CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Cet article tente de montrer comment certaines modifications introduites dans les organisations conduisent à la production de dysfonctionnements, au sens de l’accroissement du risque professionnel pour les salariés, et sont intelligibles à partir d’une analyse en terme de mémoire organisationnelle.

2Depuis les années 1980, l’exigence de compétitivité a eu, entre autres effets, d’élever continûment la productivité de l’entreprise. Parmi les différentes solutions mises en œuvre par les organisations pour satisfaire cette exigence, l’introduction de la flexibilité du travail est sans conteste l’une des plus importantes. Selon les secteurs d’activité et selon les modalités de sa mise en œuvre, la flexibilité recouvre des réalités très diverses mais qui ont généralement pour conséquence d’augmenter la précarité ou d’intensifier le travail. Ce faisant, l’identité de l’individu au travail tout comme les modes ordinaires de transmission des éléments culturels de l’entreprise, son histoire, son identité et ses procédures, en somme ce qui relève de la mémoire organisationnelle s’en trouvent considérablement perturbés. Il s’ensuit que ce concept peut être invoqué pour analyser les relations entre le système organisationnel et l’accroissement du risque professionnel.

3Ainsi, il est possible de montrer que la prise en compte d’un niveau de mémoire autre qu’intra-individuel peut rendre compte d’effets qui, pour individuels qu’ils paraissent a priori, participent en réalité d’un processus collectif. À ce titre, ce travail s’inscrit dans les différentes tentatives d’analyse de la relation entre le système organisationnel et l’accroissement des risques professionnels.

4Afin de situer les travaux sur la mémoire organisationnelle, nous parcourrons les différentes conceptions de la mémoire développées en sociologie et en psychologie. Nous observerons, ensuite, la tendance en France à une plus grande flexibilité du travail et de l’emploi. Enfin, dans le cadre d’une approche pluridisciplinaire – psychologique, sociologique et économique – nous tenterons de mettre en perspective la relation entre mémoire organisationnelle, flexibilité du travail et risque professionnel dans le secteur tertiaire et plus particulièrement celui de la grande distribution.

De la notion de mémoire à celle de mémoire organisationnelle

5Dans le domaine du travail, la notion de mémoire peut être approchée selon plusieurs perspectives. Tout d’abord à travers une optique purement cognitive où la mémoire est considérée comme un lieu de stockage des représentations et des connaissances constamment sollicitées tant dans l’activité quotidienne de travail que dans l’apprentissage de compétences ou encore lors de séances de formations (Guillevic, 1991).

6Cependant, il apparaît difficile de ne prendre en considération que l’aspect intra-individuel de la mémoire. De nombreux auteurs étudient la notion de mémoire sur un plan collectif sans dissociation avec celui de l’individuel. Tarde ( 1893) évoque la mémoire des « sectes », Durkheim ( 1895) fait référence à des « représentations collectives », Fleck ( 1935) à la notion de « pensée collective » ou encore Halbwachs ( 1950) à celle de « mémoire collective ». Tous insistent sur le fait que la mémoire participe de l’identité sociale et permet à un groupe d’exister à travers l’élaboration d’une histoire, d’un passé commun.

7En psychologie des organisations, le thème de la mémoire n’est d’abord qu’implicitement abordé en relation avec celui de la culture organisationnelle. Placée dans une vision stratégique (Crozier et Friedberg, 1977), l’organisation y est vue comme un lieu d’apprentissage culturel à part entière.

8« Quel que soit l’emploi occupé dans l’organisation, l’apprentissage culturel est un enjeu psychologique de taille : l’accès à l’identité. Par l’expérience des relations de pouvoir qu’il maîtrise ou subi plus ou moins selon ses capacités stratégiques, l’individu ne s’approprie pas seulement des représentations, des valeurs, des normes pour appréhender les situations de travail et se donner les moyens de s’y comporter; il acquiert aussi une reconnaissance, ou une non-reconnaissance sociale qui va modifier les images qu’il a de lui-même » (Petit, 1987, p. 341).

9Le terme de mémoire organisationnelle est apparu à la fin des années 1970 (Argyris et Schön, 1978) mais c’est en 1991 qu’il fait l’objet d’un article Organizational memory (Walsh et Ugson). Les auteurs font reposer leurs analyses sur trois constantes explicitées par Demailly ( 1994). Tout d’abord, ils abordent les organisations comme des systèmes de traitement de l’information faisant appel à une mémoire ayant les mêmes principes qu’eux. Ensuite, les organisations sont considérées comme des systèmes d’interprétation d’un environnement complexe, incertain et changeant. Compte tenu des caractéristiques de cet environnement, la mémoire permet de repérer des invariances, des redondances ou des variations. Enfin, les organisations sont appréhendées comme constituant des réseaux inter-individuels de significations qui sont entretenues et développées au travers d’un langage commun et d’interactions sociales permanentes créant des croyances partagées. Ainsi, la mémoire organisationnelle va saisir la façon dont les décisions sont prises et la manière dont les problèmes sont résolus par les membres de l’organisation pour les structurer de façon plus abstraite sous forme de cadres de référence.

10« Elle [la mémoire organisationnelle] va ensuite conserver ces matériaux sur différents supports qui vont y déposer leur marque : les individus, les cultures organisationnelles, les modifications des procédures, les structures, l’architecture des locaux et les archives; tout particulièrement, la logique sous-jacente aux modifications de procédures structure la perception et le traitement de l’environnement, de même que les structures créent un répertoire de rôles qui servent de repères dans l’interaction et reflètent les mythes ou croyances partagés de l’organisation » (Demailly, 1994, p. 193).

11Ce modèle met en relation les courants majeurs des théories organisationnelles : cognitif, contingent et symbolique, qui avaient implicitement abordé la notion de mémoire. L’approche cognitive pose la mémoire comme un organe vital individuel interconnecté et support du traitement de l’information des constructions humaines que sont les organisations. Les thèses de la contingence supposent que les valeurs et procédures retenues sur l’instant soient défendues par le sommet hiérarchique respectant ainsi une mémoire collective « nationale » porteuse de sens sur la vie et le travail. Enfin, dans une perspective symbolique la mémoire organisationnelle dépasse les mémoires individuelles dans un processus naturel d’échange de significations. (Demailly, 1994).

12Cette modélisation (Walsh et Ugson, 1991) pose la nécessité pour l’individu de posséder des repères stables pour se construire lui-même. L’organisation constitue dans ces théories un contexte stable fait des croyances et savoirs partagés à travers les liens sociaux. Il est donc possible de concevoir une mémoire organisationnelle. Or, l’évolution du monde du travail qui tend vers la recherche d’une plus grande flexibilité ne facilite pas toujours cette stabilité nécessaire à la création d’un sens commun organisationnel. Ces modifications structurelles et environnementales doivent être prises en compte pour examiner les conséquences sur l’organisation et sur l’individu.

Une flexibilité du travail accrue

13Les nouvelles contraintes de compétitivité des entreprises dans un contexte de mondialisation des marchés et de forte incertitude a conduit à mettre au premier plan l’impératif de flexibilité.

14La flexibilité est une notion polysémique renvoyant à des réalités très diverses. La flexibilité de l’emploi n’est pas un champ d’investigation récent et de nombreux travaux ont été publiés pour appréhender cette réalité tant du côté des sociologues que des économistes ou des gestionnaires (Reix, 1979 ; Boyer, 1986). Boyer ( 1986) a popularisé la distinction entre « flexibilité interne » et « flexibilité externe ». La première renvoie à des capacités de réactivité à partir des ressources internes à l’entreprise. Ces solutions peuvent être quantitatives par le recours aux heures supplémentaires, à l’annualisation du temps de travail, au recours au temps partiel ou plus qualitatives à travers la polyvalence des salariés, la formation tout au long de la vie active, la mobilité interne entre établissements ou services de l’entreprise… La « flexibilité externe » renvoie, quant à elle, à des solutions trouvées à l’extérieur de l’entreprise : recours aux contrats d’intérim, de saisonniers, contrats à durée déterminée (CDD ), par exemple. La multiplication des contrats commerciaux de sous-traitance peut aussi être assimilée à ces formes de flexibilité externe.

15Ces formes diverses de flexibilité peuvent conduire à une précarisation de l’emploi à travers la multiplication des formes atypiques des contrats de travail se substituant aux contrats à durée indéterminée. Depuis les années 1980, ces formes de contrats précaires se sont développées. En mars 2001,2,2 millions de salariés étaient employés avec un contrat atypique (CDD, intérim, contrat aidé, apprentissage) soit un peu plus de 10 % de la population active. Ainsi, alors qu’entre 1990 et 1999, les emplois stables en CDI progressaient d’à peine 2%, la part des CDD dans les contrats salariés augmentait de 60 % et celle de l’intérim de 130 % (INSEE, 2002-2003). Les deux tiers des nouvelles embauches se font sous ce type de contrat.

16En ce qui concerne les situations de contrats à temps inférieur à la durée normale, leur part dans l’ensemble des contrats est passée de 12% en 1990 à 17 % en 1998 et dans plus de 40 % des cas, les salariés interrogés (l’INSEE, 2002) déclarent souhaiter travailler davantage. C’est une situation de « sous emploi » puisque les personnes pourvues de ces contrats travaillent involontairement moins que la durée normale au sens de l’Organisation internationale du travail. Ce travail à temps partiel touche en priorité des femmes ( 31 % des femmes salariées et 5,4 % des hommes en 2001, d’après l’INSEE, 2002). Cette plus grande précarité des emplois entraîne donc une rotation plus forte de la main d’œuvre dans les entreprises.

17Dans la grande distribution, le recours à l’intérim est relativement faible comme dans l’ensemble du secteur tertiaire. L’industrie est (en avril 1999, selon l’UNEDIC ) le plus gros utilisateur d’intérimaires avec 55% du total des contrats de ce type : 1,8% seulement des intérimaires travaillent dans la branche « commerce ». En revanche, la proportion des employés en temps partiel est particulièrement élevée dans ce secteur.

18Cette flexibilité semble concourir à un déficit de la mémoire organisationnelle pour les membres de l’organisation qui la subissent. En effet, la complexité croissante de l’environnement organisationnel externe, à un macro-niveau, et l’augmentation de contrats précaires, à un micro-niveau, contrarient les attentes d’identifications (Vala, 2001). Cette flexibilité en interférant directement avec la mémoire organisationnelle et les relations inter-individuelles et inter-groupes en contexte organisationnel apparaît ainsi comme un facteur de risque professionnel.

Le risque professionnel et les accidents de travail

19Dès les années 1960, des auteurs tels que Faverge ( 1960), Leplat ( 1985) et Cuny et Leplat ( 1979) ont permis de dépasser la dimension individualisante de la production des accidents du travail. En introduisant la notion de système, ils évitent de s’arrêter sur les seuls discours cherchant une responsabilité dans les causes de l’accident du travail. Ils considèrent l’entreprise comme un vaste système à l’intérieur duquel l’accident serait le révélateur d’un « dysfonctionnement ». L’accident est considéré comme un processus dont il convient d’analyser l’interdépendance des variables qui le composent. Si une telle approche a permis de mettre en évidence l’importance de l’analyse de l’activité de travail et son interaction avec l’environnement, elle néglige fortement les rapports sociaux dans lesquels s’inscrit cette activité. De cette façon, certains auteurs (par ex. Juffé, 1980), ont pu souligner la contradiction même de l’expression « accident du travail » en attirant l’attention sur le caractère parfois trompeur de la recherche des seuls facteurs « accidentels », donc fortuits, au lieu de s’interroger sur les dimensions découlant de l’organisation même du travail.

20Plus finement les travaux de Dwyer ( 1991) ont permis de montrer l’importance de l’incidence de la forme des rapports sociaux dans la production et la construction de l’erreur. L’analyse de l’erreur prend en compte l’analyse de l’activité du travail mais intègre également le type de rapports sociaux prévalant à l’intérieur de l’entreprise. Selon qu’il s’agit plutôt de rapports de domination, de rapports individualisésou de rapports où la récompense occupe une place centrale, la construction sociale de l’erreur différera et l’occurrence ou la forme de l’accident du travail seront différentes.

21L’ensemble de ces travaux se caractérise par l’importance qu’ils accordent à l’analyse du travail comme activité de base pour comprendre la question de l’accident du travail. Toutefois, ils souffrent d’un certain réductionnisme car ils considèrent tous a priori la situation d’accident comme une situation d’échec. Or, revenir sur l’activité même du travail invite à considérer d’une manière plus ample la connaissance du travail réel. L’écueil à éviter est de revenir sur une lecture normative et réglementaire de la production de l’accident. En évitant cet obstacle il est possible d’aborder la question de l’organisation du travail en tentant de saisir les facteurs à l’intérieur d’un certain type d’organisation et les incidences sur la santé. En effet, les groupes de travail entretiennent une certaine connaissance et savoir-faire sur leur poste de travail. Cette connaissance est transmise et valorisée par les membres du groupe. Les nouvelles formes d’organisation de travail qualifiées de flexibles introduisent des changements importants dans les systèmes de relations sociales mis en place par les acteurs sociaux et ne permettent pas un ancrage dans les collectifs de travail car les procédures quotidiennes deviennent incertaines (Périlleux, 2001).

Des facteurs de risques professionnels supplémentaires

22Différents facteurs concourent au risque professionnel en lien avec la flexibilité qu’elle soit interne ou externe. Tout d’abord le risque d’accident augmente en période de reprise économique. En réponse à une accélération de l’activité, l’évolution des accidents du travail est plus rapide dans le secteur du tertiaire que dans celui de l’industrie ou de la construction. L’explication n’est pas seulement mécanique : un nombre d’heures travaillées plus élevées et donc un risque plus important, mais aussi parce que les phases de croissance développent l’utilisation d’emplois précaires (Les premières synthèses INSEE 1999,2002 et DARES 2001) et plus particulièrement l’emploi intérimaire auxquels les organisations ont recours L’emploi intérimaire semble être une des causes non négligeables de l’augmentation des accidents du travail. En effet, ces salariés sont plus exposés que d’autres à des rythmes de travail contraignants. De plus la brièveté des contrats abrège les périodes d’adaptation et de formation à la sécurité (Bouvet et Yahou, 2001). Si le taux d’accidents du travail en 1998 est pour l’ensemble de la population de 8,5 %, il est de 13,3 % chez les intérimaires, ce qui est non négligeable. Ainsi, l’appel à des emplois précaires ne permet pas la préservation de la mémoire organisationnelle pour cette catégorie de salariés et augmente par là le risque professionnel. Tout comme le recours accru à la sous-traitance qui déplace la gestion du risque vers des employés hors du cadre organisationnel (Doniol-Shaw et al., 1995).

23D’autres formes d’emploi précaire ont une incidence sur le taux d’accident, c’est le cas des apprentis avec un taux de 15,7%. Cette donnée peut être couplée avec l’âge qui est aussi un facteur de risque. En effet, les jeunes de 15 à 24 ans présentent un taux de 13,2 %. Par contre les salariés en contrat à durée déterminée ont un taux qui n’est pas différent de l’ensemble de la population avec 7,8 %.

24Un autre facteur, lié à cette exigence de flexibilité et de compétitivité, est la modification organisationnelle. Les organisations ont développé ces dernières années des pratiques telles que le « juste à temps », les démarches qualités et la polyvalence qui ont une incidence sur les conditions de travail et par là entraînent un risque professionnel. Si ces changements qui touchent de plus en plus de salariés, doivent rendre l’environnement du travail plus sûr (la démarche qualité) ou rendre le travail plus intéressant (polyvalence), et sont donc considérés comme une forme de flexibilité interne plus positive, ils peuvent paradoxalement être en même temps sources de risques professionnels. En effet, les normes de qualité mobilisent l’attention du salarié sur le produit et non sur son environnement de travail et augmentent ainsi de près de 30 % le risque d’accidents (Hamon-Cholet, 2002). Quant à la polyvalence si elle est synonyme de « bouche-trou », elle ne permet pas au salarié l’apprentissage des règles de sécurité sur le poste ou la mise en place par le salarié de stratégie de préservation et favorise ainsi un surcroît d’accident du travail de 20 à 30 % (Askenazy, 2001).

25Un autre facteur de flexibilité peut interférer sur la mémoire organisationnelle : le travail en temps partiel. Ici, c’est le temps passé sur le lieu de travail qui peut avoir une incidence sur le développement d’une mémoire organisationnelle. Les salariés à temps partiel ne déclarent pas plus d’accident du travail que ceux à temps plein. Dans ce cas, il y a une opposition entre deux facteurs : une présence plus limitée dans l’organisation permet difficilement de maîtriser son environnement de travail mais réduit le risque d’avoir un accident (Hamon-Cholet, 2002). Ce facteur semble difficile à analyser tant les formes de temps partiel peuvent être diverses allant de 25% à 80% du temps plein et pouvant être choisies ou subies. Le secteur tertiaire et la grande distribution sont friands de ce type de contrats qui permet de moduler de manière souple pour l’entreprise, les horaires de ses employés au gré des besoins et des pics de fréquentation des magasins. Une enquête de la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD ) signale que pas moins de 37 % des effectifs totaux travaillant dans la distribution sont employés à temps partiel au 31 décembre 2001 (LSA, 17 octobre 2002). C’est une des formes de flexibilité les plus importantes dans la grande distribution.

26Un dernier facteur à mettre en avant en tant que possible conséquence non seulement d’une reprise économique mais aussi de la recherche de flexibilité est la faible ancienneté dans l’organisation. Chez les salariés ayant une ancienneté inférieure à deux ans, le taux d’accidents du travail est significativement supérieur à l’ensemble de la population soit 11,4 %. Ce manque d’expérience augmente significativement la probabilité d’accident, c’est même selon Hamon-Cholet ( 2002) un facteur déterminant. Cette qualité de nouvel acteur de l’entreprise ne lui permet pas d’élaborer des stratégies collectives d’identification à travers une mémoire organisationnelle, outil d’acquisition, de sauvegarde et de rappel des données et de croyances.

27Au regard de ces résultats il est possible d’entamer un questionnement selon lequel l’absence de mémoire organisationnelle est à mettre en lien avec l’augmentation des accidents du travail et des risques professionnels à travers la recherche de flexibilité interne ou externe chère aux organisations soucieuses de productivité.

28Cetteréflexion pourrait porter sur l’ensemble des différents secteurs d’activité. Or, il apparaît que le risque et les accidents sont en augmentation dans le tertiaire non seulement parce que ce secteur occupe aujourd’hui près de trois salariés sur quatre mais aussi parce que la prévention y est moins prégnante que dans l’industrie ou la construction. De plus les activités qu’il regroupait, il y a trente ans (majoritairement des employés de bureau) ont évolué et il englobe actuellement des champs de métiers allant des prestations de travail temporaire aux commerces de récupération en passant par le conditionnement, la manutention sans oublier la restauration et les métiers du commerce.

29Au-delà du secteur des services, cette réflexion s’intéressait à la grande distribution alimentaire car peu d’études ont été menées dans ce domaine. Il apparaît difficile de récupérer des données ne serait-ce que statistiques dans ce champ d’activités. Le peu d’informations recueillies montre une augmentation des maladies professionnelles et des accidents du travail car les efforts et risques professionnels y sont en augmentation. En effet les employés de commerce déclarent plus de risques que la moyenne de leur catégorie au point de conclure que, pour cette catégorie, les contraintes physiques se rapprochent de celles de l’industrie (Cézard et Hamon-Cholet, 1999). Le fait est qu’entre 1984 et 1998, la pénibilité au travail n’a cessé de s’accroître pour les employés de commerce (DARES, 1984,1991 et 1998).

En guise de conclusion

30Des études américaines telles que celles de Askenasy ( 1999,2002) établissent une corrélation entre la montée des accidents du travail et les réformes organisationnelles. En France, l’enquête « conditions de travail » (DARES, 1998) abonde dans le même sens. De « nouveaux » facteurs de risques émergent : délais, normes qualités et polyvalence (Hammon-Cholet, 2002). D’autres recherches sur l’organisation mesurent des facteurs fins tels que le chargement-déchargement (Hamelin, 1993), la construction d’un savoir-faire de prudence dans le secteur du bâtiment (Cru et Desjours, 1983), le travail répétitif, rigide et soutenu des caissières (Alonzo, 1997 ; Prunier-Poulmaire, 2000). À l’aune de ces différents facteurs, il apparaît que si l’âge ou le type de contrat de travail du salarié sont à prendre en considération, la faible ancienneté dans l’organisation augmente de manière importante la probabilité d’accident du travail (Hamon-Cholet, 2002).

31Toutes les théories organisationnelles font implicitement référence à la présence d’une « mémoire collective » ou « mémoire organisationnelle » à travers l’étude de la culture organisationnelle dont elles sont le support. Il est difficilement concevable de penser une culture organisationnelle sans appartenance groupale. De fait, l’absence d’ancienneté qui résume pour beaucoup les avatars de la flexibilité ne contribue pas au partage des croyances et des savoirs à travers les interactions sociales et devient ainsi productrice d’accidents du travail pour les salariés n’ayant pas accès à cette mémoire. Les organisations ne disposent pas de mémoire organique propre, elles se forgent ainsi un équivalent fonctionnel qui préserve et rappelle les actions, les représentations les savoirs et les valeurs. Ainsi « mémoire et culture organisationnelle sont les deux facettes (instances organisatrices et produit organisé) d’un même effort de sauvegarde du passé et de projection sur l’avenir » (Demailly, 1994, p. 202).

32Le risque professionnel est le sujet actuel de nombreuses recherches dans de diverses disciplines souvent dans une optique de prévention et/ou de maîtrise de celui-ci. Pourtant la mémoire a été peu abordée comme objet ou facteur explicatif du risque professionnel. Pour Duclos ( 1984, p. 115) : « Il n’y a pas de rapport direct du travailleur au risque, mais un rapport médiatisé par la conception globale qu’il se fait de la pratique et de son identité professionnelle, dans des conditions socio-économiques culturelles et psychologiques données. » L’individu porteur de la mémoire organisationnelle intègre les croyances et pratiques s’y référant. Dans un contexte de flexibilité élevée comme celui de la grande distribution, l’individu touché par celle-ci ne peut être porteur de cette mémoire et cela semble entraîner une augmentation du risque professionnel. Il existe très peu de recherches portant sur la grande distribution alimentaire que celles-ci soient économiques, sociologiques et/ou psychologiques pourtant ce champ d’investigation reste à privilégier. En effet, les contraintes de productivité actuelles et la concurrence y sont importantes et contribuent ainsi à un « effacement » de la mémoire organisationnelle et à une augmentation des accidents du travail et du risque professionnel.

33Le risque professionnel est une véritable question de santé publique sur lequel il est nécessaire de s’interroger tant les enjeux sociaux et stratégiques sont importants (Kouabenan, 2000). Cette réflexion pluridisciplinaire tente d’apporter sa contribution à l’explication de ce phénomène social alarmant.

Français

Cet article porte sur le rôle de la mémoire organisationnelle dans la production de risques professionnels et d’accidents du travail. La modélisation du concept de mémoire organisationnelle de Walsh et Ugson ( 1991) pose la nécessité pour le salarié de posséder un contexte de travail stable fait de croyances et savoirs partagés à travers ses liens sociaux pour se construire lui-même. Or L’exigence de compétitivité économique actuelle pousse les organisations à recourir à la flexibilité sous diverses formes ayant pour résultat, entre autres, d’accroître la précarité du travail. Elles ne permettent pas à leurs membres, touchés par ses modifications environnementales et structurelles, d’intégrer cette mémoire organisationnelle entraînant ainsi une augmentation du risque professionnel et des accidents du travail pour cette catégorie d’individus.

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Adeline Raymond
Centre de Recherche en PSYchologie (CRPSY), université de Bretagne occidentale, IUT de Quimper. 2, rue de l’Université, F-29334 cedex.
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Jorge Muñoz
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Hélène Blanc
Information, coordination, incitations (ICI), université de Bretagne occidentale, IUT de Quimper. 2, rue de l’Université, F-29334 cedex.
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