhaustive, puisque le sujet est toujours singulier et unique, tout comme son passage à l’acte.

Conflit imaginaire et objet « réel » (frustration)

25 Dans le conflit imaginaire, il y a deux personnes, par exemple, qui sont dans un rapport en miroir. Ce paradoxe du conflit (puisqu’il y a une sorte de continuité entre l’un et l’autre, répondant, chacun, en tant qu’image au miroir de soi-même) se détermine alors par le mécanisme de l’aliénation : l’un et l’autre sont aliénés dans un rapport d’indifférenciation.

26 Une nécessité s’impose à ce conflit « imaginaire » – pour sortir de la frustration engendrée –, résonnant par la question : « Toi ou moi ? »

27 La réponse à cette « nécessité » prend alors différentes formes, dont l’ultime est le passage à l’acte meurtrier. La plupart du temps, cet acte se décline comme un acte meurtrier passionnel ou altruiste, comme ce patient qui, en ayant tué sa femme, disait : « J’ai suicidé ma femme. » En effet, si au début il était absorbé par une sorte de « malaise », désigné « dépression » par les médecins (à cause des problèmes d’argent qui l’étouffaient), aucun conflit ne se présenta dans son esprit. Cette absence de conflit se renversa donc soudainement en détermination de l’acte : il fallait suicider sa femme et se tuer par la suite (lors du jugement, il sera condamné à une quinzaine d’années de prison ferme). Par conséquent, ce cas (choisi parmi d’autres) est illustratif pour nous montrer, en après-coup, que le conflit imaginaire n’est qu’une indifférenciation, voire une aliénation à l’Autre qui appelle à l’acte comme « résolution », voire « limite ». La réponse à la question « Toi ou moi ? » pourrait ainsi indiquer la structure de la névrose ou de la psychose.

Conflit symbolique et objet imaginaire (castration)

28 Le conflit symbolique tourne autour de la séparation (effectuée par l’objet en position de tiers). La question subjacente étant : « C’est à toi ou à moi ? » L’aliénation est, bien évidemment, préalable, mais elle se pose plutôt comme une aliénation à l’objet extrait de l’imaginaire (plutôt qu’à l’image en tant qu’objet).

29 La nécessité de la séparation – qui appelle à la castration, présente (névrose), absente (psychose) ou déniée (perversion) – montre, encore une fois, dans l’intersection du champ du singulier et de celui du social (au sens de la réalité), un nouveau paradoxe du conflit (puisque l’identification va de pair avec la continuité).

30 L’issue sera, également, le passage à l’acte. Dans ce cas-ci, nous sommes alors confrontés à une série infinie d’actes : du simple vol (pour extraire, dans la réalité, l’objet de l’Autre, ou à l’Autre, ou comme autre), au viol (pour vérifier à qui appartient, ou qui est, le phallus, dans la confusion « extrême » entre phallus et pénis), pour, hélas, arriver au meurtre (« Je t’élimine pour être le maître de l’objet », comme ce patient qui, pour avoir ses enfants, a organisé un assassinat contre sa femme). À titre d’exemple, nous avons choisi ce patient qui ne comprend pas la différence – dit-il – entre le « oui » et le « non » d’une femme. Cette incompréhension l’amena à être accusé de six viols, et il sera condamné à une quinzaine d’années de prison ferme.

31 Cet effacement du plus-moins, voire de présence-absence, autrement dit, de oui-non, nous témoigne de l’incertitude, chez ce patient, de qui a le phallus : l’homme ou la femme ? Encore une fois, l’absence de conflit, marquée par l’indifférenciation sexuelle, se renverse en acte : il ne viole pas les femmes, il pense faire l’amour avec elles, puisqu’aucun des deux n’est castré, les phallus appartenant, en conséquence, aux deux, par sa présence chez la femme.

32 La réponse-acte, voire la réponse « actée », pourrait ainsi indiquer la structure de la névrose, de la psychose ou de la perversion.

Conflit « réel » et objet symbolique (privation)

33 Le conflit « réel » (en nous référant au « réel » comme ce qui s’oppose à l’imaginaire et au symbolique), à la différence des autres, ne peut prendre qu’une forme, la « guerre ».

34 La question, qui est aussi la réponse, est : « Ni toi, ni moi ; ni à toi, ni à moi. » Cette réponse se révèle alors être « trans-structurelle ». Dans cette catégorie « privative » – puisque la base de ce conflit est la privation –, nous pourrions inclure les « extrémistes religieux », ces sujets qui tuent et se tuent au nom d’un Dieu qui n’est « ni moi, ni toi, ni à moi, ni à toi ».

35 Ce type de conflit appelle alors à la transcendance, à ce quelque chose qui n’est ni paradoxe, ni opposition, ni conflit ; à ce quelque chose qui serait donc trans-conflictuel. Comme ce patient qui doit se priver de tout plaisir dans la vie, puisque le plaisir est « débauche » et « transgresse les lois religieuses de l’islam ». Dans un effacement total de sa vie passée, et de son acte meurtrier (« J’ai tué le diable, puisque Dieu l’a voulu »), il est dans l’attente d’accomplir la volonté de Dieu. La dangerosité de ce patient est, donc, « extrême ».

36 Ce conflit Réel (qui au fond n’en est pas vraiment un, puisqu’il est hors-langage, appelant plutôt à la transcendance), dont l’objet serait symbolique (par exemple le « Paradis », ou le sacrifice, ou le martyr, etc.), est décidément le plus dangereux et hors limite. L’acte est la seule expression chez ces sujets qui, pourrions-nous dire, ont « démissionné » de la parole, devenant des sujets « morts ».

Conclusion

37 Nous avons donc vu qu’au niveau du singulier, le conflit est nécessaire, et il est toujours articulé au manque. Lorsque le conflit est absent, le manque le sera aussi. Le « trop-plein » (générateur du phénomène de l’angoisse) est impossible à supporter, par conséquent l’acte s’impose. Si cet acte transgresse la loi sociale (outre celle symbolique), la machine judiciaire se mettra alors en marche pour chercher les causes du conflit qui ont amené à un acte punissable par la loi.

38 Autrement dit, ce que nous voyons, au niveau du social, ce ne sont pas des conflits, mais des actes, puisqu’au niveau du singulier, le conflit a laissé sa place à l’absence de conflit, c’est-à-dire à la détermination d’un axe unique (imaginaire, symbolique ou réel), sans l’interposition des autres axes.

39 Comme nous l’avons montré, dans le premier cas, nous avons l’exemple de l’« un contre un », voire « l’un contre l’autre ». Dans le deuxième cas, l’exemple paradigmatique est l’« un contre l’autre, ou contre tous, par le biais de l’objet ». Dans le troisième cas, l’exemple nous est fourni par la guerre, ou par les différentes formes de guerre, dont l’actuelle – diffuse[19], pour reprendre la désignation de Frédéric Gros – est celle contre l’extrémisme religieux.

40 Dans la guerre, le paradigme sous-jacent est « tous contre tous », ou pour reprendre Hobbes – pour qui la guerre née de l’égalité entre les êtres humains, c’est-à-dire qu’elle naît de l’indifférenciation – « dans l’état de guerre, […] tout le monde est l’ennemi de tout le monde [20] ».

41 Le conflit, dans ses formes paradigmatiques de l’« un contre l’autre », l’« autre contre l’un » et du « tous contre tous », nous permet de conclure cet article par l’hypothèse que le conflit, au niveau du social, dont le sommet est l’acte contre le social même, relève de l’absence de conflit au niveau du singulier.

42 Encore faudrait-il savoir la place à donner au reste conflictuel qui demeure après le passage à l’acte, puisque celui-ci n’est pas qu’une « libération », voire une « évacuation », comme le voulait Marie Bonaparte en le désignant « acte libérateur [21] ».

43 Ce reste conflictuel pourrait alors témoigner de la difficulté, pour le social, de « gérer », voire « limiter » ces sujets qui, passant à l’acte, ont brisé la civilisation par un conflit qui appartenait et devait appartenir à eux-mêmes. Le travail autour du passage à l’acte, par une psychothérapie individuelle et/ou de groupe, représente alors le point central du travail du clinicien avec ce type de population, afin de « restituer » et permettre « l’assomption » de l’acte par le patient-« infracteur ».

44 Cette nécessité est, pour le champ du social, représentée par l’exigence de faire, de ce reste conflictuel, une compréhension « symbolique », voire une trame de savoir, symbolique, afin d’empêcher ladite « récidive ».

Notes

  • [1]
    D. Lagache, « Psychocriminogenèse » (1950), dans Œuvres Complètes, vol. II, Paris, Puf, 1979, p. 200.
  • [2]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses (1955-1956), Paris, Le Seuil, 1981, p. 20. ; cf. J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 490.
  • [3]
    M. Foucault, La société punitive. Cours au Collège de France. 1972-1973, Paris, Le Seuil/Gallimard, 2013, p. 229.
  • [4]
    A. Einstein, S. Freud, Pourquoi la guerre ? (1933), Paris, Payot & Rivages, 2005, p. 53-54 ; cf. S. Freud, « Pourquoi la guerre ? », dans Résultats, idées, problèmes, 1921-1938, vol. ii, Paris, Puf, 1985, p. 209.
  • [5]
    S. Freud, L’avenir d’une illusion (1927), Paris, Puf, 1995, p. 6.
  • [6]
    Ibid., p. 7.
  • [7]
    S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir (1920) », dans Essais de Psychanalyse, Paris, Payot & Rivages, 2001, p. 112.
  • [8]
    S. Freud, Abrégé de psychanalyse (1938), Paris, Puf, 1949, p. 27.
  • [9]
    S. Freud, Totem et tabou (1913), Paris, Payot & Rivages, 2001, p. 101.
  • [10]
    S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse (1909), Paris, Payot & Rivages, 2001, p. 31-32.
  • [11]
    S. Freud, Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 35.
  • [12]
    S. Freud, Introduction à la psychanalyse (1915), Paris, Payot & Rivages, 2001, p. 43.
  • [13]
    J. Lacan, « Le séminaire sur “la lettre volée” » (1955), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 48.
  • [14]
    J. Lacan, « Joyce le Symptôme » (1976), dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 566 ; cf. J. Lacan, Le Séminaire Livre xxiii, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 56.
  • [15]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964-1965), Paris, Le Seuil, 1973, p. 141, 182.
  • [16]
    Ibid., p. 160-162.
  • [17]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre iv, La relation d’objet (1956-1957), Paris, Le Seuil, 1994, p. 67-68.
  • [18]
    Ibid., p. 215, 269. Rappelons encore qu’à la différence des postfreudiens, plutôt que d’objet, il s’agit, pour Lacan, du manque d’objet.
  • [19]
    F. Gros, « Trop de sécurité tue la sécurité », Le Monde, 21 novembre 2015,
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/21/frederic-gros-trop-de-securitaire-tue-la-securite_4814975_3232.html#M5mScDJGFWgJ4Fqp.99
    « Une guerre dans laquelle l’ennemi est sans visage, la violence peut éclater n’importe où et viser n’importe qui, de manière atrocement aléatoire et discontinue, de manière justement à diffuser la peur. L’attentat terroriste n’est pas la réalisation d’une menace antérieure. La menace, la terreur dans les cœurs sont son résultat, sa conséquence, son projet. »
  • [20]
    T. Hobbes, Léviathan (1651), Paris, Gallimard, 2000, p. 252.
  • [21]
    M. Bonaparte, « Le cas de Mme Lefebvre », r.f.p., vol. 1, n° 1, 1927, p. 177.
    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5444093z.image.f155.langFR
Français

Le pari de cet article est de considérer le conflit dans son non-lien avec le passage à l’acte. De ce non-lien émerge notre hypothèse du paradoxe du conflit, qui amène à explorer d’une façon nouvelle l’intersection entre le social et le subjectif. Rompant la continuité du conflit, le passage à l’acte est une discontinuité, une rupture : dans l’acte, le conflit n’est plus. Ce repère est particulièrement important pour penser la clinique en milieu carcéral.
Notre démonstration repose, d’une part, sur le « dualisme » freudien (pulsion de vie-pulsion de mort) et, d’autre part, sur le « ternaire » lacanien rsi (Réel-Symbolique-Imaginaire). Le dualisme freudien montre l’importance du conflit au niveau de l’inconscient, le ternaire lacanien permet d’analyser le passage à l’acte, que nous chercherons à élucider à travers trois vignettes cliniques. Ainsi, l’institution-prison, notre terrain d’étude, nous a amenés à cette hypothèse paradoxale que le passage à l’acte résulte de l’absence de conflit, au niveau de l’inconscient.

Mots-clés

  • Conflit
  • passage à l’acte
  • crime
  • paradoxe
  • social
  • prison

Bibliographie

  • Bonaparte, M. 1927. « Le cas de Mme Lefebvre », r.f.p., vol. 1, n° 1, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5444093z.image.f155.langFR
  • Einstein, A. ; Freud, S. 1933. Pourquoi la guerre ?, Paris, Payot & Rivages, 2005.
  • Foucault, M. 2013. La société punitive. Cours au Collège de France. 1972-1973, Paris, Le Seuil/Gallimard.
  • Freud, S. 1909. Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot & Rivages, 2001.
  • Freud, S. 1913. Totem et tabou, Paris, Payot & Rivages, 2001.
  • Freud, S. 1915. Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot & Rivages, 2001.
  • Freud, S. 1920. « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de Psychanalyse, Paris, Payot & Rivages, 2001.
  • Freud, S. 1927. L’avenir d’une illusion, Paris, Puf, 1995.
  • Freud, S. 1933. « Pourquoi la guerre ? », dans Résultats, idées, problèmes, II. 1921-1938, Paris, Puf, 1985.
  • Freud, S. 1938. Abrégé de psychanalyse, Paris, Puf, 1949.
  • Gros, F. 2015. « Trop de sécurité tue la sécurité », Le Monde, 21 novembre 2015 ;
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  • Hobbes, T. 1651. Léviathan, Paris, Gallimard, 2000.
  • Lacan, J. 1955. « Le Séminaire sur «la lettre volée» », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
  • Lacan, J. 1955-1956. Le Séminaire, Livre iii, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981.
  • Lacan, J. 1956-1957. Le Séminaire, Livre iv, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994.
  • Lacan, J. 1964-1965. Le Séminaire, Livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973.
  • Lacan, J. 1973. « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
  • Lacan, J. 1975-1976. Le Séminaire, Livre xxiii, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005.
  • Lacan, J. 1976. « Joyce le Symptôme », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
  • Lagache, D. 1950. « Psychocriminogenèse », dans Œuvres complètes, vol. ii, Paris, Puf, 1979.
Giorgia Tiscini
Université, Paris Diderot – Paris 7 - École Doctorale : Recherches en Psychanalyse et Psychopathologie (ED 450) - Laboratoire : Centre de Recherches Psychanalyse, Médecine et Société (CRPMS) ; psychologue clinicienne au Service Médico-Psychologique Régional (SMPR) du Centre Pénitentiaire de Fresnes, et à l’Unité Hospitalière Spécialement Aménagée (UHSA) du Groupe Hospitalier Paul Guiraud (Villejuif)
giorgia.tiscini@gmail.com
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Mis en ligne sur Cairn.info le 08/06/2017
https://doi.org/10.3917/cnx.107.0131
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