CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Deux grandes figures du mouvement démocratique hellène, le compositeur grec Mikis Théodorakis et le docteur chypriote Vassos Lyssarides, viennent de disparaître en 2021, à des âges vénérables.

Mikis Théodorakis 1925-2021

2Immense compositeur, grand musicien, Mikis Théodorakis a été aussi une des plus grandes figures de la démocratie grecque.

3Il est né le 29 juillet 1925 dans l’île de Chios d’un père crétois, fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, et d’une mère réfugiée d’Asie-mineure. Au gré des nominations de son père il va passer son enfance à Ioannina (1932- 1935), Argostoli (1935-1937), Patras, Pyrgos puis Tripolis (1937-1939). C’est à l’âge de quatorze ans qu’il commence à composer. Jusqu’en 1960, il va se consacrer à la musique symphonique et de chambre. De 1960 à 1980, il va ajouter à ses orchestres symphoniques des instruments folkloriques grecs avec des voix, dont la sienne, chaude et puissante. Après 1981, il revient à la musique symphonique et à l’opéra. Mikis Théodorakis aura composé des opéras, des œuvres symphoniques, de la musique de chambre, des oratorios, des ballets, de la musique ecclésiastique et des musiques de film (Zorba le Grec, Z, Phaedra, Serpico). Il va mettre aussi en musique les grands poètes grecs comme Anguelos Sikélianos, Giorgos Séféris, Odysséas Elytis, Giannis Ritsos, mais aussi Pablo Neruda et Frederico Garcia Lorca.

4Théodorakis est un homme engagé, engagement qu’il paiera dans sa chair.

5La Grèce est occupée en mai 1941 par les armées germano-italo-bulgares. Le jeune Mikis est arrêté par les Italiens en mars 1942 et à l’été 1943. À l’automne de cette année, il rejoint Athènes, entre au conservatoire mais aussi à l’EPON (les Jeunesses du Front national de libération), puis au KKE (Parti communiste de Grèce) et s’engage dans l’ELAS d’Athènes (Armée populaire de libération nationale) en 1944. L’ELAS d’Athènes est essentiellement composée de jeunes urbains peu aguerris aux combats, contrairement aux divisions de partisans qui sont dans les montagnes et qui ont libéré seuls les deux tiers du pays. C’est l’ELAS d’Athènes qui va affronter les troupes anglaises en décembre 1944-janvier 1945, sans recevoir l’aide des partisans des montagnes, suivant les ordres de la direction du KKE, obéissant aux injonctions de Staline qui ne veut pas rompre son alliance avec les Anglo-saxons tant que l’Allemagne n’est pas battue. En 1945 et 1946 il est blessé lors de manifestations contre la restauration monarchiste. La guerre civile reprend en mars 1946. En juillet 1947, il est arrêté et déporté à Psitalia puis dans l’île d’Ikarie, d’où il sera libéré le 7 septembre 1947, grâce à la loi d’amnistie Sophoulis, le Premier ministre libéral qui tentera sans succès de pacifier le pays. Clandestin à Athènes à l’hiver 1947, lorsque le parti communiste est interdit, il est arrêté à l’été 1948, déporté à Ikarie puis en décembre 1948 à l’île-bagne de Makronissos. Il y est torturé et laissé pour mort. Il sera envoyé à l’hôpital militaire 401 d’Athènes de mars à mai 1949. Alors qu’il est toujours obligé de faire son service militaire, il réussit son examen du conservatoire d’Athènes en 1950.

6Enfin, libéré de ses obligations militaires à l’été 1952, il épouse Myrto Altinoglou en 1953 avec qui il aura une fille en novembre 1959 et un fils en mai 1960. En 1954 il entre au Conservatoire de Paris, vivant dans la capitale française jusqu’en 1960. Communiste, il participe au Festival de la Jeunesse à Moscou en 1957. La famille Théodorakis rentre en Grèce en 1960, mais les séquelles des tortures de Makronissos l’obligent à passer l’été 1962 dans un sanatorium près d’Athènes. L’année suivante, il est le fondateur des Jeunesses Lambrakis, du nom du député de gauche assassiné par le pouvoir à Salonique en 1963 (scénario du film Z). Il en sera le président en 1965 et, dès 1964, il est élu député de la Gauche démocratique unifiée (EDA), le cache sexe du PC interdit, avec des militants socialistes.

7Lors du coup d’état des colonels du 21 avril 1967, il plonge dans la clandestinité jusqu’au jour de son arrestation le 21 août de la même année. Il faisait partie des dirigeants fondateurs d’un groupe de résistants, le « Front Patriotique ». De par sa notoriété à l’étranger, il est libéré le 27 janvier 1968 pour être de nouveau arrêté en août et assigné à résidence dans le Péloponnèse. En octobre, il est transféré dans le camp d’Oropos, puis à la sinistre prison Sotiria d’Athènes jusqu’en avril 1970. C’est Jean-Jacques Servan-Schreiber qui viendra le chercher et le libérer le 13 avril. Il résidera à Paris jusqu’en juillet 1974. En 1969, il rejoint le Parti communiste de l’Intérieur (KKE-es), une scission anti-brejnévienne qui vient d’être fondée à Bucarest avec des antennes à Belgrade, Skopje et des militants clandestins en Grèce, qu’il quittera en 1972 pour revenir, contre toute attente, à la maison mère (KKE) alignée sur Moscou, en 1978. Il recevra le Prix Lénine de la paix en 1983. Il est d’ailleurs élu député du Pirée KKE en octobre 1981 lorsque les socialistes du PASOK d’Andréas Papandréou prennent le pouvoir. Réélu en juin 1985, il démissionne en mai 1986, se rapprochant du PASOK sans y adhérer car refusant le populisme et la corruption de Papandréou. Contre toute attente, en 1989, il rejoint les conservateurs de la Nouvelle Démocratie dont il est élu député en novembre 1989 (il démissionnera le 9 mars 1993). Il est même ministre du gouvernement ND d’avril 1990 à mars 1992 (ministre sans portefeuille jusqu’en août 1991, puis ministre d’État). Postes qu’il a acceptés uniquement pour combattre le groupe terroriste d’extrême-gauche du « 17 Novembre », largement manipulé par différents services de renseignements (la KYP-EYP grecque, mais certainement aussi la CIA, la Vevak iranienne et différentes factions palestiniennes).

8Il est mort à Athènes le 2 septembre 2021 et enterré dans le village de Galata à côté de La Canée en Crète. Trois jours de deuil national ont été décrétés dans le pays.

9Bibliographie en français : Mikis Théodorakis : « Journal de résistance. La dette », Paris, Flammarion, 1971. « Les fiancés de Pénélope », Paris, Grasset, 1975. « Les chemins de l’archange », Paris, Belfond, 1989.

Vassos Lyssarides 1920-2021

10Figure atypique de la vie politique chypriote et de la gauche de l’île, il est né dans le petit village de Lefkara réputé pour la qualité de ses broderies fines, le 13 mai 1920. Il suit des études de médecine à l’université d’Athènes. Docteur, il deviendra le médecin personnel de l’Archevêque-président, l’Ethnarque Makarios III. Il sera aussi le président de l’Association médicale pancypriote.

11Mais l’homme est aussi une bête politique et un grand militant de gauche. De retour dans l’île, il adhère à l’AKEL (Parti progressiste du peuple travailleur), le nouveau nom du KKK (Parti communiste de Chypre) après la dissolution de ce dernier par la puissance coloniale britannique. Le 1er avril 1955, les nationalistes chypriotes grecs débutent la lutte armée contre l’occupant, organisés au sein de l’EOKA (Organisation nationale des combattants chypriotes). Ces derniers réclament l’Enosis, l’union avec la mère patrie grecque. Lyssarides, nationaliste de gauche et anticolonialiste, adhère au choix des hommes de l’EOKA même si cette dernière est dirigée par le colonel Grivas qui a commandé un groupe d’ultra-collaborateurs des nazis à Athènes en 1944 (les Chitès ou « X »). En revanche l’AKEL refuse l’Enosis. En effet en 1955, la Grèce est dirigée par les vainqueurs « monarcho-fascistes » de la guerre civile (1946-1949) et fusille toujours des militants communistes jusqu’à l’automne 1955. Bref, l’union avec la Grèce signifierait de facto l’interdiction de l’AKEL. Lyssarides est exclu de l’AKEL et rejoint les rangs de l’EOKA dans laquelle il combattra.

12Il fait partie de la délégation chypriote grecque aux accords de Londres en 1959 en tant que représentant de l’EOKA. Il votera contre ces accords comme de ceux de Zürich (1960) qui conduisent à l’indépendance de l’île. En effet, Lyssarides aurait préféré l’Enosis, mais surtout il voit que les Britanniques ont imposé une nouvelle constitution à la jeune République de Chypre, rendant l’île ingouvernable car octroyant un droit de veto très important à la petite minorité chypriote turque (seulement 18 % de la population). Enfin, il n’accepte pas que la Grande Bretagne garde deux bases militaires souveraines sur l’île (Dhékélia, Akrotiri) servant de porte-avions naturel pour ses opérations d’influence au Moyen Orient.

13Il est élu député dès 1960, sans interruption jusqu’en 2002. Il sera même président de la Chambre de 1985 à 1991. Les premiers troubles intercommunautaires débutent dès 1961 et en 1963-1964, les Chypriotes turcs manipulés par Ankara prennent les armes contre la République. La garde nationale chypriote étant très faible, les Chypriotes grecs organisent trois milices : celle de la droite nationaliste des anciens de l’EOKA, celle des partisans de Makarios et celle de Lyssarides. Il appelle son groupe armé les Kokkinoskoufides (Toques rouges) en référence au Mavroskoufides (Toques noires), la garde personnelle d’Aris Vélouchiotis, le chef des partisans communistes grecs en 1942-1944. Sa milice sera engagée contre la milice chypriote turque du TMT en 1963-1964 et en 1971-1974 contre l’EOKA-B, résurgence de la première EOKA, mais uniquement composée d’hommes d’extrême droite, liés à la dictature des colonels d’Athènes.

14En 1964, c’est Lyssarides qui organise la première visite d’Andréas Papandréou à Chypre. Ce dernier est alors ministre dans le gouvernement de son père Giorgos et dirige l’aile gauche de son parti, l’Union du centre. L’amitié entre les deux hommes sera indéfectible. Quand Andréas Papandréou fonde le PAK (Mouvement de libération panhellénique) pour lutter contre les colonels, il va trouver de l’aide chez Lyssarides qui va entraîner, armer et financer ses militants. C’est encore Lyssarides qui mettra Papandréou en contact avec Palestiniens et même Arafat en personne. À l’évidence, le docteur devait être en contact assez étroit avec Michalis Raptis (1911-1996), plus connu sous le pseudonyme de Pablo, le dernier dirigeant de la IV° Internationale qui lui aussi aidait le PAK et avait de très bonnes connections avec les mouvements palestiniens et du Tiers-Monde.

15En 1969, Lyssarides fonde l’EDEK dont il sera le président jusqu’en 2002, puis président d’honneur jusqu’à sa mort. Le nom de l’EDEK est « Union démocratique unifiée de Chypre-Mouvement social-démocrate », membre de l’Internationale Socialiste. Mais qu’on ne s’y trompe pas, derrière cette dénomination modérée, sociale-démocrate à l’allemande, il s’agit d’un mouvement socialiste-révolutionnaire, tiers-mondiste et anti-impérialiste.

16Lors du coup d’État du 15 juillet 1974 de l’EOKA-B et des colonels grecs pour renverser Makarios, Lyssarides et ses hommes résistent les armes à la main. Une partie des Kokkinoskoufides seront parmi les gardes du corps de l’Ethnarque et d’autres, rejoints par une poignée de militants trotskystes, organiseront la Commune de Paphos, se retranchant dans la grande ville du sud-ouest de l’île, distribuant des armes à la population et tenant tête militairement aux putschistes pendant une bonne semaine. C’est ce coup d’État qui va entraîner l’intervention de l’armée turque, la partition de l’île, la chute des séditieux et de la dictature grecque. Le 30 août 1974, Lyssarides échappe à une tentative d’assassinat, mais son bras droit, Doros Loïzou, secrétaire à l’organisation de l’EDEK y trouve la mort.

17Le docteur fut le candidat malheureux aux présidentielles de 1983, 1988 et 1998. Il était marié à l’américaine Barbara Cornwall de 1963 à 2019, date du décès de cette dernière. Le vieux combattant, figure historique du XX° siècle chypriote, est mort centenaire le 26 avril 2021 à Nicosie.

Christophe Chiclet
Membre du Comité de Rédaction de Confluences Méditerranée
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/11/2021
https://doi.org/10.3917/come.118.0167
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