CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Comment concevez-vous une intervention militaire ? Qu’est-ce que cela signifie ?

2 L’intervention militaire c’est exactement comme le geste du chirurgien quand il va opérer un cancer ou une tumeur. Un cancérologue a estimé que l’état de son patient impliquait certains types de soins, un peu de radiothérapie ou de chimiothérapie et, à un moment, il fait appel au chirurgien pour qu’il opère dans la chair. Les militaires sont dans la position du chirurgien, à ceci près qu’on peut tuer et on peut mourir. Ce n’est pas au chirurgien de traiter la maladie en amont, mais il doit connaître précisément l’état du patient. Si ce n’est pas le cas, on est sûr qu’il va ouvrir du mauvais côté ou enlever le mauvais rein... Et ce n’est pas lui qui va faire les soins post-opératoires. Il en est de même pour le militaire qui, lui aussi, doit absolument connaître le jour d’avant et le jour d’après. On voit les conséquences d’un jour d’après raté en Libye. On voit ce que cela a donné en Irak en 2003, quand on ne savait rien du jour d’avant ni du jour d’après. J’ai eu la chance de rencontrer Georges W. Bush, quand j’ai accompagné Nicolas Sarkozy aux Etats-Unis en 2008, en tant que chef d’état-major particulier du président. Il avait été réélu, et j’avais eu le sentiment qu’il se rendait compte qu’il s’était fait, d’une certaine façon, manipuler par les néo-conservateurs. Quant à Colin Powell, que j’ai bien connu, il m’a reparlé de son célèbre discours au Nations Unies [1] où il montrait les « preuves » de la possession d’armes de destruction massives par l’Irak, et il m’a dit : « Je ne m’en suis jamais remis, c’est la honte de ma vie. J’ai été manipulé ».

3 Les militaires n’aiment pas faire la guerre pour une raison très simple : c’est dangereux. Quand on vous réveille la nuit pour vous dire qu’il y a tant de morts et que vous êtes aux responsabilités… C’est dangereux et en plus, malheureusement très difficile à arrêter, encore plus quand il s’agit d’une coalition.

4 Vous soulignez qu’il est nécessaire de connaître la situation. Quel est le rôle du renseignement ? Quelle est la relation entre les forces armées et le renseignement ?

5 La DGSE fait du renseignement politique, dans le meilleur sens du terme, et éventuellement, avec d’autres, du renseignement économique. Donc vous avez toujours potentiellement une différence d’appréciation entre politiques et militaires. C’est pour cela que chaque organisation militaire a aussi son propre service de renseignement qui ne fait pas du tout la même chose. Ce n’est pas de la concurrence. Dans le cadre d’opérations militaires, j’ai besoin de savoir ceci ou cela. D’où la création de la Direction du Renseignement militaire suite à la première guerre du Golfe ; ce fut la grande réforme du ministre de la Défense, Pierre Joxe. Mais comme d’habitude, et ce n’est pas lié à la personnalité du ministre, on a voulu faire à effectif constant. Or, on ne peut pas faire plus avec moins, ni avec autant. Par contre, on peut faire beaucoup plus avec juste un peu plus de moyens.

6 Puisque vous évoquez les coalitions et les expériences, parlons de la Libye. Vous étiez alors aux responsabilités. Comment le processus de décision s’est-il déroulé ? Quel enseignement en tirez-vous ?

7 La célèbre résolution 1973 de l’ONU [2] ouvrait toutes les portes ; ce n’était pas un problème. Au tout début, l’objectif n’était pas la chute de Kadhafi et encore moins son élimination ; c’est absolument sûr. Mais très vite on a compris que cela se terminerait par sa chute. Quant à son élimination, c’est vraiment le coup du sort. On s’est fait accuser pour de mauvaises raisons. Il se trouve que la patrouille qui était en l’air à ce moment précis était composée de Mirages français, c’est tout. Une heure après, il s’agissait d’avions britanniques...

8 Par ailleurs, cela nous a montré deux choses. D’une part, l’absence complète de préparation de l’OTAN à ce type d’opération. C’est pourquoi on a dû créer à toute vitesse - les Américains, les Britanniques et nous -, un commandement ad hoc à l’intérieur de l’OTAN, à Naples. D’autre part, qu’un pays comme la France doit choisir, à un moment donné, entre deux politiques parce que nous sommes limités par notre taille : soit la durée (cela ne demande pas forcément de très hautes technologies mais il faut quand même des moyens et donc des effectifs), soit « l’entrée en premier » ; ce qui veut dire haute intensité mais durée assez courte.

9 Plus largement, ne peuvent s’engager dans une intervention militaire que les Etats disposant des trois piliers de la puissance. J’assimile la puissance à un tabouret à trois pieds qui doivent être équilibrés. L’un est la puissance économique parce qu’à un moment on vous demande de payer et il faut en avoir les moyens. Le deuxième, est la volonté politique. Pour l’avoir – et c’est une des grandes chances que nous avons en France- il faut que ce soit fondé sur un consentement national et donc une acceptation de son histoire nationale, y compris ce qu’on a fait de moins bien. Le troisième pied est la capacité d’imposer, si nécessaire ; il faut donc disposer d’un outil militaire crédible. Les puissances qui n’ont plus ces trois piliers sont déséquilibrées et disparaissent. Par exemple, l’Union soviétique avait bien la volonté politique et l’outil militaire mais elle avait perdu sa puissance économique. Le Japon a la puissance économique et l’outil militaire ; il commence à se poser des questions sur sa volonté politique notamment à propos de la mer de Chine méridionale. L’Allemagne n’a aucune volonté politique en ce domaine. Le chef d’état-major allemand me disait il y a dix ans « tu comprends, aujourd’hui les soldats de l’armée allemande ne sont que des citoyens en uniforme, ce ne sont pas des militaires et il faut qu’on arrive à changer cet état de choses ». En 2008, il y a eu de grandes inondations dans le pays. A cause de la loi fondamentale allemande, l’armée allemande n’a pas pu déployer ses unités du génie pour aider à consolider les digues, rétablir les ponts etc. C’est lié à leur histoire mais, petit à petit, cela évolue.

10 En définitive, aujourd’hui, seuls deux pays en Europe ont les trois attributs de cette puissance : la France et le Royaume Uni. J’aimerais bien que l’Europe l’ait. Et Dieu sait si je crois à l’Europe et que je me suis battu pour dans mes différentes fonctions, mais, sur ces questions, c’est clochemerle à l’échelle européenne. Tout de suite, les responsables européens disent : « ce n’est pas possible, que va dire mon Parlement ? ». Elle n’a aucun véritable outil militaire et ne veut pas en avoir.

11 Cela pose la question du rôle de l’OTAN...

12 L’Union européenne pourrait être en contrepoint le pilier européen de l’Alliance atlantique mais elle ne l’est pas. Le retour de la France dans l’OTAN n’a pas arrangé les choses, contrairement aux espoirs. A l’époque, cela a été une très bonne nouvelle pour les Américains, une moyenne pour les Britanniques et une très mauvaise pour tous les autres. D’abord, comme c’était à enveloppe constante, y compris en termes de postes, il a fallu faire de la place aux Français. Mais surtout parce qu’avec le retour de la France dans le dispositif militaire, l’OTAN a perdu son perturbateur politique. Pourquoi ? Parce qu’auparavant chaque fois qu’il y avait une réunion de l’OTAN, les 24 Européens venaient voir le représentant français pour lui demander d’exprimer publiquement ce qu’ils n’osaient pas dire... Avec ce retour, on leur a dit d’affirmer eux-mêmes leurs positions. Cela les a beaucoup embêtés, ils n’avaient plus de porte-parole. Auparavant (avant 2008), à chaque fois ils nous disaient qu’ils nous soutenaient par leurs votes, et à chaque fois on se retrouvait seuls !

13 Quel a été l’impact de l’intervention française en Afghanistan dans la conception d’une intervention dans la région ?

14 Cela s’appelle la « french touch », le savoir-faire français. On s’est réellement impliqué dans une zone où nous étions autonomes à partir de 2008. Avant on y était aussi, mais avec d’autres au sein d’une coalition, ainsi isoler ce qui est spécifiquement français n’est pas facile. A partir de 2008, on nous a donné à gérer la province de Kapissa et le district de Surobi qui forment l’une des portes géographiques commandant Kaboul par le biais de défilés et là, pour le coup, nous étions seuls. Dès 2009, les Américains et le général David Petraeus nous ont envoyé en stage tous leurs jeunes généraux qui arrivaient en Afghanistan pour aller voir comment faisaient les Français parce qu’avec moins de moyens et moins de pertes, nous avions le même bilan vis-à-vis des Talibans, et de meilleurs résultats notamment avec les populations...

15 Comment expliquer ces différences ?

16 On a essayé de connaître la zone pour tenter de comprendre les hommes qui y vivent, leur histoire et leur société. Ce n’est pas la peine de tout déstabiliser et de tout passer au napalm ! Et petit à petit on y est arrivé. Je souligne quand même que la Kapissa fut la plus grosse défaite sur le terrain de l’Armée rouge dans les années 1980. Les Soviétiques y ont perdu des centaines d’hommes face à des combattants afghans qui n’avaient que des kalachnikovs et des petits lance-roquettes.

17 Parlons d’un moment que vous connaissez très bien : août 2013 en Syrie. La France était prête à intervenir ? Quels étaient les objectifs ?

18 Oui, la France était prête à intervenir sur le plan militaire. L’opération était même sur le point d’être enclenchée. Elle a été stoppée entre 30 et 40 minutes avant le décollage des avions. Le président François Hollande ne l’a toujours pas digéré. Il y fait d’ailleurs souvent référence publiquement. Le point de départ se situe fin 2012 quand commencent à circuler des rumeurs sur l’utilisation de gaz par le régime syrien. Or la France a adhéré aux traités interdisant les armes chimiques ; les instruments diplomatiques de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques ont même été déposés à Paris [3]. Aussi bien Barack Obama que le ministre français des Affaires étrangères ont alors fait des déclarations assez fermes pour dire que leur pays ne restera pas inerte en cas d’utilisation de ce type d’armes contre la population. Comme ce sont des produits assez volatiles, il est difficile de réunir des preuves sans se faire manipuler... A partir d’avril 2013, on était sûr que des gaz avaient été utilisés mais nous n’avions pas encore les preuves susceptibles de tenir devant un collège d’experts et devant un juge. Puis survient la journée du 21 août : dans la banlieue de Damas, on retrouve environ 2.500 morts. 2.500 morts comme cela, ce n’est pas possible. On dispose bien de vidéos, mais elles ne sont pas suffisantes car elles ne donnent que des faisceaux d’indices. Les médecins peuvent analyser les symptômes, mais on ne peut rien savoir de la géolocalisation... Finalement les Français, les Anglais et les Américains ont réussi séparément à avoir des preuves. Cela a été le résultat d’un travail des services du renseignement tout à fait exceptionnel et particulièrement dangereux.

19 A partir du moment où les Etats-Unis et la France avaient publiquement déclaré qu’ils réagiraient, il fallait faire quelque chose. Donc immédiatement le Royaume-Uni, les Etats-Unis et la France se sont réunis et on nous a demandé ce que l’on pouvait préparer. L’idée essentielle était que cela ne puisse plus se reproduire. Il était impératif que Bachar ne puisse pas récidiver... Il y a eu des Conseils de défense dont les conclusions ont abouti à la décision de frapper les complexes chimiques, c’est-à-dire des endroits où l’on était sûr qu’il y avait des stocks d’armes chimiques. Il était hors de question de risquer des dégâts collatéraux. Vous ne pouvez pas le garantir à 100 %, mais au moins à 99 %. Il y avait donc des cibles que l’on s’était interdit car elles étaient situées au milieu de populations qui n’y étaient pour rien. On n’allait pas frapper sur tel ou tel ministère à Damas, ni sur le quartier général de l’armée, mais uniquement sur les complexes chimiques.

20 On s’est réparti les cibles en fonction des capacités de chacun ; les missiles anglais étaient des missiles de croisière d’origine américaine, et nous devions utiliser les nôtres lancés par avions. Les missiles de croisière lancés par sous-marin et par navire n’arrivant dans la marine française que plus tard. Nous nous sommes interdits de frapper les usines de production car nous n’avions pas les moyens de savoir si une telle action ne risquait pas de déclencher un nuage toxique qui serait ensuite incontrôlable. Le remède aurait été alors aussi épouvantable que le mal. On voulait également viser une ou deux bases aériennes liées au largage de ces armes. Evidemment ces cibles-là étaient plutôt duales parce qu’un avion peut larguer une bombe au chlore ou une bombe avec un explosif conventionnel. C’était donc très ciblé et l’idée n’était pas de chasser Bachar al-Assad... Par ailleurs, on était tous d’accord pour dire que l’on avait peu de temps pour frapper parce qu’on était convaincu qu’il allait essayer de faire disparaître les preuves et utiliser des boucliers humains, à la Saddam, ce qu’il a fait in fine. On estimait avoir dix jours, pas davantage. Après, on prenait des risques.

21 Dès lors que nos responsables politiques avaient annoncé ces frappes, nous avions conscience qu’y renoncer pouvait avoir de lourdes conséquences. Les services et les diplomates français et américains, étaient d’accord sur le fait qu’une telle inaction risquait de nuire à la rébellion classique ; que cela pourrait la désespérer et que ses partisans partiraient vers la rébellion extrémiste. On pensait que, dans de telles circonstances, beaucoup d’entre eux iraient rejoindre Al Nosra. On s’est trompé : cela n’a pas été trois mois, mais trois semaines ! Et pas vers Al Nosra, mais vers l’Etat islamique, secte dissidente d’Al Nosra, ne comptant alors guère plus de 500 individus. En définitive, cette non-intervention a rendu les choses beaucoup plus difficiles. Faisons un peu de politique fiction. Si l’intervention avait eu lieu comme prévu, on aurait pu montrer au monde entier ce qui s’était réellement passé. On avait un plan de communication et on savait comment récupérer des images pour le démontrer.

22 Le revirement a été très brutal. Le vendredi 30 août dans la nuit, avec le décalage horaire, j’avais mon homologue américain pour régler les derniers détails. Le lendemain ce devait être le feu vert final et comme tout était coordonné, on avait même fixé l’heure du coup de téléphone entre le président Hollande et le président Obama, précédant l’ultime Conseil de défense français qui lançait les opérations. Je n’avais plus qu’à envoyer un signal. Les avions étaient équipés, les pilotes briefés.

23 A-t-on déjà vu un tel cas de lâchage par un allié dans l’histoire de la diplomatie et de l’histoire militaire ?

24 Ce n’est pas un lâchage parce que je peux vous dire que Barack Obama a pris tout le monde à contre-pied : le Pentagone, le Département d’Etat, et son Conseil national de sécurité. On pense que seul son chef d’état-major (équivalent du Secrétaire général) était au courant. Une heure avant, en début d’après-midi le samedi, nos homologues américains nous ont encore confirmé leur accord. Et puis, Barack Obama a appelé François Hollande pour lui annoncer qu’il allait demander l’aval du Sénat. Il n’en avait pas besoin. Finalement il ne l’a jamais fait. Et donc il ne l’a jamais eu. Quant aux Britanniques, on se souvient du scénario. Juste avant, David Cameron avait décidé de demander un vote de la Chambre des Communes pour autoriser les frappes ; tout le monde le sait, le précédent irakien pèse très lourd outre-manche ; et pourtant, trente minutes avant le vote du jeudi 29 août, mon homologue britannique était convaincu que cela passerait [4]...

25 Revenons à l’actualité. La France décide en septembre 2014 de rejoindre la coalition contre Daech en Irak, mais pas en Syrie ? Comment cela se passe ?

26 Je n’étais plus aux manettes [5], je peux simplement imaginer le processus [6]. Quand il y a un an on a décidé de frapper en Irak, mécaniquement cela devait se prolonger en Syrie. On ne peut pas prétendre que le terrorisme est transfrontalier au Sahel, et que Daech s’arrêterait aux frontières de l’Irak et de la Syrie...

27 Pourtant il y a eu, à l’époque, des déclarations de l’exécutif affirmant que l’on n’avait ni raisons politiques ni cadres juridiques pour frapper en Syrie.

28 En septembre 2014, s’agit-il d’une intervention politique ou d’une intervention militaire ? Est-ce pour des raisons politiques que nous accompagnons la coalition internationale ou bien y a-t-il une réelle dimension militaire ? J’ai envie de répondre les deux parce que le terrorisme ne connait pas de frontières et surtout frappe indifféremment en Europe. Ce qui se passe à Paris, à Madrid, à Londres ou à Berlin, c’est la même chose ; comme si nous étions frappés nous-mêmes. Mais tout ceci comporte évidemment aussi une dimension militaire. Il ne faut pas oublier que Daech a deux armées. L’une, sur place, à peu près entièrement commandée par des officiers issus du régime de Saddam Hussein, qui est quasiment une armée régulière. Et il y en a une deuxième : celle qu’ils nous envoient comme terroristes. Ce ne sont pas les mêmes, ce n’est pas la même taille et la nature du combat contre eux est différente. Il y a donc dualité. Et au-delà de tout cela, le problème est que l’Irak est à reconstruire complètement. Quant à la Syrie, elle est fragmentée en plusieurs communautés différentes.

29 Au lendemain des attentats du 13 novembre à Paris, François Hollande a décidé de saisir le Conseil de sécurité et il a obtenu le vote d’une résolution6. Que pensez-vous de cette résolution qui n’est pas sous le chapitre 7 ?

30 Il faudrait demander aux diplomates mais je soupçonne certains pays d’avoir accepté de voter sans vouloir s’engager. Le chapitre 7 est contraignant, alors que le chapitre 6 ne l’est pas. Ce sont des jeux diplomatiques. La Russie n’aurait peut-être pas voté la résolution sous le chapitre 7.

31 Est-ce que les frappes, telles qu’on les effectue aujourd’hui peuvent avoir une effectivité sur le terrain ? On a l’impression d’un grand bricolage, notamment avec les différents acteurs de la coalition internationale. Est-ce que la France ne risque pas de voir son action complètement diluée ?

32 C’est toute la différence entre la tactique et la stratégie. Pour qu’une stratégie soit gagnante, il faut avoir, à un moment, une tactique gagnante. Par ailleurs, si vous avez une tactique gagnante mais pas de stratégie, vous perdez. La guerre d’Algérie, par exemple, a été gagnée sur le plan militaire mais perdue sur le plan politique... Je ne suis pas sûr qu’il y ait une stratégie dans le cas des interventions en Syrie et en Irak.

33 Les Russes ont-ils une stratégie ?

34 Non, ils n’ont aucune stratégie. Les Russes sont des joueurs d’échecs. Les échecs c’est formidable, mais quelque part ce sont plus des mathématiques qu’autre chose ; et les échecs oublient le temps et la biologie.

35 Vladimir Poutine, qui est un nationaliste au premier sens du terme, estime que son pays a été humilié et il veut lui redonner son rang. Boris Eltsine lui-même avait déjà conscience, à son époque, d’une humiliation de la Russie. Poutine s’est toujours senti humilié par les réactions occidentales concernant les affaires du Caucase. Pour lui, les séparatistes tchétchènes étaient des terroristes. Il a toujours demandé aux Occidentaux de le soutenir mais en vain parce qu’ils réprouvaient la brutalité de ses méthodes, en particulier au moment de la prise d’otages au théâtre de la Doubrovka à Moscou en octobre 2002 et de celle de Beslan [7] en septembre 2004. Par la suite, dans les événements en Géorgie, contrairement à ce qu’on croit, il a quand même été provoqué d’une façon invraisemblable. Pour dire la vérité, sur la question de l’Ukraine, l’Union européenne a fait du grand n’importe quoi.

36 Poutine veut combattre les islamistes, tout en se rapprochant de l’Iran et du chiisme, car il y a peu de terroristes d’origine chiite pour des raisons religieuses et culturelles, et retrouver son rang sur le plan international. Le reste n’a guère d’importance. C’est un bon joueur d’échec et un bon tacticien ; il sait saisir les opportunités.

37 Mais dans le rapport entre stratégie et tactique que vous évoquiez, j’ai le sentiment que Vladimir Poutine a bien une stratégie politique. Son jeu en Syrie me semble assez efficace. Aujourd’hui, il est incontournable sur le terrain et donc sur le plan diplomatique ?

38 Depuis des années, je dis qu’il faut se mettre d’accord avec la Russie et l’Iran. Poutine est bien meilleur que nous d’autant plus qu’il a su jouer la carte de la fidélité envers ses amis alors que l’Occident a abandonné Moubarak et les 80 millions d’habitants de l’Egypte. Khadafi était indéfendable et commençait à égorger tout le monde, quant à Ben Ali, la Tunisie est trop petite. On les a abandonnés de peur de rater le train de l’Histoire. Les Américains ont énormément perdu en raison de la façon brutale avec laquelle ils ont laissé tomber Moubarak ; ce n’est pas le cas de la France car nos relations avec ce pays n’étaient pas de même nature.

39 Pour revenir sur les frappes aériennes effectuées par la France en Syrie et en Irak... Est-ce que nous ne sommes pas dans un engrenage qui ressemble fort à un piège ?

40 C’est un piège tant qu’il n’y aura pas de coordination avec des troupes au sol. Et on ne peut pas se coordonner avec n’importe qui. Les Emirats Arabes Unis ont annoncé qu’ils étaient prêts à envoyer des troupes au sol si d’autres pays arabes le faisaient, mais, jusqu’à présent, ils sont seuls. Pour des raisons politiques, diplomatiques, culturelles et sociales cela ne peut pas s’effectuer avec des grands blonds venus du pôle Nord. Il faut des troupes issues de la région et pas n’importe lesquelles. S’il s’agit de troupes saoudiennes, elles seront perçues par l’ensemble des minorités religieuses qui composent la mosaïque syrienne, comme une tentative d’imposition de la sunna, voire du wahhabisme ou pire du salafisme. C’est pour cela que les Alaouites étaient relativement acceptés par les autres minorités car pour survivre, ils devaient eux-mêmes s’appuyer sur les autres minorités. Saddam Hussein faisait de même : minoritaire, il s’appuyait notamment sur un premier ministre chrétien (Tariq Aziz). C’était l’alliance des minorités pour résister à une majorité chiite.

41 Compte-tenu de toutes ces contradictions, peut-on sortir de ce piège ?

42 J’estime que c’est pire qu’un piège. Historiquement, que cela nous plaise ou non, nous sommes tous Méditerranéens. Du Nord du Sahel jusqu’à l’Iran nous avons tous un point focal qui est la Méditerranée. Ce qui se passe à un endroit de ce vaste espace a forcément des conséquences dans un autre. Concernant la Syrie, il faut que l’on arrive à contenir le chaudron jusqu’au moment où les choses vont évoluer dans le bon sens. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la France est aussi impliquée au Liban, quel que soit le président de la République. Si le Liban n’arrive pas à vivre en paix alors personne ne pourra vivre en paix en Méditerranée. Et le Liban ce n’est pas que les chrétiens, les chiites, les sunnites et les druzes, c’est encore autre chose.

43 Je ne vois donc pas comment on peut en sortir car on est forcément dedans. Maintenant essayons de minimiser les dégâts partout, pour nous directement bien sûr, mais aussi pour les gens qui sont là-bas. Peut-être que nous sommes comme Diogène en plein jour avec une lanterne. C’est un piège dans lequel on ne pouvait pas ne pas tomber, d’une façon ou d’une autre, parce que tout un passé nous a façonnés. On n’est pas judéo-chrétien. On est tous judéo-islamo-chrétien... ■

Notes

  • [1]
    Discours prononcé le 27 janvier 2003 devant le Conseil de sécurité de l’ONU.
  • [2]
    Adoptée le 17 mars 2011 par 10 voix pour et 5 abstentions (Allemagne, Brésil, Chine, Russie et Inde).
  • [3]
    La Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et de leur destruction a été ouverte à la signature en janvier 1993 à Paris. Elle est entrée en vigueur en avril 1997.
  • [4]
    La motion présentée par David Cameron a été rejetée : 285 députés contre, 272 pour (ndlr).
  • [5]
    L’amiral Guillaud a quitté ses fonctions de chef d’état-major en février 2014.
  • [6]
    Résolution 2249 adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité le 20 novembre 2015.
  • [7]
    A Moscou, des séparatistes tchétchènes prennent en otage plus de 850 spectateurs du théâtre de la Doubrovka ; les forces spécilaes interviennent. Une soixantaine de civils sont tués. Deux ans plus tard, à Beslan en Ossétie du nord, d’autres terroristes prennent en otage des centaines de personnes dont beaucoup d’enfants. Après l’intervention des forces spéciales, on dénombre plus de 300 civils tués...
Français

Cette interview de l’Amiral Guillaud permet de revenir sur les notions d’intervention et de puissance. Nourri par ses expériences de décisionnaire au plus haut niveau, l’ancien chef d’état-major des armées revient surtout sur les conflits en Afghanistan, en Syrie et en Libye pour révéler entre autres les tractations inhérentes aux jeux de puissance dont la France est de fait partie prenante.

Entretien avec
Édouard Guillaud
Amiral Guillaud, Ancien chef d’état-major des armées (2010-2014).
Entretien conduit par
Jean-Paul Chagnollaud
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/04/2016
https://doi.org/10.3917/come.096.0115
Pour citer cet article
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