CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Jean-Paul Chagnollaud : Je ne te poserai pas de questions sur l’histoire de ces révolutions, que tu as décrite notamment dans tes deux ouvrages Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (2013) et Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe (2017), mais plutôt des questions globales, presque théoriques, pour prendre un peu de champ. La première est très simple, elle consiste à reprendre ce que tu évoques toi-même dans les premières pages de Le Peuple veut, c’est-à-dire la question des mots et de la sémantique. On entend tout le temps, dès que quelque chose se passe, « c’est la révolution ici, c’est la révolution là, en Iraq, en Algérie, etc. ». Qu’est-ce qu’une révolution ? Qu’est-ce qu’une révolte ? Qu’est-ce qu’un soulèvement ? Comment analyses-tu ce triptyque ?

2Gilbert Achcar : Je dois dire que cette question est sémantique à double titre, en ce sens que la question se pose dans le champ sémantique européen, celui des langues européennes, comme dans le champ sémantique arabe. Il y a de fausses équivalences entre les désignations utilisées, et beaucoup de commentateurs, y compris des universitaires qui connaissent bien les deux langues, ne se rendent pas compte de ces fausses équivalences en passant d’une langue à l’autre. Ils rentrent ainsi dans des débats, notamment en langue arabe, qui sont en partie des malentendus. En français, les concepts de soulèvement, révolte et révolution sont relativement clairs, il me semble. Le terme révolution désigne, en général, un mouvement populaire qui s’accompagne d’un changement politique radical ou qui y vise sans y parvenir. Aussi le terme est-il également utilisé pour des révolutions défaites, comme par exemple la révolution de 1905 en Russie, ou certaines des révolutions de 1848 en Europe. Le terme de révolte est généralement appliqué à des événements plus limités dans le temps et dans les ambitions, et a une connotation d’évènement plutôt spontané et éphémère. Le soulèvement ou l’insurrection sont des actions de masse contre l’ordre établi qui sont à la base de la révolte comme de la révolution.

3En arabe, les équivalences sont les suivantes : pour le soulèvement, le terme arabe traditionnel est intifāda, devenu d’usage courant en français et dans les autres langues depuis le soulèvement palestinien de 1987-88. Ce soulèvement de la population palestinienne n’a pas été appelé révolte ou révolution, deux termes qui ont pour équivalent arabe le même terme de thawra, substantif du verbe thara, se révolter. Le soulèvement palestinien de 1936 avait été désigné en arabe par thawra, traduit par révolte en français (revolt en anglais). Or, le même terme thawra est utilisé pour désigner des révolutions abouties comme la révolution française ou la révolution russe. On note donc une ambivalence du terme souvent oubliée dans les discussions en arabe sur la validité du terme pour désigner les soulèvements qu’a connus la région depuis 2011.

4Sur le fond, j’ai caractérisé ce que connaît le monde arabe depuis 2011 comme un processus révolutionnaire de longue durée. Il ne s’agit pas d’un moment révolutionnaire achevé qui aurait entrainé un changement structurel radical, mais bien d’un processus de longue durée qui va connaître inévitablement hauts et bas, périodes révolutionnaires et périodes contre-révolutionnaires ou de restauration. On sait bien en France ce qu’un processus révolutionnaire de longue durée veut dire : la Révolution française ne s’est faite ni en un jour, ni en un mois. Or, la France est un seul pays, alors que nous parlons de toute une région – l’espace arabophone – qui en en regroupe une vingtaine. Par conséquent, si des comparaisons historiques devaient être faites, il faudrait plutôt comparer le bouleversement en cours dans la région arabe avec le bouleversement européen enclenché en 1848 et achevé au lendemain de la première guerre mondiale.

5Quand tu parles de processus, c’est un contenant qui ne dit rien du contenu, c’est-à-dire des valeurs portées par un mouvement à un moment donné. Lorsque l’on parle de révolution et de contre-révolution, en prenant le cas de l’Égypte, par exemple, ou de l’Iran, on doit poser la question des valeurs qui sont ainsi portées par celles et ceux qui se lèvent contre le pouvoir en place ? En Occident, quand on pense à un processus révolutionnaire, on fait référence de manière implicite, comme une (fausse) évidence, à des idées de liberté et de progrès, comme dans le cas des révolutions de 1789 ou de 1848. Or une révolution au sens de processus pourrait vouloir imposer le conservatisme et/ou le repli identitaire.

6Il y a deux façons de comprendre un processus révolutionnaire. D’une part, en le jugeant par les valeurs qui l’animent, par son idéologie, et d’autre part, du point de vue de la transformation structurelle, selon une grille d’analyse matérialiste marxienne. Sous ce dernier rapport, l’analyse porte moins sur l’idéologie que sur les tensions structurelles matérielles sous-jacentes à l’explosion. Il n’y a aucune certitude quant à l’issue positive d’un processus révolutionnaire ; son sort n’est pas écrit dans le ciel. Il peut aussi échouer et se terminer en tragédie. L’histoire a ainsi connu des phases de régression et de décadence, lorsque le changement ne parvient pas à l’emporter.

7Mon utilisation du concept de processus révolutionnaire de longue durée dès 2011 s’appuyait sur une analyse de ce qui a été appelé « le printemps arabe » comme n’étant pas d’abord et fondamentalement une révolte pour la démocratie, comme il a été généralement présenté. L’exemple des deux pays qui ont été les pionniers de ce grand chambardement, la Tunisie et l’Égypte, le montre bien. Ce qui s’est passé en Tunisie a été précédé par des explosions régionales qui ne portaient pas sur la question de la démocratie ou des libertés, mais sur la question de l’emploi. De son côté, l’Égypte, dans les cinq années qui ont précédé 2011, a connu un pic des luttes ouvrières et sociales, avec la plus grande vague de grèves de l’histoire du pays. Et si la Tunisie a été le premier pays à réussir à se débarrasser d’un dictateur, ce fait est inséparable de l’existence de la centrale syndicale tunisienne, l’UGTT, qui a joué un rôle clé au cours des événements.

8L’explosion sociopolitique de la région était tout à fait prévisible pour quelqu’un qui, comme moi, étudie les problèmes de développement dans le monde arabe. Le cours sur ce thème que j’ai donné à SOAS depuis 2007 se terminait tous les ans avant 2011 par une réflexion sur l’explosion à venir. En effet, les principaux paramètres indiquaient que la situation ne pouvait plus durer. Un des indicateurs les plus significatifs, à cet égard, est le chômage des jeunes. Longtemps avant 2011, le monde arabe était la région du monde avec les taux de chômage des jeunes les plus élevés, comme l’attestent les chiffres de l’Organisation internationale du travail (OIT). C’est là le symptôme le plus flagrant d’un blocage structurel de développement que j’ai analysé dans Le Peuple veut. Lorsqu’un tel blocage se produit, l’accumulation de griefs sociaux tend vers une explosion politique inaugurant une phase de révolution, c’est-à-dire de bouleversement sociopolitique provoqué par le blocage économique. La crise ne saurait être dépassée et aboutir à une nouvelle stabilisation sans changement structurel ouvrant la voie au développement. Tant que ce déblocage n’aura pas lieu, la région ne sortira pas de cette grande instabilité dans laquelle elle se trouve plongée depuis 2011.

9A plusieurs reprises, tu parles du peuple et/ou des masses, mais dans la réalité concrète, avec une autre lecture sociologique, il s’agit d’abord d’individus très différents sur le plan social, économique et idéologique, voire communautaire, dans des pays comme le Liban ou l’Irak. Peut-on alors vraiment parler d’un peuple ou de masses ? Surtout quand il s’agit de sociétés aussi segmentées ?

10Quelle que soit l’approche sociologique que l’on adopte, à partir du moment où une grande masse populaire scande à l’unisson le slogan « le peuple veut » (le plus souvent suivi par « le renversement du régime », mais parfois aussi par d’autres revendications), il est légitime de la désigner comme peuple. Certes, le peuple au sens politique n’équivaut pas à l’entièreté du peuple, ou de la population, au sens démographique. Lorsque l’on a affaire à une grande vague populaire qui s’autodésigne en tant que « peuple », il ne s’agit plus d’un concept démographique réductible à une somme d’individus, mais d’une totalité agissante qui se revendique en tant que telle. Cela n’exclut pas qu’elle puisse se scinder par la suite en blocs divergents, bien entendu. Au Liban et en Irak, deux pays de la deuxième vague du « printemps arabe » qui a culminé en 2019, la constitution du « peuple » en révolte a surmonté les clivages confessionnels pour rejeter l’ensemble des composantes de la classe dirigeante, quelle que soit leur confession.

11En Irak, le clivage entre sunnites et chiites est très fort. Encore plus peut-être depuis 2003. La répression des chiites par le pouvoir sunnite en 1991 a été terrible. Les tentatives de dépassement de ces clivages communautaires sont restées lettre morte.

12En vérité, ces clivages ne se sont manifestés à l’époque moderne qu’après la « révolution islamique » iranienne et la guerre Iran-Irak. Ils ont atteint leur paroxysme après 2003, lorsque l’Irak s’est trouvé sous une occupation menée par les États-Unis. Au départ le mouvement d’octobre 2019 y était essentiellement composé de chiites, parce que les sunnites hésitaient à s’y joindre de crainte de subir la répression. Ils tendent à se considérer à présent comme une minorité opprimée. Des sunnites ont fini par rejoindre le mouvement lorsqu’il a pris une certaine ampleur, d’autant plus qu’il s’agit d’un mouvement qui s’oppose aux partis confessionnels chiites et à la domination iranienne que ces partis représentent, un mouvement qui revendique la souveraineté du pays contre toutes les influences extérieures. En ce sens, il y a eu en 2019 un début prometteur de dépassement du clivage confessionnel en Irak.

13Ne pourrions-nous pas parler plutôt d’une tentative de dépassement plutôt que d’un dépassement ?

14Tant en Irak qu’au Liban, les choses en sont restées au stade de la révolte, la révolution restant loin d’être accomplie. Le facteur confessionnel, et surtout le type de formations armées paraétatiques qui existent dans les deux pays, constituent un immense obstacle à tout changement. Les milices chiites du Hezbollah et du mouvement Amal au Liban ou celles de la Mobilisation populaire en Irak ont plus contribué à la répression et à l’intimidation du soulèvement que les forces de sécurité officielles. La revendication unitaire exprimée à travers divers slogans au nom du peuple au singulier montre bien la volonté de dépassement des clivages confessionnels.

15Cela dit, pour en revenir à la question des valeurs que tu as soulevée, un blocage socioéconomique peut susciter des oppositions politiques de différentes natures qui s’investissent dans un processus révolutionnaire et cherchent à en tirer avantage. Dans le premier « printemps arabe » de 2011, ce sont les Frères musulmans qui ont le mieux réussi à profiter de la situation à l’échelle régionale. Pourtant, les valeurs auxquelles ils adhérent sont inadéquates pour répondre aux problèmes qui ont provoqué l’explosion. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils ont échoué, et c’était donc prévisible. Dans Le Peuple veut, qui a été écrit et publié avant le renversement de Morsi, j’expliquais comment il allait à l’échec.

16Ils ont échoué, mais ils ont eu très peu de temps ; l’expérience Morsi a duré un an. L’acteur essentiel a été l’armée que beaucoup ont légitimée en parlant d’un coup d’État « démocratique » lorsque les militaires ont renversé un président pourtant élu démocratiquement...

17En un an, Morsi a toutefois réussi à se mettre à dos la grande majorité de la population. Comme il n’a rien changé à la politique économique du régime déchu, il n’a pas su apporter de réponse au blocage qui s’est aggravé en raison des circonstances mêmes. En outre, il a monopolisé le pouvoir, ou plutôt la gestion du pouvoir, sans voir que la majeure partie de son électorat du deuxième tour en 2012 n’avait pas voté pour lui au premier tour ; elle a moins voté pour lui au second tour que contre son rival, candidat de l’ancien régime.

18L’armée a quand même tout fait pour bloquer Morsi. Puis elle a pris le pouvoir, ce qui a conduit à la situation terrible dans laquelle l’Égypte se trouve aujourd’hui.

19Tout à fait. Mais l’armée a pris le pouvoir à deux reprises. On oublie souvent qu’en 2011, c’est aussi l’armée qui, en dernière instance, a renversé Moubarak. Tant en 2011 qu’en 2013, les militaires ont agi sur fond de soulèvement populaire de très grande ampleur. Et n’oublions pas que c’est Morsi lui-même qui a désigné al-Sissi à la tête des forces armées.

20L’armée égyptienne, qui était très populaire, a fait croire qu’elle jouait le jeu démocratique. Et cette illusion a duré quelques mois.

21Avant même le renversement de Moubarak, j’expliquais que l’armée ne s’en débarrasserait qu’afin de préserver le régime dont elle constitue la colonne vertébrale, et non pour satisfaire les revendications populaires. La même chose s’est répétée en 2013.

22Pour que les mouvements populaires aient une chance de réussir, il faut qu’ils puissent se structurer. D’où, en amont, l’importance majeure de l’existence d’organisations autonomes au sein de la société civile comme en Tunisie avec l’UGTT et l’ordre des avocats, entre autres ?

23Même si les avocats tunisiens et l’Association des femmes démocrates sont des groupements qui ont joué un rôle clé dans la structuration de la société civile tunisienne, ils auraient difficilement pu encadrer le mouvement populaire lors du printemps tunisien. L’UGTT a été la structure centrale du mouvement tunisien. Sans elle, il n’aurait pas abouti. C’est la seule centrale syndicale de grande envergure dans la région arabe disposant d’une réelle autonomie vis-à-vis du pouvoir, au point qu’elle l’a affronté à plus d’une reprise dans l’histoire tunisienne. Ce sont des syndicats, comme celui des enseignants, qui, après le début spontané du soulèvement en Tunisie en décembre 2010, ont encadré le mouvement. Par la suite, l’UGTT a organisé des grèves tournantes dans les régions tunisiennes, qui ont culminé le 14 janvier 2011 avec la grève dans la capitale. C’est ce jour-là que Ben Ali s’est enfui.

24Au Soudan, la structuration est plus forte encore. Le fer de lance du mouvement populaire, depuis le début du soulèvement en décembre 2018, est constitué par des comités de base, appelés « comités de résistance », qui regroupent des milliers de personnes, des jeunes pour l’essentiel, qui agissent dans les quartiers. Le mouvement s’est également doté d’une direction centrale constituée par une coalition de type syndical : l’Association des professionnels soudanais. Il s’est également formé une coalition des forces politiques d’opposition ; c’est un facteur important mais, en définitive, c’est la structuration du mouvement à la base qui fait sa force et sa singularité.

25En Egypte, par exemple, une telle structuration n’existe pas.

26En effet, et c’est pour cela que la grande vague sociale qui a précédé 2011 en Égypte a consisté en grèves sauvages, les syndicats égyptiens étant embrigadés par l’État. Ce n’est pas le cas de l’UGTT, malgré le contrôle qu’exerçait Ben Ali sur sa direction centrale. Ses militants de base et ses cadres intermédiaires ont canalisé l’explosion populaire. Dans l’histoire, c’est parfois après les explosions initiales que la structuration du mouvement prend forme. Pour cela, il doit avoir le temps de se déployer, ce qui n’est pas toujours donné. Cela n’a pas été le cas en Irak et au Liban, où les révoltes nées en octobre ont été étouffées par la crise sanitaire du Covid-19 moins de six mois plus tard. Il est également important pour le mouvement de pouvoir bénéficier d’une accumulation d’expériences historiques et d’un haut degré de politisation à l’instar du mouvement soudanais.

27Dans ces mouvements, ces actions sociales, qui s’appuient sur une structuration plus ou moins importante avec des acteurs organisés, la question du rapport à la violence d’État se pose aussi toujours à un moment donné. Comment peut-on y répondre ? Les options ne sont pas théoriques mais extrêmement concrètes et lourdes de conséquences. Le cas syrien en est un exemple tragique. Comment poses-tu cette question de la violence d’État et de celle des milices ?

28C’est un problème que j’ai analysé dans Le Peuple veut en m’inspirant de Max Weber. J’ai utilisé le concept wébérien d’État patrimonial. La spécificité de la région est de compter un gros noyau central d’États « patrimoniaux », au sens le plus traditionnel du terme, c’est-à-dire des pays où il n’y a pas de séparation entre l’État-institution et les dirigeants. Les États y sont la propriété privée des dirigeants, de la famille régnante dont le chef peut dire « l’État, c’est moi ». Le terme « patrimonial » indique que la transmission du pouvoir est héréditaire. C’est le cas non seulement des huit monarchies du monde arabe, mais aussi de prétendues républiques comme la Syrie des Assads ou la Libye des Gaddafis.

29Moubarak y a pensé en Égypte...

30Il y a pensé, en effet. Son échec montre bien que l’Égypte n’est pas un État patrimonial, mais un État néo-patrimonial, c’est-à-dire un État qui, bien que marqué par la corruption et le népotisme, garde une autonomie institutionnelle envers le personnel dirigeant. Moubarak ne pouvait pas considérer l’armée égyptienne comme sa garde privée, contrairement aux chefs d’États patrimoniaux. Il ne pouvait pas organiser les forces armées égyptiennes à sa guise ; il devait composer avec leur commandement, le Conseil suprême des forces armées. Tandis que Hafez al-Assad, par exemple, après avoir pris le pouvoir au moyen d’un coup d’État en 1970, a complètement refondé les appareils étatiques, en particulier les forces armées, de façon classiquement patrimoniale, c’est-à-dire en utilisant les liens organiques de la famille large, la tribu et la communauté confessionnelle, afin de s’assurer de l’allégeance des appareils à son pouvoir. Dans les États néo-patrimoniaux, le mouvement populaire peut parvenir à obtenir le renversement du dirigeant sans renverser le régime. Cela se produit lorsque l’ossature du régime, c’est-à-dire l’appareil d’État, se débarrasse du dirigeant et de ses proches afin de se préserver elle-même. Trois pays dans l’espace arabophone ont des États néo-patrimoniaux de type militaire, où l’institution politique centrale est l’armée : l’Égypte, l’Algérie et le Soudan. Le chef de l’État y est en place par la grâce de l’armée. On a vu comment, dans ces trois pays, les militaires se sont débarrassés du président dès qu’il est devenu encombrant.

31Dans les pays patrimoniaux, en revanche, ce scénario est strictement impossible (sauf « révolution de palais » au sein de la famille régnante), et les dirigeants sont disposés à utiliser la force armée sans limite pour se maintenir au pouvoir, ce qui entraîne la guerre civile. C’est ce qui s’est passé en Syrie, où le terme « tragédie » ne suffit pas à désigner le sort de ce pays martyrisé. Le même scénario s’est déroulé en Libye. Au Bahreïn, c’est l’intervention des pays du Golfe qui a dissuadé le mouvement de persévérer.

32Dans pareilles conditions, la guerre civile est inévitable même pour déloger le chef de l’État. Et elle le devient de même dans les États néo-patrimoniaux dès lors qu’un changement radical de régime se profile, dépassant la personne des dirigeants. La guerre civile est inéluctable dans pareilles conditions, à moins que la condition stratégique clé du changement révolutionnaire, qui consiste à gagner la base des forces armées à la révolution, ne soit réalisée. C’est le seul facteur qui peut minimiser la violence. En effet, si ceux qui exercent le monopole étatique de la violence se placent en majorité du côté de la révolution, un changement radical devient possible sans trop d’effusion de sang.

33Sinon, on verra des tentatives révolutionnaires qui viennent se fracasser contre la violence de la répression....

34Bien entendu, et le problème de la structuration du mouvement est très important à cet égard, car pour pouvoir gagner la base des forces armées, il faut une représentation populaire qui soit perçue comme légitime, capable d’influer sur les soldats qui sont, après tout, des fils du peuple. On a vu cela s’esquisser en 2019 au Soudan, le pays le plus avancé de la région du point de vue de la structuration et de la maturité politique du mouvement populaire. Les révolutionnaires soudanais ont réussi à déployer tout l’arsenal des moyens pacifiques. Quand les militaires, en juin 2019, ont tenté d’écraser leur mouvement, ils ont décrété une grève générale qui a paralysé le pays. Cela n’aurait pas été possible dans un pays comme la Syrie, en raison de la faiblesse organisationnelle du soulèvement populaire de 2011. Certes, ce n’est pas terminé au Soudan, tant s’en faut. Le pays est dans une phase de transition, dont l’issue est loin d’être certaine. Mais, comparativement, c’est jusqu’à présent l’expérience la plus avancée de la région.

35Un mouvement populaire de grande ampleur peut se déployer avec une structuration minimale, comme ce fut le cas en Syrie. L’Algérie en est un bon exemple. Le hirak algérien était remarquable dans son ampleur. C’était un mouvement populaire massif, mais il est resté impuissant par manque de structuration. Personne ne pouvait parler en son nom, aucun groupement ne pouvait se prétendre représentatif de l’ensemble du mouvement et agir de ce fait en interlocuteur du pouvoir en place. Or, en se limitant à des manifestations hebdomadaires, bien que massives, qui ne paralysaient même pas l’économie du fait que la mobilisation populaire avait lieu toutes les fins de semaine (le vendredi, équivalent local du dimanche), aucun changement radical n’est possible.

36Mis à part ce qui s’est passé à Bahreïn, sans doute largement lié à une résistance chiite tout comme en Arabie saoudite, il n’y a pas eu de soulèvements dans les monarchies du Golfe. Est-ce en raison de leur légitimité traditionnelle (au sens de Max Weber) ou est-ce que les conditions économiques ne conduisaient pas à un soulèvement populaire ? Ou bien est-ce la démographie, le rapport entre les autochtones et les immigrés ? Comment vois-tu les choses dans cette région ?

37C’est à mon sens une illusion d’optique que de croire que les monarchies ont été moins affectées que les républiques. Comme tu l’as noté, il y a d’abord le fait qu’un des six soulèvements de 2011 a eu lieu dans un État monarchique, le Bahreïn. Ensuite, outre les six pays qui ont connu des soulèvements massifs en 2011, le Maroc a connu un des mouvements populaires de contestation les plus importants de la région : le mouvement du 20 février (alors que l’Algérie voisine a à peine bougé en 2011). Plus récemment, la deuxième vague de soulèvements de 2019 a été précédée, en 2018, par le plus grand mouvement populaire que la monarchie jordanienne ait connu depuis un demi-siècle, une protestation qui est parvenue à renverser le gouvernement en place.

38Les monarchies de la région, comme tous les États patrimoniaux du reste, intimident fortement les oppositions. C’est prendre un risque majeur que d’y appeler au renversement du chef de l’État. Il y a donc une forte domination au sens gramscien de coercition. Quant au concept wébérien de domination traditionnelle, qui implique un consentement, il suppose la longue durée. En effet, lorsque l’on parle de domination traditionnelle au sujet de la monarchie française, par exemple, on parle d’une monarchie séculaire. Il s’agit donc d’une tradition ancienne et forte, qui va néanmoins finir par perdre sa légitimité aux yeux de la majorité populaire. La révolution française n’est pas due au premier chef à l’exaspération populaire face à l’oppression politique : elle est le fruit d’un profond changement social et économique marqué par l’apparition de nouvelles couches sociales qui vont porter le projet révolutionnaire.

39Dans le cas des monarchies arabes actuelles, l’État marocain monarchique a une vraie profondeur historique – la dynastie alaouite est en place depuis le 17e siècle – et la notion de domination traditionnelle est valable dans son cas. Mais pour le reste, les monarchies présentes sont des États institués par les Britanniques, hormis la monarchie saoudienne issue d’une guerre de conquête tribale qui a abouti il y a moins d’un siècle. L’État monarchique jordanien a été créé de toutes pièces par les Britanniques avec une famille royale importée de ce qui est aujourd’hui une province saoudienne, le Hedjaz, tandis que la majorité de la population du royaume est palestinienne, originaire de l’autre côté du Jourdain, et ne se reconnaît guère dans la monarchie. Enfin, dans quatre des six monarchies du Golfe, Bahreïn, Koweït, Émirats arabes unis et Qatar, les étrangers constituent la majorité de la population – jusqu’à près de 90 % dans les deux derniers États cités. La domination traditionnelle ne s’applique certainement pas aux travailleurs immigrés.

40Dans les monarchies du Golfe, les détenteurs de la citoyenneté sont privilégiés, voire très privilégiés dans les États où ils constituent une petite minorité. Il est difficile d’imaginer une révolution quand 90 % de la population sont des immigrés à court ou moyen terme d’origines diverses. Les dirigeants de ces monarchies sont des chefferies tribales mises à la tête d’États immensément riches pour la plupart, et qui sont perçues dans le monde arabe comme les complices de l’exploitation des richesses régionales par les puissances occidentales, dont elles sont vassales. C’est pourquoi la majorité de l’opinion publique arabe avait soutenu l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990.

41Souhaites-tu tirer une conclusion de cet entretien ?

42Le seul pronostic sûr que l’on peut faire aujourd’hui sur le monde arabe, c’est qu’il n’y a pas de stabilité à l’horizon. C’est la seule certitude. Depuis 2011, nous sommes entrés dans un processus révolutionnaire de longue durée. Il ne cesse pas de se manifester de différentes façons, souvent violentes et tragiques malheureusement, comme au Yémen, en Syrie, et en Libye, mais aussi sous la forme d’explosions sociales intermittentes, comme en Tunisie, et de grands soulèvements, comme on en a vu de nouveau dans quatre pays en 2019. Cette dynamique va continuer. Pour sortir de la crise, il faudrait le développement d’une structuration du mouvement de sorte à le rendre capable de mener le changement jusqu’au bout. Mais pour l’instant, la situation n’incite guère à l’optimisme.

43J’ai conclu Symptômes morbides avec la distinction entre optimisme et espoir. Il y a des raisons d’espérer pour l’avenir de la région arabe, sans pour autant être optimiste. Il y a un potentiel qui reste considérable, et qui continue à se manifester. Il s’incarne surtout dans la nouvelle génération, politisée en 2011. Elle est animée par une aspiration à la démocratie, au progrès économique et à la justice sociale. Elle constitue la principale raison d’espérer, mais elle est confrontée, il est vrai, à une tâche d’une très grande difficulté.

44Paris/Londres, le 30 septembre 2020.

Français

En partant de son concept de « processus révolutionnaire de longue durée », le politologue franco-libanais Gilbert Achcar nous offre dans cet entretien une fine analyse de la structure, des conséquences et des antécédents des phénomènes révolutionnaires qui ont marqué le monde arabo-musulman depuis 2011. Grâce à son expertise en relations internationales et politique de développement, le chercheur met l’accent sur l’importance des tensions structurelles matérielles antérieures aux explosions révolutionnaires, et ainsi brise l’idée de révolutions spontanées. L’inscription des processus révolutionnaires dans un temps long rend compte de la centralité d’une société civile structurée qui, si et seulement si elle est encadrée, pourra avoir accès à de réels changements. D’autres facteurs comme la confessionnalisation des sociétés, notamment libanaise et irakienne, ainsi que la militarisation de certaines communautés, participent des difficultés voire de l’échec des mouvements révolutionnaires. Ajoutés à cela, l’imposition des intérêts stratégiques des géants moyen-orientaux comme l’Arabie saoudite contribuent à l’enracinement d’une instabilité politique dans la région.

Entretien avec
Gilbert Achcar
Professeur à la School of Oriental and African Studies, Londres. Il est notamment l’auteur de Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Actes Sud, 2013 et Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe, Actes Sud, 2017
Cet entretien a été conduit par
Jean-Paul Chagnollaud
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/01/2021
https://doi.org/10.3917/come.115.0039
Pour citer cet article
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