CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Avant d’en venir à des questions liées à l’actualité, pourriez-vous faire une brève rétrospective de la politique française vis-à-vis de la Syrie depuis 2011 ? Dans un entretien précédent[1], en 2014,vous évoquiez sa cohérence et sa continuité. Avez-vous le même regard aujourd’hui ?

2 Oui, on peut parler d’une remarquable continuité de la politique française sur la Syrie de la présidence de Nicolas Sarkozy en 2011à celle de François Hollande à partir de 2012. Dès le départ, elle s’est prononcée en faveur des aspirations du peuple syrien et d’un soutien à l’égard de sa révolte alors qu’il y avait beaucoup d’intérêts tissés entre Paris et le régime de Bachar al-Assad. C’était donc une prise de position moralement remarquable qui, par la suite, a été mise à l’épreuve par une série d’événements : l’intervention en Libye qui suggérait peut-être une action du même type en Syrie puis la détérioration rapide des situations politiques en Egypte, au Yémen et en Irak...

3 Tout cela mettait au défi la position française en faveur d’un changement de régime mais on n’a jamais parlé d’un changement par la force, à la libyenne ou à l’irakienne. La France a toujours privilégié une solution politique et donc une transition par des moyens pacifiques ; la position française est restée la même jusqu’à aujourd’hui avec une grande cohérence dans l’affirmation constante et répétée qu’il n’y aura pas de solution en présence de Bachar al-Assad. Au départ, la France pensait aussi que l’action militaire limitée était nécessaire pour protéger les civils et pourrait servir à enclencher le processus politique ; d’où son soutien à l’idée d’une zone d’exclusion aérienne, qui interdirait au régime de bombarder de manière indiscriminée en faisant des victimes quasi exclusivement parmi les civils comme il continue de le faire, ou l’idée qu’il fallait peut-être armer l’opposition démocratique ou encore qu’on pouvait effectuer des frappes chirurgicales contre le régime de Damas pour lui adresser des coups de semonce. Le calcul de la France semblait être que Bachar al-Assad ne pouvait pas maintenir son régime s’il y avait une pression militaire et que celle-ci était le meilleur moyen d’engager un processus politique... Le problème est que cette position n’a été suivie ni par les Européens, ni par les Etats-Unis.

4 Est-ce que la France a fait des gestes concrets pour vraiment mettre en oeuvre cette politique dans ses dimensions militaires ?

5 Non, parce que la France ne pouvait pas agir seule. Elle pouvait le faire au Mali mais pas en Syrie. A partir du moment où il y avait des acteurs internationaux engagés en Syrie, à commencer par la Russie, il était évident que la France n’était pas en mesure d’intervenir sans alliés. Or la Grande-Bretagne, traumatisée par son intervention en Irak au côté des Etats-Unis en 2003, est restée inhibée dans ses débats parlementaires, ce qui a aidé les Etats-Unis qui, sous Obama, ne voulaient et ne veulent toujours pas engager une action susceptible de changer de manière décisive, la donne sur le terrain.

6 Dans ces conditions, la France ne pouvait pas, comme elle l’aurait souhaité de toute évidence, changer cette donne seule afin de créer les conditions favorables à un processus de règlement politique. Je vois donc une assez grande cohérence dans cette position même si on peut lui trouver aussi quelques faiblesses. On a ainsi vu des critiques accusant le gouvernement d’adopter une simple posture – « Assad doit partir » – sans stratégie pour la mettre en œuvre, une incapacité à changer de cap lorsque les moyens ne sont pas à sa portée. Il est vrai que Paris aurait pu faire des propositions à certaines occasions, parce qu’elle a une capacité de proposition et le savoir-faire diplomatique. Il y a eu néanmoins plusieurs tentatives, notamment au Conseil de sécurité pour faire voter des résolutions qui auraient pu constituer le point de départ d’un processus politique. Par exemple, au cours de l’été 2013, la France a engagé un important effort pour proposer un texte sur l’accès humanitaire. De même sous Nicolas Sarkozy, Alain Juppé avait proposé de créer des couloirs humanitaires sur le terrain. C’était une tentative de réduire les souffrances en commençant par l’humanitaire à défaut de pouvoir progresser sur le plan politique. Ces tentatives, et plusieurs autres qui auraient pu avoir un impact sur le terrain, ont échoué en raison de la passivité des alliés potentiels et de l’opposition des Etats qui soutenaient Damas.

7 On a un bon exemple de passivité lorsque, au mois d’août 2013, la France a été brutalement lâchée par les Etats-Unis qui avaient pourtant affirmé leur volonté d’intervenir militairement si le régime de Damas utilisait des armes chimiques. Ce qu’il a fait à ce moment-là...

8 Ce moment est, en effet, important. Face à l’utilisation par le régime d’armes chimiques contre les populations tuant quelques 1500 personnes, principalement des civils, la ligne rouge fixée par le président Obama un an plus tôt était franchie mais rien n’a été fait. Le déclencheur a été le vote de la Chambre des Communes contre une intervention militaire. Ce refus britannique a fourni aux Etats-Unis le prétexte pour ne pas y aller car si Obama l’avait vraiment voulu, il avait la possibilité d’engager une action avec suffisamment d’alliés. Et cela aurait pu infléchir la position britannique. En réalité, Washington invoquait des facteurs divers qui avaient pour effet d’obstruer systématiquement la construction d’une stratégie cohérente. Ce que je regrette donc, c’est l’absence, au cours des cinq dernières années, d’une telle stratégie des pays occidentaux. La France ne pouvait en développer une toute seule. Lorsque les perspectives d’un traitement politique du conflit semblaient bouchées, le gouvernement essayait autre chose. On peut citer une initiative au Conseil de sécurité pour obtenir le vote d’une résolution visant à apporter des réponses au désastre humanitaire ou encore la tentative de porter le dossier des crimes du régime d’Assad devant la Cour pénale internationale en ralliant plus de 50 pays à une demande. Aucune des puissances internationales n’a suivi, ni les Britanniques, ni les Allemands, ni l’Union européenne dans son ensemble, ni bien sûr les Etats-Unis. Les grands pays européens sont restés dans un attentisme étonnant. Leur attitude se résumait à des plaintes quant à la passivité des Américains. Ils ont maintenu une attitude que l’on peut qualifier de déni en prétendant que le conflit pouvait être endigué, et ce jusqu’au printemps 2015.

9 A l’automne 2013, juste après que les Etats-Unis ont décidé de ne pas intervenir alors que l’armée française était déjà en phase opérationnelle pour aller procéder à des bombardements, François Hollande a eu cette phrase qui résume la situation syrienne et la gestion du conflit que l’on aurait dû voir depuis le début : « l’action militaire comporte certes des risques mais l’inaction est plus dangereuse que l’action ».

10 Quelle a été la position de la France à l’égard du Conseil national syrien puis de la Coalition nationale syrienne[2] ?

11 Avec ces instances, la France espérait voir émerger dans l’opposition un acteur cohérent sur lequel elle aurait pu s’appuyer pour développer une action concrète. Mais cette opposition est restée divisée et n’a pas pu s’élever à la hauteur du défi. On peut lui trouver des excuses. Après tout en Libye, en 2011, le Conseil national de transition n’était pas grand chose, quelques individus sans institution réelle. Or les pays occidentaux ont décidé de le soutenir à bout de bras et le présenter comme un partenaire fiable avec lequel il était possible de travailler. A partir du moment où la décision d’intervenir était prise, il devenait indispensable pour justifier la stratégie d’intervention.

12 La France a compris assez tôt la nécessité de soutenir une opposition syrienne crédible car si on voulait avoir un levier contre Assad, un tel acteur devait exister. Elle donc a soutenu politiquement aussi bien le CNS que la Coalition. Le problème de ces deux formations n’était pas tant qu’elles étaient dominées par les islamistes – elles ne l’étaient pas – mais plutôt cette opposition est restée faible, divisée et incapable d’attirer les meilleures compétences syriennes.

13 Vous soulignez le fait que la France n’a pas trouvé d’alliés stratégiques du côté des Occidentaux, mais, par ailleurs, elle n’a guère cherché à ouvrir des pistes du côté de Moscou et de Téhéran... Qu’en pensez-vous ?

14 C’est peut-être là en effet que réside la faiblesse de la position française. Elle n’a peut-être pas activé tous les canaux possibles. La question syrienne est très complexe mais la France avait, et a toujours, une connaissance fine des structures du régime syrien et de la société, en raison de l’ancienneté de ses relations avec ce pays. Ce qui a manqué, en effet, c’est l’exploration de pistes avec certains pays comme l’Iran et la Russie. En France, comme dans d’autres pays, on ne pratique plus la diplomatie secrète ou discrète, celle qui n’est pas dans les médias dans la demi-heure qui suit.

15 On a parfois le sentiment que c’est surtout des opérations de communication…

16 Mais c’est de la com ! Cette diplomatie qui s’adresse d’abord aux médias et à l’opinion publique est un travers américain qui a gagné l’Europe. Dans ce conflit, on aura souffert justement de la primauté du médiatique sur l’action réelle. Les conférences et les grandes déclarations n’ont pas manqué : « nous faisons, nous donnons, nous offrons, nous proposons »… Mais tenter des choses plus complexes qui requièrent patience et discrétion, on ne le fait plus guère. En France, mais tout autant aux Etats-Unis, il n’y plus cette distinction entre la diplomatie publique et l’effort qui demande du temps, une connaissance approfondie des mécanismes diplomatiques et l’investissement de personnes compétentes pour aller explorer toutes les possibilités.

17 Y a-t-il eu, à un moment donné, une opportunité à Moscou ? Personne ne peut le dire clairement aujourd’hui. L’opposition modérée souhaitait l’ouverture d’un dialogue discret avec la Russie et l’établissement d’un lien permanent avec elle. Cela aurait été d’autant plus intéressant pour l’opposition que de tels contacts auraient inquiété le régime d’Assad ; cela aurait été aussi une façon d’essayer d’établir une relation de confiance avec Moscou. Et, pour la Russie, l’occasion de connaître des figures de l’opposition au-delà de ce que les responsables russes voient et lisent dans les médias.

18 Je ferai le même raisonnement pour l’Iran sans beaucoup d’illusion sur ce que de tels contacts auraient pu produire car Téhéran était engagé dans un grand dessein régional à caractère confessionnel et expansionniste. Il aurait été bien difficile d’en changer le cours parce qu’il était porté par des idéologues qui dominaient alors le débat dans le pays. Ceux que l’on qualifie de pragmatiques comme le président Rohani ou son ministre des Affaires étrangères Jawad Zarif ne voulaient pas d’une confrontation confessionnelle sunnite/chiite dans la région, mais ils ont dû compter avec ces idéologues. Mais il n’empêche qu’il aurait fallu garder un canal ouvert. L’opposition modérée l’a tenté. La France aurait pu encourager de telles démarches. D’autres pays européens comme l’Italie ou l’Allemagne qui avaient des rapports plus détendus aussi bien avec la Russie qu’avec l’Iran avaient plus de possibilités d’ouvrir des canaux informels et discrets. La France a adopté un ton dur dans ses déclarations publiques et ceci a peut-être fermé la porte aux contacts plus discrets.

19 En France, il y avait de vrais blocages sur l’Iran, au moins jusqu’à l’accord sur le nucléaire signé en juillet 2015...

20 Oui et on sait qu’à l’approche de la signature de cet accord, la position de Laurent Fabius était la plus intransigeante. Mais, encore une fois, qu’on affiche publiquement de la fermeté n’empêche pas ensuite de continuer à se parler discrètement - on a connu tout de même une autre génération de diplomates qui faisait un double travail, public et discret. Se contenter d’aller devant les médias pour dire ce qu’on pense est un peu dommage car on se prive d’opportunités.

21 La France a rejoint la coalition sur les frappes en Irak d’abord sans aller en Syrie. Quelques mois plus tard, il y a eu un revirement avec la décision d’aller frapper aussi en Syrie. Q’en pensez-vous ?

22 La décision française d’intervenir en Irak mais non en Syrie était cohérente avec ce qui avait été fait dans le passé : on ne voulait agir en Syrie que dans le cadre d’une stratégie impliquant une action politique et militaire. Aller frapper Daech en Syrie sans savoir ce que serait le sort d’Assad semblait dangereux ou, pour le moins, inefficace voire contreproductif. Le revirement de la France n’est pas lié à une dimension régionale ; ce qui a changé, c’est la situation après les attentats à Paris, en janvier puis en novembre 2015. Il fallait que le chef de l’Etat réponde à la pression de l’opinion publique. Malheureusement, cette action purement réactive et seulement militaire n’a eu aucun effet décisif. On savait pertinemment, aussi bien au Quai d’Orsay qu’à l’Elysée, que ces frappes ne changeraient pas la donne. Un an et demi plus tard la campagne aérienne de la coalition internationale n’a pas réduit Daech de manière significative en Syrie. Que la France agisse ainsi sans projet politique est, à mon sens, une approche stérile. La France aurait pu par exemple proposer une stratégie combinant l’action politique et militaire visant à affaiblir Daech. Car Daech ne peut pas être affaibli par la seule action militaire. Le mouvement se nourrit même de l’action militaire pour prospérer, mécanisme classique. Daech s’est d’abord développé en Irak parce que l’Iran a imposé un gouvernement et une armée dominés par les factions chiites pro-iraniennes. Face à cette exclusion, la communauté sunnite s’est tournée vers Daech. Nous savons que ses dirigeants ne sont pas des djihadistes fous et que son commandement est composé d’anciens officiers de l’armée de Saddam Hussein.

23 On peut transposer la situation irakienne, à l’identique, à la Syrie. Si nous n’avons pas une formule politique inclusive et consensuelle en Syrie fondée sur un partage équitable du pouvoir au sein des institutions de l’Etat, Daech récupérera tous les mécontents.

24 Pour vaincre Daech en Syrie, tout le monde sait qu’il faut des troupes au sol mais tout le monde fait comme si elles n’existaient pas. Or il existe des forces sur le terrain, celles de l’Armée Syrienne Libre, prêtes à se battre contre Daech. Des dizaines de milliers de combattants sont prêts à se sacrifier et à mourir, pourvu qu’on les aide à s’organiser, ce que l’administration Obama s’est refusé à faire. Cela n’est pas dans les capacités de la France. La question syrienne est trop importante pour être gérée par la France seule sans partenaires stratégiques.

25 Ce n’est d’ailleurs pas une stratégie...

26 Non, c’est du tout militaire. Et là aussi la France pourrait, avec un peu d’imagination, proposer des solutions concrètes sur le terrain. Aujourd’hui le fief de Daech en Syrie est Raqqa. Si on veut avoir un modèle de solution pour vaincre Daech et stabiliser la région nord-est il faut une formule de gouvernance acceptable pour l’opposition afin qu’elle ne craigne pas le retour des forces du régime et accepte de se battre.

27 Daech n’est légitime aux yeux de personne mais c’est un système d’ordre ; il a su mettre de l’ordre dans une région où régnait le chaos à un prix évidemment inacceptable. La population, excédée par le chaos, a décidé de se soumettre à Daech pour obtenir une protection de ses biens, de ses terres, de ses maisons et une certaine sécurité dans les rues. Si on ne propose pas une formule alternative à Daech pour Raqqa, on n’obtiendra rien. Daech continuera à répondre à un besoin. La France pourrait faire des propositions à ce sujet.

28 Un article récent signé par les quatre présidents [3] successifs de la Coalition nationale syrienne disait : dès qu’une perspective politique se dessinera, l’ASL tournera ses armes contre Daech et pourrait même travailler avec certaines unités de l’armée syrienne loyalistes si les grands criminels qui les dirigent sont écartés. Il n’est pas impossible donc de voir émerger assez rapidement, à la faveur d’un plan de gouvernance de compromis, une force sur le terrain capable de combattre Daech avec le soutien des frappes aériennes de la coalition. Dans cette déclaration, il y a quand même quelque chose d’important. C’est pourquoi le lapsus de Laurent Fabius où il dit « pourquoi pas avec des éléments de l’armée syrienne ? » est inquiétant mais sa proposition deviendrait envisageable une fois que le sort d’Assad sera clair !

29 Sa déclaration a été interprétée comme une inflexion de la position française vis-à-vis d’Assad.

30 Elle était en effet maladroite, d’autant que nous savons que certains en France pensent qu’il faut traiter avec Assad. La moindre déclaration d’un responsable du gouvernement peut être interprétée dans leur sens. Ils s’exclament : « enfin, la France adopte une position réaliste ». Comme si la position française était irréaliste et qu’elle empêchait la recherche d’une solution de compromis négociée. Le gouvernement n’a jamais bloqué la moindre tentative de compromis entre l’opposition et le régime. Le problème est qu’on n’a jamais rien obtenu d’Assad... rien, jamais, sinon qu’il accepte ici ou là quelques trêves locales et passagères qui lui permettent de desserrer l’étau autour de Damas et de son régime.

31 On aimerait vraiment entendre ceux qui dénoncent la politique du gouvernement comme irréaliste comment ils pensent qu’il est possible d’obtenir des concessions de la part d’Assad...

32 Notamment depuis la conférence de Vienne en novembre 2015, il semble qu’un processus politique puisse se mettre en place. Dans cette perspective, quel pourrait être le rôle de la France ?

33 Je souhaite ardemment le succès de ce processus. Je crois très sincèrement aux processus politiques. Ils constituent la seule voie pour l’opposition modérée et même aussi à l’intérieur du régime pour ceux qui vivent dans la peur des représailles d’Assad s’ils tentent un geste en direction des modérés de l’opposition.

34 Au sein de l’opposition qui s’est réunie à Riyad au début décembre 2015, il y a une vraie volonté de s’engager dans un processus sur la base du document de Genève de juin 2012. Ce document prévoit la création d’une autorité politique de transition ayant les pleins pouvoirs y compris dans les domaines militaire et sécuritaire puisque c’est là où le régime d’Assad est le plus puissant. L’opposition a montré qu’elle acceptait des aménagements dans la mise en oeuvre du plan de Genève et a donc montré toute la souplesse nécessaire dans une négociation. Aujourd’hui elle rappelle Genève et accepte assez largement ce qui a été proposé à la conférence de Vienne en novembre malgré l’ambiguité du document final qui n’évoque pas explicitement le départ d’Assad. Ceci montre également que s’il y a un consensus international solide, l’opposition s’engagera. On va pouvoir entraîner un bloc assez important vers la négociation, le sort d’Assad devra être décidé dans ces négociations, l’opposition restera intraitable sur son départ au début de la mise en œuvre d’un accord de transition.

35 La France a été très active dans la préparation de la conférence de Riyad. Elle œuvre pour renforcer les moyens techniques de l’opposition et offre un soutien politique indispensable dans la perspective de la négociation. Comment proposer des formules de reconstruction des institutions publiques et assurer la continuité de l’Etat ? Comment concevoir les réformes nécessaires pour aboutir à une nouvelle gouvernance de l’armée et des services de sécurité ? Autant de questions auxquelles la France peut réfléchir et, de fait, nombre de ses diplomates y travaillent en ce moment.

36 Il y a eu par ailleurs une avancée notable avec le vote britannique autorisant les frappes en Syrie. C’est un signe de l’engagement de Londres dans le dossier syrien, malgré toutes les réserves que l’on a sur les frappes. La Grande-Bretagne est longtemps restée extérieure à cette confrontation et là elle s’engage. On espère donc voir émerger un pôle européen d’appui à l’opposition modérée et à la négociation de Genève.

37 A la suite des attaques terroristes du 13 novembre à Paris, la visite de François Hollande à Moscou exprimait une volonté française nouvelle de travailler avec la Russie puisque Washington n’avait pas bougé. Or cette visite ne semble pas avoir donné de résultat. Il semble que les Russes n’avaient aucune intention de coopérer. Une fois de plus, la volonté d’agir de la France est frustrée faute de partenaires.

38 Les Européens n’ont rien voulu faire en amont puisqu’ils ont choisi l’endiguement dont vous parliez et quand les réfugiés ont commencé à arriver en grand nombre, ils se sont repliés sur eux-mêmes, à l’exception de l’Allemagne...

39 Ce repli est devenu instinctif chez les Européens. Sur le plan politique, l’Europe a manqué de clairvoyance. Elle a longtemps entretenu l’illusion que le conflit syrien pouvait être endigué, une idée promue par Obama qui, ne voulant pas agir, a estimé qu’il fallait endiguer la crise à l’intérieur des frontières de la Syrie et des pays limitrophes, Turquie, Liban et Jordanie, et qu’un peu plus de soutien humanitaire suffirait à confiner le problème pour qu’il reste « là-bas ». Les Etats-Unis sont encore en train de discuter pour savoir s’ils vont accepter ou non quelques milliers de Syriens sur leur sol. Il leur est possible de choisir tandis que pour l’Europe, la Syrie est dans son arrière-cour méditerranéenne. Depuis plus de trente ans, on affirme que l’Europe a un destin commun avec la Méditerranée. Cette fois, le destin s’est imposé à l’Europe qui ne peut se couper de cette zone ni sur un plan stratégique ni sur un plan humain. La prise de conscience se fait très tardivement et ce à cause des deux accélérateurs que sont les réfugiés d’une part et les attentats d’autre part.

40 Parfois on se demande si la prise de décision collective au sein de l’Union européenne ne tend pas à déresponsabiliser les acteurs politiques qui refusent de regarder les réalités en face parce qu’elles sont électoralement risquées. L’Allemagne, ou plutôt Angela Merkel personnellement, s’est projetée dans un temps plus long en menant une politique généreuse certes, mais qui répond aussi à un besoin économique immédiat d’importer une main d’oeuvre étrangère. Peut-être a-t-elle pensé que les réfugiés syriens s’intégreraient plus facilement dans la société allemande. Mais on voit aujourd’hui qu’elle est attaquée de toute part, signe que les dirigeants européens ne se sont pas rendus à l’évidence que si le confit syrien n’est pas traité à la racine, c’est-à-dire une solution politique qui assure le départ du dictateur, il continuera à générer des vagues de réfugiés qui quittent leur pays, la mort aux trousses et la mort dans l’âme. ■

Notes

  • [1]
    Confluences-Méditerranée n° 89, Printemps 2014, Tragédie syrienne.
  • [2]
    Le CNS a été créé en septembre 2011. La Coalition, en novembre 2012.
  • [3]
    Mouaz al Khatib, Ahmad Assi Jarba, Hadi al-Bahra, Khaled Khoja (depuis janvier 2015).
Français

Après avoir connu un soulèvement civil en 2011, la Syrie est entrée dans une guerre civile dont les populations paient massivement le prix. Cette guerre revêt une forte dimension régionale et internationale et, dans cette arène, la France occupe une position importante. Au travers de cet entretien, Bassma Kodmani, très impliquée sur la question, analyse l’attitude française depuis le début du conflit, relevant sa constance mais également ses limites et ses erreurs.

Entretien avec
Bassma Kodmani
Universitaire, directrice de l’Arab Reform Initiative.
Entretien conduit le 26 décembre 2015 par
Jean-Paul Chagnollaud
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/04/2016
https://doi.org/10.3917/come.096.0105
Pour citer cet article
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